Note : Dans ce chapitre-ci, deux one-shot indépendants ont été fusionnés à l'intérieur et légèrement modifiés pour s'adapter à cette fanfic : Astrophobie et Le Secret de Tante Yuka (ce dernier est en fait né de notes de cette fanfic bien avant sa parution, et a été adapté de sorte qu'il soit indépendant; mais cette version-ci, du chapitre 21, est l'original. Ce qui veut dire qu'un personnage de plus a été ajoutée et n'est pas présent dans le One-Shot).
Pour toutes questions, il me fera plaisir de vous y répondre en MP ou en commentaire. Et je voudrais souhaiter un joyeux anniversaire à Nalazi (Lana et Zila), donc je leur publie ce chapitre comme cadeau de fête :3
.
.
.
Tamashi no Moribito
Gardien des Âmes
Chapitre 21
L'amour secret de Jiguro
Comme poussée par son intuition, Alika trouva que c'était le moment idéal pour aller rencontrer la reine Naiyana avec le petit prince de Kanbal, Loesan. Deux semaines s'étaient écoulées depuis que Messiah avait appris le décès de son oncle et elle avait commencé à prendre soin d'elle. Alika savait que les esprits la contacteraient si son amie avait un besoin en particulier ou avait besoin de soutien physique.
« On va encore dormir chez Koda-Oniisan ? demanda Lany alors qu'elles sortaient de l'auberge après avoir pris le petit-déjeuner.
- Bien sûr. Nous sommes rendus ses parasites préférés, maintenant, s'amusa son mentor.
- Est-ce que le conflit est réglé entre toi et Tam ? »
Alika haussa les épaules.
« Il reviendra quand il s'en sentira prêt. Je ne lui courrai pas après. Par contre, ça commence à me manquer de faire une danse de lance avec Shozen.
- C'est tellement beau quand ça arrive en plus ! Un jour, moi aussi je veux la danser.
- Peut-être que ce sera avec moi ?
- Ou avec un futur petit-copain ou petite-copine ! »
Elles arrivèrent dans la Capitale et laissèrent la monture au palefrenier. Alika avait déjà attaché la breloque et entra sans gêne dans le palais. Guidée par Jiguro qui connaissait les lieux par cœur, elle retrouva l'aile qui comprenait la chambre et les deux salons de la reine de Kanbal. Elle s'annonça aux gardes qui les laissèrent passer toutes les deux.
« Mais je n'ai pas de breloque, s'inquiéta Lany.
- Tu es ma disciple. Ils auraient été obligés de te laisser passer en ma présence. »
Lany émit un petit son incertain.
« Nerveuse de rencontrer la reine ?
- Un peu…
- Dis-toi qu'ici, au moins, à Kanbal, ils n'ont pas le mythe qui dit que si on regarde un membre de la famille royal, on devient aveugle.
- C'est quoi ce mythe ? éclata de rire sa disciple.
- Les Mikado du Nouvel Empire de Yogo ont cette croyance que les enfants des dieux, dont Ten no Kami en particulier, sont tellement divins que les regarder brûle les yeux.
- C'est vrai qu'ils plus superstitieux qu'à Rota ou même Sangal. Ici, on est décontracté. La pauvreté fait en sorte qu'on est moins égoïstes, je trouve. »
Le temps de parler du mythe des yeux aveugles, Alika arriva devant une porte. Elle n'était pas richement décorée et elle avait l'air sommes toute banale. Elle cogna doucement et des servantes allèrent leur ouvrir.
« Reine Naiyana, la lancière Alika et Mademoiselle Lany sont-là.
- Faites-les entrer, ordonna une voix féminine. »
Alika et Lany pénétrèrent la pièce et déposèrent leurs lances à l'entrée, dans le porte-lance désigné à cet effet. Les faibles rayons du soleil illuminaient la pièce qui était taillée à même la pierre. Naiyana était assise sur une des quatre chaises qui ornaient une table ronde. Ses longs cheveux brun pâle étaient tressés en une grosse natte dans son dos et portait une robe avec des broderies argentés et dorés. Elle déposa sa tasse de thé en voyant les nouvelles arrivantes.
« C'est donc vous, Alika-San, dont m'a parlé si souvent mon mari, le roi Radalle, se réjouit Naiyana. Il m'avait prévenu depuis un moment, mais je ne savais jamais quand je pourrai vous rencontrer.
- Bonjour ma Reine, salua Alika en s'inclinant, même si elle n'avait jamais vraiment pratiqué ses saluts royaux. »
Lany l'imita très rapidement, un peu maladroitement; Koda n'avait jamais voulu lui enseigner les saluts royaux.
« Prenez place, les invita la reine. »
Elles ne se firent pas prier, se tirant chacune une chaise. On leur apporta du thé à base de lait ainsi que des douceurs cuites et du sucre à la crème. Lany regardait sans arrêt le collier autour du cou de Naiyana.
« Ma Reine, dit Lany, prenez-vous les compliments ?
- Oui, bien sûr.
- Votre collier… il est très beau même s'il est légèrement massif pour mes goûts. »
Naiyana fit un petit sourire et porta ses mains sur le bijou doré, qui était composé de cinq petites plaquettes au-devant, sertis de pierres étincelantes clair et couleur émeraude. Cette dernière s'agençait avec la couleur de ses yeux.
« Il y a quelques années, un représentant d'un continent du sud nous a fait cadeau de bien des choses et ce collier fut l'un d'entre eux. Je crois qu'il s'agit des Talsh… »
L'espace d'un instant, le cœur d'Alika arrêta de battre et ses oreilles se mirent à bourdonner. Entendre parler des Talsh de façon politique semblait bien pire que si on parlait du peuple. Jiguro posa ses mains sur ses épaules pour la calmer et lui ordonna de ne rien dire.
« Nous n'avons pas établi de liens après avoir découvert la vérité sur leurs véritables intentions de conquérir le continent du nord… mais le collier est si beau et si rare…
- Un bijou reste un bijou, lâcha Lany.
- J'aime beaucoup votre façon de penser, jeune demoiselle. Je crois d'ailleurs voir que vous êtes la première vraie apprentie guerrière de la cour.
- Je serai pas parvenue à ce titre ni à ce niveau sans les enseignements de mon mentor Alika, renchérit-elle avec fierté. »
Alika força un sourire, mais elle ne pouvait nier le sentiment de rage qui se dégageait dans son cœur en voyant que Naiyana continuait de porter un collier qui, à l'origine, signifiait une trahison parmi les alliances des quatre pays du continent nord.
« Portez-vous toujours ce collier ? demanda calmement Alika.
- Oui, majoritairement.
- Oh ! et de quel pays venez vous suite à votre mariage avec le roi Radalle ?
- Je viens de Rota. Je suis la fille du roi Ihan.
- Donc, Kanbal et Rota sont liés ensembles. Des alliés, donc.
- Oui, tout juste.
- Avez-vous pensé à fiancer votre fils avec un autre pays voisin ? Le Nouvel Empire de Yogo, par exemple ? Il y a une petite princesse du même âge que votre fils. Ça serait un bon parti, je trouve.
- Radalle m'en a fait part, en effet, après votre conversation qui a suivi le conseil avec les lanciers et apprentis lanciers du roi. J'y pense depuis, mais je trouve Loesan bien jeune encore.
- Rien n'a été dit que c'était pour toute de suite. Mais si vous avez besoin d'escorte, de garde ou de protection, nous sommes à votre service. »
Naiyana sembla émue par la proposition.
« En général, c'est Radalle qui est accompagné par des soldats lors de voyage diplomatique. Si j'ai à partir, c'est toujours avec des hommes, alors… avoir des personnes de mon genre est une première. Je me sens moins seule !
- Je voyage entre le territoire Yonsa et la Capitale, donc si jamais vous devez partir, il faut envoyer une missive à la maison de guérison, car c'est là où j'habite présentement. Et à chaque début d'été, je retourne rendre visite à mes parents au Nouvel Empire de Yogo.
– J'en prends note. Vos parents sont Yogoese ?
- Mon père est métis Yogoese et Yakue, ma mère est Kanbalese d'origine. Je suis métisse.
- Ah, je vois. Vous avez plus retenu de votre mère alors, comme vous semblez Kanbalese de base. Dites-moi, pour venir aussi souvent à la Capitale, ne serait-ce pas mieux d'avoir un appartement ici ?
- Alika-Sensei aime bien voyager, l'informa Lany. Elle dit que ça ne la fatigue pas vraiment. Et puis, si elle vient habiter ici, je pourrai la voir beaucoup moins souvent, donc, moins d'entraînement et de progression en tant que disciple.
- Je vois. Hé bien, s'il n'y a pas de problèmes pour vous deux, vous êtes libres de faire ce qui est bon pour vous. Et Alika, merci d'avoir permis à Radalle de se libérer la conscience. Je le sens déjà en bien meilleur forme, comme ça faisait longtemps que ce n'était pas arrivé. »
Alika sourit. Elles restèrent une bonne heure à discuter et Naiyana parla surtout de son enfance avec son père dans son pays natal. Elle aimait beaucoup Kanbal, ayant fini par s'habituer au climat montagnard, gris et froid en hiver, mais parfois, sa patrie lui manquait.
Elles apprirent aussi que si le couple royal n'avait que Loesan en tant qu'héritier c'est qu'ils avaient des difficultés à concevoir. Naiyana croyait qu'il s'agissait d'une malédiction, mais plusieurs magic-weavers, des bergers surtout, lui avaient dit que rien ne pouvait les atteindre et qu'aucun maléfice n'était en jeu.
« On a tout essayé. On m'a même dit de ne pas y penser et que ça viendrait naturellement, mais… rien.
- Peut-être que la fatigue et le stress de Radalle joue un rôle important, hasarda Alika. Est-il souvent endormi quand vient le temps pour vous d'aller au lit ?
- Bien souvent.
- Alors il faudrait peut-être essayer aux petites heures du matin, où son énergie est au plus haut, plutôt que le soir. »
La reine réfléchit un moment. En dehors de ses servantes, elle n'avait jamais vraiment abordé ce sujet de fécondité. Alika avait effectivement une énergie avec laquelle les gens désiraient interagir avec elle. Les dires de Radalle ne mentaient pas.
« Pourquoi pas ! Ça vaut le coup d'essayer ! »
Lorsque la porte se referma derrière elles, Alika crut perdre l'équilibre. Lany s'empressa de la soutenir.
« Tout va bien ?! s'inquiéta-t-elle.
- Il faut absolument que l'on fasse retirer ce collier de malheur à la reine, maugréa Alika à voix basse.
- Tu crois sûrement pas que c'est ça qui affecte sa fécondité ?
- Aucune idée, mais la simple idée de savoir que ce sont les Talsh, le pays de mes agresseurs, qui lui ont offert me met les nerfs à vif !
- Oh… je comprends. Mais on peut pas s'introduire dans ses appartements royaux et le lui prendre comme des voleuses.
- Il faut donc trouver un moyen de lui offrir un cadeau plus dispendieux… »
Alika n'en fit pas part, mais elle pensa un moment à Chagum. Il aurait pu facilement lui faire cadeau du collier en or le plus pur de sa collection si elle lui avait demandée, mais elle n'habitait plus au Nouvel Empire de Yogo et même avec un appel d'âme, elle ne pouvait rien faire.
Elle aurait pu passer par Tomoe, mais elle aussi habitait le pays voisin. Si elle demandait à voir les colliers de la mère de Shozen, elle sonnerait suspecte et il pourrait croire qu'elle désirait un cadeau de lui.
« Je trouverai une solution.
- D'a-d'accord, balbutia Lany.
- Ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de le lui voler. »
Elle termina sur un clin d'œil.
Il ne restait que peu de temps avant la saison froide, mais avant la tombée de la première neige, il y avait toujours de la pluie. Lany possédait bien des peurs reliées à ses vies antérieures – sûrement marquée par celles-ci – ainsi que quelques phobies qui ne trouvaient aucune origine rationnelle comme celle des poupées et la profondeur des mers qui la rendaient mal à l'aise, mais les orages, les éclairs et le tonnerre l'avaient toujours fascinée. Le son de la pluie l'apaisait et tout semblait, étrangement, plus vif, plus coloré.
Elle se souvenait qu'avec son grand frère Koda, dans son enfance, il la prenait dans ses bras et ensembles, ils observaient le paysage à l'extérieur de la maison, en sécurité, regardant et admirant les éclairs laissés par la nature – ou par le Dieu Yoram. Towa, leur père, leur avait appris comment prédire la météo en regardant les nuages, et depuis, Lany ne se trompait presque jamais dans ses prédictions. Mais quand les nuages annonciateurs d'orages, tels les cumulonimbus, se montraient dans le ciel, la petite avait remarqué que son ventre lui faisait de plus en plus mal jusqu'à l'averse. Alors ses amis étaient portés à lui demander si elle avait mal quand ils voyaient les nuages à l'horizon et jouaient à l'extérieur.
Elle se retourna dans son lit, dans la chambre d'invités de l'appartement de Koda, à la Capitale. Il avait commencé à pleuvoir des cordes, peu de temps après l'heure du souper, mais Lany avait commencé à avoir mal au ventre et avait décidé d'aller se reposer, ne sachant pas si elle se redresserait par la suite d'une sieste, grisée par le sommeil et la fatigue. Au dehors, la pluie martelant les dalles de pierre créait un son d'ambiance relaxant. Elle jeta un œil vers les volets fermés : un éclair venait d'émettre sa lumière par la petite fente et dans la seconde qui suivit, un puissant coup de tonnerre retentit, secouant tout le bâtiment. L'orage était juste au-dessus d'eux. Elle entendit les autres guerriers dans le couloir applaudir et pousser des exclamations d'excitation. Lany sourit. C'est alors que sa porte s'ouvrit rapidement et que sa couverture se souleva avant de sentir un corps chaud reposer proche d'elle.
« A… Alika-Sensei ? se surprit Lany. »
Elle n'entendit qu'un son étouffé et sentit les bras d'Alika contre elle.
« Je déteste les orages, murmura Alika, enfin. Mais je n'en parle pas, parce que les gens vont se moquer de moi…
- Mais qui oserait se moquer de mon mentor super cool ? s'étonna Lany en caressant ses cheveux.
- Je ne sais pas… on a déjà ri de moi lorsque plus jeune, quand j'ai dit que ma peur des orages pourrait être liée à une vie antérieure où je suis morte électrocutée. Même si Yoram est le Dieu de la foudre et du tonnerre, je n'arrive pas à aimer ça et je me sens nerveuse… à tous les coups. »
Alika était terrifiée. Elle se raidissait quand elle entendait le tonnerre gronder au-dessus de leur tête.
« Hé bien, ils sont très mal placés pour te juger dessus. T'as pas à te sentir mal pour ça, voyons. Tu t'es pas moquée de moi quand j'ai eu peur des poupées de ta famille, et ta mère s'est montrée compréhensive à mon égard face au malaise que je ressentais devant la mer.
- Tu as de la chance de ne pas avoir peur des orages.
- J'ai jamais été effrayée par eux, pour tout dire. »
Elle lui raconta alors ses petites habitudes de regarder les éclairs avec Koda, et lui parla même de ses maux de ventre quand l'intempérie approchait.
« Tu es sans doute lié, spirituellement, d'une façon, à cette météo, hasarda Alika.
- Peut-être… Et même si on m'avait pas sensibilisée à ce temps orageux dans ma vie du moment, j'en ai jamais été terrifiée, même si j'ai bien des peurs. À chacun ses petits je-ne-sais-quoi qui crées la différence entre les humains. »
Lany leva ses yeux bruns vers les volets fermés.
« Au moins, je sais que ça ne dure jamais longtemps, essaya-t-elle d'encourager Alika. Au maximum, dans quinze à trente minutes, ça va être passé.
- Je ne voulais pas que Koda me voit paniquer, donc, je me suis vraiment contenue devant lui, mais je n'en pouvais plus, alors je suis partie vers ta chambre en mentant que j'allais vérifier si tu allais bien. Un mentor choyée par sa disciple…
- Et ça me fait plaisir. »
La plus jeune des deux se redressa dans le lit. Elle changea les idées d'Alika en la bombardant de plein d'histoire, et en profita même pour tirer le rideau pour cacher la lumière des éclairs aux yeux de son mentor. Cette dernière s'apaisa graduellement, comprenant à quel point son lien avec Lany était puissant et combien elle se préoccupait de son bien-être émotionnel.
Elles sortirent de la chambre. Koda se renseigna pour savoir si sa petite sœur allait mieux.
« Mon mal de ventre est parti, et l'orage aussi, annonça-t-elle.
- Tant mieux. Il y a eu une forte tempête et j'ai vu de beaux éclairs, fit Koda. Dommage que tu ne les aies pas observés avec moi.
- Il y aura d'autres occasions. »
Alika fit une grimace.
« Tu n'aimes pas les orages, Alika ? demanda son hôte.
- Euh… pas vraiment. J'ai un peu de difficulté avec ça, même si j'y travaille, avoua-t-elle.
- Oh, je vois. Ce n'est pas grave, je ne te juge pas. Ici, à Kanbal, les éclairs représentent les coups de foudre en amour. On dit de ceux-ci que c'est notre Dieu Yoram, qui, en veillant sur notre pays, lance les éclairs et touche les âmes qui sont destinées à être ensemble comme de la foudre. D'où notre expression de "avoir le coup de foudre" pour une personne en particulier.
- C'est… c'est une belle façon de voir les choses. Donc, on peut dire que Yoram a choisi d'autres âmes sœurs destinées à s'aimer pendant la tempête qui vient de passer grâce aux éclairs, c'est ça ?
- Oui, en plein ça.
- Et le tonnerre, lui ? Il représente quelque chose en particulier ? »
Lany réfléchit un petit moment. Ses cours d'histoire et de légendes étaient encore bien frais dans sa mémoire.
« D'après les bergers, si les éclairs représentent le coup de foudre, le tonnerre représente le son des sabots des chèvres et des yaks. Ils sont aussi les serviteurs de la Chèvre des Fêtes. Lors des orages, il est dit qu'ils s'entraînent et endurcissent leurs muscles pour aider leur grand chef à distribuer les gashas et les biens pour le temps des fêtes à venir, lors de l'hiver.
- Oh, alors… la Chèvre des Fêtes est connue partout, et pas juste des enfants ! comprit Alika.
- Je connais la légende, avoua Koda. Il y a toujours une part de vérité dans les légendes. »
Koda ne voulait simplement pas briser la magie de la croyance avec sa petite sœur adorée, alors il avait dit ça pour ne pas briser l'ambiance. La légende de la Chèvre des Fêtes était souvent raconté aux enfants, disant qu'une chèvre laissait des pommes de terre, des gashas, sous les sapins.
Tout était partie d'un simple récit, indiquant qu'un jour, un pauvre homme Kanbalese était sorti de chez lui pour aller chercher de la nourriture pour sa famille en plein hiver. Il avait vu une chèvre et l'avait attrapé pensant la ramener à sa famille pour qu'elle ne meure pas de faim. Mais la chèvre était immortelle et lui avait demandé pourquoi elle avait été si maltraitée par lui. L'homme lui avait expliqué que sa famille mourait de faim.
« La chèvre lui pardonna et ne le punit pas comme elle désirait le faire au début, continua de raconter Lany. Elle lui dit également qu'il devrait jeter un œil sous les arbres près de chez lui au petit matin. L'homme rentra au bercail. Et puis, le lendemain matin, lui et sa famille sont sortis pour trouver des tonnes de gasha sous les arbres. Avec les pommes de terre, ils ont pu survivre à l'hiver.
- Donc, le tonnerre, ce sont les serviteurs de cette chèvre ? demanda Alika.
- Oui. Est-ce que tu imagines vraiment que leur grand chef se tape tous les neufs territoires de Kanbal en une nuit ? Il ferait un burn-out à coup sûr ! »
Le soleil se repointa doucement, comme s'il n'y avait jamais eu d'orage, montrant un beau ciel rosé et rouge, tel un Alam La Laï. Le dialecte Yonsa appelait de beaux coucher de soleil sur les montagnes de cette façon. Le conte disait que le soleil aimait les montagnes, qui était la mère du peuple Kanbalese. Le soleil montrait son affection à leur mère avant de s'endormir pour la nuit, comme il le faisait depuis mille ans déjà.
En voyant ce spectacle de la nature, les pensées d'Alika allèrent à la fois à Amaya, et enfin, à Shozen.
Yoram nous a sûrement frappé en même temps avec la foudre, alors, conclut-elle. La visite à la Capitale termina, comme elles avaient toutes deux rencontrer la reine de Kanbal, Naiyana.
Lany prenant un petit congé de supervision, Alika se retrouva de nouveau seule pour une durée indéterminée. Elle en profita donc pour faire une introspection. Elle savait qu'elle ne devrait pas se tourmenter de la sorte, mais n'étant pas asexuelle de base, elle se permettait d'essayer de comprendre son comportement et pourquoi son physique et son mental se faisaient la guerre. Ses chakras étaient maintenant équilibrés grâce à Messiah, et, pourtant, rien ne faisait déclencher son désir sexuel. Elle savait que son chakra du cœur – Anahata – et son chakra sacré – Svadhisthana – étaient de nouveau ouverts, et que majoritairement, grâce à eux deux, les gens pouvaient avoir des relations intimes et durables. Elle n'aurait pas été en mesure d'être en relation avec Shozen si son chakra du cœur n'était pas un minimum ouvert.
Mais alors s'ils étaient ouverts, et que psychologiquement, elle se sentait en paix avec elle-même, pourquoi n'avait-elle toujours pas envie de se toucher ? Ces réflexions avaient tranquillement fait surface depuis qu'Amaya ne se gênait pas pour se toucher et se masturber à presque tous les soirs à ses côtés avant de s'endormir – quand Lany n'était pas présente. Il y avait des fois où, juste couchée dans son lit, Alika pouvait la regarder se toucher sans ressentir une quelconque envie de l'imiter. Amaya lui demandait même si elle se sentait un brin excité. Soulevant son sous-vêtement, Alika hochait négativement de la tête.
« Non, je suis désolée…, s'excusa-t-elle. Ce n'est nullement de ta faute. Tu fais très bien ça. »
Et elle finissait par s'endormir. Amaya ne se sentait pas plus vexée et essaya même de se masturber par-dessus elle; qu'Alika dorme ou non. Or, le résultat était le même : pas de désir, pas de libido, pas humide, rien.
« Je devrais peut-être en parler à Tante Yuka demain, pour ma thérapie bi-mensuelle, sortit Alika dans un soupir. Mais si seulement j'y pense et que l'énergie est là…
- Si ça peut t'aider à te retirer cette sorte de culpabilité et tourmente, et si vraiment ça te pose problème, je t'y encourage fortement.
- Est-ce que tu vois aussi une personne à qui parler de tes problèmes dans le monde spirituel ?
- Oui. Mais ce n'est pas Mio ni Mayuna. Elles ne sont pas formées pour ce genre de choses, et je ne veux pas que notre belle amitié soit bousillée par de la négativité. On en a assez à gérer notre propre petite âme, pas besoin de déposer notre sac et déverser le contenu sur les autres.
- Tu as raison.
- Je sais que je devrais te laisser te reposer, mais… Je peux te confesser un truc ?
- Oui, vas-y. »
Amaya eut une sorte d'hésitation avant d'enchaîner.
« … Tu sais que j'ai aimé et aime encore Jiguro ?
- Oui, je m'en suis toujours doutée, même quand tu étais vivante. Pourquoi ?
- Hé bin… lui et moi avons déjà échangé et fais danser nos corps ensembles, avoua-t-elle alors qu'Alika la sentait devenir ultra gênée de cette confession. Quelques fois… parfois. »
Alika se retourna vivement vers elle, le regard plus qu'éberlué. Essayer d'imaginer Jiguro avec une femme… elle n'y avait jamais pensé en fait. Ça lui paraissait presqu'improbable. Alors l'imaginer dans une partie de jambes en l'air, c'était encore plus invraisemblable. Mais il est vrai que quand elle avait reçu la lettre de Shozen, lorsqu'il lui faisait la cour, et que Jiguro semblait se moquer d'elle, Alika lui avait répliqué qu'il ne savait pas ce qu'était de courtiser une personne.
Ce à quoi, son gardien lui avait clairement fait comprendre qu'il n'avait jamais dit qu'il était complètement célibataire et coincé avec la gente féminine. Était-ce d'Amaya de qui il parlait dans le temps ? Pour le savoir, Alika approfondit sa recherche, toujours sous le choc.
« T'es… t'es sérieuse ?! lâcha-t-elle. Mon gardien, Jiguro… avec mon âme sœur de vie antérieure… qui… »
Elle mit ses doigts devant elle, comme pour visualiser et comprendre une situation concernant une ou plusieurs personnes.
« Hein ?! se perdit-elle. »
Amaya se pinça les lèvres, sûrement face aux liens qu'Alika possédait avec eux deux. Or, Alika savait qu'Amaya ne lui appartenait pas et que dans leur couple – antérieurement ou même à ce moment séparé par la dimension spirituelle et matérielle - chacune avait sa propre liberté sexuelle avec ses propres expériences personnelles. Cependant, imaginer Jiguro, qui était son gardien primaire, faisant limite office de seconde figure paternelle après Tanda, avec Amaya, Alika en resta muette. Amaya se tortillait les doigts nerveusement sur la couverture.
« Oui, bin… ça doit sonner comme étant contradictoire… mais je pense que je suis moins lesbienne en or pur que je le pensais avant… un peu comme toi et Shozen. Pourtant, Jiguro est l'unique homme à qui j'arrive à ouvrir mes cuisses. Pour les autres, je n'en ai jamais vraiment ressenti le désir, mais Jiguro fait exception…
- Es-tu… amoureuse de Jiguro ? demanda Alika doucement. »
Pour toutes réponses, Amaya se retourna, dos à Alika et éclata en sanglots, se sentant coupable alors qu'elle croyait dur comme fer être uniquement attirée par les femmes – et Jiguro la mettait dans tous ses états. Exactement comme Alika et Shozen.
Alika soupira doucement et lui caressa le dos, la forçant à se retourner et la regarder. Peut-être pas dans les yeux, mais au moins pour qu'elle puisse voir son visage sous la faible lueur de la chandelle de chevet. Elle la comprenait, car elle était passée par le même état de choc avec Shozen.
« Je tiens à te rassurer très rapidement que je m'en étais toujours doutée, même quand tu étais en vie, s'empressa-t-elle de dire. Sur le coup, j'ai vraiment été surprise, mais je ne suis nullement fâchée. J'ai toujours senti que tu m'aimais, autant que tu aimes Jiguro. Tout comme tu ne désires pas que je me bloque d'aimer une personne à cause de ta présence spirituelle et que tu peux être vraiment partout. »
Amaya tenta de se justifier, d'expliquer toutes les raisons inimaginables quant à son attirance pour Jiguro, mais Alika l'arrêta en lui disant qu'elle n'avait pas à le faire.
« Je ne vois pas pourquoi je te jugerai, Amaya, la réconforta-t-elle. J'ai toujours pensé à "vivre et laisser vivre", et si toi tu l'aimes, si lui t'aime, si vous vous aimez, alors aimez-vous. L'amour ne se dicte pas, que ce soit spirituel, vivant ou les deux mélangés.
- Les deux mélangés ? renifla-t-elle.
- Oui. J'ai connu des médiums et nombres de vivants en couple avec des esprits. Messiah en fait partie, et moi avec toi. Et puis, je dois avouer… toi et Jiguro êtes trop mignons ensembles, sincèrement.
- Mais je sais qu'il est comme un père pour toi… c'est quand même ton grand-père maternel…
- D'une part, oui, mais je le vois surtout comme mon gardien, le père de ma Maman. Je ne dicterai pas sa vie sexuelle et ses sentiments, ce serait contre mes valeurs… Parallèlement, je savais déjà que Jiguro avait des sentiments pour toi dès l'instant où on s'est retrouvées au Nouvel Empire de Yogo, toi et moi. Alors à part avoir été prise de court, ça ne m'étonne pas plus. Ceci dit… es-tu la seule femme pour qui il a eu, et a, des sentiments aussi puissants ? »
Calmée et apaisée, Amaya se tourna sur le dos pour regarder le plafond.
« Avec honnêteté, je lui ai déjà posé la question… Ta mère est comme une fille pour lui, donc il s'agit surtout d'un amour paternel envers vous deux. Il n'est pas le genre d'homme à s'ouvrir ainsi, mais tout ce qu'il m'a dit a été que "oui, il avait déjà aimé une autre, seule et unique femme" par le passé. Je n'en sais pas plus que ça. Je n'ai pas insisté. C'est un homme avec peu de paroles.
- Peut-être que Tante Yuka le saurait ? Je sais qu'elle a déjà confié qu'elle, Jiguro et son frère Karuna – mon grand-père maternel biologique en sommes – étaient de très bons amis quand elle étudiait en médecine à la Capitale. Il lui a peut-être déjà dit ?
- Peut-être… bon, je n'abuserai pas de ton sommeil, mais j'aimerai rajouter que ce que je t'ai confessée ce soir, sur le fait que je faisais l'amour avec Jiguro, ce n'est pas lui qui a fait les premiers pas…
- Ce fut toi ? demanda-t-elle, non pas si surprise de ça.
- Oui… je ne me souviens plus comment ça s'est passé, mais je sais que la première fois, je me suis retrouvée couchée sur une table, les cuisses écartées et Jiguro au bout de la table…
- Merci des détails, nota Alika, légèrement déroutée.
- Désolée…
- Pas grave. Si ça te fait plaisir d'en parler, alors fais-le. Tu es libre de t'exprimer avec moi comme bon te semble.
- Je peux t'affirmer qu'il n'y va pas de main morte et qu'il est très dominant en la matière…, rougit-elle. De la part d'un Kanbalese, ça ne m'étonne pas. D'ailleurs, je ne l'entends même pas, il ne dit absolument rien, pas même un petit souffle. Et à la fin, bah, il grogne.
- Il te prend dans ses bras au moins ?
- Oh ça, pour les câlins post-amours, il s'en donne à cœur joie. Il n'est pas un homme tactile de base, mais à la fin de chaque acte, il aime bien m'avoir dans ses bras. Il fait vraiment son protecteur.
- Vous faites souvent l'amour ?
- Non, pas si souvent que ça. Quand j'en ai besoin, je n'ai qu'à aller le voir, et à ma simple énergie, il comprend le message et me sert. »
Alika rit lentement en comprenant qu'avec Amaya, Jiguro ne pouvait que lui obéir en mettant son côté têtu en réserve et la traiter en reine. Elle finit par s'endormir sur cette pensée. Dès le lendemain matin, elle savait ce qu'elle avait à faire.
En général, le matin, Alika était la plus grande marmotte paresseuse au lit. Il lui fallait faire des efforts colossaux pour se tirer hors de la couette, sauf que ce matin-là, elle ne parvenait plus à contenir son excitation afin de se renseigner à Tante Yuka qui était cette femme mystérieuse qui avait conquis une fois le cœur de Jiguro en dehors d'Amaya. Et Alika lui demanderait avant sa psychothérapie bimensuelle. Son kimono rose foncé sur le dos, sa ceinture Kanbalese à la taille, elle dévala les escaliers et retrouva sa grande tante à la cuisine.
« Bon matin, Tante Yuka ! annonça-t-elle avec un grand sourire.
- Bon matin, ma belle, la salua-t-elle. As-tu faim ?
- J'ai faim de réponses…
- Oh ? Et quelles sont-elles, dis-moi ? l'invita-t-elle en prenant place sur la chaise en face de sa petite-nièce.
- Je me demandais une question à propos de Jiguro Musa, avoua-t-elle. Je sais que ça peut paraître étrange dit comme ça, car je ne l'ai jamais connu en étant en vie, mais… »
Yuka savait qu'Alika était dans les énergies. Cependant, sa petite-nièce n'avait aucun souvenir de lui avoir parlé que Jiguro était son gardien spirituel. Elle se gardait cette information top secrète. De plus, elle n'était clairement pas pour lui dire que qu'elle avait eu une grande discussion avec Amaya en tant qu'esprit, tard dans la nuit, qui avait fait naître les questions qu'elle s'apprêtait à lui poser. Alika allait devoir choisir minutieusement ses mots afin d'emmener le sujet de la façon la plus naturelle qui soit sans parler du monde des esprits.
« … pour avoir vécu la vie avec Maman constamment en fuite, est-ce qu'il a déjà eu une femme dans sa vie ? demanda-t-elle. »
Yuka se figea. Alika tenta alors de détendre l'atmosphère en justifiant sa question.
« Je me demandais parce que d'après la description de Maman, mentit-elle, Jiguro était un homme sévère, taciturne, stoïque et pas du tout tactile… alors sans doute qu'avec la gente féminine, ses chances étaient moindres. Maman ne m'a jamais parlé d'un quelconque côté romantique le concernant, encore moins une partenaire… »
À ce moment, son jeu de détente fonctionna, car Yuka éclata d'un rire contagieux. Et bingo ! Alika vit Jiguro prendre place à son tour à la table et regarder Yuka, amusé. Ayant entendu son nom être prononcé, il était venu pour voir ce que ça donnerait. Il fit signe de la main à sa protégée comme quoi elle avait très bien emmené le sujet. Et ce, sans même dévoiler que c'était grâce à son don qu'elle connaissait déjà les manies de Jiguro. Amaya arriva très vite, avant même que Yuka ne termine de rire, désirant aussi abreuver sa curiosité.
« Pauvre Jiguro, souffla Yuka. Il n'était pas si coincé que ça !
- Alors ça veut dire qu'il a déjà eu une femme dans sa vie ?! s'égaya Alika.
- Mais bien sûre que oui !
- Et tu la connaissais, Tante Yuka ? Comme vous étiez de très bons amis toi, ton frère et lui à la Capitale, tu l'as sans doute rencontrée ou croisée, si ?
- Oui, je la connaissais. »
Elle prit une gorgée de son thé au koluka et continua. Alika vit alors son aura changer pour une couleur qu'elle ne pensait jamais voir chez elle : blanche avec un soupçon de vague d'énergie rose. L'énergie des âmes sœurs. Amaya dégageait la même aura quand elle lui parlait de Jiguro et était en la présence d'Alika. Balsa et Tanda aussi, de temps en temps. Et voilà que Tante Yuka dégageait la même.
Alika fit bien vite le lien, et ce, avant même que les mots qui formeraient les phrases de Yuka, ne sortent de sa bouche.
« Je la connaissais, reprit-elle, car cette unique femme qui a partagé sa vie n'était nulle autre que… moi. »
Sa petite-nièce recracha sa gorgée de jus yukka. Ressentir les réponses par l'énergie était une capacité phénoménale, bien qu'innée pour elle, mais le prédire et l'entendre de la voix de la principale concernée, ça dépassait, à chaque fois, toutes ses attentes. Amaya lui jeta un regard éberlué. Toutes les deux dévisagèrent Jiguro à l'unisson qui avait seulement fermé les yeux et faisait un sourire discret.
« Ta-Tante Yuka ?! Tu… tu étais la femme de Jiguro ?!
- Pas sa femme, la corrigea-elle doucement. Nous étions un jeune couple, pas marié dans le temps et j'avais à peu près vingt-deux ans, presque ton âge, quand je suis sortie avec lui.
- Puis-je savoir combien de temps vous êtes restés ensemble ? Est-ce que vous étiez toujours ensemble quand il s'est enfuit avec Maman ?
- Hum, comment dire ça ? Nous sommes restés un bon deux ans ensembles, même si normalement, dans le temps, jadis, les unions n'étaient pas permis entre membres de Clan opposé.
- Les Yonsa et les Musa ne pouvaient pas se marier entre eux ? se surprit Alika.
- Pas dans notre temps… aujourd'hui on peut, mais pas dans ce temps-là. Or, comme les Yonsa et les Musa s'entendaient bien ensemble, les gens ne firent pas plus d'histoire quant à notre relation. Ils pensaient même au contraire que ça renforcerait nos liens. »
Elle lui raconta l'arrivée de Balsa dans sa vie en tant que nièce, des tranches de vies avec Karuna et parla plus en profondeur de sa relation avec Jiguro, n'ayant aucune gêne à en parler bien qu'elle était en sa présence et qu'elle l'ignorait par-dessus tout. Ce qui en soi, était normal.
« D'ailleurs, continua Yuka, ta mère Balsa a failli avoir un petit cousin ou une petite cousine. »
Alika faillit s'étouffer à nouveau.
Alors Yuka était la première et unique femme avec qui Jiguro avait partagé son intimité… wow ! pensa-t-elle.
« Alika, si tu continues à t'étouffer avec ton jus, je vais te le confisquer, la menaça Yuka.
- Désolée, Tante Yuka, c'est juste que ça me montre à quel point je ne connaissais presque rien de Maman et de Jiguro, voire même de toi, avant ma naissance.
- Et c'est normal. Je suis quand même heureuse de t'en parler, même si ça me rend nostalgique. Ça permet de garder la mémoire de ceux qui nous ont quittés, y compris ce petit cousin ou cousine de ta mère.
- Je confirme. Continue s'il te plait !
- Oh oui, oh oui ! insista Amaya même si Yuka ne pouvait l'entendre.
- Tu as dit que Maman avait failli avoir un cousin ou une cousine…
- Aaaah lala, pensa-t-elle. Cet événement n'était pas prévu en fait et… c'est ce qui a mis un terme définitif à notre couple… »
Son regard s'assombrit et Jiguro ferma les yeux en croisant ses bras sur ses pectoraux, se reculant sur sa chaise. L'atmosphère était soudainement devenue très froide et gênante. Amaya se mordilla la lèvre inférieure, ne sachant pas comment réagir ou quoi dire.
Alika sentit dès lors que c'était devenu un tabou entre les deux, mais entre eux deux, c'était Jiguro qui était le plus malaisé. Yuka ne se censura pas : Alika sentait encore la douleur dans son cœur; vive, bien que de courte durée. Comme un pincement.
« Quand c'est arrivé, mon mentor, Ceiko, a toute de suite devinée ce qui se passait. Elle m'a promis de ne le dire à personne – nous n'étions pas mariés, alors qu'est-ce que les gens auraient pu penser de ça ? J'avais tellement peur à l'époque même si nos clans respectifs ne voyaient pas soucis dans tout ça. J'étais tellement effrayée que je ne pensais qu'au pire et me faisais pleins de scénarios, tout aussi pire les uns que les autres. Toutefois, je savais que je voulais le garder. Je voulais tellement cet enfant…
- Comment a réagis Jiguro ? questionna Alika, sachant que son gardien se raidissait, mais restait toujours là, sans se lever ni bouger.
- … De façon très mauvaise, sortit-elle rapidement. Même si son comportement m'a atrocement fait mal, je savais déjà de base qu'il n'était pas prêt à être père. Il ne s'était jamais envisagé de l'être non plus. Mais je ne pouvais pas lui cacher, c'aurait été perçu comme une trahison dans notre couple, un manque de confiance et de communication. Je ne pouvais pas ternir sa réputation de Lancier du Roi et petit prodige avec un événement d'une telle ampleur. Je l'ai convoqué à un souper entre amoureux et j'ai prié mon ange gardien et tous les esprits de me venir en aide afin de me donner la force de l'annoncer.
- Ensuite ?! la pressa Amaya.
- Ensuite ? répéta-t-elle pour elle. »
Il y eut une courte pause.
« Il n'a rien dit de plus, enchaîna Yuka. En fait, il était devenu muet. J'avais beau avoir du cran et du caractère dans le temps – ce que j'ai toujours malgré tout – cette fois-là, je ne savais pas quoi dire pour me défendre à part que j'avais l'intention de le garder. La fin du repas s'est terminée en silence, nous avons payé chacun notre part et avons marché un moment sans échanger un unique mot avant de nous quitter, sans étreintes, sans baisers, sans aucuns mots.
- Oh… je suis désolée pour toi.
- Les jours qui ont suivi la nouvelle, il ne m'a plus parlé, il cherchait à éviter tout contact avec moi. Mon frère, Karuna, voyait très bien qu'il se passait quelque chose entre son meilleur ami et sa petite sœur. Il est venu me voir, m'a questionné pour me dire, au final, que Jiguro lui avait dit… en dehors d'eux et de Ceiko, personne d'autre n'était au courant de ma grossesse. Il a aussi essayé de me rassurer comme quoi Jiguro était seulement un peu confus, sous le choc, mais j'avais le pressentiment que ça allait durer jusqu'à la naissance de l'enfant… »
Alika voulait lui demander ce qu'il était advenu de l'enfant en jetant un œil inquiet à Jiguro – elle avait peur qu'il ne parte. Qu'il aille dans une autre pièce pour éviter le sujet, mais, à son plus grand étonnement, il resta-là. Sans doute pour avoir une vision plus claire de ce que Yuka avait pu ressentir face à son comportement, jadis. Et étrangement, elle y décela même une certaine culpabilité.
« Jiguro a recommencé à me parler, mais il ne parlait jamais du bébé. Voire même, deux mois s'étaient écoulés depuis et on n'avait pas eu de rapport ensembles. Il n'était pas du genre à aller vers les autres femmes, ça je le savais déjà. Mais j'avais des doutes quant à son abstinence. Où allait-il dépenser sa pulsion en dehors du plaisir solitaire ? »
Sa petite nièce haussa les épaules.
« J'ai quand même confronté Jiguro et lui ai dit que le jour où il accepterait de prendre ses responsabilités de père, qu'il revienne à moi. Pas avant. Il n'a rien dit. Je pense que le bébé a senti que Jiguro ne voulait pas de lui… j'ai fini par faire une fausse couche après ces deux mois-là. »
Cette révélation rendit Amaya tellement compatissante qu'elle se mit à avoir les yeux brillants et humides. Le bébé n'avait jamais vu le jour, donc, l'enfant n'avait pas été mis en adoption ou n'habitait pas ailleurs comme un secret.
« Pauvre Tante Yuka…, gémit-elle. Ce n'est pas de ta faute…
- Oh Tante Yuka…, s'effara Alika. Je suis si désolée… mes sympathies, même si ça fait très longtemps.
- Merci…
- Et… tu lui as dit ? À Jiguro ?
- Oui, j'ai dû le faire. Quand on a été certain que je ne faisais pas d'hémorragie, et que mon état fut stable, j'ai enterré le bébé dans notre jardin. Il n'était pas plus gros que mon ongle de pouce. C'est le petit bouquet de fleur d'okkul que tu vois à tous les jours. Alors… quand ta mère a perdu Kasem, je comprenais vraiment sa situation…
- Je comprends.
- Quand j'ai eu la force d'annoncer à Jiguro la nouvelle, j'étais en colère. Contre tout le monde. Contre la vie. J'étais vraiment prête à me battre… je ne me suis pas annoncée et je l'ai retrouvé chez lui. J'ai rassemblé assez de courage en priant mon ange gardien pour lui dire que je n'étais plus enceinte et qu'il n'y avait plus de bébé à l'avenir… J'étais fâchée, il l'était aussi. J'ai réagi de façon très excessive… »
Yuka se mit à pleurer. La douleur d'avoir perdu son unique enfant et ne pas en avoir eu d'autre faisait encore comme un étau dans son cœur… comme Kasem et Balsa.
« Tante Yuka, tu n'es pas obligée de continuer si tu ne veux pas, compatit Alika. »
Alika se dit qu'elle trouverait elle-même ses réponses grâce au monde spirituel et à l'aide des esprits si Yuka ne voulait pas continuer à en parler. Sa grande tante hocha négativement de la tête et lui dit qu'elle voulait aller jusqu'au bout, sachant que la curiosité d'Alika ne se serait pas calmée avant d'avoir eu les réponses à ses questions.
« Et puis, recommença Yuka au bout d'un instant, à part mon mentor, ce qui a été dit n'a jamais été raconté à qui que ce soit d'autre – pas même à Jiguro car il s'agit de mes ressentis. Et je pense que pour guérir cette blessure encore à vif, je dois en parler. Et je sais que tu es cette personne attentive, à l'écoute, qui ne jugera pas. »
Alika fit un petit sourire en posant sa main sur le bras de Tante Yuka, puis, regarda Jiguro pour voir sa réaction. Il était encore neutre, mais il y avait quand même une pointe de culpabilité qui ressortait de son énergie. Alika le trucidait du regard et lui en voulait. Ses yeux semblaient dire « regarde-moi, je réconforte Yuka, là, où tu ne l'as pas fait ».
Son comportement fut interrompu quand Yuka continua son récit.
« Jiguro m'a regardé, il était redevenu taciturne. Il ne m'a pas approché, pas même pour me prendre dans ses bras. Peut-être ne savait-il pas comment réagir, ce fut la seule explication rationnelle que j'ai pu m'offrir en guise de soutiens. Seul son chien à l'époque est venu me voir pour me lécher le visage. C'est lui que j'ai serré dans mes bras et sur lequel j'ai pleuré. Jiguro, lui ne s'est approché de moi que pour poser ses mains sur mes épaules et me dire que "Peut-être était-ce mieux ainsi..."
- Aouch… je puis comprendre que les mots ne soient pas son fort, mais quand même ? »
Amaya jeta un œil à Jiguro qui gardait les yeux fermés, malaisée.
« Ses paroles m'ont fait l'effet de coup de couteaux dans le ventre, continua d'expliquer Yuka. J'ai explosé et lui ai jeté ses quatre vérités en pleine face. Comme quoi il ne pensait jamais à moi, qu'il n'avait pas de sentiments. Je savais qu'il n'aimait pas les enfants, mais, moi, je voulais vraiment cet enfant, et maintenant que j'avais trouvé le courage de lui annoncer qu'il n'y en avait plus, c'était tout ce qu'il trouvait à me dire. J'ai réagi de façon excessive et j'ai osé lever les poings contre lui.
- Wouah, s'étonna Amaya.
- Je sais que c'est mal… et avec le recul, ce n'était pas acceptable, mais j'étais dépassée par les événements. J'ai dû paraître idiote de me battre contre un expert en arts martiaux, qui pouvait me neutraliser d'un moment à l'autre, tel un enfant avec un parent…
- Tu n'étais pas idiote à l'époque, et tu es loin de l'être encore à ce jour, Tante Yuka, lui reprocha Alika sévèrement. Tu étais dépassée, tu étais en deuil et tu te sentais incomprise. Jiguro n'a pas fait le moindre effort pour communiquer quand toi, tu as essayé. Après, il t'a sûrement neutralisé, mais… (elle soupira) tu étais dépassée, point.
- Notre relation a terminé comme ça… C'était une décision de nous deux. Karuna et lui continuaient toujours de garder contact et de se parler, mais pour moi, je voyais Jiguro comme un idiot qui n'avait rien à foutre de mes sentiments, de mes émotions. »
Amaya et Alika restèrent sans mots pendant un moment. Soudain, l'image de Balsa élevée par lui vint à l'esprit et elle sentit qu'elle devait parler, mais Yuka reprit la parole en premier.
« Je ne suis plus sortie avec qui que ce soit depuis. Je me suis uniquement concentrée sur ma profession de médecin. Puis, vingt-six ans plus tard, j'ai retrouvé Balsa. Balsa qui au départ était une femme étrangère.
- Ma première rencontre avec toi ! dit Alika avec un sourire, détendant l'atmosphère d'un coup.
- Oui. Elle m'a racontée son histoire, sa fuite avec Jiguro… encore aujourd'hui, je me demande bien comment il a bien pu élever et protéger ma nièce après notre événement commun. J'ai encore du mal à le croire. Pensant qu'un homme aussi têtu et obstiné, qui au départ, ne voulait pas d'enfant, ait pu être en mesure d'élever une petite fille… je me suis toujours demandée ce qui l'avait poussé à faire ce choix; il aurait très bien pu fuir sans emmener Balsa avec lui, mais… »
Alika, n'ayant plus de couteau dans les yeux, regarda intensivement Jiguro, comme si elle cherchait à le scanner jusqu'au plus profond de son âme. Il dût sentir la pression énergétique que sa protégée exerçait sur lui, car Alika ressentit de la résistance venant de sa part, avec un peu d'agacement. Or, elle ne se laissa pas avoir et continua pour le faire céder.
« Urgh, fit-il alors qu'Amaya regardait notre échange, malaisée. Petite et puissante médium que tu es, ton don va tous nous rendre fous !
- Tu as signé pour être mon gardien, à toi de gérer tout ça ! rétorqua-t-elle. »
Soudain, elle se sentit comme noyée. Il l'avait encore submergée de ses pensées et sans qu'elle ne se contrôle, les mots sortirent d'eux-mêmes de sa bouche, encore une fois.
« Je pense qu'il a dû se demander plusieurs fois s'il avait pu faire un choix différent si on lui avait donné la chance de tout recommencé à zéro et retourner à l'époque de sa fuite. Il en est peut-être venu à la conclusion qu'il choisirait toujours le même chemin. Il aurait toujours choisi la même et seule route possible, sans regrets. »
Yuka ne sembla pas la suivre et c'est là qu'Alika émit sa petite théorie sur la décision de son gardien de prendre Balsa sous son aile, bien qu'elle ne parvienne pas à soutirer cette information de l'énergie de son gardien. Jiguro cessa d'échanger son énergie avec Alika, coupant le pont de leur communication énergétique.
« Tu m'as dit que Jiguro était un homme têtu et que dès qu'une décision était faite dans son esprit, il ne changeait pas d'avis, vrai ? releva-t-elle.
- Oui.
- Alors je crois que même si on lui donnait le choix de changer des événements dans son passé, il reviendrait toujours à prendre Maman, Balsa, sous son aile. Mais j'ai peut-être ma théorie quant à cela.
- Oh ? Et quelle serait-elle ?
- En dehors du fait qu'il n'aurait jamais voulu servir le Roi Rogsam, au vue leur haine mutuelle, je pense que Maman a dû inconsciemment lui rappeler l'enfant que vous auriez pu avoir, toi et lui, par fantasme de scénarios imaginaires, sortit Alika délicatement. Il a élevé Maman, lui a transmis ses valeurs, l'a protégé. Certes, au départ, il était réticent et ne l'aimait pas tant que ça, mais ç'a fini par débloqué et leur relation s'est développée au fur et à mesure. Sans doute qu'en regardant Maman grandir, il a dû s'imaginer à quoi aurait pu ressembler votre enfant et les qualités/défauts qu'iel ait pu hériter, ainsi que la figure paternelle qu'il aurait pu être. Et sur son lit de mort, il a sans doute vu à quel point être Père pouvait vraiment rendre heureux et fier, même avec une fille…
- Alors tu fais le lien que Jiguro ait pu transposer et voir le reflet du bébé que j'ai porté sur Balsa si je comprends bien ? répéta Yuka.
- Exactement. »
Alika regarda de nouveau Jiguro qui ne fit qu'un signe de tête, mais elle savait que jamais il ne lui permettrait de découvrir ce jardin secret intime en lui, ni si ce qu'elle disait était vrai ou faux. Alika n'insista pas, ça faisait partie de lui. Déjà qu'il avait fait l'effort de ne pas fuir quand elle avait parlé du sujet tabou avec sa grande tante…
Yuka hocha doucement la tête et sourit.
« Peut-être est-ce une des raisons… après nous ne saurons jamais. Il est décédé avec les réponses. »
Elle se leva.
« Viens Alika, il est temps de continuer ta psychothérapie. »
Alika vit Jiguro se lever à son tour et les accompagner, le quart d'un instant. Il posa sa main sur l'épaule de Tante Yuka. Elle se retourna vivement et Alika fit semblant de n'avoir rien vu.
« Qu'est-ce qu'il y a, Tante Yuka ? fit-elle mine de questionner.
- … On aurait dit qu'une main s'est posée sur mon épaule…, avoua-t-elle, troublée.
- Ah ?
- Se pourrait-il que Jiguro ait tout entendu et sois présentement avec nous sous forme spirituelle ? »
Sa petite nièce fut prise de court. Elle ne savait pas si elle devait lui dire qu'elle le voyait ou feindre comme si elle n'était pas médium de nature.
Elle était en train de débattre sur la réponse à donner et elle devait faire vite. Finalement, Alika décida que c'était mieux de ne pas dire qu'elle voyait Jiguro en tant qu'esprit, car elle savait déjà que ça apporterait une myriade de questions. Elle n'avait pas l'énergie pour y faire face. Elle fit son choix. Elle tenta alors la meilleure réponse que possible.
« Peut-être, qui sait ? Moi-même je ne saurai jamais s'il a entendu tout ce qu'on s'est échangé ou pas. Mais au moins, les blessures et les non-dits commencent enfin à cicatriser. »
Yuka la regarda, ne posant pas plus de question et fit un petit sourire. Alika regarda Jiguro, qui tenait sa grande Tante par la taille : son aura était de la même couleur que Tante Yuka – blanche avec un soupçon de vague d'énergie rose. Alika comprit alors qu'elle était en présence de deux-âmes sœurs, que la mort même ne pouvait séparer. Ils avaient vécu plusieurs vies antérieures ensembles, se retrouvant, se courtisant et s'aimant encore plus que les fois précédentes.
Amaya prit sa main et sourit à son tour.
« On se voit tantôt, n'amour, lui dit-elle alors que Jiguro et elle les laissèrent entrer dans la salle privée.
- Oui. À tantôt, répondit-elle par télépathie.
- Et je ferai ultra attention à ne pas tomber enceinte de Jiguro, maintenant… »
Elle regarda Jiguro, comme si elle avait peur de sa réaction. Alika l'imita et s'adressa à son gardien par télépathie :
« Merci d'être resté jusqu'à la fin, Jiguro. »
Il n'hocha que oui et s'en fut. Alika entra dans la salle de psychothérapie, faisant la liste mentalement des trucs qu'elle devait régler et libérer de son esprit.
