VORACITY I - New World
Arc 4 : L'Écuyer Contrefait
Chapitre 16
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« Prends cet éclair dans ta face. »
« Ah. Tu m'as eue. Je suis touchée. »
Harddyn leva les yeux au ciel avant de diriger son regard vers Entoma qui "s'effondrait" dans la ruelle où il se trouvait déjà aux côtés de Lupusregina. Le tout avait été dit d'un ton monocorde très peu crédible. Sans compter que le Sort de Foudre lancé par Narberal, s'il avait bien atteint Entoma, n'était pas assez puissant pour la blesser ou même la catapulter comme il venait de le faire. Vu le temps de latence entre la collision et la propulsion, il était évident que c'était la soubrette-araignée qui avait sauté en arrière.
« Je vais te venger » dit Solution sans une once de sincérité.
Elle jeta une dague sur Nabe qui ne put, ou plutôt choisit de ne pas l'éviter. Elle porta ensuite la main à son côté pour compresser une fausse entaille (généré grâce à la Compétence [Simulacre] commune à beaucoup de métamorphose et qui permettait de modifier le corps pour paraître blessé) puis se rua à la poursuite de la Slime qui s'était, à son tour, engagée dans la même venelle où avait disparu Entoma auparavant.
« Vous savez, je reconnais vos efforts, mais si vous ne savez pas jouer la comédie, je vous en prie, laissez tomber. Ça fait peine à voir » commenta Harddyn en soupirant.
Lui-même n'avait pas essayé. Il s'était tenu en garde pendant quelques minutes puis, s'apercevant qu'Evileye était trop absorbé par son combat pour le remarquer, il avait tout simplement abandonné et ordonné à Lupusregina de le suivre jusqu'à la ruelle où ils se trouvaient à présent, un endroit parfaitement à l'abri des regards indiscrets.
« Nous nous excusons pour ce triste spectacle, Maître Harddyn » dit alors Narberal en s'inclinant devant lui, imité par Solution et Entoma.
« Peu importe » dit simplement celui-ci. « D'après Ainz, Nigredo a mis en place un champ de protection contre la surveillance donc nous pouvons nous laisser aller. »
La tension sembla se dissiper quelque peu au sein du groupe. Mais seulement quelque peu. Après tout, l'un de leurs maîtres bien-aimés était présent.
« Cela faisait longtemps, Lupusregina » dit Narberal en se tournant vers sa camarade.
Lupusregina Beta était, comme toutes les Pléiades, une femme d'une rare beauté. Cependant, alors que celles de Narberal, Yuri ou encore Solution étaient plutôt empreintes de noblesses, la sienne était plus rude, plus sauvage. Le teint hâlé, les yeux jaune doré, elle avait de longs cheveux rouge orangé coiffés en deux nattes qui lui arrivaient à la taille.
Son uniforme de soubrette tenait plus de la robe de none, ce qui était normal puisque sa Classe principale était Clerc. Toutefois, cet aspect sacerdotal était quelque peu biaisé par les deux larges fentes de chaque côté de sa jupe qui révélaient ses jambes parées de bas de soie noir et d'escarpins de la même couleur.
« Ouais, ça f'sait un bail ! » S'écria-t-elle en direction de Narberal. « C'est la première fois que j'te vois depuis que l'Maître t'a embarqué ! »
Sa voix était forte, son accent rustique et son vocabulaire, assez familier. Peut-être trop aux yeux de certains.
« Voilà une façon de parler assez particulière » fit remarquer Solution sur un ton glacial.
« Quoi, ça ? Te bile pas, Soso ! Comme j'ai dit à Yuri, je sais aussi m'tenir quand il faut. »
« Ça ne se voit pas puisque tu es en présence de notre bien aimé Maître Harddyn. »
Les yeux mordorés de la servante s'agrandirent et elle se tourna brusquement vers la petite silhouette à l'apparence humaine qu'elle savait être sa Souveraine.
« Bien… bien sûr que si j'devais… je devais m'adresser à Maître Harddyn, j'serais, enfin, je ferais attention à mon langage, bien entendu » balbutia Lupusregina en alternant entre son véritable timbre, plus racé, et l'accent qui se voulait campagnard qu'elle affectait.
« Et c'est tout ce que je te demande Lupusregina. Peu importe comment tu t'adresses aux autres tant que tu sais te maîtriser avec tes supérieurs. Cela serait dommage que moi ou Ainz ou même Sebas ou les Gardiens soyons froissés par ta manière de t'exprimer n'est-ce pas ? »
La menace était claire. Lupusregina hocha donc la tête fébrilement. Harddyn sourit et leva alors la main pour lui caresser les cheveux.
« Bonne petite » dit-il alors qu'elle ronronnait presque. « Au fait, nous ne t'avons pas encore entendu Entoma. J'ai appris ce qui t'était arrivé. J'espère que tu vas mieux. »
Il se tourna vers la soubrette-araignée qui se tortillait sur elle-même, sans répondre.
« Désolé pour cela, Maître » dit Solution. « Entoma ne se sent pas vraiment de parler en ce moment. »
« Vraiment ? Pour quelle raison ? »
« Cette salo… sale gamine m'a pris ma voix » grogna celle-ci.
Harddyn grimaça. Entoma n'aimait pas sa voix. C'était un trait de caractère inscrit dans sa personnalité profonde. Cela voulait dire que c'était une décision réfléchie de Genjirou, son créateur. Harddyn savait qu'il pouvait aisément résoudre ce problème en modifiant sa programmation, mais tout comme Ainz, il répugnait à "bidouiller" les créations de ses amis. Surtout que les conséquences pouvaient être imprévisibles. Il n'y avait qu'à voir la situation avec Albedo.
Pour ce qui était d'Entoma, elle n'avait beau ne pas parler et son visage avait beau être figé, la fureur et la haine transpiraient de chaque pore de sa peau. Ces émotions étaient mêlées d'impuissance, de honte et d'une rancœur telle que cela toucha Harddyn.
« Ma pauvre chérie » dit-il en s'approchant pour la prendre dans ses bras.
Alors qu'il avançait, son corps se mit à changer. Il grandit, s'affina, sa carnation s'éclaircit, ses cheveux foncèrent et s'allongèrent et ses cornes et ses ailes réapparurent. Même ses vêtements étincelèrent jusqu'à être substitué par une simple tunique d'un noir profond décoré de motifs dorés. Aliz Jouvelon avait disparu, remplacée par Harddyn Emeryas en personne.
Entoma se raidit en sentant la poitrine de son Maître contre la sienne et ses bras autour de son corps. Il se mit à caresser sa perruque et elle commença à se détendre.
« Ça va mieux ? » Demanda-t-il.
Entoma hésita puis hocha la tête. Harddyn se redressa puis vit alors que les autres servantes les fixaient avec envie. Certaines parvenaient à le dissimuler, mais pour quelqu'un comme Lupusregina, c'était impossible. Il sourit, regarda autour de lui et aperçut un mur encore suffisamment solide. Il agita la main et fit apparaître une couverture sur laquelle il s'installa.
« Allez, venez vous reposer contre moi » dit-il.
« Maître ! Nous n'oserions jamais… »
« C'est un ordre » ajouta-t-il avec un sourire encore plus grand.
Narberal ouvrit la bouche pour protester une nouvelle fois avant de la refermer et d'obéir à son Maître. Elle s'assit à sa gauche et Solution à sa droite. Harddyn les força à se reposer sur ses épaules puis il attira Entoma entre ses jambes et l'y installa. Enfin, Lupusregina s'allongea sur le sol et posa sa tête sur l'une des cuisses d'Harddyn.
Celui-ci se cala alors contre le mur, ferma les yeux et se remit à caresser machinalement la perruque d'Entoma. Il se sentait bien. Au chaud et surtout, à l'aise. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas assumé sa forme véritable. Certes, il s'était transformé la veille durant le combat contre les Six Bras, mais cela ne comptait pas vraiment. Cela n'avait pas été conscient et il avait tout de suite dû reprendre les traits d'Aliz. Mais là, il se sentait à l'aise. C'était son corps. Son apparence. Celle qui lui correspondait le mieux.
Apaisé, il laissa son esprit dériver en direction de Ainz.
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« Ne me sous-estime pas ! » S'écria Evileye avec rage.
Elle tendit la main vers son adversaire, matérialisant un cercle lumineux devant sa paume. Trois sphères irrégulières de cristal chatoyant aux arrêtés affûtés en surgirent pour se précipiter droit sur Alpha. En plus des dégâts physiques contondants et perforants, celles-ci dégageaient de l'Énergie Négative qui dévorerait ses forces vitales.
Toutefois, que son attaque ait fonctionné ou pas, elle ne sembla pas affecter la femme en costume de soubrette qui poursuivait sa course dans sa direction. Evileye poussa un juron étouffé et s'envola. Il était trop dangereux pour un Mage de lignée Arcanique comme elle de se laisser approcher. Sa résistance physique ne lui permettait pas le corps à corps. Elle devait donc garder ses distances.
Mais avant qu'elle n'ait pu dépasser un mètre d'altitude, il y eut un flash juste devant ses yeux et quelque chose éclata. À nouveau, elle jura.
Le Bouclier de Cristalqui entourait son corps venait de neutraliser un assaut suffisant pour le briser d'un seul coup. C'était préoccupant, car c'était une protection assez puissante. Pour qu'il soit détruit, l'attaque elle-même devait l'être également. Et en même temps, elle savait qu'elle avait eu de la chance. Cette défense avait beau pouvoir encaisser pas mal de dégât, s'ils s'étaient avérée plus importants encore, alors le bouclier n'aurait pas été touché, mais elle, oui. Elle l'aurait traversé comme dans du beurre pour l'atteindre.
« Encore ? » Siffla-t-elle avec colère.
Elle tourna alors son attention vers son second adversaire, Delta. À chaque fois qu'elle avait essayé de prendre de la hauteur, la jeune fille avait utilisé son étrange équipement pour la bloquer. Elle avait compris que celle-ci était une sorte d'arme de trait, comme une arbalète. Sauf qu'elle ne ressemblait en rien à une arbalète. Elle était longue, métallique et était terminée par un tube duquel sortaient des projectiles invisibles. Il n'y avait aucun mécanisme apparent. Toutefois, au bruit de détonation qu'elle entendait à chaque tir, elle pensait que de la poudre explosive devait être impliquée même si elle ne savait pas comment.
Toujours était-il qu'à chaque fois, cette damnée soubrette continuait à l'attaquer jusqu'à ce qu'elle redescende, se mettant du même coup à nouveau à la merci de sa camarade. C'était frustrant. Pourtant, elle reconnaissait que c'était un excellent travail d'équipe. Simple, mais efficace. L'attaquante à distance la forçait à rester au sol pour que l'autre, la spécialiste du corps à corps, contre laquelle elle était plus faible, puisse l'atteindre. Elle était donc obligée d'esquiver et de tenter de parer ses assauts, car si jamais Evileye tentait de neutraliser Delta pour pouvoir reprendre ses distances, elle laisserait une ouverture à Alpha.
Jusqu'à présent, elle n'avait jamais considéré les ennemis qui utilisaient leur poing comme des adversaires valides. Pourtant, elle se rendait compte maintenant qu'elle avait été trop orgueilleuse. Si elle n'avait jamais trouvé ces combats dignes de son intérêt, c'est parce que tous les pugilistes qu'elle avait rencontrés à présent étaient de bas niveau par rapport à la soubrette.
Alpha était puissante. Le moindre de ses coups faisait voler la roche en éclat. Elle était également très rapide, car elle parvenait à combler l'écart entre elle et son adversaire en deux fois moins de temps que celle-ci avait pris pour la créer.
Evileye était arrivé à la conclusion qu'en termes de pouvoir pur, elle était supérieure à ses deux opposantes. Toutefois, leurs actions parfaitement synchronisées augmentaient exponentiellement leurs capacités. C'était comme si, au lieu de combattre deux ennemis plus faibles, l'Aventurière se retrouvait face à un seul non seulement plus fort, mais aussi capable d'exploiter ses faiblesses contre elle.
« Et merde ! » Pesta Evileye. « Comment des Monstres peuvent-ils former équipe et travailler en harmonie ? C'est contre nature ! »
Bien entendu, elle se rendait parfaitement compte qu'elle était assez mal placée pour dire ça, vu ce qu'elle était…
Toutefois, ses capacités physiques surhumaines (voir non humaines) lui étaient, pour une fois, inutiles. Quelle que soit sa force ou sa vitesse, Alpha les surpassait de loin. Fort heureusement, il lui restait sa magie. Elle ne pouvait pas s'envoler pour prendre de l'altitude, mais elle pouvait employer le Sort pour créer une distance en demeurant au ras du sol. Ainsi, elle échappait encore et toujours à la soubrette pugiliste tout en essayant de contre-attaquer ce qui, en soi, était déjà une prouesse.
En effet, lancer un Sort requérait une certaine concentration qu'il était difficile de mobiliser en courant. C'est la raison pour laquelle les Mages qui combattaient sur le terrain étaient généralement immobiles et donc des proies faciles pour leurs ennemis si ceux-ci réussissaient à se rapprocher suffisamment. Evileye, toutefois, était parvenu à combler cette faiblesse grâce à l'utilisation devenue inconsciente (à force d'entraînement) de Vol. Elle "glissait" donc sur le sol plus qu'elle ne voulait en attaquant son adversaire… ou du moins en essayant.
« Champs de Sable - Légion ! »
Aussitôt, il y eut comme une explosion de poussière qui remplit presque tout l'espace de la place, engloutissant complètement Alpha. Immobile pendant une fraction de seconde, celui-ci se mit rapidement à tourbillonner avec la vitesse d'une tornade. Delta, elle, était apparemment trop loin pour être affectée par cette Magie de Zone. Tant pis. Au moins, sa vision était bloquée.
Elle utilisait rarement ce Sort. Surtout quand elle se trouvait avec son équipe, car il agissait aussi bien sur les ennemis que sur les alliés. Il était toutefois très efficace puisqu'il entravait les personnes prises à l'intérieur tout en leur causant les Altérations d'État Mutisme, Cécité et Panique. Sans compter que, grâce à sa nature même et parce que c'était sa création, il émettait de l'Énergie Négative qui dévorait la vitalité de ses victimes.
Depuis son attaque avec Balles de Cristal, elle savait qu'Alpha devait être immunisé contre l'Énergie Négative. Elle était donc parfaitement au courant que cette particularité ne l'affecterait pas. Toutefois, ce qu'elle n'avait pas prévu, et dont elle se rendit compte avec horreur, c'est que la soubrette était également insensible à l'entrave. Elle n'eut ainsi pas la moindre difficulté à traverser le tourbillon de sable qui s'affaissa après son passage, faute de cible.
« Je te félicite » dit alors Evileye d'une voix blanche. « Apparemment, tu disposes d'une parfaite protection. »
Alpha ne répondit pas. À la place, elle disparut purement et simplement avant de reparaître au même instant juste en face de l'Aventurière. Celle-ci savait que ce n'était pas de la téléportation. Elle avait seulement bougé trop vite pour que même ses yeux à elle ne puissent capter son mouvement. Ce dernier la stupéfia suffisamment pour qu'elle ne puisse éviter le coup de pied au visage qui s'ensuivit.
Elle ressentit toutefois l'impact sur son masque qui craqua. Elle fut alors propulsée en arrière et rebondit à plusieurs reprises sur le sol. Se roulant en boule, elle parvint finalement à freiner sa poussée et, avec difficulté, à se redresser. Chancelante, elle se secoua la tête avant de regarder à nouveau en direction de son adversaire… qui une nouvelle fois, se trouvait juste devant elle.
« Mur de Cristal ! » S'écria-t-elle avec l'énergie du désespoir.
Un rempart transparent émergea soudain du sol entre les deux Combattantes. Le poing armé d'un gantelet de la soubrette frappa la surface adamantine, faisant apparaître une immense fissure en forme d'étoile. À cause de l'ampleur de l'impact, on aurait pu croire qu'elle avait été heurtée par une énorme boule d'acier. Pendant quelques instants, le temps sembla suspendu. Puis la cassure s'agrandit encore et le mur s'effondra complètement.
« Quelle… force » balbutia Evileye, soufflée.
Mais elle reprit rapidement ses esprits et creusa à nouveau la distance entre elle et son adversaire grâce au Sort Vol. Toutefois, au moment où elle remettait les pieds au sol, elle sentit celui-ci trembler au point de presque en perdre l'équilibre. Elle ne savait pas d'où exactement provenait le grondement, mais elle était certaine que cela venait de la bataille titanesque qui opposait le Guerrier Noir Momon à Jaldabaoth.
Elle ignorait s'ils s'approchaient de la fin ou pas. Donc tout ce qui lui restait à faire, c'était gagner du temps. Plus elle se battait, plus elle se rendait compte qu'elle avait été présomptueuse plus tôt. Elle avait dit qu'elle terminerait le combat pour aller aider les deux autres, mais à présent, elle n'était plus si sûre de pouvoir les vaincre. Tout ce qu'elle pouvait espérer était que Nabe et Jouvelon survivent assez longtemps pour que le duel entre son Héros et le Démon s'achève. Elles aussi s'étaient éloignées et elle ne pouvait que le déplorer. Si elles avaient été plus proches, elle aurait pu au moins les seconder, mais maintenant… Elle ne savait pas ce qu'elle ferait si l'une ou l'autre venait à mourir et que son ou ses adversaires rejoignent les deux déjà présents.
Devant elle, la soubrette pugiliste se remit en position de combat. Evileye avait l'impression de se trouver face à une forteresse imprenable. Et pourtant, elle se lança à nouveau à l'assaut.
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La pièce principale de la maison qui faisait à la fois office de cuisine, de salle à manger et de salon, était dévastée. Des fragments de pots, d'assiettes et de verres en terre cuite étaient éparpillés par terre, certains ayant explosé sous l'impact. Dans la cheminée, le feu avait été éteint quand la marmite de soupe s'était renversée dans le foyer. Les chapelets d'ail, de piments et d'herbes étaient au sol, tombés dans la bataille et les détritus ménagers, autrefois conservés dans un seau, étaient répandus un peu partout.
Les seules choses à avoir échappé au massacre étaient la lourde table de bois brut et deux chaises. Mais ce n'était pas un hasard. Mare, le jeune druide, les avait redressés et préparés pour l'arrivée de Demiurge et de leur Maître. Ceux-ci se trouvaient chacun assis de part et d'autre alors que Mare restait debout. Au milieu.
« Cette maison est-elle sûre ? » Demanda Ainz.
« Elle l'est » affirma Demiurge en enlevant son masque. « Personne ne pourra espionner notre conversation. De quelque manière que ce soit. »
« Très bien » dit Ainz en retirant son casque. « Maintenant, je t'écoute. Quel est ton plan ? »
L'Overlord ignorait tout des intentions de son subordonné. Narberal avait bien été en contact avec lui, mais il n'était pas entré dans les détails. Cela avait rendu Ainz tendu, inquiet qu'il était de faire capoter ses projets par un geste malheureux. Mais apparemment, tout semblait aller bien.
« Cette opération tout entière nous apportera pas moins de quatre avantages » dit le Démon.
« Tiens ? Je n'en avais perçu que trois » dit pensivement Ainz.
« Pour la première fois, j'ai l'impression d'avoir gagné une joute intellectuelle contre vous » dit-il avec un grand sourire satisfait. « Cela me remplit de bonheur. »
Gêné, Ainz fit un simple geste pour rejeter l'argument. Contrairement à ce qu'il avait prétendu, il n'avait absolument aucune idée de ce que Demiurge voulait accomplir. Un rire cristallin au plus profond de son esprit se fit alors entendre. Il savait que c'était celui d'Harddyn qui suivait la conversation depuis l'endroit où il se trouvait. S'il avait pu, Ainz aurait rougi de honte d'être aussi peu perspicace.
« Tu l'emportes toujours face à moi » dit-il finalement à son serviteur. « J'ai simplement eu de la chance jusqu'à maintenant. »
« Votre modestie me touche » dit Demiurge en incluant la tête.
« Bon… » dit Ainz en se raclant la gorge. « Et si tu me parlais de ces avantages. »
« Bien sûr, Maître. »
Demiurge s'éclaircit la voix puis prit un ton sérieux.
« Tout d'abord, notre raid sur le quartier des entrepôts nous a permis de récupérer toutes les marchandises présentes et de les sécuriser à Nazarick grâce au Portail de Shalltear. »
« D'où sa présence, j'imagine » fit remarquer Harddyn. « Il va devenir urgent que d'autres de nos serviteurs soient capables d'utiliser ce Sort. Ce serait dangereux de ne se reposer que sur elle. »
« Peut-être pourrions-nous mettre en place une sorte de réseau… » proposa Ainz. « Stationner des Mages spécialisés dans tous nos lieux stratégiques afin de faciliter les échanges. »
Il faut dire qu'ils commençaient déjà à avoir un certain nombre de bases importantes. Il y avait Nazarick, bien sûr, la fausse Nazarick dans les bois de Tob, le village de Carne, le site d'excavation minière de la zone dévastée… Et c'était loin d'être fini. Au final, si leurs centres d'espionnage pouvaient également avoir leur propre service de portail, cela permettrait de ne jamais être pris au dépourvu ou de réagir rapidement.
« C'est une excellente idée » approuva Harddyn à la grande fierté de son camarade.
En attendant, tout nouvel ajout de marchandises diverses aux stocks de Nazarick. Le Grand Tombeau était loin d'être autosuffisant. Le site minier les fournissait de certaines matières premières et ils pouvaient obtenir du poisson des Lacertéens ou acheter du blé au village de Carne, ils demeuraient limités. Leur présence étant encore secrète, commercer s'avérait difficile. Grâce à la Maison Venceol, Harddyn pouvait sécuriser certaines denrées essentielles, mais les faire parvenir jusqu'à Nazarick pourrait être risqué. Après tout, la disparition de stocks pourrait devenir suspecte. Ce nouvel arrivage était donc une bénédiction. Enfin, pour le moment.
Certes, il était clair que le Royaume partirait de cette perte. Mais ni Harddyn ni Ainz ne s'en souciaient.
« Deuxièmement » reprit Demiurge, « Notre plan nous permet également de dissimuler notre attaque sur les Huit Doigts et faire que le changement dans leur direction passe inaperçu. »
S'en prendre aux bases disséminées dans et autour de la capitale avait énormément affaibli l'organisation, ce qui était le but. Toutefois, il aurait été très facile aux autorités de remonter jusqu'à Sebas et donc à leurs espions. En agissant ainsi, Demiurge avait détourné l'attention du Majordome en leur fournissant un bouc émissaire idéal : lui-même. Ou plutôt son alter ego Jaldabaoth.
Grâce à cela, ils satisfaisaient à tous les critères de la prophétie.
« Entre le temps du Gel et celui du Soleil viendra le temps de la Trahison. Sous la couronne faiblissante est tapie l'araignée. Point ne tue, mais aspire ses forces vitales. Seigneurs du Grand Tombeau, prenez garde ! Car de ses huit pattes avides qui tissent une toile invisible sera l'outil de votre gloire. Mais la Sainte aux Roses d'Azur guidée par la Princesse d'Or s'apprête à sortir l'ombre et les ténèbres pour la frapper. Il vous faudra saisir cette chance pour la dominer ou la perdre à jamais. La Vierge de Cœur ouvrira la voie au Dragon. Et dans le tumulte du Démon Masqué, nul ne saurait voir qu'elle est enchaînée. Souvenez-vous. Le Dragon, la Vierge, le Démon, la Princesse d'or et son Chien le plus Fidèle, le Bretteur Déchu, le Plus fort des Guerriers et l'Écuyer Contrefait. »
« Nos rapports sur les Huit Doigts sont déjà assez anciens » reprit Demiurge. « Et dès le début, j'ai envisagé la possibilité que nous puissions l'utiliser à notre compte. »
Ainz pouvait voir l'attrait d'une bande de criminels agissant dans l'ombre, mais il ne parvenait pas à comprendre comment ils pourraient leur apporter "la gloire" selon les Mots de Tyresia.
« Par sa position géographique, Re-Estize est une plateforme internationale pour le commerce entre les diverses régions de l'ouest du continent » expliqua alors Harddyn. « Au Nord il y a Argland et au Sud, le Théocratie, le Royaume Sacré de Roble et divers autres pays plus petits et tribaux. Cela veut donc dire que tous les échanges entre eux passent par le Royaume. De plus, même s'ils sont ennemis, ils demeurent le seul accès pour le commerce avec l'Empire. »
« Mais pourquoi ne pas faire comme là-bas et s'approprier l'une des Maisons de Commerce de la capitale ? » Demanda Ainz, dubitatif.
« Deux raisons. D'abord pour éviter de reproduire toujours les mêmes schémas d'action. Il y a le risque que quelqu'un le remarque… et puis c'est chiant. Ensuite à cause des tensions entre le Royaume et l'Empire. Les échanges entre eux existent toujours, mais ils sont complexes et sporadiques. Donc, peu fiables. Utiliser un réseau de contrebande, surtout épaulé par Nazarick est une solution plus lucrative. »
Ainz hocha la tête mentalement de compréhension.
« La Prophétie de Dame Tyresia m'avait permis de commencer à échafauder un plan » reprit Demiurge. « Mais il me manquait quelque chose pour le mettre en branle, un… prétexte si on veut… jusqu'à cette affaire avec Sebas. »
La Vierge de Cœur, Tuare, avait forcé le Dragon, c'est à dire Sebas malgré le fait qu'il dissimule sa véritable nature sur ordre de ses Maîtres, à agir. Au même moment, Renner, la Princesse d'Or, avait demandé aux Roses Bleues et à leur cheffe, Lakyus, la Sainte aux Roses d'Azur, d'intervenir. Comme dans la prophétie, Demiurge avait utilisé ces informations pour diriger les PNJ de Nazarick contre les propriétés des Huit Doigts puis avait noyé le poisson avec son attaque.
« Demiurge est le Démon Masqué, évidemment » résuma Ainz. « Le Guerrier le plus fort, j'imagine que c'est Gazef Stronoff. Quant aux autres… »
« Le Chien le Plus Fidèle, c'est Climb, le garde du corps bien aimé de la Princesse » expliqua Harddyn.
« Celui que… »
« Exactement. Quant au Bretteur Déchu, c'est Brain Ungleus. L'homme qui a perdu en affrontant Shalltear. »
« Et L'Écuyer Contrefait ? »
Même sans le voir, Ainz perçut à ce moment-là que son camarade souriait d'un air supérieur.
« Mais, moi bien sûr ! Qui d'autre ? »
Ainz ne sut quoi répondre donc il s'abstint.
« Tout se déroule donc comme tu l'as prévu » dit-il alors en direction de Demiurge. « Qu'en est-il de l'artefact que tu es censé vouloir récupérer ?
« Ah, oui ! Regardez ceci ! » Dis Demiurge en faisant un signe en direction de Mare.
Celui-ci s'approcha et posa sur la table un objet tiré de son inventaire personnel. Il s'agissait d'une statuette dorée de Démon suffisamment bien faite pour en apprécier l'apparence hideuse. Celui-ci possédait six bras griffus portant dans chacune de ses mains des orbes de couleurs différentes.
« Chacun de ces joyaux contient le Sort Armageddon Démoniaque » précisa Demiurge.
De Rang 10, celui-ci permettait d'invoquer un très grand nombre de Démons de niveaux variables en même temps. À cause de leur quantité, ils étaient généralement moins puissants que la normale, mais sans être faible. Toutefois, l'inconvénient majeur venait du fait que les Démons invoqués n'obéissaient pas aux ordres et se déchaînait sans considération d'alliés ou d'ennemis.
Cela pouvait être utile quand une personne se retrouvait soudain seule contre de nombreux adversaires afin de pouvoir s'échapper ou lors d'un rituel où des sacrifices étaient nécessaires, mais pas beaucoup plus. Quoique… quand Ainz s'était battu contre Shalltear, elle avait utilisé sa Lance Pipette pour tuer ses familiers et récupérer des PV. Peut-être que les troupes invoquées par le Sort pouvaient être employées de la même façon.
« C'est un artefact créé par Maître Ulbert » précisa Demiurge. « Mais je pense que c'est le bon moment pour en avoir l'usage. »
Ainz acquiesça. L'objet leur était peu utile et au vu de la puissance moyenne des gens de ce monde, il devrait avoir assez de valeur pour eux. Il était certain qu'ils pourraient ressentir le pouvoir qui en émanait. Quant à s'en servir, c'était peu probable. Il leur faudrait posséder au moins entre 30 et 50 niveaux de Mage. Peut-être qu'ils pourraient essayer à plusieurs, lors d'un rituel, mais si cela fonctionnait, alors le fait que les créatures se retournent contre leurs invocateurs suffirait à ce que tous pensent qu'il était maudit.
Alors qu'il réfléchissait, un souvenir remonta des profondeurs de la mémoire d'Ainz. Il se rappela la raison pour laquelle Ulbert avait créé cet artefact. À l'origine, il existait un Objet de Rang Monde capable d'invoquer, disait-on, suffisamment de Démons pour envahir une planète entière.
« Pandemonium » précisa Harddyn dans sa tête. « Et non, le nombre de Démons invoqués n'était pas suffisant pour "envahir une planète entière"… mais peut-être pour renverser la vapeur lors d'une guerre de guilde, peut-être. »
Cela restait un pouvoir conséquent et c'est pour cela que son existence avait provoqué d'importants remous au sein des communautés de Joueurs d'YGGDRASIL. C'était la raison pour laquelle Ulbert Alain Odle avait fait le pari fou de recréer un item aux capacités approchantes. À l'époque, il s'ennuyait et il avait trouvé le défi attrayant. Il était finalement parvenu à concevoir un artefact capable de lancer six fois le Sort Armageddon Démoniaque simultanément avant de perdre tout intérêt pour le projet.
C'était cet objet.
Levant à nouveau les yeux vers Demiurge, Ainz vit sur son visage une tristesse presque palpable malgré ses efforts pour le dissimuler. Ainz comprit alors que cela le peinait de devoir sacrifier quelque chose qui avait été fabriqué par son Créateur. Ému par son abnégation, Ainz plongea sa main dans son inventaire et en sortit un second objet qu'il posa sur la table.
« Tu devrais plutôt utiliser celui-là et garder l'autre » dit-il.
Le second artefact présentait de nombreuses ressemblances avec celui choisi par Demiurge. Il ne possédait cependant que trois bras et était fait d'une matière plus grossière et salie que la première et avec des finitions moins abouties.
« C'est aussi une création d'Ulbert » ajouta-t-il. « Il voulait s'en débarrasser parce que ce n'était qu'un prototype. Comme je trouvais que c'était du gâchis, je l'ai récupéré. »
« Je… je ne pourrais me servir de l'une de vos possessions ! » S'exclama alors le Démon en levant les mains devant lui.
« Un objet est fait pour être utilisé, Demiurge » intervint à ce moment-là Harddyn, se servant d'Ainz comme intermédiaire pour toucher l'esprit de leur Serviteur. « S'il demeure toute son existence à prendre la poussière sans jamais être d'un quelconque usage à quelqu'un, ce sera une existence gâchée. »
« Maître Harddyn… vous ici ? »
« Je suis juste la conversation. Maintenant, prends cette statuette et garde l'autre. Ce n'est pas le moment de faire des manières. Je te rappelle que tu as un plan à exécuter. »
« Si cela te gêne vraiment, dis-toi que c'est un cadeau en remerciement de ton dévouement » repris Ainz.
Demiurge se leva alors brusquement de sa chaise et posa un genou à terre. Derrière lui, Mare l'imita.
« Nous autres, Gardiens, avons été créés par les Êtres Suprêmes. Il est donc parfaitement normal que nous vous demeurions fidèles jusqu'au jour de notre disparition » s'insurgea-t-il avec fièvre. « Et pourtant… pourtant vous m'offrez ces mots cléments et ce présent inestimable… Jusqu'à maintenant, je vous vouais une fidélité absolue. Mais à partir d'aujourd'hui, ma ferveur n'en sera que plus grande encore ! »
« Ça promet… » commenta Harddyn seulement pour son ami.
« J'attends… beaucoup de cette plus grande loyauté, Demiurge » dit Ainz, hésitant. « Mais à présent, réinstalle-toi. Comme l'a dit Harddyn, nous avons des choses à faire. »
« Bien, veuillez me pardonner » dit le Démon.
Il se releva et se rassit sur sa chaise. Mare se remit également debout et se tint en retrait, comme précédemment.
« Pour en revenir au plan, les informations dont disposeront nos ennemis sont que Jaldabaoth a attaqué les bases des Huit Doigts et le quartier des entrepôts afin de retrouver la statuette. Celle-ci sera récupérée par nos adversaires dans une cache de l'une des bases. »
« Je vois » dit simplement Ainz. « Tu peux continuer ton exposé alors. Quel est le troisième avantage ? »
« J'y viens » reprit Demiurge. « Sachez que la majorité des personnes que nous avons faite prisonniers à l'intérieur de l'enceinte de flammes a été envoyée à Nazarick. Ils rejoindront notre vivier de cobayes du 6e Niveau sans que cela n'entache notre réputation puisque cela incombera à Jaldabaoth. »
« Ce n'est pas plus mal » commenta Harddyn. « Notre cheptel manque de diversité. Si on omet le fait que les seuls non Humains sont les quelques spécimens prélevés par les expéditions d'exploration, nous manquons d'échantillons d'âges variés sans compter sur le taux de mâles et supérieur à celui des femelles. »
Harddyn avait prononcé ces mots sans la moindre trace d'émotion particulière et Ainz les avait acceptés sans rien ressentir non plus. L'un comme l'autre était à présent trop lié à leur nature pour considérer encore les Humains comme leur semblable et leur Sort comme étant quelque chose qui devait les affecter.
« Le but est donc d'acquérir une mauvaise réputation » en conclut Ainz.
« En effet » acquiesça Demiurge. « J'ai bien l'intention à ce qu'à terme, Jaldabaoth soit vu comme un nouveau Roi Démon. »
« Je vois. Je comprends mieux. Tu penses donc l'utiliser pour… »
« En effet. »
« C'est une bonne idée. Mieux vaut que nos pires exactions soient entreprises par un ennemi fantoche dont nous pouvons nous détacher. Cela facilitera nos projets une fois que notre présence sera connue. »
« Et enfin, le quatrième avantage est lié au troisième puisque je considère cette opération comme un galop d'essai pour notre conquête suivante. »
C'était une discussion qu'ils avaient eue il y a quelque temps déjà. Peu après qu'Ainz et Harddyn aient exprimé le souhait de conquérir ce monde, il avait fallu décider par où commencer. Le Royaume et l'Empire étaient proscrits. Il s'agissait de leurs terrains d'essais. Même si l'opération qui avait lieu en ce moment était d'envergure, une fois achevée, cela demeurerait un incident mineur. Quant à Baharuth, les affaires qu'ils y menaient étaient trop importantes pour la survie financière de Nazarick.
Argland était trop loin, de même que les pays limitrophes de l'Est de l'Empire. La Théocratie de Slane n'avait même pas été envisagée à cause des informations tirées des connaissances des prisonniers que la Sainte Écriture du Soleil qu'ils avaient faite. Les événements avec Shalltear n'avaient fait que renforcer cette idée.
À l'ouest de la Théocratie se trouvaient de petits territoires tribaux. Certains appartenaient à des races comme les Elfes ou les Nains Noirs et d'autres étaient partagés par diverses espèces Semi-Humaines. Mais cela n'allait pas. Il leur fallait un état possédant un gouvernement capable de prendre des décisions communes à l'ensemble du pays. Un gouvernement qu'ils pouvaient… circonvenir.
Il avait donc été décidé que ce candidat serait le Royaume Sacré de Roble, une nation se trouvant sur une péninsule au Sud-Ouest de Re-Estize. Toutefois, tout n'en était encore qu'aux préparatifs. Il faudrait sans doute patienter plusieurs mois avant que l'opération ne se mette en marche.
« Très bien » acquiesça Ainz. « Cette discussion est-elle terminée ? »
« Il me reste une chose à ajouter à vrai dire » dit Demiurge. « Tout d'abord, grâce à Mare, nous avons obtenu un butin d'importance. »
Ainz tourna la tête vers l'Elfe Noir qui rougit.
« C'est-à-dire ? » Demanda-t-il.
« Nous avons capturé un… disons, un pion intéressant qui pourra s'avérer utile pour notre prise de contrôle des Huit Doigts par la suite. Comme son "éducation" est encore en cours à l'instant où nous parlons, j'ignore si cela aura les effets escomptés, mais j'ai bon espoir. »
« Au pire, je pourrais me servir de mes pouvoirs mentaux pour le rendre plus… sensible à notre cause » intervint Harddyn.
« J'ai déjà fait quelques essais sur des Sorts de mémoires, mais ils sont assez difficiles à maîtriser » répliqua Ainz.
« Il existe un Sort Sorcier pour cela. Il est plus facile à utiliser. Je te montrerais. Mais je parle pas vraiment d'effacer sa mémoire, plutôt forcer son cerveau à modifier sa façon de penser. »
« Comment ? »
« Avec la télépathie. »
« Est-ce que c'est vraiment possible ? »
« J'imagine. Je parviens bien à copier et transférer des connaissances d'une personne à l'autre et j'ai même modifié les souvenirs de tout un village. Altérer une psyché ne doit pas être plus difficile. »
« Bien » dit Ainz à la fois pour Harddyn et pour Demiurge vers qui il tourna à nouveau son attention, « à présent qu'aurais-tu besoin que je fasse pour réussir ton plan ? »
« Seulement me repousser. Cela suffira amplement » répondit le Démon.
« Parfait. Avant cela, pourrais-tu endommager légèrement mon armure ? J'aurais du mal à convaincre les gens que j'ai combattu un adversaire aussi puissant que toi si elle n'est pas au moins un peu abîmée. »
« Je n'oserai jamais vous attaquer ! » S'insurgea Demiurge. « Peut-être que si vous la retiriez… »
« Non, je ne pourrais plus la remettre si elle est déformée. Lors du combat contre Shalltear, j'avais demandé à Wrath de l'endommager spécialement pour l'occasion. C'est pourquoi j'ai pu la porter à nouveau. »
« Euh… ex… excusez-moi, Maître… Maître Ainz. M… Mais cette armure n'a p… p… pas été fait par magie ? » Interrogea Mare.
« Non, c'est une véritable armure. La seule raison pour laquelle un Mage comme moi peut la porter alors que je n'ai même pas la Classe Mage en Armure, c'est parce que j'utilise une autre Compétence qui me transforme temporairement en Guerrier. »
« Comme d'habitude, vous savez à la perfection compenser vos faiblesses. J'étais certain de ne pouvoir gagner contre vous en termes d'intellect ! » S'enthousiasma Demiurge.
« Euh… oui… on va dire cela » toussota Ainz. « Et si nous commencions ? Je compte sur toi pour bien l'abîmer Demiurge. »
« Entendu, Maître » dit le Démon en inclinant la tête.
Puis il se tourna vers le petit Elfe Noir.
« Je voudrais que tu envoies le signal aux autres, Mare. Pourrais-tu provoquer le séisme qui était prévu ? »
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Evileye se plia en deux sous la force du poing qui l'a cueilli au creux de l'estomac et elle gémit. Les sensations qu'elle avait quand elle était encore humaine s'étaient estompées depuis longtemps, mais le réflexe était toujours présent.
Elle éprouva néanmoins une douleur sourde preuve de la violence du coup donné par Alpha et son corps décolla. Elle sentit l'Énergie Négative en elle diminuer quelque peu. En temps normal, elle aurait utilisé le Sort qui lui permettait d'annuler les dégâts physiques en échange de Mana, mais là, tout de suite, elle ne pouvait s'y résoudre. Son but était de gagner du temps. Elle avait donc besoin de toute la Magie qu'elle pouvait sauver afin de combattre.
Sa cape rouge et la robe noire qu'elle portait en dessous étaient souillées de terre. Même avec une souffrance atténuée, elle ressentait la lourdeur de son corps. Elle se força néanmoins à se relever grâce au Sort Vol.
Elle se préparait un nouvel assaut quand un bruit attira son attention. Détournant les yeux de son adversaire (chose qu'elle n'aurait jamais faite en temps normal), elle put apercevoir Nabe être éjectée d'une ruelle adjacente. Elle avait l'air en piteux état. Rapidement, elle se rapprocha d'elle et vit que c'était bien le cas. Ses vêtements étaient comme les siens, déchirés et maculés de terre. Sa peau, elle, était recouverte de coupures et de bleus.
Son attitude, cependant, était étrange. Même si ses blessures semblaient assez graves et que sa vie pouvait être en danger, elle n'en laissait rien paraître. C'était comme si elle ne craignait pas de mourir ou que sa confiance en son partenaire Momon était telle qu'elle était certaine qu'il triomphe avant qu'elle ne soit tuée. Dans les deux cas, Evileye sentait, bien malgré elle, une sorte de respect l'envahir.
« Tu peux toujours combattre ? » Lui demanda-t-elle.
« Sans problème » répondit Nabe de ce même ton froid et indifférent qu'elle avait auparavant.
À ce moment-là, un mouvement dans sa vision périphérique la mit en alerte. Les adversaires de Nabe ne semblaient pas jusque-là avoir voulu continuer le combat, mais peut-être avaient-elles changé d'avis. Mais ce n'était pas les soubrettes. C'était Aliz qui, après un saut en arrière raté pour s'éloigner de son opposante, avait senti ses jambes se dérober sous elle.
« J'en… j'en peux plus… » geignit-elle.
Son état était presque pire que celui de Nabe. L'une des manches de sa chemise était déchirée et pendait au bout de son poignet. Son bras nu, lui, était marbré de larges taches rougeâtres. Ces hématomes n'étaient pas les seuls que l'ont pouvait voir. Son visage en était lui aussi presque recouvert. L'un de ses yeux était gonflé de même que la joue opposée et ses lèvres fendues en plusieurs endroits. D'autres bleus étaient visibles au travers des multiples déchirures de ses vêtements. Apparemment, son adversaire était plutôt adepte du poing.
Tout cela était assez impressionnant, mais à vrai dire, chez elle comme chez Nabe, aucune des blessures n'était véritablement léthale. Evileye se rendait bien compte que si elle avait sous-estimé l'autre Aventurière, elle avait fait encore pire avec l'Écuyère. En effet, à partir du moment où celle-ci avait disparu, elle l'avait considérée comme morte. Voir qu'elle était en fait bien vivante, mais également qu'elle avait tenu tête à une adversaire aussi puissante forçait le respect.
« Vous êtes toutes les deux dans un sale état » fit-elle tout de même remarquer.
« Pas vraiment » dit simplement Nabe alors qu'Aliz reprenait son souffle.
Evileye sourit sous son masque. Cette réponse lui ressemblait vraiment.
« Qu'est-ce qu'on fait alors ? Demanda celle-ci après un instant.
« Encore gagner du temps… je suppose » dit Evileye.
Les soubrettes s'étaient rassemblées. Toutes les cinq aussi désespérément impeccable et alerte qu'au début du combat. À part la femme araignée dont la haine pour l'Aventurière masquée se ressentait de là où elle était, les autres ne semblaient manifester aucune animosité. C'était comme si, de toute façon, elles savaient qu'elles pouvaient les tuer à n'importe quel moment.
« Ça va aller, Jouvelon ? » Demanda alors Evileye.
« Je… je survivrai » répondit la jeune Écuyère en se relevant avec peine.
« Si au mois on était cinq aussi » cracha la Magicienne avec dépit. « Même si les autres avaient le niveau de Jouvelon, on pourrait s'en sortir… »
« Et si on fuyait ? » Proposa Nabe. « Peut-être qu'elles ne nous poursuivraient pas. »
« Fuis si tu veux, j'assurerai tes arrières. »
Nabe grimaça d'énervement face à la remarque. Aliz ouvrit alors la bouche, sans doute pour intervenir, mais elle n'eut pas le temps de parler. Du coin de l'œil, les trois femmes aperçurent une silhouette être projetée dans les airs et retomber sur le sol à proximité. Un bâtiment s'écroula près du lieu d'où celle-ci venait. Evileye crut (et redouta) un instant qu'il s'agisse de Momon, mais quand il se redressa, elle se rendit compte que c'était en fait Jaldabaoth.
L'Aventurière sentit une intense exaltation quand elle vit que le Démon était blessé. Son habit rouge était déchiré en de nombreux endroits et il chancelait sur ses pieds. Il ne faisait aucun doute sur la personne qui l'avait mis dans cet état. Elle regarda donc dans la direction d'où il avait été éjecté et aperçu la silhouette de son héros.
Émergeant de la fumée due à l'effondrement de la maison au travers duquel il avait balancé Jaldabaoth, il semblait toujours vaillant. Plus que son adversaire en tout cas. Malgré ça, son armure rayée et cabossée. Les dégâts étaient tels qu'il était aisé d'imaginer la violence des combats. Il était donc clair à présent que c'était lui qui avait le dessus sur son ennemi.
« C'est étrange… » dit Momon. « C'est même… plutôt amusant. Comment dire… c'est assez concret. J'ai vraiment l'impression de me battre. Je n'avais pas vraiment conscience de ce que c'était. J'ai l'impression d'être… accro au combat… Plus qu'une nécessité, j'ai envi de tout donner… et que tu fasses de même. »
Evileye était émue. Elle se rendit compte à quel point la force de Momon avait dû l'éloigner des autres. Il était si puissant qu'il n'avait probablement jamais rencontré d'adversaire contre qui il pouvait vraiment se donner à fond. Et voilà que le Destin exauçait son souhait. Certes, Jaldabaoth était un grand malheur pour la race humaine, mais pour le Guerrier, il était une bénédiction, une qui ne se représenterait peut-être pas avant longtemps, celle de pouvoir jouir d'un combat où on pouvait aller jusqu'au bout de sa vie.
Jaldabaoth, tu es peut-être un monstre, mais je te remercie, déclama Evileye en elle-même à l'adresse de leur adversaire.
« Je suis prêt à tout donner avec plaisir » dit celui-ci en s'inclinant.
« Je t'attends donc, Jaldabaoth. »
Comme si ces paroles avaient donné le signal de l'attaque, les deux adversaires se précipitèrent l'un vers l'autre à une vitesse phénoménale. Le choc de leurs armes, les épées pour l'un et les griffes pour l'autre, généra une pluie d'étincelles. Une série d'assauts rapides s'ensuivit alors entre eux. Les larges lames de Momon virevoltaient dans les airs comme si elles ne pensaient rien et pourtant on pouvait sentir leur poids à chaque impact. De leur côté, les griffes de Jaldabaoth paraissaient animées d'une vie propre. Tels des serpents, elles semblaient se dresser et jaillir sur le chemin des armes de son adversaire, les arrêtant à chaque fois. Elles devaient être extrêmement solides pour résister ainsi aux assauts.
Du point de vue d'Evileye, ce duel paraissait n'être qu'une simple reprise des échanges qu'elle les avait vus faire plus tôt. Et pourtant cela semblait impossible. Depuis tout ce temps à se battre, l'un ou l'autre devait commencer à sentir la fatigue. Pour autant, cela ne paraissait pas être le cas. Aucun des deux ne semblait faiblir. C'était véritablement un combat de Titans.
Soudain, Momon bondit en arrière avec une telle force qu'on aurait pu croire qu'il s'était envolé. Il jeta alors l'une de ses épées dans les airs au-dessus de sa tête. Hypnotisée par la lame qui tournoyait, Evileye faillit manquer la longue lance écarlate à la pointe entourée de flammes tourbillonnantes sorties d'elle ne savait où que le Guerrier envoya sur son adversaire. L'arme fila à une vitesse phénoménale vers le démon en laissant derrière elle une traînée rouge qui s'imprimait sur la rétine. Toutefois, cela ne sembla pas ébranler Jaldabaoth.
« [Aspect Démoniaque : Manteau du Purgatoire]. »
Au moment où la lance allait le toucher, une colonne de feu l'entoura. L'onde de choc était tellement puissante qu'elle stoppa l'arme en pleine course et la repoussa. Evileye, elle, dû se camper sur ses pieds pour ne pas être emportée par le souffle. Fort heureusement, son masque la protégeait du sable qui avait volé dans toutes les directions. Elle put ainsi voir l'épée de Momon retomber face à lui et se planter dans le sol. C'était comme si elle avait tranché le vent lui-même devant son maître.
Le Guerrier Noir s'en empara alors et se précipita à nouveau vers le Démon dont le corps était en feu. Il tourbillonna et envoya un coup puissant en direction de la tête de son adversaire, mais celui-ci, grâce à sa force herculéenne, parvint à se saisir de la lame et à la stopper. De la fumée s'éleva à l'endroit où la peau enflammée de Jaldabaoth touchait le métal.
« Tu arrives donc à endommager des armes de ce niveau… Tu es devenu plus fort à ce que je vois. »
Evileye se doutait que l'équipement du Guerrier devait être fait d'une matière extrêmement solide. Il le fallait pour avoir résisté aux assauts du Démon. Et pourtant ce dernier était parvenu à créer des flammes suffisamment brûlantes pour le faire fondre. C'était impressionnant. Tout autant que la faculté qu'avait le Héros de converser aussi tranquillement au milieu de ce brasier.
À ce moment-là, le feu autour de Jaldabaoth se mit à changer et des flammèches noires commencèrent à apparaître et à se répandre. Voyant cela, Momon se dégagea et sauta en arrière pour se mettre à l'abri. Evileye pouvait sentir l'énergie négative émaner de ce nouveau feu. Nul doute que même avec une forte résistance à cet élément, il était impossible de ressortir vraiment indemne après avoir été touché par ce feu-là.
Bien évidemment, le Démon ne laissa aucun répit à l'Aventurier. Il se précipita dans sa direction et se mit à l'attaquer de plus belle, ses griffes entourées des puissantes flammes noires. Alors qu'il parvenait tout de même à parer tous les assauts, ses épées et son armure commençaient à chauffer de plus en plus sous l'action de la proximité du feu sombre. Toutefois, le Guerrier semblait toujours avoir d'autres atouts dans la manche.
Lâchant une nouvelle fois l'une de ses armes qui tomba au sol, il tira du vide une nouvelle. C'était encore une fois une épée sauf que celle-ci était bien différente des lames qu'il utilisait ou même de la lance. Elle ressemblait à un long cristal de glace à l'extrémité évasée et avec un anneau doré en guise de garde. Il suffit alors à Momon de faire un seul mouvement pour que la lame se mette à émettre un souffle froid qui cela tout alentour, même le feu ordinaire. Les flammes noires de Jaldabaoth, elles, restaient vivaces, mais le Démon s'était tout de même mis en retrait.
L'arme, dont Evileye ignorait tout, était une copie faite à partir de l'étude qu'Ainz et Harddyn avaient faite de Supplice Gelé, l'épée de Zaryusu Shasha, le Héros des Lacertéens. Ainz était parvenu à en créer une réplique expérimentale qu'il testait à présent pour la première fois. D'un point de vue théorique, elle était plus puissante que son originale. En plus d'occasionner des Dégâts de Froid, elle possédait une capacité givrante pouvant être utilisée trois fois par jour. Toutefois, Ainz n'étant pas un véritable Guerrier, il ne pouvait pas déployer son plein potentiel. Et l'aurait-il pu, il n'était pas certain qu'elle ait été de taille contre Demiurge. Après tout, Ainz n'était pas non plus un Artisan. Il était incapable de donner à ses créations les nombreux bonus de puissance qu'un Forgeron comme Harddyn aurait pu lui conférer.
Toutefois, cette nouvelle arme avait bel et bien produit un effet sur l'auditoire. Mais ce n'était pas la seule chose qui avait fait impression sur Evileye. Certes, cette épée était extraordinaire et le combat, surréaliste. Pourtant, c'était l'espèce de compréhension qu'il existait entre Momon et son adversaire qui l'obsédait le plus. Gagaran lui avait déjà dit à plusieurs reprises qu'il arrivait à deux Guerriers de puissance égale qui se battaient l'un contre l'autre de finir par partager une sorte de lien, un entendement mutuel teinté de respect. Evileye, sûr de son savoir dû à son grand âge, avait alors pensé que son amie était folle. Toutefois, ce n'était pas la première fois aujourd'hui qu'elle voyait ses certitudes basculées.
Elle était donc prête à accepter le lien entre ces deux-là… et elle en était jalouse.
« Vous êtes vraiment fort » dit le Démon avec de l'émotion dans la voix.
« Toi également, Jaldabaoth » répondit Momon, plus mesuré mais en braquant la pointe de sa lame noire vers lui en signe de défi.
« J'aurais une proposition à vous faire cependant. Voudriez-vous bien l'écouter ? »
Momon ne dit rien, mais baissa son arme.
« Je pense me replier » dit le Démon avec une certaine nonchalance. « Que diriez-vous donc de cesser notre duel ? Pour être plus précis, je renonce à mes projets pour cette fois donc je souhaiterais que vous ne me poursuiviez pas. »
« Quoi ? » S'exclama Evileye. « Non, mais tu rêves ! »
Après la mort et la destruction qu'il avait semée dans la Capitale, il était hors de question qu'il…
« Ça me va » dit alors Momon, interrompant le processus de pensée de la femme.
Evileye se tourna vers le Guerrier, estomaquée. Pourquoi autoriser le compromis alors qu'il était en position de supériorité ? Cela n'avait aucun sens !
« J'ai du mal à comprendre comment un être aussi éminent que vous se complaît à fréquenter des créatures aussi sottes » fit alors remarquer Jaldabaoth qui s'était aperçu de l'état de confusion de l'Aventurière. « Si vous réfléchissiez un peu plus, vous saisiriez la raison pour laquelle le Sieur Momon a accepté ma proposition. »
Comme Evileye demeurait muette, le Démon ricana puis reprit.
« Votre plan était de l'amener jusqu'ici pour me combattre pendant que vos compagnons se démenaient et sacrifiaient leur vie pour qu'aucune de mes troupes ne vienne perturber ce duel. Est-ce exact ? Maintenant, vous pensez qu'ils ont réussi puisqu'à aucun moment nous n'avons été dérangés… mais en êtes vous si sûr que cela ? Êtes-vous certaines que toutes mes troupes soient occupées ? »
Evileye sentit alors un poignard glacé traverser son cœur mort. Malgré la honte, elle devait avouer qu'elle n'avait pas réfléchi à ça. Le plan s'était déroulé tellement admirablement qu'elle n'avait pas imaginé un seul instant que leur adversaire ait pu déjà préparer une contre-attaque. Depuis le début, ils avaient considéré la muraille de flamme comme une barrière infranchissable. Pourtant, eux étaient passés à travers. Alors pourquoi pas l'ennemi ? En dépit de leur nombre, il avait été impossible aux Aventuriers de bloquer toutes les rues menant au quartier. Certaines avaient été laissées libres puisque le but n'était pas d'empêcher les Démons de sortir, mais bien de faire entrer Momon. Il n'était donc pas improbable qu'une partie des troupes de Jaldabaoth doive rester cachée et soit prête à fondre sur la Capitale alors que le gros de leurs forces était retenu ici.
C'était purement diabolique. Mais peut-être qu'en tuant Jaldabaoth maintenant…
« Cela ne servirait à rien, petite fille » dit celui-ci sur un ton moqueur, comme s'il avait entendu les pensées d'Evileye. « Si jamais je venais à mourir, mes Démons, eux, seraient toujours là. Et il suffirait que je leur donne un ordre télépathique pour qu'ils agissent. Bien entendu, ils ne sont pas très nombreux et vous pourrez facilement les repousser… mais au prix de combien de vies ? »
Evileye serra les dents. Il avait raison.
« Qui nous dit que tu tiendras bien parole ? » Cracha-t-elle.
Le Démon sourit. Il n'y avait aucun moyen de savoir s'il honorerait sa part du marché ou non, mais ils n'avaient pas le choix. Evileye s'en rendait compte, tout comme elle savait que Momon s'en était rendu compte bien avant elle. Jaldabaoth ne pouvait pas gagner, mais il pouvait toujours les entraîner dans sa chute. La seule solution pour survivre était d'accepter l'accord.
« Bon, et bien à présent que les spectateurs se sont tus, il me semble qu'il est temps de se quitter. C'est dommage que je n'aie pas pu récupérer l'artefact que je convoitais, mais je m'en remettrai. Je prie pour que l'on ne se croise plus. »
« Je l'espère également » répondit Momon.
Evileye eut l'impression que le Démon souriait sous son masque. À ce moment-là, les soubrettes se rapprochèrent de lui avant que le groupe ne disparaisse. Ayant senti la magie, Evileye comprit que leur ennemi avait utilisé un Sort de Téléportation de très haut niveau. Plus que ce qu'elle ne pourrait jamais accomplir.
Elle se rendit compte alors que tout autour d'elle était plongé dans le noir. Le mur de feu s'était volatilisé au même moment que Jaldabaoth. Le silence qui l'entourait à présent était également la preuve qu'il avait emmené ses troupes avec lui. Evileye se tourna vers Momon. Celui-ci se tenait debout dans les ténèbres de la nuit. Toutefois, la lueur de la lune faisait se détacher sa silhouette dans le paysage dévasté. Il ressemblait à une statue de Héros ancien, de ceux dont les exploits sont chantés par les bardes depuis des siècles.
Face à ce spectacle, Evileye sentit l'émotion étreindre don cœur. Voulant l'apprécier sans la barrière de son masque, elle le retira. Elle savait que la nuit là dissimulait suffisamment. Mais même si elle avait été en plein jour, elle l'aurait fait.
L'éclat argenté de la lune se refléta alors dans ses yeux rouges et fit scintiller la nacre des deux crocs qui émergeaient de ses lèvres. Des crocs de Vampire.
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La bête avait enroulé plusieurs de ses lourds anneaux autour de l'Empress Ancelda's Revenge. Pour parvenir à un tel exploit, elle devait faire plusieurs centaines de mètres. Peut-être même un ou deux milliers. Les épais troncs de chaire, plus hauts que plusieurs hommes, reposaient sur le pont du navire et les larges écailles aux bords effilés laissaient d'importantes balafres sur le bois clair. Celles-ci étaient également teintées du sang de ceux qui avaient péri écrasés sous la masse. Le liquide carmin était étalé sur le sol, s'infiltrant dans les déchirures.
Au niveau du gaillard arrière, le bout de sa queue fouettait l'air, balayant le sol sous elle. Elle possédait une extrémité pointue et pourvue de lames. Fort heureusement, il n'y avait plus personne. La majorité des marins qui se trouvaient là avaient fui quand leurs camarades s'étaient retrouvés fauchés par l'appendice mortel. À nouveau, le bois était maculé de sang.
Sa tête, elle, était dressée dans les airs. Gueule ouverte, sa langue bifide dardant à l'extérieur, des crocs démesurés et effilés comme des sabres dégoulinants de salive, elle paraissait prête à fondre sur le malheureux équipage. Ceux-ci devaient avoir l'air de fourmis à côté de lui. Ce n'était cependant pas cela qui semblait pouvoir l'arrêter.
Soudain, la créature plongea, droit en direction du buffet à volonté qui s'offrait à elle. Toutefois, alors même que sa gueule se préparait à happer quelques-uns des marins, elle stoppa net, comme bloquée par quelque chose.
Jidoja cligna des yeux et regarda à sa droite, sur le balcon, où se trouvait auparavant sa camarade. Mais celle-ci n'était plus là. Sans qu'elle ne l'ait remarqué, Yong avait enjambé la balustrade et s'était précipité en direction de l'endroit où la créature allait frapper. C'était elle qui l'avait immobilisée.
Elle tenait un long bâton dont l'extrémité était enfoncée juste entre les deux crocs de la bête et l'empêchait d'aller plus loin. Celle-ci se redressa en sifflant. Elle darda sur la petite silhouette ses immenses yeux verts fendus et fondit à nouveau sur elle. Cette fois, en plus de la bloquer, Yong parvint, d'une simple impulsion à repousser l'énorme gueule
, puis, se servant de son arme comme perche, elle sauta dans les airs et assena un violent coup de pied sur le museau du monstre.
Celui-ci se mit alors à feuler et se redressa en secouant la tête. Il siffla et commença à regarder la jeune femme avec des yeux méfiants. Ce devait être la première fois qu'un être aussi insignifiant lui résiste autant. Avec sa taille, il ne devait pas exister beaucoup de créatures capables de lui tenir tête. Toutefois, Yong était un PNJ de Niveau 100. Elle possédait, qui plus est, quelques Classes de Combattante. Elle était donc bien plus forte qu'une personne ordinaire. Pourtant, même grâce à cela, elle ne pourrait pas résister à d'autres assauts du monstre. Pas seule.
Jidoja sauta alors par-dessus la rambarde du balcon et retomba sur ses pieds quelques mètres plus bas. Rapidement, elle s'achemina vers l'endroit où se trouvait sa camarade en dépassant des marins affolés.
« Gardez votre calme ! Dirigez-vous vers les soutes sans vous bousculer, bande de couilles molles ! » Hurlait Aude-Lise.
« Qu'est-ce que c'est que ce truc ? » Demanda Jidoja sur le même temps pour couvrir les cris de la Capitaine, le chahut autour et les bruits de la tempête qui continuait à déverser sa fureur.
« J'en sais rien, mais ça m'a bousillé le tillac et buté deux ou trois cents de mes hommes ! » Grogna la jeune femme.
« Comment est-ce que Jaw a pu ne pas remarquer ça ? »
« On est à plusieurs centaines de kilomètres des côtes. Les expéditions ne sont pas allées aussi loin ! »
« Qu'est-ce que tu envisages de faire ? »
« D'abord, je mets mes hommes à l'abri puis je me charge de ce lombric géant. Vous allez aider ? »
« Bien sûr » acquiesça Jidoja. « Je vais rejoindre Yong et… »
Elle allait dire qu'elles allaient lui porter main forte pour détourner l'attention du monstre quand, à ce moment-là, un cri suraigu perça le silence. Les deux femmes levèrent alors les yeux vers le ciel où se trouvait la tête du serpent. Celui-ci, sans doute frustré de ne pas pouvoir se débarrasser de son adversaire, s'était à nouveau redressé, surplombant le pont de sa masse vertigineuse.
Un creux apparut à la base de sa gueule, sous sa mâchoire inférieure. Celui-ci s'agrandit et ce fut bientôt une longue fente d'une vingtaine de mètres environ qui se dessina sur le ventre de la créature. Sous les yeux incrédules des spectateurs, la peau a cet endroit de mis à onduler comme si quelque chose grouillait en dessous. Puis soudain, la marge feinte s'élargit et les deux pans s'écartèrent, s'ouvrant sur une cavité visqueuse aux parois d'un rose maladif et luisant d'un liquide inconnu. Des appendices ressemblants à des pattes d'insectes se mirent alors à s'agiter avec frénésie alors que d'autres, plus longs, soutenaient les toiles de chair, les maintenant écartés du corps principal. Le tout lui donnait l'apparence d'un immense et répugnant cobra.
Quelque chose commença alors à émaner de cette cavité. Au départ, Aude-Lise et Jidoja crurent que c'était de la fumée, une fumée noire, lourde et huileuse.
« Mais qu'est-ce que… » balbutia la Pirate en regardant, consternée, les nuages se diriger droit vers elles.
Ce n'est que quand ils furent assez prêts qu'ils comprirent que ce n'était pas de la fumée. Loin de là. Il s'agissait en réalité d'essaims de créatures volantes mi-poissons mi-insectes d'une quinzaine de centimètres de long. Elles possédaient des appendices articulés avec des lames et une gueule remplie de barbillons pointus qui devaient leur faire office de dent. Il y en avait des milliers. Des dizaines de milliers en fait. Voir même des centaines ou plus encore.
Telles des sauterelles voraces, les petites créatures fondirent sur le navire, rongeant le bois, les cordages, les voiles, mais surtout, les gens. Qu'ils aient de la chaire ou pas, les marins sur leur passage étaient mis en miettes par leurs pattes et leurs crocs avides.
« Battez-vous ! Mais battez-vous, bande de marins d'eau douce ! Bachibouzouks ! Graine de vauriens ! Sortez-moi vos putains de lames et mettez-moi ces sardines de malheur en pièces ! » Cria Aude-Lise.
Joignant le geste à la parole, elle plongea son bras dans son inventaire et en tira un long sabre à la garde dorée entourant sa main. Elle sauta en direction d'un banc d'insectes-poissons et se plaça pile sur leur chemin. Au moment où le nuage arrivait sur elle, elle abattit son arme à de nombreuses reprises, tranchant dans le vif les petits corps écailleux et chitineux. Les morceaux des assaillants tombèrent alors sur le bois du pont avec un bruit mouillé, le maculant de sang violet et visqueux. Toutefois, l'assaut n'avait même pas ralenti les petits êtres et même les quelques dizaines d'individus qui avaient péri sous les coups de la Pirate étaient dérisoires par rapport à ce qui demeurait.
« Merde ! » Cracha Aude-Lise avec dépit.
Fort heureusement, elle n'avait aucune blessure. Sa tenue était légère, mais son indice d'armure semblait être suffisant pour la protéger des griffes et des dents des petits monstres. Cependant, tous les tuer risquait de prendre du temps.
Mais alors qu'elle allait repartir à l'assaut, plusieurs dizaines de traits de lumière bleus jaillirent dans son dos, transperçant les insectes-poissons avec une précision terrifiante. Aude-Clair se retourna et vit Hae, flottant au niveau du sol, le doigt tendu devant elle. Ses ailes artificielles étaient braquées dans la même direction et les joyaux pulsaient d'une lueur azurée. C'était elle qui venait d'abattre les ennemis.
« Merci du coup de main » dit le Pirate.
« Ils sont trop nombreux ! » S'écria alors Jidoja. « Lames de Vent ! »
D'un cercle apparu devant sa paume tendue surgirent plusieurs arcs translucides qui filèrent en direction d'un autre essai. L'air sous pression traversa les corps des petites créatures comme s'ils avaient été faits de papier, mais déjà de nouveaux renforts les remplaçaient.
« Je vais faire revenir mes matelots » déclara alors Aude-Lise. « S'il y avait que ce fichu reptile, je veux bien m'en occuper, mais avec cette poiscaille… et puis ce sont des Monstres de Donjons quand même, mille sabords ! Ils peuvent se sortir les doigts du cul 2 minutes ! »
Jidoja regarda autour d'elle pour analyser la situation. Partout où se posaient ses yeux, il y avait toujours une cohue effroyable de marins fuyant vers les profondeurs des cales. Il faudrait sans doute du temps à leur camarade et à ses lieutenants pour ramener tout ce monde à la raison. Cela voulait dire que ce serait à elles de s'occuper de défendre le navire pendant ce temps-là. Elles quatre.
Rapidement, elle sortit son CrysTel pour appeler la dernière de ses coéquipières.
« Eodunn ! Viens sur le pont, on a besoin de toi. »
« Je refuse de quitter la voiture ! » Répondit l'autre femme sur un ton venimeux.
« Elle finira au fond de l'eau si tu ne nous aides pas à empêcher ce fichu serpent de nous couler. Donc, bouge ! Et vite ! »
Il y eut un grommellement et la communication s'arrêta. Malgré le manque de réponse, Jidoja savait qu'elle viendrait.
« Rassemble tes hommes et pendant ce temps on s'occupe des poissons-insectes ! » Dit-elle alors à Aude-Lise.
Celle-ci la regarda quelques instants puis acquiesça.
« Bonne pêche » dit-elle simplement avant de se précipiter en direction de l'accès le plus proche aux soutes.
« On rejoint Yong » dit ensuite Jidoja à sa camarade après qu'elle fut partie.
Celle-ci hocha la tête en assentiment et toutes deux se dirigèrent vers la silhouette qui se déchaînait contre les nuées d'ennemis qui s'en prenaient à elle. Elle semblait en mauvaise posture. Individuellement, les dégâts occasionnés étaient minimes. Toutefois, les petites bêtes étaient bien trop nombreuses pour elle. Déjà, le vinyle de sa veste chromé irisé était déchiré par endroit, de même que son pantalon de toile.
Tout comme le simple uniforme de tissus d'Entoma avait paru en réalité être fait d'acier aux yeux de Gagaran, Tia et Evileye plus tôt dans la soirée, celle que portait Yong (et aussi Aude-Lise), était bien plus robuste que ne le laissait croire les matières dont elles semblaient être faites. Il s'agissait de tenues créées par Harddyn avec toutes ses capacités de Grand Sage et ses privilèges d'administrateur. Et pourtant les assauts répétés des poissons-insectes les avaient considérablement abîmés, diminuant petit à petit la résistance de la jeune femme.
« Mur de Vent ! »
Une sphère faite d'air tourbillonnant apparut alors autour d'elle ainsi que de Hae et Jidoja qui l'avaient rejointe. Cette dernière grimaça. Ce Sort de Niveau 5 était le seul qu'elle pouvait lancer. Elle aurait préféré une Muraille, mais celui-ci était de Niveau 7 et elle ne possédait pas suffisamment de Niveaux de Mages pour l'apprendre. De plus, elle n'était pas une Élémentaliste d'Air très puissante. Elle n'avait qu'à peine 3 Niveaux de cette Classe. Cela voulait dire que la force du Sort n'était pas vraiment considérable. Déjà, elle pouvait voir les créatures se tortiller pour essayer de le pénétrer. Elle était bien plus compétente avec du Feu, mais les conditions météorologiques ne le permettaient pas. La pluie affaiblirait sa Magie. Les bourrasques de vent, au contraire, lui donnaient un peu plus de puissance, mais ça ne durerait pas.
« Aude-Lise rassemble ses troupes pour s'occuper des poissons-insectes » dit-elle alors pour résumer la situation à Yong. « Il faut qu'on s'en débarrasse le plus possible jusqu'à ce que… que… qu'est-ce qu'il t'est arrivé au bras ? »
Elle ne l'avait pas remarquée au départ, mais la manche gauche du blouson de Yong avait disparu. Les bords, au niveau de l'épaule, étaient noircis. Comme s'ils avaient pris feu. Cependant, la blessure ne semblait pas être due à cela. Cela ressemblait plus à une brûlure chimique. Toutefois, le pire était le bras lui-même. La peau était rouge et à certains endroits, boursouflée.
« Ce connard est venimeux » répondit Yong avec une grimace. « Remarque avec de tels crocs, j'aurais dû m'en douter. Un peu de venin est tombé sur ma manche quand je l'ai bloqué la première fois. »
« Tu peux te battre ? »
La jeune femme eut un rictus moqueur accompagné d'un haussement de sourcil qui semblait vouloir dire « Pour qui tu me prends ? ».
« Ça m'a juste enlevé 10 % de mes PV » dit-elle. « Je suis pas Empoisonnée, mais je subis quelques dégâts d'Acide. »
Les deux Altérations d'État provoquaient des dommages continus sur la durée. Toutefois, le Poison causait également une défaillance des sens alors que l'Acide entraînait de la douleur et gênait les mouvements.
Sans dire un mot, Hae s'approcha de sa camarade. Elle tendit les mains par-dessus son bras et murmura quelques paroles. Il y eut une lueur verte rapidement suivie d'une blanche. D'abord, la peau de Yong retrouva une allure normale puis tout son corps se mit à briller alors que la Magie lui rendait le Point de Vie qu'elle avait perdu.
« Merci, partenaire ! » S'exclama Yong avec un sourire.
Hae hocha la tête sans répondre. C'était son travail après tout. Elle avait des Classes de Clerc, Haute Clerc et Hiérophante. Sa spécialité était la Magie Sacrée, mais elle possédait également quelques Sorts de Soin et de Guérison.
« Il va falloir se dépêcher, je ne vais pas tenir très longtemps ! » S'exclama alors Jidoja.
Les petites créatures s'étaient massées autour de son bouclier et l'attaquaient de toute part.
« Nous allons devoir nous séparer pour en tuer le plus possible avant le retour de Aude-Lise et de ses hommes » poursuivit-elle.
« Je suis partante ! » S'écria Yong avec ferveur.
« J'ai bien reçu les ordres » ajouta Hae sur un ton plus calme.
« Dites, est-ce qu'on oublie pas quelque chose ? » Demanda alors la plus jeune avec un regard soucieux.
Un sifflement au-dessus d'elles répondit à sa question. À cause de l'assaut des poissons-insectes, elles avaient complètement oublié d'où ils venaient. Du serpent. Ce n'était pas parce qu'il avait appelé des renforts qu'il n'allait plus attaquer. Heureusement, alors qu'elles relevaient la tête et s'apercevaient que la gueule monstrueuse descendait droit sur elle, quelque chose la stoppa à nouveau. Deux bandes de cuir mauve étaient croisées juste au-dessus du groupe. Elles se retournèrent et virent une silhouette indistincte au travers de la barrière de vent.
« Décidément, il faut vraiment que je fasse tout moi-même » soupira la voix d'Eodunn.
Les pans de sa ceinture repoussèrent la tête du serpent géant. Celui-ci siffla et feula, mais à ce moment-là, l'une des bandes de cuir le fouetta, son extrémité de métal effilé comme un poignard traçant une balafre le long de son corps. Il cria. Il y eut alors une sorte de souffle, comme une explosion, mais sans bruit. Le Mur de Vent se volatilisa, mais tous les poissons-insectes présents furent immédiatement dispersés. Eodunn se tenait au milieu de ce vide, très fière, regardant ses équipiers avec supériorité par-dessus ses lunettes rondes aux verres fumés rouges.
Toutefois, son effet fut rapidement gâché quand l'une des petites créatures, un solitaire probablement, parvint à revenir vers les intrus. Eodunn poussa un cri au moment où elle sentit le monstre s'attaquer à sa chevelure lavande. En toute hâte, elle tendit la main et attrapa l'importun qu'elle arracha de sa coiffure.
« On ne touche pas à mes cheveux ! » S'écria-t-elle en direction du poisson-insecte avant de grimacer.
Dans sa colère, elle avait tellement serré son poing que le corps de la créature avait été broyé avec un bruit mouillé. La jeune femme ouvrit les doigts avec dégoût et la secoua pour enlever les restes de chair flasque ainsi que les organes qui avaient jailli.
« Misérable insecte » siffla Eodunn.
Elle avait allongé le "s" et une langue pointue avait presque fusa d'entre ses lèvres à ce moment-là. Elle tenta de se recoiffer, mais elle fut interrompue par Jidoja.
« Ce n'est pas le moment de lambiner » dit-elle. « Il faut à tout prix se débarrasser de ces poissons volants et empêcher le Serpent de Mer de détruire le navire. »
« Je te rappelle que mes lames sont empoisonnées » lui dit Eodunn en passant sensuellement l'ongle métallique qui recouvrait l'extrémité de l'un de ses doigts sur ses lèvres. « Je ne pense pas que ça le tuera, mais ça devrait le ralentir. Peut-être. Quant à cette racaille, tu sais ce que nous pouvons faire à deux. »
Nonchalamment, elle avança et passa devant sa cheffe d'équipe.
« Je prends ceux en direction de la poupe et toi, ceux en direction de la proue, qu'est-ce que tu en dis ? »
Commençant à saisir le plan de sa camarade, Jidoja hocha la tête.
« Hae, Yong, vous nous couvrez. Et si le serpent revient, occupez-le ! »
« En avant alors » dit Eodunn en s'orientant en direction du gaillard d'arrière. « [Aura d'Ami des Animaux - Niveau V] ! »
De sa main tendue jaillit une vague de lumière brunâtre avec des reflets fauves qui se dispersa devant elle, droit sur les poissons-insectes qui grouillaient encore à bonne distance. Plusieurs groupes se figèrent et tournèrent leur attention sur la femme. Grâce à cette Compétence de Mage d'Esprit, certains éprouvaient à présent une certaine loyauté à son égard, d'autres seulement de l'affection toutefois pendant qu'ils seraient soumis à l'Aura, ils obéiraient à ses ordres.
De son côté, Jidoja était tournée droit en direction du gaillard d'avant. Elle respira puis se dressa fièrement face aux essaims d'ennemis qui hésitaient encore à approcher. Sa queue commença à se balancer dans son dos et puis soudain, il y en eut plus qu'une seule. Se déployant à la manière des plumes d'un paon, les neuf queues de cristal apparurent et se mirent à scintiller, couronnant Jidoja de lumière. Elle tendit alors la main face à elle et posa le bout de son index sur celui de son pouce.
« [Brise Réel] » dit-elle en claquant des doigts.
Rien ne se produisit. Du moins rien de visible pour d'autres que les cibles de cette Compétence. Jidoja n'était pas seulement une Renarde. C'était également un Kyuubi, un Yokai Renard à neuf queues. Sa Race était douée pour créer des mirages. Ajouté à cela ses Classes d'Illusionniste et de Phantasma, sa version supérieure, et elle avait le pouvoir de former une dimension irréelle et d'y enfermer ses victimes. Pris dans la chimère, celles-ci perdaient pied avec la réalité et ne voyait que ce que le lanceur voulait qu'ils voient.
Et ce que voulait Jidoja c'était que les poissons-insectes sous son emprise perçoivent les autres comme des proies. De la même façon, Eodunn se servit de la fascination qu'elle exerçait sur ses propres victimes pour les forcer à attaquer leur camarade.
C'est à partir de ce moment que la boucherie commença.
Pris de frénésie, les poissons-insectes envoyés se mettaient sur leurs congénères non affectés avec une férocité décuplée. Leurs pattes aiguisées tranchaient, leurs gueules emplies de barbillons mordaient et déchiraient. Des dizaines, voir des centaines de corps jonchait le pont du navire.
De leur côté, Hae et Yong n'étaient pas en reste. Chacune à leur manière, elles défendaient leurs camarades, les couvrant pour éviter qu'un quelconque ennemi ne vienne briser leur concentration. La première avait pris de la hauteur. À mi-chemin de la première vergue, elle avait ainsi une vue imprenable sur le champ de bataille, décernant tout opposant ayant réchappé au massacre. Son esprit vif commandait les cristaux sur ses ailes, tirant des rayons d'énergie lumineuse avec une rapidité effrayante. Et si jamais un ou deux venaient à lui échapper, Yong veillait au grain. Elle avait dévissé son bâton à présent en deux parties, chacune dans une main. Même si grâce à la célérité et la précision de sa partenaire, elle n'avait pas grand-chose à faire, elle continuait à tenir sa position. Si le serpent devait revenir, elle serait prête à le bloquer encore une fois.
C'est ce spectacle qui accueillit Aude-Lise quand elle remonta de l'intérieur du navire.
« Nom d'un petit… »
Elle ne put finir sa phrase, car son pied glissa sur le sol recouvert de sang, de chair et de tripes de poissons-insectes.
« Mille milliards de mille sabords ! » S'écria-t-elle en parvenant tant bien que mal à se redresser.
Elle grimaça en regardant autour d'elle. Le tillac était devenu une véritable patinoire. Impossible de lancer un assaut dans ces conditions.
« Nettoyez-moi tout ça au lance-flamme ! » S'exclama-t-elle alors aux marins derrière elle. « Je ne vous ai pas secoué les puces pour que vous vous fassiez la margoulette avant même de pouvoir combattre ! »
Fort heureusement, la très grande majorité de ses subordonnés pouvaient utiliser des Sorts. Normal puisqu'il s'agissait de l'équipage originel de l'Empress Ancelda's Revenge, les anciens habitants d'un pays entièrement composé de Mages. Ceux-ci se dispersèrent alors sur toute la surface du pont en lançant des boules de feu sur le sol. Bien entendu, celles-ci n'étaient pas assez puissantes pour abîmer le bois. Ou même les parties du gréement c'est-à-dire cordages et voiles. L'Empress était après tout un Donjon de Raid. De Raid de haut niveau. Ce n'était donc pas des Sorts de Rang 3 qui allaient causer le moindre dégât.
« Les Quarantièmes Rugissant sont sur nous » dit alors une voix dans le dos d'Aude-Lise.
Elle se retourna. Un homme émergeait depuis la porte principale du gaillard d'arrière. Très grand, large d'épaules, il portait un long manteau rouge sang. Son visage était hâve, ses cheveux courts recouverts par un foulard et un tricorne à plume. Le plus frappant chez lui était son regard. Ses yeux étaient entièrement écarlates, exsudant des flammes. Mais même sans cela, on sentait dans la façon dont il les posait autour de lui une intensité peu commune.
Son corps paraissait nimbé de fumé opalescent qui s'enroulait autour de lui. Certaines volutes s'apparentaient à des bras enserrant son cou et d'autres à de longues mèches de cheveux qui flottaient comme une crinière. Deux lueurs émeraude luisaient proches du visage de l'homme. Elles ressemblaient à des yeux… et c'en était. Le spectre de l'Impératrice Ancelda tenant contre elle son bien-aimé, simple brume qui pourtant s'était révélée un farouche adversaire pour les Joueurs d'YGGDRASIL qui l'avaient affronté.
« Espérons que non, Capitaine Drashan » répondit Aude-Lise, son regard bleu analysant la situation.
Jidoja et Eodunn protégeaient le navire en forçant la majorité des poissons-insectes à se battre entre eux. Toutefois, de nouveaux renforts semblaient jaillir sans discontinuer des entrailles grouillantes du monstre. Elles ne pourraient pas tenir éternellement. Même secondé par leurs camarades. Il fallait s'attaquer à la source.
« Il faut nous débarrasser du serpent » dit-elle.
Malheureusement, la tête de celui-ci était défendue par plusieurs essaims de créatures. Au vu de la balafre qu'elle apercevait au travers de fouillis de petites silhouettes ailées, l'une des quatre femmes qui se battaient à présent devait lavoir sérieusement blessé. Cela rendait l'accès assez difficile. Si elle voulait en finir rapidement, elle ne devait pas être gênée.
« Capitaine » ordonna-t-elle alors en se tournant vers celui-ci. « Veuillez commander vos hommes pour qu'ils se débarrassent des troupiers de ce maudit ver de vase. »
« Oui, Majesté » dit celui-ci en inclinant la tête.
Le Titre de Reine des Pirates n'était pas seulement honorifique et il ne permettait pas seulement d'invoquer des équipages de pirates. La Reine ou le Roi avait une autorité absolue sur tous les Pirates. Quel qu'il soit. Les Joueurs (même d'équipe ou de guildes différents), les PNJ ou même les Monstres et les Boss. C'était donc tout naturellement que le Capitaine Drashan, anciennement Prince Consort Impérial Drashan, lui obéissant.
Sachant que ses ordres seraient suivis, Aude-Lise se précipita en direction du grand mât. Arrivée à proximité, elle avisa un hauban tendu. Elle s'en saisit puis brandit son sabre et le trancha net. Le filin fila alors vers les hauteurs, entraîné par son contrepoids en soulevant la jeune fille avec lui. Parvenue au niveau de la troisième vergue, qui surplombait la bête, elle lâcha la longe avant de retomber habilement sur la large pièce de bois. Du coin de l'œil, elle aperçut un océan de magie se diriger la tête du serpent de mer. Sur les ordres de leur Capitaine, les milliers de Pirates Wvalakites encore en vie avaient simultanément jeté leurs Sorts les plus puissants sur le monstre.
Elle rit et se tordit de douleur. Les poissons-insectes qui se trouvaient à proximité se mirent à tomber comme des mouches à l'exception de ceux dont le corps avait tout bonnement été vaporisé par l'attaque. Ce n'était pas prévu, mais la magie Arcanique avait également touché la poche ventrale de la créature. Certaines des pattes grouillantes étaient gelées, d'autres, brisées, calcinées ou encore agitées de spasmes. Mais le plus important était que le serpent avait cessé de produire ses petits fantassins. C'était donc le moment ou jamais d'achever la bête.
Jetant son sabre, Aude-Lise se mit à courir le long de la vergue. Arrivée au bout, elle plia une jambe puis sauta. Sa force extraordinaire la propulsa dans les airs. Elle laissa ensuite la gravité reprendre ses droits, la précipitant naturellement en direction de son adversaire. Elle sortit alors l'un de ses pistolets et visa la créature, prête à faire feu.
Dans YGGDRASIL, il existe trois types de tireurs, quelle que soit l'arme. Il y avait ceux qui privilégiaient la précision, comme Red. Ceux-ci étaient des gens patients, qui pouvaient mettre du temps à se préparer, mais qui, en compensation, pouvaient toucher leurs opposants à une grande distance et avec une exactitude de l'ordre du millimètre. D'autres, comme Hae, étaient plus des tireurs rapides. Ils se trouvaient au cœur de l'action ou juste à côté et enchaînaient les salves à une vitesse accrue. Cela leur permettait de se battre contre de nombreux ennemis, mêmes presque au corps à corps.
Et puis il y avait les tireurs comme Aude-Lise. Leurs coups n'étaient pas aussi précis que les autres et ils pouvaient rarement en tirer plus d'un à la minute. Ils devaient également être proches de leur cible, car leur portée était vraiment limitée. Toutefois, ce qu'ils perdaient en vitesse, en précision et en distance, ils le gagnaient en… puissance.
C'était le tir destructeur.
Le serpent avait fini par remarquer Aude-Lise et avait ouvert sa gueule, prêt à l'engloutir. Pourtant, elle ne tira pas encore. Le cou du monstre se détendit pour happer sa proie au vol et encore une fois, elle ne tira pas. Calme, sereine, elle attendait le bon moment, celui où sa cible serait à porter, celui où elle ne pourrait pas le manquer. Elle n'avait qu'une seule chance.
Il ne restait plus qu'une vingtaine de mètres avant que la Reine des Pirates ne connaisse un destin funeste. Mais celle-ci attendait toujours, fixant un point au fond de la gorge de la bête. 10m. 8. 6. 4…
[Cataclys'Tir]
À ce moment-là, ce fut comme si tous les sons étaient aspirés dans le néant. Sans un bruit, la tête du serpent explosa. Pas de feu. Pas de fumée. Seulement une force immense qui fit éclater la boîte crânienne de l'animal. Son corps décapité resta une seconde immobile avant de retomber en arrière dans l'océan en même temps que les légions de poissons-insectes se figeaient et se mettaient à pleuvoir tout autour et sur le pont de l'Empress. Qu'ils aient été créés ou juste hébergés à l'intérieur du monstre, les petits êtres en synergie avec leur créateur/hôte, n'avaient pas survécu à sa mort.
C'est également à ce moment-là que les éléments arrêtèrent de se déchaîner. Le vent cessa, de même que la pluie. La mer se calme et devient d'huile alors que les nuages se dissipaient. Des rayons de lumière jaillirent et baignèrent l'océan de reflets roses et or. C'était le matin. Le combat avait duré une bonne partie de la nuit.
Le corps du serpent avait relâché son emprise sur le gigantesque navire et flottait à présent à la surface de l'eau. Aude-Lise, qui avait atterri de son saut sur le ventre dorénavant inerte, regarda quelques instants le soleil qui se levait dans son dos. Puis, rapidement, elle courut le long du sinueux chemin de chair que formait le cadavre pour rejoindre le bord de l'Empress.
« Rassemblez tout le monde sur le pont ! » Cria-t-elle alors. « Vous vous êtes bien battu, mais ce n'est pas terminé. Nous devons arrimer le corps de cette créature pour qu'elle ne coule pas. Nul doute que nos Maîtres voudront l'étudier. »
Jidoja soupira. Cela voulait sans doute dire qu'elles aussi devaient se mettre à la tâche. Elle était assez fatiguée de toute l'énergie qu'elle avait déployée pour maintenir son illusion. Eodunn était à peu près dans le même état, mais elle le dissimulait mieux. Yong, elle, encore en pleine forme grâce à son rôle de couverture, était déjà attelée à récupérer des cordages.
« Je suppose que nous n'avons pas le choix » soupira la Femme-Renard.
Sa camarade reptilienne grogna, mais ne répondit pas. Ce n'était pas dans des habitudes. Elle devait donc être trop épuisée pour le faire.
« Hae ? » Demanda alors Jidoja à sa quatrième coéquipière toujours dans les airs.
Mais celle-ci ne bougeait pas. Elle avait le regard fixé droit devant elle, du côté de la proue.
« J'ai vu quelque chose » dit-elle simplement.
Sans attendre la réponse de sa cheffe d'équipe, elle tendit à nouveau ses ailes et prit de l'altitude. Elle monta jusqu'au niveau de la vigie avant de s'arrêter. Ses yeux perçants virent alors ce qu'elle n'avait fait que percevoir plus bas.
La terre. C'était la terre.
Une mince bande de sols qui émergeait de l'horizon là où auparavant il semblait infini. Elle s'étendait du Nord au Sud sans discontinuer.
Est-ce que c'était une île immense ? Ou bien alors… un nouveau… continent ?
À suivre…
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Et voilà un autre chapitre. C'est le dernier du 4e Arc avant l'épilogue. Bon, j'espère que vous avez apprécié.
La scène entre Harddyn et les soubrettes, j'y pensais depuis déjà pas mal de temps, j'avoue.
Le serpent de mer est une idée que j'ai eue depuis assez longtemps après avoir regardé le 3e film des mondes de Narnia, le Passeur d'Aurore. Si vous voulez donc savoir à quoi il ressemble, je vous invite à voir ou revoir le film (ou googler des images). Il existe tout de même quelques infimes différences comme les parasites qui surgissent de la cavité ventrale.
En tous les cas, les aventures d'Aude-Lise, Jidoja et les autres continueront dans le prochain Arc.
Voilà, je vous dis à bientôt et n'hésitez pas à me laisser des commentaires.
