Chapitre 6 : Unis dans la diversité

La première semaine des filles fut avec Maël. Après une seconde collation, il emmena son groupe de 15 vers la clairière. Pendant une heure, il imposa des exercices de renforcement musculaire et des étirements. Un silence absolu régnait, la plupart des élèves parvenaient à méditer pendant ce temps. La fin de la matinée était réservée aux arts martiaux. Si deux ou trois élèves avaient l'autorisation de faire autre chose, comme de la musculation ou de la course, les autres tapaient dans des sacs, se battaient les uns contre les autres ou faisaient des enchainements. Maël passa beaucoup de temps avec les deux filles, particulièrement avec Serena qui avait une condition physique déplorable. Elle souffrait énormément pendant les séances mais celui qu'elle appelait à présent Maitre ne la lâchait jamais. Elle explosait de rage par moments mais finissait toujours par retrouver son calme dans l'étreinte ferme et rassurante du professeur. Elle n'était pas la seule à avoir des explosions émotionnelles, de colère, de rage ou de tristesse parmi les élèves mais elle fut la seule à ne jamais pleurer. Après le repas pris en collectif, Maël réunissait à nouveau son groupe pour l'après midi et passait aux sports collectifs pendant deux heures voire trois en fonction de l'énergie du groupe. La fin de l'après midi se passait dans l'autonomie bien que, souvent, le groupe choisissait de reprendre les arts martiaux, certains sous la tutelle d'autres élèves plus expérimentés. Vers le milieu de l'année, Maël ordonna à Gale de prendre Serena sous sa direction pendant ce dernier temps :

- Hein ? Mais pourquoi moi Maitre ? J'ai rien fait !

- Parce que ça te fera le plus grand bien, Gale. Tu dois apprendre à transmettre, tu en as les capacités...

- OK je veux bien mais pourquoi elle ? C'est quand même loin d'être la plus simple...

- Justement.

Serena refusa aussi dans un premier temps mais l'idée de passer du temps à frapper exclusivement sur la belle gueule de son camarade finit par la convaincre.

La semaine théorique se passait donc avec Lio. Comme promis, le maitre donnait des objectifs à ses élèves dans diverses matières, ainsi que des recommandations d'ouvrages et de diverses ressources. Sur les matinées, elle donnait des cours en collectifs sur certaines grandes notions puis laissait les élèves en autonomie. Elle passait parfois plus de temps avec quelques uns qui avaient des difficultés. Serena eut rapidement des objectifs adaptés à son intellect déjà puissant, rendu vaste au possible par la Vérité. Elle découvrit alors sa passion pour la réflexion, l'apprentissage, l'élaboration intellectuelle. Elle s'était toujours sentie embarrassée par son cerveau. L'apprentissage de la noétique l'avait bien sûr passionnée dans son enfance mais il avait été poussé par l'urgence, et elle n'arrivait plus à le pratiquer sans un profond sentiment de culpabilité. Sous la direction de Lio, elle se plongeait avec passion dans les travaux qu'on lui donnait. Elle n'apprenait pas de nouvelles choses, la Vérité avait rendu l'apprentissage impossible mais elle développait, réfléchissait, élaborait. Et adorait ça. Après le repas de midi, les élèves avaient encore un temps en petit groupe pour travailler sur un projet moins académique, plus culturel. « Tout ce qui peut pousser au débat » disait Lio. Six projets étaient élaborés, un par jour et les élèves se réunissaient dans la bibliothèque pour débattre entre eux sur le sujet qu'ils avaient travaillé. C'était la partie la plus difficile pour Serena. Elle avait appris à aimer chacun de ses camarades d'une certaine manière mais elle rencontrait des difficultés dès qu'il s'agissait de confrontation. Vers la fin de l'année, Lio lui dit :

- Je crois que j'ai compris ce qui te pose problème...

- A quel propos Maitre ?

- Dès que tu entends un avis qui est différent du tien mais qui te semble bon, tu te braques. Deux personnes peuvent avoir raison en même temps Serena... Tous les points de vue peuvent s'entendre et tout point de vue différents du tien ne le disqualifie pas comme il ne doit pas l'être parce qu'il n'est pas le tien. Tu comprends ?

- Je... je crois Maitre.

Vers les 18h, les cours prenaient fin et les élèves se réunissaient pour une heure de liberté avant le repas. Serena et Alicia étaient toujours aussi proches mais elles parvinrent à s'ouvrir aux autres, à ne plus être si exclusives. Laurie eut une importance toute particulière pour les jeunes filles, avec son calme et sa sérénité. Gabrielle également, avec toute son étrangeté de caractère, était l'une des meilleures amies des filles. La petite Roxane semblait vénérer Serena. Et puis, bien sûr, il y avait Gale. Quand il voulu prendre un poids à Serena, qui venait de trébucher pendant la course, elle lui dit :

- Ça va aller

- T'es sûr princesse ? T'en encore toute maigre, faudrait pas que tu casses...

- On m'a dit de me méfier de toi dès que je suis arrivée ici. Je gère. Casse toi

- Ok, ok, ok... Quel caractère de merde... Dit le jeune homme avec un grand sourire.

L'année passa à toute vitesse. Quand vint l'été, la plupart des ados restèrent à Eden. Lio et Maël les emmenaient souvent quelques jours en voyage mais l'essentiel du temps, ils restaient tous à Eden. Alicia et Serena ne ressemblaient plus aux adolescentes paumées et révoltées qu'elles avaient été à leur arrivée. Elles s'étaient fait des amis, des frères et des sœurs. Elles riaient, souriaient, échangeaient. Elles parvenaient à voir l'avenir avec confiance. Elles avaient des passions qu'elles n'auraient jamais pensé avoir. Alicia développa un intérêt tout particulier pour les sciences sociales et politiques. Elle participait à chaque débat, chaque échange avec passion. On sentait son profond amour pour les gens, son optimisme dans ses paroles et ses idées. Serena, elle, adorait la philosophie et adorait plus que tout observer les étoiles. La Vérité lui avait donné la connaissance des constellations mais si elle n'avait pas eu à les apprendre, elle adorait les chasser dans le ciel.

- T'avais raison... On a bien fait de tenter le coup... Dit un jour Serena, en serrant sa petite sœur dans ses bras

Quand l'année suivante démarra, elles reçurent les quelques nouveaux arrivants avec bienveillance et enthousiasme. Galen avait été réélu en tant que chef, au côté de Gabrielle. Si leur duo faisait des étincelles, ça n'approchait pas celui de Gale et Serena. La jeune fille était loin de la condition physique de son arrivée. Elle avait grandi, s'était considérablement musclée et sa puberté avait décidé d'être enfin un peu généreuse. Si elle avait toujours été décrite comme mignonne, ce qualificatif ne suffisait plus. Elle était belle et elle le savait. Gale, lui, était grand, avait des yeux marron profond et une musculature à toute épreuve. Son visage carré aux traits harmonieux aurait fait fondre n'importe quelle nana au cœur fragile. Serena n'avait pas le cœur fragile mais elle en avait un tout de même. Devant les yeux de l'école entière, les deux adolescents entrèrent dans un jeu de séduction immature et intense. Gale martyrisait Serena lors des arts martiaux et même si la progression rapide de cette dernière lui rendait les choses de moins en moins faciles en confrontation directe, il continuait de la battre.

- Arrête de lutter, princesse... Ton truc à toi, c'est les maths, pas la bagarre.

- Excuse moi d'avoir un cerveau et d'essayer de m'en servir... Dit alors Serena, qui lui envoya un coup de poing qu'il esquiva facilement

- Si t'essaie de m'impressionner, c'est raté.

Quelques jours plus tard, la flèche fut plantée aux pieds du jeune homme. Éberlué, il regarda la jeune femme qui venait de la décrocher. Serena lui dit :

- Ça y est ? T'es impressionné maintenant ?

- Je...

L'école entière retenait son souffle et attendait de voir si ils allaient s'entretuer ou se marier. Ils alternaient entre la complicité totale et l'affrontement immature. Un soir, Serena allait passer la soirée à discuter avec Galen d'un auteur ou d'un film. Puis le lendemain, elle lui envoyait son pied dans le thorax en criant son exaspération. De son côté, Gale soufflait le froid et le chaud également. Il pouvait passer une après midi à soutenir la jeune femme dans un exercice qu'elle avait du mal à exécuter, puis, le soir venu, se moquer d'elle bruyamment et avec force quand elle prononçait mal un mot. Un soir où Serena était sortie observer les étoiles avec une pensionnaire plus jeune afin de lui apprendre les constellations, Gale l'avait suivi et avait fini par lui dire :

- Je pense que je t'épouserai un jour.

Se tournant vers lui, prête à lui répondre sèchement, Serena avait été soufflée par le regard du brun, sans moquerie ni ironie. Juste une lueur d'amusement, comme si cette perspective l'excitait d'avance. Il avait rapidement ajouté :

- Pour ton argent bien sûr. Qui ferait ça pour ta compagnie ?

Serena s'était contentée d'être amusée par la boutade, mais n'avait rien répondu, comme si elle savait que toute réponse serait forcément à côté de la plaque. Après cela, on murmurait dans l'école que l'essentiel des entrainements en arts martiaux de Galen et Serena tournait autour d'échanges de divers fluides corporels.

- Vous vous comportez comme des ados attardés... Riait Alicia

- Quelque part, c'est ce qu'on est non ? Répondit Serena

Car, indéniablement, Serena aimait son camarade d'une manière inédite. Ce bon gros mélange de peur, de joie, d'exaspération, d'exaltation… tout bouillonnait en elle. Et ça la rendait sans doute beaucoup plus stupide qu'elle ne l'avait jamais été durant toute sa vie. Mais les deux ados finirent par se rapprocher de suffisamment près pour que les rumeurs soient fondées. Maladroitement, comme les ados compliqués qu'ils étaient, ils échangèrent leur premier baiser après un entrainement tardif. Un soir, alors que les élèves se détendaient avant leur jour de congé hebdomadaire, Gale invita Serena à le suivre dans la forêt.

- J'y crois pas… T'as construit une cabane ? Dit alors la jeune fille, ébahie.

- Ouais… J'y ai mis des duvets et des couvertures que j'ai retrouvés dans la réserve. Donc… Voilà, je pense qu'on sera pas hyper mal à l'aise. Répondit Galen, qui perdait petit à petit toute l'assurance qui faisait sa force.

- Gale… Ce truc tiendra jamais… Dit Serena, qui masquait également sa gêne derrière le sarcasme

- Abuse pas… C'est plus solide que ce que tu penses et puis… on fera pas non plus trembler les arbres… Si ?

- J'en sais rien moi... J'ai jamais... Enfin j'en sais rien.

Elle regarda Gale et se demanda si il était son petit copain. Elle savait qu'elle l'aimait. Bien qu'il était parfois insupportable, qu'il avait un talent inné pour la mettre hors d'elle et au fond, elle pensait en plus préférer les mecs aux cheveux blonds. Mais il lui avait construit une cabane. Est ce qu'elle lui faisait confiance ? Oui. Elle lui confierait sa vie. Est ce qu'elle se sentait prête à franchir le pas ? Oui, sûrement. Est ce que tout ça valait le coup ? Il y avait qu'une seule manière de le découvrir. Serena prit son courage à deux mains, respira un grand coup et posa un premier pied sur l'arbre.

- Bon… Allons inspecter tout ça

- Tu vas arriver à monter toute seule ?

- J'ai décroché une putain de flèche en haut d'un putain de mat de 20 mètres. Je peux grimper à un arbre qui en fait 5.

- OK OK… T'énerves pas, princesse… Grommela Gale

- Tu sais, si il y a bien un moment dans la vie où c'est légitime d'être sur les nerfs, je pense qu'on y est. Donne ta main... Dit-elle une fois arrivée en haut

Elle tira trop fort sur son bras et ils se retrouvèrent allongés l'un sur l'autre sur le sol de la cabane, qui ne bougea pas d'un pouce. Après un instant de silence, Serena murmura :

- OK j'avoue, c'est plus solide que ça en a l'air…

- Je te l'avais dit… Faut que tu me fasses confiance de temps en temps, Répondit Gale sur le même ton

- D'accord, je vais essayer. Mais je te promets rien… T'es une vraie brute parfois…

- On parle toujours de ma cabane ?

- Je suis pas sûre…

Il l'embrassa, tout doucement. Et lui dit :

- Je suis pas vraiment une brute, c'est juste un air que je me donne.

- Tant mieux. Et moi, je suis pas vraiment une princesse. C'est juste un surnom que tu me donnes

- Bien sûr que si, t'es une princesse. Une princesse qui sait assommer les gens en utilisant seulement trois doigts mais une princesse quand même…

- Ferme là un peu pour voir…

- Je suis à tes ordres… Dit le jeune homme, en l'embrassant encore.

Quelques semaines après un des moments les plus importants de leurs vies, les deux ados furent obligés de se dire au revoir. Galen Underwaves avait fini par obtenir son diplôme de l'enseignement secondaire et allait rejoindre l'armée, comme beaucoup des élèves d'Eden, très recherchés par les recruteurs. La dernière soirée du jeune homme fut la vingtième que passa le couple dans la cabane de la forêt. Gale passa l'essentiel de la nuit à suivre les différentes courbes du corps de Serena avec son index. Plus tôt dans la soirée, encore légèrement en sueur dans la nuit d'été, il lui avait dit :

- Ce serait bien qu'on pleure pas trop parce qu'on se verra plus avant des années…

- Y'a pas de risque. Je pleure plus depuis longtemps. Avait répondu Serena après quelques instants de silence

- Je sais pas comment je dois le prendre, Avait réagi son compagnon, légèrement vexé

- C'est pas contre toi. Je crois que je sais plus pleurer. La dernière fois, c'est quand je suis sortie de mon coma. Tu m'as déjà vu pleurer toi ?

- Ben y'a bien du avoir une fois...

- Non. Je pleure plus, même dans les pires conditions. Même quand mon oncle me frappait, je pleurais pas...

- Attends, attends, attends ! Réagit le jeune homme en se levant à demi. Tu m'avais jamais dit que ton oncle vous frappait !

- Pas nous. Juste moi. Alicia est pas au courant. Personne est au courant parce que j'en ai parlé à personne. C'était ça ou on s'en prenait plein la gueule toute les deux.

- Mais pourquoi t'en a parlé à personne ! S'énerva Gale

- Je viens de te le dire. Pour protéger Alicia. C'est tout… C'est fini, tout ça Gale. Je suis ici maintenant. Pas la peine de faire une histoire de ce truc.

Gale se taisait. Serena finit par lui demander :

- Tu penses à quoi ?

- Aux différentes manières que je pourrais employer pour tuer ton oncle sans laisser de trace… Répondit Gale.

Elle lui frappa le torse.

- Après, c'est pas parce que je pleure pas que je suis pas triste que tu partes. C'est toujours triste, quand quelqu'un qu'on aime s'en va.

Gale ria.

- Quoi ? Pourquoi tu rigoles ? Demanda Serena, légèrement outrée

- Parce que tu viens plus ou moins d'admettre que tu as des sentiments pour moi

- Mais… T'es con quand tu t'y mets ! Réagit la jeune femme

- Je sais, je sais, arrête de me frapper !

- Évidemment que j'ai des sentiments pour toi. Je… je sais pas vraiment ce que c'est que l'amour… mais ce que je ressens pour toi, ça doit être ce qui s'en rapproche le plus…

- En voilà une déclaration bien maladroite… Dit Gale

Serena releva la tête pour le regarder dans les yeux. Des mèches éparses tombaient sur son visage redevenu plus ronds, aux hautes pommettes et aux grands yeux bleus éclairés par un sourire. Elle dit

- C'est ce que je peux faire de mieux. On aura beau passer notre vie ici, avec les gens formidables qui le font vivre… on pourra pas effacer le fait qu'on est de vrais bordels sentimentaux.

- Des fouillis inexplicables, Confirma Gale

- Indéniablement paumés.

- Une belle bande de petits coeurs en loque…

- On fait quand même ce qu'on peut avec ce qu'on a… Non ? Demanda Serena en se rapprochant pour l'embrasser

- Et c'est plutôt pas mal ce qu'on obtient à la fin, Murmura Gale

- Tu vas me manquer quand même…

- Toi aussi, tu vas me manquer, princesse…

La troisième année des sœurs Wolfe à Eden School serait la dernière. Serena allait passer son diplôme et Alicia refusait de rester si sa sœur partait :

C'est dommage, frangine... C'est le Paradis et tu pourrais encore y rester deux ans...

Je te quitte pas. J'adore cet endroit et toutes les personnes qui le compose. Mais on a fait une promesse. On se sépare pas.

Serena fut élue représentantes des élèves au côté de Gabrielle pour leur dernière année. Elle prit aussi une des élèves sous sa direction pour les arts martiaux. Alicia monta une équipe de débat et fit la tournée du pays avec quelques camardes pour remporter le championnat national haut la main. Lio et Maël pouvaient être fier. Ils avaient récupéré des enfants blessés et ils les avaient transformés en jeunes femmes fières, fortes et prêtes à tout affronter.