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SEPT ANS.

Prostrée. Elle était prostrée comme un de ces petits insectes rentrés dans leur coquille, que les enfants essaient souvent d'asticoter avec un bâton pour le voir sortir, mais qui se cache de plus belle, ignorant les appels de la soif et de la faim devant un péril mortel. Elle avait toujours eu de la peine pour ces animaux minuscules affrontant chaque jour un monde qui devait leur paraître géant, colossal, rempli de dangers.

Mais les insectes, eux, sortaient reprendre le cours de leur vie sitôt les enfants partis, intéressés à quelque autre activité. Les insectes ne se mettaient pas à trop réfléchir, à s'infliger des coups de bâton par eux-mêmes pour se faire avancer. Les insectes ne se détestent pas, ne pensent pas. Ils suivent le mouvement sans se poser de questions. Ils ne se font pas houspiller à longueur de journée, ils ne doivent pas se cacher pour aller observer les papillons folâtrer dans le jardin, pour échapper aux corvées quotidiennes, échapper, toujours échapper...

La main qui atterrit sur sa joue la ramena à la réalité. Elle s'était encore permis de rêver... elle en connaissait le prix brûlant depuis longtemps, pourtant. Ni le bruit tonitruant de la claque ni la douleur ne l'étonnèrent.

- Même à la vendre, on ne pourra jamais rien en faire. Allez bouge, saleté de gamine. Dépêche-toi ! houspillait Marvolo Gaunt, sous le regard de son frère. Petite Cracmolle dégoûtante.

Comme toujours, Morfin ne lèverait pas le petit doigt. Enfin, elle était déjà heureuse qu'il ne vienne pas s'ajouter à la semonce.

Les genoux sur le parquet autrefois verni, Merope redoubla d'efforts. Même si la serpillière paraissait toujours plus sale à chaque fois qu'elle frottait, dans cette maison dévorée d'ombres et de cafards. Petit insecte parmi les blattes et les araignées, même si elle évitait ces dernières comme la peste. Quand elle arriverait à la fenêtre, peut-être, un papillon se poserait sur les fleurs du lierre. Alors, elle se hisserait sur la pointe des pieds, retiendrait son souffle, pour ne pas embuer les carreaux crasseux et emplirait ses yeux des ailes colorées. En son cœur juvénile, le vœu se formerait : que le Prince des Fées vienne la sauver d'un baiser.

Petit cafard aux pattes engourdies, cherchant à se réchauffer sous les rares rayons de soleil qui traversaient ce nid de serpents... elle y croyait encore.

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CINQ ANS.

Elle s'employait à passer la serpillière dans le salon quand elle entendit des rires étouffés, chatouillant ses oreilles. Morfin. A cette époque, elle n'avait pas encore la prudence qu'elle avait aujourd'hui ; elle ne savait pas que mettre la main dans les flammes faisait mal. Alors elle s'était approchée, doucement, en faisant le moins de bruit possible.

Accroupi, il examinait avec intérêt un coin qu'elle n'avait pas encore nettoyé. Les rires reprirent de plus belle, suivis de chuchotements qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Se postant juste derrière son frère, la scène se découvrit par-dessus son épaule. Dans l'angle entre les murs couleur de plomb, une araignée d'une dizaine de centimètres avait tissé sa toile. Un cafard imprudent s'était aventuré par là et luttait désormais et contre la toile collante et contre l'araignée.

Merope observait les pattes poilues de l'arthropode s'agiter autour de sa proie et les antennes affolées de l'insecte cherchant de l'aide. Morfin encourageait la mygale, extatique.

Le combat avait toutes les chances d'échouer pour le pauvre cafard. C'était inégal, injuste. Merope trouvait ça cruel. Elle tendit la main vers la blatte en passe de se faire dévorer...

...Une main attrapa son bras minuscule. Serra jusqu'à l'os les muscles juvéniles. La fillette lâcha une exclamation de douleur. Le son aigu vrilla ses oreilles avec la consistance du verre qu'on raye, juste avant de le briser. Étourdie, elle tomba sur les fesses, ajoutant à sa douleur.

Les yeux de son frère croisèrent les siens, noir brûlant contre noir vide. Noir vipère contre noir cafard. Ce fut la seule fois de sa vie où elle n'avait pas baissé le regard devant lui et elle regretta amèrement sa surprise. Il serrait si fort que son bras allait finir broyé...

- Dégage.

Il la relâcha après avoir planté ses yeux dans les siens encore quelques secondes - une éternité. Elle se noyait dans l'enfer brûlant, dans la fournaise avide de Morfin, y croisait le retour de son propre reflet - ses propres prunelles, grandes et luisantes comme des billes, purulentes de larmes. Ses cheveux sales, en bataille. Son visage enfantin. Les haillons.

Sitôt qu'elle fut relâchée, il retourna à sa contemplation et elle s'enfuit, jambes tremblantes, cœur battant, peinant à calmer les élancements de son bras et les marques qui ne tardèrent pas à apparaître. Jamais elle ne recommencerait.

Le cafard avait appris sa leçon.

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DIX ANS.

Une autre leçon, que le vilain petit cafard avait été récalcitrant à apprendre : ne jamais sortir de la maison. Un jour, son père s'était aperçu qu'elle s'éclipsait secrètement, par l'entremise de son frère qui la suivait, et l'enfer s'était déchaîné à la maison.

Insultée, rouée de coups, tirée par les cheveux par son frère, puis son père, elle avait beaucoup pleuré ce soir-là.

- Eh bien ! Puisque tu aimes tant tes chers Moldus, tu dormiras dehors cette semaine. Sale petite peste... tu te crois plus intelligente que nous ? Plus puissante que nous ? Sale, ah ça oui, tu es sale. Je ne comprends toujours pas comment il est possible d'avoir transmis mes gènes à une souillon pareille, une incapable telle que toi, morveuse !

Il l'avait prise par les cheveux, tirée en l'air, jusqu'à ce que ses yeux rencontrent les siens. Elle tentait de lutter pour rester calme, ravalant sa frayeur, la douleur qui coulait librement le long de son visage. Vides. Ses yeux devaient être vides. C'était comme ça qu'il les détestait le plus. C'était sa rébellion silencieuse, la seule possible.

Il y avait une profondeur insoutenable dans ces orbes aussi noires et vives que des perles de nacre de Tahiti. Où c'était, elle ne le savait pas. Elle ne savait même pas lire une carte. Mais leur mère en possédait une, autrefois.

De rage, ne trouvant pas ce qu'il cherchait en fouillant la chair de sa chair, il la laissa finalement retomber sur le parquet du salon, en sang et en larmes, tremblante, au bord de la crise nerveuse.

Ne me laisse pas toute seule, non, ne me laisse pas... Ne me laisse pas ne me laisse pas ne me laisse pas-

- DEHORS ! Ne reviens pas ici avant six heures demain matin. Gare à toi si tu t'éloignes...

Elle se carapata avec toute la grâce dont elle était capable, ignorant la douleur, les plaies et les bleus - petit cafard - jusqu'à la porte, que Morfin avait déjà ouverte, laissant l'air humide et glacé de la forêt d'automne envahir la demeure. Son père sur ses talons, ses pas géants et terribles s'approchant, ses membres grêles l'aidèrent à ramper jusqu'au dehors.

J'ai été vilaine, promis, je ne recommencerai plus, ne me laisse pas ne me laisse pas ne me laisse pas...

La porte claqua derrière Merope.

Petit cafard était puni, petit cafard était rejeté du nid... que deviendrait-il, sans ses congénères ?

Elle avait froid, elle avait peur.

Le monde était bien trop grand, bien trop vaste pour quelqu'un comme elle. Il y avait trop de papillons pour un cafard comme elle. Et s'ils la voyaient, s'ils se moquaient comme ces enfants de Moldus..?

Père avait raison. Elle devait arrêter de s'échapper.

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DIX-SEPT ANS.

Au cours de ses longues années d'existence, Merope avait appris quelques petites choses. Ce n'était plus une petite fille, même si elle était restée la même chose craintive et peureuse, le vilain petit cafard sale et laid qu'on range dans un coin et qu'on chasse à coups de balai quand il n'est plus utile.

Elle avait fini par intégrer toutes les règles de son quotidien. Comment aurait-elle pu survivre, sinon..?

Les cafards ne parlent pas. Ne s'amusent pas. Craignent la morsure des serpents et le venin des araignées. Ils restent dans leur coin, sages et discrets ; ils veillent à rester utiles, parce qu'ils sont une bouche à nourrir de plus - une et des milliers en même temps, tant leur appétit est minuscule. Ils ne sortent pas de leur rang, ne touchent pas aux affaires des autres, et jamais, jamais ils ne sortent de la maison.

Le monde avait fini par rétrécir - ou bien était-ce elle qui avait grandi..? Souvent, c'était pour elle un sujet d'inquiétude. Son père ou Morfin se rendrait bien compte un jour qu'elle prenait trop de place. Alors elle essayait de se faire encore plus discrète, encore plus invisible - elle ne provoquait pas, ne se rebellait pas. Calme, calme, toujours plus calme.

Vide, vide, toujours plus vide.

Petite, petite, toujours plus petite.

Comme un cafard.

Rongée par la saleté, l'angoisse qui serrait son ventre à l'idée d'être de nouveau rejetée, livrée en pâture au monde, là-dehors, ce monde si vaste, si rude, oh non, elle ne voulait pas y retourner.

Mais, cette fois, c'était la fenêtre qui l'appelait. Alors elle finissait toujours par répondre à son chuchotement insistant - le crissement du verre, le chuintement du vent sur les carreaux.

Il y avait bien la porte, mais rien que passer à côté pour faire le ménage lui donnait des sueurs froides. Son cœur battait fort dans sa poitrine et un grand froid l'envahissait, essayait de la paralyser.

Dans les regards languissants qui traversaient la fenêtre, cherchant le moindre rayon de soleil, il y avait autant d'envie que de terreur. Comme le jardin semblait beau, au printemps, rempli de vie ! Comme les papillons virevoltaient dans une transe sans fin autour des fleurs sauvages ! Comme elle aurait aimé avoir des ailes, elle aussi, pour rejoindre ces fées divines, les ondines et les sylphes des sous-bois !

Mais ce monde n'était pas fait pour les vilains cafards. Il était trop grand, trop large, elle suffoquait de contempler le lointain. Elle n'osait plus mettre un seul orteil dehors. C'était Morfin qui s'occupait de la boîte aux lettres, enfin, quand il le voulait bien, après que Père l'avait vue tremblante et suffocante près de la porte et l'ait poussée sans ménagement en la traitant de sale traînée dégénérée, incapable de rien.

Depuis, elle faisait tout pour les contenter. Tout pour ne pas se faire remarquer. La vie était plus douce, ainsi.

Même si Merope avait aussi ses petits secrets...

Comme la baguette qu'elle gardait dans le trou du mur de la cuisine, là où logeaient ses semblables, toujours aussi petits, toujours aussi fourmillants de curiosité. Ils avaient fait attention pour elle, ils en prenaient soin en récompense pour ses efforts et pour la nourriture qu'elle continuait à partager, le soir, dès qu'elle pouvait. Les générations, toujours plus nombreuses, se succédaient, et chaque année elle déplorait l'arrivée du gel et de la disette - ils se recroquevillaient, pattes sous leur carapace, et se figeaient pour toujours.

Elle essayait de les réchauffer avec un peu de cette magie récalcitrante qu'elle sentait dans son corps mais qui pourtant ne trouvait aucune échappatoire, dédaignant ceux que Merope lui fournissait. Mais souvent, il était déjà trop tard. Quand elle y arrivait, du moins. Mais, avec les années et la pratique, il lui semblait que ça devenait un peu plus facile. Un tout petit peu.

Poussée par la curiosité et l'arrivée du printemps après les longs mois hivernaux, elle s'était enfin décidée. L'année qui arriverait, elle essaierait de faire un pas dehors. Il était temps de croire de nouveau au Prince des Fées.