L'Impala s'arrête devant la maison de bois brun paumée au milieu des bois. Jody est déjà là, debout sur le perron, dans sa tenue de Shérif chapeau inclus, et les accueille avec un sourire jusqu'aux oreilles. Elle se précipite vers Sam et le serre dans ses bras. Dean tolère l'accolade qui suit quelques secondes avant de reculer d'un bon pas. Castiel lui serre la main en se présentant. Jody lui lance un regard un peu étrange, surprise du ton et des manières un peu trop formels du psy.
- J'ai rempli le frigo et le congélateur, et j'ai fait livrer trois stères de bois, vous allez être tranquilles.
Dean lui adresse un pauvre sourire un peu forcé. Il fait beau aujourd'hui. Froid mais beau. Il n'écoute pas les discussions autour de lui, se promène vaguement à quelques mètres, fouillant du pied dans les feuilles mortes. Ça sent bon l'automne. Y'a pas de bruit autre que les voix qui ronronnent agréablement à son oreille. Jody, l'amie. Sam, le frère. Castiel, le… Le quoi ? Il ne sait pas. Si. Castiel, le calme.
Bobby ne lui a pas laissé le choix. Il a attendu qu'il se réveille, carrément assis à son chevet d'hôpital pour être sûr qu'il ne s'échappe pas. Et quand Dean a enfin ouvert les yeux, il l'a copieusement engueulé. L'a traité d'idiot, d'abruti et d'autres trucs probablement amplement mérités.
- Tu pars lundi à Sioux Falls Dean, et crois moi tu vas te reposer.
Yes Sir, yes. Ou je peux faire semblant héhé. Quoi qu'avec deux garde-chiourmes ça va être plus difficile. Il n'est pas dupe, le psy est forcément là pour veiller à ce qu'il ne fasse pas de conneries. C'est pas un ami. C'est pas ton ami, mets toi ça dans le crâne.
- Dean ?
Oh, la voix de Sam est pas franchement aimable. Quoi encore ? Il se retourne vers son frère et le voit debout devant le coffre de la voiture, son sac à la main. Oh merde.
- Tu te fous de moi Dean ?
Sam est furax, il tient à la main les quelques dossiers que Dean a planqué entre ses t-shirts et ses jeans. Merde merde merde. Sam lâche le sac au sol, et le rejoint à grands pas.
- Tu cherches quoi à la fin ? Bosser à en crever ? C'est ça que tu veux ? Que je te retrouve raide mort devant la table basse parce que ton cœur aura lâché ?
Sam attrape le col de la parka de Dean - la sienne en fait - à deux mains. La rage et la tristesse déforment ses traits, il a les larmes aux yeux. Dean sent son cœur qui se brise.
- Est ce que tu vas finir par comprendre ?
Il le soulève comme un rien, parce que Dean n'est pas grand chose à ce moment-là, juste un sale con égoïste.
Frappe moi.
Jody accours, suivie par Castiel. Elle pose la main sur l'épaule de Sam et essaie de le calmer. Il finit par le lâcher et s'éloigne à grand pas, le shérif sur les talons. Le psy reste à ses côtés, silencieux. Dean se lèche les lèvres, la tête basse.
- Je foire toujours tout, Doc.
Il entend Novak qui inspire et expire profondément.
- Non, vous ne "foirez" pas tout.
La voix grave, un rien rauque. Le calme.
Il frôle à peine son épaule du plat de la main.
- Venez à l'intérieur, vous êtes gelé.
Dean se laisse entraîner sans résistance, un peu à côté de ses pompes. Il s'écroule sur le canapé en cuir qui grince un peu, pendant que Castiel empile une demi-douzaine de bûches dans le foyer de la cheminée. Quelques instants plus tard, la flambée découpe des ombres chinoises dans le salon peu éclairé par la lumière matinale. Le psy s'approche du canapé.
- Vous voulez quelque chose à boire ou à manger ?
Dean ne réagit pas.
Sam apparaît dans l'encadrement de la porte laissée ouverte et appelle Castiel. Sa voix a retrouvé son intonation habituelle. Ils sortent ensemble sur le perron.
Dean reste immobile, presque entièrement englouti par la parka, les yeux rivés sur les flammes. Un bourdonnement sourd à ses oreilles occulte tous les autres sons. Il ferme les yeux.
- Dean ?
Oui Sammy je sais, tu me déteste.
- Dean regarde moi.
Il rouvre les yeux et les baisse sur son frère accroupi devant lui. Comme s'il était un gamin qu'on vient rassurer après un cauchemar.
- Je vais aller chez Jody. Ça ne sert à rien que je reste ici. On va s'engueuler et c'est contre productif. Tu dois te reposer, dormir, être au calme. D'accord ?
Il reste silencieux. Il ne proteste même plus.
- Je suis à quinze minutes à peine, je t'appelle ce soir.
Sam se relève, et se rend compte qu'un Dean qui ne fait pas chier son monde, c'est pas normal.
- Je ne te déteste pas, d'accord ? Je fais juste ce qui est le mieux pour toi. A ce soir ?
Dean finit par hocher la tête. Il voit Jody et Castiel sortir de la cuisine, elle lui a probablement expliqué le fonctionnement de la maison. Sam se penche sur lui et lui embrasse le sommet du crâne avant de faire mine de lui ébouriffer les cheveux. Jody s'approche et lui presse gentiment l'épaule avant de se tourner vers Novak.
- Appelez à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit s'il y a un problème.
- Je vous le promets.
Castiel les accompagne dehors, récupère son sac et celui de Dean, salue Sam et Jody qui s'éloignent dans la voiture du shérif.
Bon.
- Vous avez une préférence pour les chambres, Dean ?
- Faites ce que vous voulez Doc.
Oh il parle, miracle. Dean entend Novak qui ouvre les portes, dépose les sacs dans les deux chambres du bas. Le son des fermetures éclair. Les pas qui s'éloignent dans la cuisine. Le claquement de la gazinière qu'on allume. Lui, il fixe toujours les flammes à s'en brûler les yeux. La bouilloire siffle après quelques minutes, puis Castiel réapparaît dans son champ de vision, un plateau dans les mains qu'il pose sur la table basse massive - très massive, son tibia s'en rappelle.
- Enlevez votre veste, vous serez mieux.
Castiel l'aide à se dépêtrer de la parka de Sam et va l'accrocher à côté de la sienne au perroquet dans l'entrée. Dean se retrouve avec une tasse fumante de chaï sous le nez quelques secondes plus tard.
- Comment est-ce que vous pouvez dire que je ne foire pas tout ? Vous avez la preuve sous les yeux.
Il garde le regard baissé mais il sait que le Doc est dans le fauteuil club à sa gauche.
- Je ne vais pas prétendre que vous avez eu une bonne idée. Mais ce n'est pas non plus ce que j'appelle "tout foirer". Votre frère a emporté vos dossiers à ce propos.
Dean hoche la tête. Il s'en doutait déjà.
- Il est en colère.
- On ne se dispute qu'avec les gens qu'on aime, les autres on les ignore ou on leur fait la guerre.
Dean expire un vague rire désabusé.
- C'est de qui ?
- Un illustre inconnu a tagué ça à Target Field. La colère est passagère, elle retombe. Ce n'est pas de la haine.
Dean prend une gorgée avec précaution, c'est encore trop chaud, mais il en a besoin. Il a à peine touché à son café ce matin au motel.
- Et s'il me détestait ?
- Il ne vous déteste pas. Il est inquiet, c'est complètement à l'opposé de la haine.
Dean marmonne un "mmh" peu convaincu.
Ils boivent en silence pendant de longues minutes. Mais ce n'est pas un silence lourd ou inconfortable. C'est plutôt douillet, bercé par le craquement du feu, et l'odeur des épices mélangée au bois brûlé est agréable.
Dean s'endort. Il a encore sa tasse presque vide à la main. Quand ses doigts se relâchent et qu'elle commence à glisser, Castiel l'attrape, priant pour ne pas le réveiller, et la pose sur la table sans bruit.
Il quitte le salon et va dans la chambre qu'il a choisi, range ses vêtements dans l'armoire histoire de s'occuper un moment. Il est de toute façon certain que Dean ne va pas dormir longtemps. Robert Singer a eu une bonne idée de lui proposer d'accompagner son patient à cette retraite forcée. Sa présence va permettre à Sam de souffler quelques jours, il en a bien besoin. Il lui a raconté sa nuit dans la chambre de motel, où son frère l'a réveillé au moins trois fois au gré de son agitation. Dean aura peut-être moins tendance à faire semblant sans proche à ses côtés. Quand il fait un pas dans le salon pour jeter un œil à son patient, il le voit se réveiller en sursaut. Il ne l'a pas entendu, c'est juste comme ça qu'il fait, visiblement. Il le voit chercher quelque chose du regard, agité, peut-être essayer de se rappeler où il est.
- Vous voulez manger quelque chose ?
Dean se passe la main sur le visage et grimace.
Il est quelle heure ?
- Onze heures trente. Vous avez mal au visage ?
- Ouais, mais ça va, ça saigne pas.
Castiel s'approche du canapé.
- Vous permettez ?
Il lève juste un peu la main, et pointe son arcade blessée. Dean finit par hocher la tête après une petite hésitation.
Putain.
Le pouce du Doc le frôle à peine, vérifie que les strips sont toujours bien collés, mais il sent la brûlure de sa peau aussi sûrement qu'un tison chauffé à blanc. Dean se retient de déglutir, se retient tellement de bouger qu'il finit par en trembler.
- C'est propre et toujours bien bord à bord, ne vous inquiétez pas.
Castiel se recule hors de son espace personnel.
- Je vais aller faire un tour dans le garage, Bobby m'a dit que son pick-up avait besoin d'une révision.
Il se lève du canapé et se retrouve très proche de l'autre. Genre très très proche. Il chute dans l'abysse, oublie comment respirer. Il se passe la langue sur les lèvres et l'espace d'une seconde, son regard dévie sur celles de Castiel, avant de retomber dans le bleu.
Novak recule encore.
- Vous vous y connaissez en mécanique ?
Dean s'éloigne prudemment.
- Ouais, John a au moins fait ça de bien dans sa vie, il m'a tout appris sur l'entretien et la réparation des voitures.
Il se frotte la nuque.
- Enfin voilà, si vous me cherchez, je suis là-bas.
Castiel hoche la tête.
Il ne le voit plus de la journée, mais il entend le bruit métallique des outils, parfois une insulte qui s'envole quand son patient galère avec un écrou trop vissé. Il le laisse faire. Il pense à autre chose que son foutu Raptor, et une activité plus physique que mentale lui sera peut être bénéfique au moment de se mettre au lit. Il finit quand même par aller le rejoindre vers dix-huit heures. Il s'approche de l'énorme pick-up noir qui trône dans le faible espace que lui ont cédé un étalage impressionnant d'outils et appareils divers. Des armes aussi. Il annonce son arrivée en faisant volontairement traîner un peu ses pas dans la poussière qui recouvre le sol bétonné.
- Hey Doc, vous tombez bien, j'ai terminé.
Il ferme le capot dans un grand bruit métallique et passe son avant bras noirci de crasse sur son front couvert de sueur. Il tremble pas mal.
- Regardez ce que j'ai trouvé en cherchant les outils.
Il tend le bras vers un établi et ramasse un bel arc long monobloc aux couleurs caramel.
- Vous me faites une démonstration ? Y'a que deux flèches par contre. Va pas falloir manquer votre lapin.
Castiel rit légèrement et prend une des flèches en l'inspectant sous tous les angles.
- C'est un peu gros pour du lapin, Dean. Et il fait nuit.
- Oh.
Il regarde par la porte du garage restée entrouverte. En effet, il fait déjà nuit noire. Il ne s'en est pas rendu compte.
- Mais demain, je pourrais faire un essai. Je ne vous garanti pas de ramener le dîner cependant, mon dernier gibier doit remonter à cinq ans.
- Vous m'avez vendu du rêve, ne me décevez pas !
Il sourit. C'est un peu forcé et les traits de son visage sont tirés. Mais il a l'air bien mieux que le matin.
- Nous verrons. Il y a vraiment beaucoup d'armes ici non ?
Il n'a pas pu s'en empêcher. Il n'aime pas les armes à feu.
- Oui, mais c'est de la collection, elles sont toutes désactivées, et il n'y a aucune munitions. Le seul truc dangereux, c'est ça.
Il joue sur la corde de l'arc comme on pince celles d'une guitare.
- Je vais aller me laver, je suis trempé.
- N'oubliez pas de passer un peu d'antiseptique sur votre arcade.
- C'est vous l'doc, Doc.
Castiel a pris une des boîtes tupperware dans le frigo (étiquetée poulet - patates) et en fait réchauffer le contenu dans une poêle pendant que Dean est sous la douche. Il l'entend vaguement discuter dans sa chambre ensuite, probablement avec son frère. Le ton ne monte pas.
- Oh putain le poulet de Jody, vous allez adorer.
Il entre dans la cuisine les cheveux encore un peu humides, soigneusement couvert avec un survêtement épais et un de ses sweats à capuche trop grand.
Et oui, Castiel a adoré.
Dean est allé se coucher, alors que Castiel traîne encore un peu au salon. Il a pioché dans la bibliothèque de Bobby un moment avant de trouver quelque chose qui l'intéresse, un bouquin ésotérique qu'il n'imaginait pas trouver chez le directeur adjoint. Mais c'est intéressant, plein de folklores locaux et de créatures surnaturelles étonnantes. Il ne voit pas l'heure tourner. Il émerge de sa lecture vers vingt-trois heures, quand il entend le "clic" discret de la porte de la chambre de son patient. Il perçoit le bruit de quelques pas, qui s'arrêtent rapidement. Il lève les yeux vers l'homme planté dans le salon, en t-shirt en boxer noirs, le regard dans le vague.
- Dean ? Il y a un problème ? Je vous ai réveillé ?
Pas de réaction. Castiel se lève, et s'approche doucement de lui.
- Dean ?
Brusquement, Dean franchit les deux pas qui les séparent, écarte un peu les bras et se laisse tomber contre Castiel. C'est brutal et maladroit, Novak manque de se prendre un coup de boule, et les bras qui l'enserrent sont tout sauf délicats, parce que Dean dort toujours. Il pose la tête sur son épaule et s'appuie de ton son poids.
- Mh.
C'est tout. C'est très court et à peine audible. Mais dans ce petit bruit tout juste expiré, un peu éraillé et brisé, se trouvent à la fois un soupçon d'apaisement, de douleur, et de peine. Castiel pose doucement les mains sur ses épaules et essaie de l'éloigner, mais le poids mort ne se laisse pas faire, les bras s'enroulent plus fort autour de sa taille. Alors il fait un pas de côté pour le déséquilibrer et réussit enfin à se dépêtrer. Il le tient à l'écart d'une main, et lève l'autre au niveau de son visage, la pose sur sa joue et baisse un peu sa paupière inférieure du pouce. Les yeux sont légèrement révulsés, il dort vraiment.
- Venez.
Il murmure à peine et pousse doucement Dean vers sa chambre, la main toujours sur son épaule. Il arrive à le faire asseoir, mais au moment où il essaie de l'allonger, une main s'accroche fermement à son t-shirt. Il accompagne le mouvement, jusqu'à ce qu'il le couche complètement, et attend simplement que la prise se desserre. Quand il est enfin libre, il sort et referme la porte sans bruit.
Bon, ça explique sûrement l'arcade en miettes.
Mais le câlin, il ne s'y attendait pas.
