- Il faut qu'on arrête de se voir dans une chambre d'hôpital.

- Je suis d'accord. Mais je ne peux pas faire de promesses. Tu le sais bien.

Le sourire de Kara était faible. Mais il était là. Lena le lui rendit, en levant un sourcil.

- Je sais. Mais ce serait mieux si tu réduisais la fréquence de tes visites ici. Ne serait-ce que pour Alex. Elle commence à avoir des cheveux blancs.

« Et pour moi aussi », songea-t-elle, sans le dire. Les instants avant que le médecin ne lui assure que Kara était bien vivante avaient été rudes. Elle n'avait jamais été dans cette situation auparavant. Jamais été aussi près de la voir mourir. Et elle ne souhaitait plus revivre ce genre de moment. C'était comme si elle avait retenu sa respiration depuis le moment où elle l'avait sortie des gravats. Elle avait beau avoir trouvé son pouls, jusqu'à ce que le médecin lui dise « ça ira », elle n'en croyait rien. Un poids dont elle n'avait pas conscience s'était ôté de sa poitrine.

- Ça, ce n'est pas qu'à cause de moi. Elles ont aussi une fille pour leur en faire voir de toutes les couleurs maintenant.

- Pas faux, rit la brune. Si tu me cherches...

- Tu es au labo. Brainy m'a dit. Tu es en mode savant fou ?

- Je n'irai pas jusque là. Disons que j'ai du travail. Et des idées.

La blonde sourit. Lena allait franchir le pas de la porte quand Kara l'interrompit.

- Lena ?

- Oui ?

- Merci.

Lena croisa son regard une seconde, sourit légèrement en quittant la pièce. « Oh, je t'ai commandé à manger, tiens », fit-elle en lui désignant deux sacs posés sur le fauteuil. « Chinois ». La brune sortit de la pièce sans rien ajouter de plus. Il n'y avait pas besoin. Kara avait compris.

La blonde sourit en attrapant l'un des sacs. Ça la ramenait un an et demi auparavant. Elles se voyaient souvent dans des chambres médicalisées. Tantôt l'une, tantôt l'autre était blessée. Ça faisait partie de leur quotidien d'héroïnes. Kara laissa remonter ses souvenirs.


C'était une de ces fois où elle avait merdé. Bien merdé. Elle en rougissait encore. C'était arrivé une fois. Sous l'influence de la Kryptonite rouge, un soir, leurs ébats avaient été... rugueux. À tel point qu'elle avait laissé des bleus, des griffures profondes sur le corps de Lena. Lorsqu'elle l'avait réalisé au petit matin, elle s'était consumée de culpabilité et de colère contre elle-même, et avait fini par se lancer dans le programme d'entraînement Rocky IV, malgré les doutes d'Alex. « Même pour toi, c'est extrême. Apollo Creed, ça te parle ? On n'est pas censé... » Elle n'avait rien voulu savoir, et s'était mis à se battre contre des missiles de croisière. Non chargés, mais à pleine puissance. Ce qui devait arriver était arrivé. Elle avait brûlé trop d'énergie et s'était retrouvée sans ses pouvoirs. Non sans avoir provoqué une explosion dans le désert. Pour finir, elle avait atterri inconsciente dans une chambre médicalisée, sans ses pouvoirs pour plusieurs jours. « Une grosse fatigue », avait résumé Alex, le nez dans ses chaussures face à Lena qui fulminait. Alex l'avait laissée seule avec Kara sans demander son reste.

- C'était incroyablement stupide, et dangereux. Tu aurais pu... À vrai dire, je ne sais pas quelles auraient pu être les conséquences. Tiens, je t'ai pris des fringues.

Lena avait déposé un sac au bout du lit. Elle était resté là un moment, à fixer Kara. La blonde avait difficilement soutenu son regard. « Il faut que j'y aille », avait fait la brune.

- Tu me quittes ?, avait bredouillé Kara, en s'agrippant à sa couverture.

- Pardon ?

Sur le pas de la porte, Lena s'était retournée.

- Tu me quittes ?, avait-t-elle répété.

- Bien sûr que non. Je vais travailler. Je t'ai apporté des habits pour que tu puisses sortir. Je devrais rentrer un peu tard, ce soir.

- Oh. Ok, très bien. À ce soir, alors.

De nouveau Lena avait suspendu son geste et avait fait face à Kara. Son visage était indéchiffrable.

- Tu sais, Kara, je ne te quitterais pas parce que tu n'as plus tes pouvoirs. Je ne te quitterais pas non plus parce que tu as fait une connerie. Ce n'est pas comme ça que ça marche.

La blonde avait hoché la tête, silencieusement. Cette fois-ci, Lena avait franchi le pas de la porte.

Une odeur de brûlé flottait dans l'appartement lorsque Lena était entrée en se défaisant de ses stilettos d'un coup de talons. Elle avait jeté sa veste sur le fauteuil et relâché ses cheveux. Et contemplé l'étendue des dégâts.

- J'ai essayé de cuisiner, avait dit Kara, penaude. Mais je ne comprends pas comment j'ai fait pour tout brûler avait-elle ajouté, en secouant la tête d'incrédulité. « Je ne comprends pas ».

La cuisine de son appartement était un champ de ruines. Un paquet de farine avait dû être éventré, et de la sauce tomate maculait le plan de travail et son t-shirt. Dans le four à demi ouvert d'où s'échappait un filet de fumée, Lena avait deviné ce qui devait être une pizza. Elle n'avait pu retenir un sourire.

- Tu as essayé, au moins... Maintenant on sait à quoi ça ressemble quand tu te mets aux fourneaux... Je vais commander chinois, d'accord ?

La brune avait éclaté de rire.

- C'est pas drôle... Je voulais... Je voulais...

- Te faire pardonner en mettant le feu à ton appartement. C'est réussi, avait répliqué Lena, en enlaçant Kara. Elle avait posé son menton sur son épaule. L'avait fait se retourner dans ses bras, avant de l'embrasser, doucement. Kara avait baissé les yeux.

- Tu n'es pas...

- Fâchée ? Je l'étais. Et puis tu t'es réveillée, avait-t-elle soupiré. Tu es toujours vivante. C'est tout ce qui compte.

- Je ne pensais pas que tu le prendrais aussi... Bien.

- Je ne vais pas te mentir, ça m'a mis hors de moi, ce que tu as fait.

- Je suis désolée. J'ai été... très conne. Je ne sais pas pourquoi j'ai réagi comme ça. En fait, si, je sais pourquoi, avait dit Kara, en se détachant de Lena. Elle s'était laissé tomber sur le canapé, la tête entre les mains. Un nuage de farine s'était envolé autour d'elle. La brune était venue s'asseoir dans le fauteuil en vis à vis. Kara avait fixé le sol, avec un regard dur. Si elle avait eu ses pouvoirs, elle aurait sans doute mis le feu au tapis.

- J'ai eu le temps de réfléchir, cet après-midi. En fait, j'ai tourné en rond. Ça me rendait folle. Et j'ai compris.

- Tu as compris quoi, Kara ?

Lena s'était penchée pencha vers elle, pour essayer d'accrocher son regard, sans succès.

- J'ai vrillé. La vérité, c'est que tu me fais vriller.

Elle s'était levée, avait fait les cent pas, nerveusement.

- Avec toi... Avec toi je ne contrôle rien. Toi et moi, ça me dépasse. Ça me fait peur, parfois, tout ce que je ressens pour toi. C'est comme... C'est comme si ça débordait, tu vois ? Ça me fait peur, parce que je ne le contrôle pas. Je contrôle tout, d'habitude, tout ! Je n'ai pas le choix, il le faut... Quand on a ces pouvoirs, ces capacités, on doit les contrôler. J'ai passé ma vie à essayer de tout maîtriser. Pour ne pas faire mal aux autres rien qu'en les touchant, pour ne pas dévoiler mes pouvoirs au monde, pour les utiliser ensuite, pour mener une double vie, pour me révéler au monde... À chaque fois que je perds le contrôle, ça ne donne rien de bon...

- C'est faux, Kara, c'est faux ! Tu m'entends ?

Kara avait poursuivie sans l'avoir entendue.

- Quand j'ai réalisé que j'aurais pu t'avoir fait du mal, en plus des marques que j'ai vu sur toi... C'est comme si un gouffre s'était ouvert sous mes pieds. C'est la seule chose, la seule chose que je me suis promis, ne pas te faire souffrir, ne plus jamais de faire du mal. Ça m'a rendu folle. Il y a quelque chose dans ma tête qui a sauté. J'ai réagi... Comme à chaque fois. J'ai pété les plombs. Et comme à chaque fois, j'ai fait des dégâts. Tout est disproportionné, avec moi. Mes réussites, comme mes erreurs. Tu ne peux pas comprendre, il faut que je me contrôle, en permanence. Et avec toi...

Elle s'était arrêtée au milieu de la pièce, sans pouvoir contenir ses larmes. Au loin, perdue dans la cuisine, la radio crachotait « I need your loving like the sunshine, Everybody's got to learn sometime ».

- Avec moi, tu peux lâcher prise. Avec moi, tu n'as pas besoin de tout contrôler.

Lena s'était approchée, les mains en coupe autour de son visage, pour capter son regard azur.

- D'accord ?

- Je... Je ne peux pas..., avait sangloté Kara en essayant de se détourner. Lena avait croisé son regard.

- Tu ne peux pas tout contrôler Kara. C'est comme ça. Et tu n'as pas à le faire avec moi. Tu n'as pas à être parfaite avec moi. Et je sais que tu ne me feras pas souffrir. Je le sais. J'ai foi en Supergirl, mais j'ai confiance en toi, Kara.

La brune était venue murmurer à son oreille. Elle avait senti Kara se relâcher, doucement, dans son étreinte. Elles étaient restées là de longues minutes, en silence. La blonde avait levé la tête.

- Alors tu ne vas pas me quitter ?

Lena avait souri.

- Il m'en faudrait beaucoup plus que ça. Et peu importe. Je ne te quitterais pas. En revanche, je vais nous commander à manger.

Kara avait ri, doucement.

- Je te promets au moins une chose. J'arrête d'essayer de faire à manger.


Toute la scène était revenue en mémoire de Kara d'un coup. Quelques secondes, elle avait arrêté de jouer des baguettes dans son bol de riz, un air mélancolique sur le visage. Cette fois, elle était seule à manger chinois. « Comme si c'était hier. C'est curieux comme fonctionne la mémoire. Curieux ».