Chapitre 2 : L'ignorance vertigineuse et l'effrayant savoir infini
Elle ouvrit les yeux. Elle était debout, au milieu de rien. Elle se tourna et un petit cri de surprise jaillit de ses lèvres. Une grande porte grise se dressait face à elle, ornée de plusieurs soleils grimaçant ou souriant.
- Mais qu'est ce que je fais là, Murmura la jeune fille de 12 ans.
- C'est toujours la même question qui revient
Une voix étrange assena cette réponse. Serena se retourna et vit la silhouette. Elle était d'un blanc pur, presque incandescent et avait la forme d'une jeune fille. Mais la voix qu'elle prenait semblait être le mélange parfait des voix de l'humanité toute entière.
- Qu'est ce que… Balbutia la jeune fille
- Oui, c'est toujours la même question qui revient. Qu'est ce que je fais là ? Où suis-je ? Quel est cet endroit ?
Une douce ironie transpirait à travers la voix aux millions d'autres. La silhouette se leva et semblait regarder Serena.
- Qui es tu ?
- Voilà, ça, c'est une question intéressante, petite idiote !
- Je ne suis pas idiote ! Se récria Serena
- Bien sûr que si ! Mais on t'a tellement répétée que tu étais suprêmement intelligente que tu as fini par y croire… Alors, tu t'es dit que ça pouvait être intéressant de jouer à Dieu…
La porte s'ouvrit dernière elle mais Serena ne bougea pas, obnubilée par la silhouette devant elle.
- Jouer à Dieu ?
- Exactement, ma douce et délicate petite fille. Bienvenue dans le Saint des Saints du savoir ! Tu vas enfin avoir accès à la connaissance divine ! Ne me remercie surtout pas !
Serena se retourna à la dernière minute et vit alors l'oeil géant qui la fixait dans la porte grande ouverte. Elle ne cria pas quand les centaines de mains l'attrapèrent et ne résista pas quand elles l'entrainèrent dans le vide. Elle était paralysée par l'inédite sensation de l'incompréhension totale. L'ignorance vertigineuse qui était sienne face à la Porte. Elle ne se mit à crier que quand les centaines de milliers d'images et d'information s'incrustèrent dans son esprit avec la délicatesse d'une balle chauffée à blanc.
- Arrête ! Arrête ! C'est beaucoup trop ! Je ne comprends pas ! Arrête, je ne…
Elle cessa de crier quand elle comprit. Les informations brûlaient encore dans son esprit mais la douleur n'avait plus d'importance face à l'illumination. Elle voulut ouvrir les yeux encore plus grands et tendit les mains, comme pour en attraper encore davantage, quand brusquement, tout s'arrêta et elle se retrouva à nouveau devant la silhouette brillante.
- Tu as apprécié j'imagine ? Dit la silhouette avec une ironie mordante
Serena, les yeux encore écarquillés, murmura :
- Oui… oh oui... c'était génial
Un large sourire apparut sur le visage sans trait de la silhouette. Elle réprima un frisson :
- Tu ne m'as pas répondu. Qui es tu ?
- Mais je suis Tout. Ou bien, ne suis-je qu'Un ? Suis-je le Monde ? Suis-je l'Origine ? La Cause et ses Effets ? L'Univers et la Particule ? Je suis Dieu. Je suis la Vérité. Je suis Toi.
- La Vérité ? La Vérité, c'est ce que tu m'as montré ! Remontre moi encore ! Je sais que je suis toute proche ! Je t'en pris, montre moi encore !
- Toute proche de la Vérité ? Les humains sont souvent présomptueux. Mais je ne peux rien te montrer d'autre, mon petit ange. C'est tout ce à quoi tu as eu droit en échange de ton tribut
- Quel tribut ? Je ne t'ai rien donné…
- Qui parle de donner, alors que je peux te prendre…
- Prendre ?
- Dis au revoir à deux ans de ta vie passée et deux ans de ta vie future ma petite chérie. Tu as voulu gagner sur le Temps, le remonter, annuler ses effets… Alors, je vais prélever mon dû.
Un froid glacial surgit à l'intérieur de la tête de Serena, brusque et douloureux. Elle hoqueta et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, la silhouette était devenue un homme qui lui semblait être géant qui se trouvait face à elle et lui murmura pour finir, avec son sourire carnassier :
- Je t'ai créé du Savoir. Tu vas donc perdre en échange. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. C'est bien en ça que tu croies, ma petite scientifique adorée ?
Serena ouvrit ses yeux bleus et prit une grande inspiration. Elle ne se rappèlerait jamais de cette respiration. Ni du corps de sa mère, gémissant et soupirant sous le générateur de photon désormais éteint. Ni du sourire éteint de sa grand mère qui l'attendait à l'entrée de la Cité des Sciences. Ni du regard plein d'espoir d'Alicia. Les souvenirs des deux dernières années, les deux dernières années de la vie de sa mère, les deux dernières années qu'elle avait passé au sein d'une famille qui était véritablement la sienne. Elle oublierait tout. Et Serena plongea dans le noir le plus profond. Sa conscience s'éteignit. Son corps se mit au repos. Tout disparut.
Dans un monde comme dans un autre, certaines limites et interdits ne peuvent pas être dépassés par un être humain sans qu'il n'en subisse les conséquences. Dans un monde où l'alchimie serait dominante, les tabous en sont parfois pour de bonnes raisons et l'impossible ne peut être approché avec facilité. Dans un monde parallèle, où la Science serait reine, les règles sont les mêmes. S'approcher de Dieu, ressusciter les morts, remonter le temps, contrôler l'âme humaine ou en créer une nouvelle, c'était accepter d'échouer mais d'en subir quand même les conséquences… Dans un monde comme dans l'autre, Dieu ne se laisse pas approcher si facilement.
- Ça fait combien de temps qu'elle est comme ça ? Demanda la jeune stagiaire.
Elle était en école d'infirmière et était accompagnée d'une aide soignante d'une cinquantaine d'années, qui avait l'air d'en avoir vu des vertes et des pas mures. Elle répondit, tout en continuant, avec une grande douceur pour des mains aussi fortes, de laver la jeune adolescente :
- Ça va faire bientôt deux ans maintenant…
- Et les médecins ne savent pas du tout ce qu'elle a…
- Non…
- Et… personne ne pense… je veux dire… à tout arrêter ? Ça ressemble à de l'acharnement…
- Arrêter quoi ? Tu vois des machines qui la maintiennent en vie ? Non, juste de quoi la nourrir et l'hydrater. Cette petite est en parfaite santé en dehors du fait qu'elle est dans le coma. Et puis, c'est une lourde décision à prendre et elle n'a quasiment plus de famille. Une petite sœur je crois mais elle ne vient pas souvent la voir. On comprend. La pauvre petite.
En quittant la chambre de Serena, l'aide soignante morigéna doucement son élève :
- Tu sais, on ne sait jamais s'ils peuvent nous entendre ou pas. Surtout pour cette petite, qui fonctionne encore. Alors, si tu veux leur parler… Parle leur du temps qu'il fait dehors, des actualités ou d'autres sujets comme ça. Mais il ne faut pas parler d'eux comme s'ils étaient déjà mort. Parce qu'on ne sait pas si ils peuvent nous entendre ou non. Il faut respecter cela.
La jeune élève rougit et s'excusa précipitamment. La matrone lui tapa sur l'épaule en grommelant. La future infirmière reviendrait souvent rendre visite à Serena, pour lui parler. Elle était particulièrement touchée par cette adolescente. Malgré le coma, elle avait une expression sur le visage, comme si elle était en train de réfléchir à un sujet difficile. Lorsqu'elle arriva dans le service pour son dernier jour de stage, les bras pleins des chocolats habituels, elle fut bouleversée d'apprendre que la patiente de la chambre 420 avait ouvert des yeux bleus magnifiques et avait balbutié :
- Alicia... La Vérité...
Pendant la journée qui suivit le matin de son réveil, Serena avait subi sans broncher les divers examens de plusieurs médecins qui avaient l'air de ne plus croire en rien. Elle cillait à peine, ne parlait plus. Son esprit était littéralement écrasé. Écrasé par l'effrayant tourbillon du savoir infini. Les quantités d'informations et de savoirs incarcérés par la force dans son esprit finissaient de brûler. Les braises rougeoyantes de la Vérité. Face au vide béant de sa mémoire. Les souvenirs et les émotions de son enfance ne lui revenaient que par bribes et avec violence.
La grossesse de sa mère. Perplexité. La naissance d'Alicia. Joie et surprise. Les premières journées d'école. Ennui. Le diagnostic de son génie précoce. Compréhension. Le départ de son père. Colère. La perte d'Antoine. Haine. La dépression de sa mère. Panique. La psychose de sa mère. Peur. Les cris dans la nuit. Colère. La main de sa soeur dans la sienne. Amour. La promesse qu'elle lui avait faite d'être toujours là. Tristesse et force. Les moqueries des autres enfants. Détermination. Les regards de pitié des adultes. Colère. La confiance de sa soeur. Espoir. La découverte de la noétique. Courage. L'avancée de ses théories. Conviction. La décision de les appliquer un jour. Folie.
Son dernier souvenir était une nuit auprès d'Alicia. Alors que leur mère criait encore une fois, Serena jurait :
- Je vais essayer de faire quelque chose. Je te jure qu'on s'en sortira d'une manière ou d'une autre. Je te protégerai
J'ai perdu deux ans de ma vie. Je ne me souviens de rien, pensait la jeune fille. Elle sentait les certitudes qui affluaient dans son cerveau. Elle était sûre qu'elle détestait les litchis mais elle ne se souvenait ni du gout ni d'en avoir jamais gouté un seul. Elle était sûre de trouver les mariages ennuyeux mais elle n'avait aucun souvenir de mariage où elle aurait pu aller. Elle était sûre qu'embrasser un garçon n'était pas si agréable que ça, au final mais elle ne se souvenait pas d'un seul baiser. Elle était sûre de connaitre l'horrible sentiment de trahir quelqu'un qu'on aime mais sans se souvenir d'avoir commis une quelconque trahison. Les souvenirs étaient absents, perdus à jamais. On vit tellement de choses en deux ans, quand on est enfant. Il y a tellement de choses qui changent, particulièrement dans la vie mouvementée dont Serena parvenait à se rappeler. Le vide béant de sa mémoire était rendu encore plus énorme avec toutes ces certitudes. Celles d'avoir vécues des choses dont on ne peut se rappeler.
- Je ne pourrais jamais les récupérer. Murmurait la jeune fille dans la nuit
Car le souvenir de la Porte et de la Vérité était vif, voire brûlant. La blancheur immaculée, la voix aux milliers d'autres, la douce ironie, le jugement implacable. Le passage dans la Porte, la douleur puis cette sensation incomparable d'illumination, de toucher au Tout, à l'Infini lui-même. Serena subissait le vertige de l'ignorance et l'effroi du savoir infini. Son cerveau était complètement embrouillé.
- Je suis perdue à l'intérieur de ma tête… Murmurait-elle encore
Le pire dans tout ça n'était pas la sensation de perte de contrôle de son esprit. C'était une dernière certitude, bien actuelle cette fois. Elle avait vite compris que le plus grave n'était pas d'avoir perdu deux ans de passé, mais deux ans de futur. Serena avait commis une erreur, elle avait visé trop haut et avait eu tort. Et en faisant cela, elle avait rompu la seule promesse qui avait de l'importance : elle avait abandonné Alicia. Pendant deux longues années, Ali avait été seule. Sans elle, sans personne pour la protéger. Serena se roula en boule dans son lit d'hôpital, le corps secoué de sanglots silencieux. Elle entendait encore la voix de la Vérité lui murmurer à l'oreille :
- Petite idiote…
- Je sais… Répondait-elle
