Si Stiles ne se sentait pas dans son élément, il avait l'impression que sa comédie marchait à merveille. Il avait eu beau espérer que l'inverse soit vrai quelques jours plus tôt, il commençait peu à peu à se conforter dans l'idée que rien ne serait ni ne devait être su. Déjà, on ne s'intéressait pas à lui. Ça, c'était un fait, quelque chose dont il était déjà au courant mais qu'il ne pensait pas si vrai. Ensuite, Théo était allé si loin dans les traitements qu'il lui avait infligés que Stiles ne se sentirait de toute façon pas capable d'avouer ou de laisser entendre quoi que ce soit. Plus tôt, peut-être.
Maintenant, il était trop tard.
Trop tard pour que l'on sache. Trop tard pour faire machine arrière. Trop tard pour s'empêcher de faire ce que la chimère attendait de lui. Stiles était devenu un outil en un temps record, un bon petit soldat bien obéissant et il le savait. Sa propre lucidité lui nouait la gorge à un point inimaginable. L'humain se savait prisonnier d'une situation qu'il avait lui-même participé à créer. Avait-il eu le choix ? Non, mais il restait persuadé de sa faute dans cette histoire. Et s'il avait agi différemment ? Et s'il avait réussi à bluffer, à faire croire à Théo que son père était inatteignable ? C'était possible, il restait persuadé qu'un tel moyen existait – il n'avait juste pas su ni pu le trouver à temps. Maintenant, le voilà coincé, prisonnier d'une emprise qu'il entretenait malgré lui. Si l'on semblait toutefois ne rien avoir remarqué de son manège, Stiles ne cessait d'être rongé par sa culpabilité. L'humain avait beau ne pas encore avoir réellement trahi sa meute au sens propre du terme, le simple fait d'obéir aux ordres de Théo lui faisait se bouffer les entrailles. Si son visage restait de marbre, Stiles avait aussi bien le ventre que la gorge nouée. Il s'efforça de se concentrer sur la réunion, d'enregistrer toutes les informations susceptibles d'intéresser son bourreau. Tromper Théo n'était pas une option : il ne pouvait pas lui mentir en l'état non seulement parce qu'il possédait des capacités semblables à celles des loups-garous, mais également parce qu'il était suffisamment sous son emprise pour craindre le moindre de ses gestes. Stiles avait besoin que les choses s'arrêtent… Ou au moins, qu'elles diminuent en intensité. Obéir pour moins souffrir. Sa punition pour l'horreur de sa trahison viendrait plus tard.
Sans se douter une seule seconde de la torture mentale qui rongeait son meilleur ami, Scott fit état du sujet du jour : la présence d'une meute inconnue repérée dans une ville voisine. L'alpha étala le peu qu'il savait et que Parrish lui avait rapporté, à savoir l'identité de l'hypothétique alpha et celle des deux bêtas qui auraient été aperçus à ses côtés. Stiles ne nota rien sur son téléphone par peur qu'on trouve son attitude. Si de l'extérieur, il semblait simplement écouter, il s'efforça en réalité à retenir le plus d'informations possibles. Il n'avait aucune idée desquelles Théo avait besoin, mais dans le doute… Il en emmagasinait un maximum avec l'objectif net de se débarrasser le plus vite possible de lui. Une fois qu'il aurait ce qu'il voulait… Il pourrait le laisser tranquille, n'est-ce pas ? Si souffrir était loin d'être une partie de plaisir, Stiles désirait plus que tout mettre son paternel à l'abri, loin de Théo, loin de la meute… Loin de toutes ces conneries qui l'avaient mis dans une telle situation. Stiles savait qu'au fond, il aurait peut-être pu trouver le moyen de se sortir de là plus tôt, mais le secret et certaines paroles de la chimère l'avaient d'ores et déjà atteint – la manière dont il était abîmé influait sur cette façon qu'il avait d'obéir tout en étant conscient du reste.
Ce qui le fit tenir fut paradoxalement ce qui avait participé à le détruire : savoir qu'on n'avait pas grand-chose à faire de lui. Stiles était prisonnier d'un cercle vicieux dont la prise de conscience avait été si graduelle qu'il se sentait étrangement capable d'appréhender la suite. Un agent dormant, un espion, voilà ce qu'il était. Et si l'idée lui déplaisait, il savait que lutter contre serait peine perdue. Toutefois, il dut faire l'effort d'intervenir de temps à autres, un silence complet de sa part étant une chose inhabituelle. Stiles n'était pas très doué lorsqu'il s'agissait de doser, mais il faisait au mieux. La seule chose qu'il n'avait pas la force de faire, c'était d'être aussi moqueur, sarcastique et souriant que d'ordinaire. De toute façon, il prenait graduellement conscience de la façon dont on se fichait de ça. Il avait compris qu'un Stiles plus discret, ça n'embêtait pas – bien au contraire. Que ses remarques, on pouvait s'en passer. Ses sourires ? On les voyait à peine, alors il n'avait pas besoin de se forcer pour les faire monter jusqu'à ses yeux. S'il avait tendance à faire attention aux détails, il savait que ce n'était pas le cas des autres. L'injustice qu'il voyait dans cette situation ne l'aveugla toutefois pas un seul instant. Ce qui était étrange et nouveau, c'était qu'il se découvrait capable d'agir et d'être présent… Sans réellement ressentir ses propres émotions. Elles étaient là, il pouvait les différencier les unes des autres… Et les ignorait, un peu comme si sa propre destruction l'anesthésiait à moitié, le séparait en lui-même, sans doute parce que sa psyché était déjà en morceaux. D'ailleurs, une froideur inhumaine le gagna momentanément. Durant un instant, Stiles se sentit vide, fut vide, avec rien de plus qu'une réflexion intérieure quant à la suite des opérations.
Et s'il se dit, avant de redevenir « normal » que le changement qui avait dû s'opérer dans son odeur serait des plus minimes, quasi-indécelable, il se trompait. Stiles leva les yeux et croisa par hasard le regard de Derek. Sentit à ce moment précis un torrent d'émotions ressurgir – il les musela aussitôt. Força un sourire qui se voulut candide et se détourna de lui pour se reconcentrer sur Scott. Pour s'éviter de céder à la panique, l'hyperactif se persuada que ce n'était rien de plus qu'un hasard, si Derek le regardait. Il ne l'avait pas grillé. Et même si c'était le cas, l'ancien alpha n'irait pas creuser, se douterait que son moral n'était pas au beau fixe… Rien de plus. Derek Hale n'était pas du style à se soucier des gens, ses proches mis à part. Stiles ? Il n'était pas loin de la haine le concernant. Tout va bien, se répéta l'humain à de nombreuses reprises. Il zieuta ses amis et la manière dont ceux-ci semblaient boire les paroles de Scott le rassura : on ne faisait pas attention à lui. Le semblant de calme qui le gagna l'aida à réguler les battements irréguliers de son cœur et à remettre efficacement en place cette espèce de cage à émotions qu'il se représentait mentalement. Elle ne les enfermerait jamais totalement, néanmoins… A ce stade, Stiles ne pouvait espérait aucune perfection. Il n'était même pas certain d'avoir besoin de ça.
Et pourtant, seule la perfection aurait pu calmer les soupçons de Derek à son égard. Des soupçons qui ne cessèrent de gagner en puissance alors que la réunion avançait. Au départ, il pensa effectivement à un coup de mou. Le but n'était pas de céder à la paranoïa – Derek songeait toujours au plus probable en premier. Cependant, il écarta très vite cette hypothèse. Rien dans l'expression du visage de Stiles ne semblait résulter d'une baisse de moral. Il avait ancré dans ses traits quelque chose de plus profond, de plus dur que cela. L'ombre dans ses yeux ? Il ne l'avait jamais vue prendre une telle place. Que dire de son cœur qui s'était affolé lorsqu'il avait croisé son regard, que dire également de son odeur affolante ? Tout ça, c'était discret et Derek n'y aurait peut-être pas prêté attention tout de suite si Isaac ne l'avait pas mis sur la piste quelques jours plus tôt. Pour lui, c'était clair : il se passait quelque chose. Et même si ce n'était pas ses affaires, il ressentait le besoin d'agir, de s'intéresser à son cas. Il avait l'étrange impression que passer outre serait une grave erreur. En tous les cas, Derek n'était pas un mauvais bougre et savait par expérience que le silence n'était rien de moins qu'un faux-ami – et il connaissait suffisamment Stiles pour savoir que celui-ci était au courant de ce fait. L'humain était intelligent et restait d'ailleurs le premier à prôner les confessions et la destruction du silence. Il avait toujours le bien-être des autres à cœur… Ce qui était ironique lorsque l'on constatait que personne ne semblait se soucier du sien.
Pour autant, Derek choisit de ne pas agir tout de suite, ni directement. Si Stiles s'évertuait à jouer un rôle, il devait sans doute avoir une raison. De plus, il s'agissait d'une personne assez butée – presque autant que Derek. S'ils accumulaient les différences, ils restaient dans un sens fort semblables… Suffisamment pour que l'ancien alpha sache qu'il attendrait de pouvoir le prendre à part et essayer de savoir ce qui n'allait pas.
Parce qu'il semblait avoir changé et ça, c'était inquiétant. En fait, toutes ces petites choses que le loup ne cessait de remarquer à son sujet s'ajoutaient bien trop vite pour être simplement le fruit d'un coup de mou, de quelque chose de banal. Ce qu'il voyait, ce n'était pas transitoire, il s'agissait d'un réel changement.
Quelque chose s'était passé, mais quoi ? Derek avait un mauvais pressentiment.
De toute manière, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne découvre la vérité et il le savait. Qu'importe ce que Stiles cachait, ses secrets seraient bientôt révélés au grand jour.
