La Vie en bleu
Note:
Cela fait deux ans et demi que je travaille à cette histoire, et je suis à la fois excitée, et un peu effrayée, de la publier ENFIN! Mille mercis à Phedrelia, sans l'enthousiasme et le soutien de laquelle j'aurais sûrement abandonné ce projet qui m'a donné bien du fil à retordre.
Sur le plan pratique, il y aura une quinzaine de chapitres. Le premier jet est déjà écrit, mais j'ai pas mal de choses à retravailler en cours de route. Je ne peux donc pas garantir une publication régulière, mais je ferai de mon mieux pour ne pas laisser s'écouler trop de temps entre les chapitres.
Cette histoire est classée M en raison des contenus suivants: scènes de sexe explicites, mentions d'automutilation et de violence domestique. A part ça, les personnages picolent, parlent vulgairement, et certaines scènes impliquent une violence extrêmement soft par rapport à celle à laquelle le canon nous a habitués.
Chapitre 1
Camus se redressa et s'étira longuement, bras au-dessus de la tête. Il soupira ; inutile d'espérer défaire aussi facilement les nœuds douloureux qui s'étaient formés dans les muscles de son dos au cours d'une matinée passée à retoucher des photos.
Il cligna des yeux pour réhabituer sa vision à la pénombre environnante. Les dix étages de l'immeuble voisin dressaient un mur entre les rayons du soleil de midi et la pièce qui lui servait de salon et de bureau. Enfin, surtout de bureau : canapé et table basse avaient été relégués dans un coin pour faire plus de place aux boîtiers, objectifs, réflecteurs et autres accessoires qui s'entassaient dans des sacs, des cartons et contre le mur.
Camus se dirigeait vers sa minuscule cuisine lorsque le téléphone placé dans sa poche se mit à vibrer. Il répondit sans prendre la peine de vérifier l'identité du correspondant.
— Allô.
— Salut, Camus. C'est Shaina.
Tiens tiens. Voilà un appel qui pourrait s'annoncer intéressant. Shaina avait plusieurs fois engagé Camus pour illustrer les campagnes de publicité menées par son agence.
— Salut.
— Mesure ton enthousiasme, hein…
Camus coinça le téléphone entre son oreille et son épaule le temps de remplir un verre d'eau.
— Désolé.
— Ça va, heureusement que je te connais, ronchonna Shaina. Tu as des disponibilités pour un mandat, en ce moment ?
Camus avala une longue gorgée d'eau fraîche.
— Ça dépend pour quoi, j'imagine.
Il se pinça les lèvres à son propre mensonge éhonté. Il ne roulait pas sur l'or en ce moment et pouvait difficilement refuser un job qui lui tombait tout cuit dans le bec.
— On a décroché un contrat pour une marque de sous-vêtements pour hommes. J'aimerais que tu bosses sur le projet, vu comme tu as géré sans faute la campagne pour les maillots de bain.
Les nœuds dans le dos de Camus se resserrèrent, propageant une sensation de brûlure jusqu'à sa nuque.
Il détestait les photos de mode. Immortaliser des personnes lambda, c'était déjà pénible : elles étaient stressées, faisaient d'affreux sourires forcés en essayant d'avoir l'air naturel, et il n'était pas particulièrement doué pour détendre l'atmosphère. Mais alors les mannequins… des créatures narcissiques qu'il fallait cajoler, couvrir de compliments et rassurer en permanence sous peine de crise de nerfs… C'était encore pire.
Il s'obligea malgré tout à poursuivre sur un ton neutre :
— Et le brief ?
— Toujours un peu pareil, hein… Le public-cible, c'est les mecs de base. Tu leur fais croire qu'ils vont devenir des bêtes de sexe par magie en enfilant ces boxers, mais en restant classe quand même, et c'est dans la poche.
Shaina ricana avant de poursuivre.
— Sexy mais avec une esthétique léchée. Tu vois comment ?
Camus leva les yeux au ciel. Il voyait très bien en effet. Comme souvent, il allait servir de caution artistique pour de banales photos commerciales, et on n'attendrait rien de plus de lui qu'un effet de flou ou une surexposition volontaire ici ou là.
— Ça a l'air dans mes cordes, répondit-il, résigné.
— Parfait ! C'est payé au tarif habituel. Je t'envoie tous les détails par mail.
— Ok. Merci d'avoir pensé à moi.
— Pas de quoi.
Camus avala une autre gorgée d'eau. Celle-ci eut du mal à passer, comme si sa gorge s'était resserrée.
Certains des mandats qu'il avait réalisé pour Shaina étaient intéressants. Et quant à ceux qui ne l'étaient pas… Il ne pouvait tout simplement pas se permettre de faire la fine bouche. Shaina n'apprécierait certainement pas. Et ce n'était pas comme si Camus avait une foule de clients fidèles. Il savait depuis longtemps que sa personnalité renfermée et son manque de talent pour se créer un réseau constitueraient un frein à sa carrière, mais avait toujours refusé de faire des efforts pour paraître plus sociable. Il assumait les conséquences de son choix.
L'essentiel était que cette campagne lui permettrait de payer la majeure partie des factures du mois.
Tiens, d'ailleurs… Il ferait bien d'aller récupérer le courrier. Peut-être que quelques pas détendraient ses muscles contractés.
Il sortit de chez lui et rejoignit le hall par l'escalier, la porte de l'ascenseur s'ornant d'un panneau « En panne » depuis une semaine. Le propriétaire avait déjà mis plusieurs jours à faire réparer l'éclairage des couloirs… Enfin, vu le loyer qu'il payait, il ne pouvait pas se plaindre. Les deux-pièces avec cuisine et salle de bain à la portée d'un photographe freelance sans aucune renommée ne couraient pas les rues à New York.
Il extirpa de la boîte aux lettres un tas de paperasse publicitaire et deux enveloppes.
Son cœur rata un battement lorsqu'il vit la première.
Elle était à l'en-tête de la Fondation Graad.
Camus respira profondément et s'obligea à remonter chez lui posément, une marche après l'autre, ignorant l'enveloppe qui lui brûlait les doigts. Arrivé chez lui, il referma la porte d'un coup sec et s'y adossa. Là seulement, il laissa l'émotion le submerger et lâcha à ses pieds le reste du courrier avant de s'attaquer à l'enveloppe les mains tremblantes.
Inutile de te mettre dans tous tes états. C'est certainement une réponse négative. Il y a dû y avoir des milliers de participants.
Très renommée dans le milieu de l'art new-yorkais, la Fondation Graad disposait de son propre musée et subventionnait de nombreuses autres institutions culturelles. Quelques mois plus tôt, elle avait lancé un appel à participation pour un concours de photographie organisé à l'occasion de ses vingt ans d'existence. Le but était de révéler des artistes dotés d'un fort potentiel, mais encore méconnus du public et des critiques. Dix finalistes auraient le privilège de participer à une exposition collective sous l'égide de la Fondation. Et un gagnant recevrait une bourse qui lui permettrait de se consacrer uniquement à son art pendant un an.
Camus n'était pas particulièrement compétitif, mais l'opportunité était unique. Une exposition qui serait vue par des milliers de personnes et attirerait l'attention de tous les critiques de New York. Un prix qui lui permettrait d'abandonner les mandats alimentaires pendant une année entière… C'était peut-être sa chance de sortir de la masse des milliers de petits indépendants qui vivotaient grâce à la pub pour se voir reconnu en tant qu'artiste.
Il avait envoyé un portfolio et n'avait reçu aucune nouvelle depuis à l'exception d'un accusé de réception. A vrai dire, il avait pratiquement oublié ce concours. Jusqu'à cette enveloppe…
Il parvint enfin à la décacheter et déplia la lettre.
Cher Monsieur,
Vous vous êtes récemment porté candidat au concours de photographie organisé par la Fondation Graad. Après examen des dossiers par le jury, nous avons le plaisir de vous apprendre que vous avez été sélectionné pour la phase finale de la compétition.
Camus ferma les yeux. Les rouvrit. Relut la phrase.
Recommença.
Encore une fois.
Il avait été retenu. Des milliers de concurrents, et il avait été choisi pour voir ses photos exposées sur les murs de la fondation la plus célèbre de New York.
Son cœur battait comme les ailes d'un colibri contre ses côtes.
Il l'ignora et se concentra sur le reste du texte. L'exposition débuterait le premier octobre. Cela lui laissait quatre mois pour fournir une série de nouvelles photos qui constitueraient sa contribution, et sur lesquelles il serait jugé lors de la finale. C'était faisable. Il lui faudrait bien s'organiser pour pouvoir y consacrer le plus de temps possible en dehors de ses mandats habituels… Mais c'était parfaitement faisable.
Enfin, son travail avait payé. Le jury avait reconnu son talent. Il allait pouvoir montrer à tous qu'il savait faire autre chose que les photos basiques pour lesquelles on le payait. Et la bourse était à sa portée.
Camus s'autorisa à sourire.
La douleur avait miraculeusement déserté son dos et sa nuque. Il se sentait incroyablement détendu lorsqu'il se pencha pour récupérer la seconde enveloppe qu'il ouvrit sans en regarder l'en-tête. Une facture, sûrement… ou pourquoi pas une autre bonne nouvelle ? Après des années à tirer le diable par la queue, son jour de chance était peut-être arrivé !
Monsieur,
Par la présente, nous vous informons que notre société a récemment fait l'acquisition de l'immeuble sis au 31, Siberia Street. Des travaux de rénovation de grande envergure seront prochainement entrepris. Ceux-ci rendront les lieux inhabitables pour une durée indéterminée. Par conséquent, votre bail sera résilié au 30 juin, conformément à l'article 10, alinéa 3 de votre contrat.
Nous vous prions de contacter la gérante afin de fixer la date de votre état des lieux de sortie.
Avec nos salutations distinguées,
Olympus Real Estate
Son jour de chance. Mais bien sûr.
Depuis le trottoir d'en face, Camus scrutait l'immeuble en brique rouge typique de ce quartier autrefois considéré comme un coupe-gorge puis devenu tendance au fur et à mesure qu'il recueillait les artistes évincés du centre de Manhattan par la hausse vertigineuse des loyers. Camus l'avait arpenté en tous sens pour visiter les musées et galeries qui y poussaient comme des champignons, mais n'était jamais passé dans cette rue essentiellement résidentielle. Le bâtiment semblait en bon état, pas comme celui qu'il allait devoir quitter dans un mois. C'était déjà ça. De toute façon… il n'avait guère le choix.
Il traversa la rue – sans trop de trafic, nota-t-il. Un bon point. Arrivé à la porte, il trouva rapidement les noms qu'il cherchait sur l'interphone. A. Eriksson et M. Kazan. La plaque indiquait aussi un M. Arietis que son contact n'avait pas mentionné. Le colocataire démissionnaire, peut-être ?
Un bip résonna lorsqu'il appuya sur le bouton… et plus rien. Il allait ajouter « interphone défectueux » dans la colonne « désavantages » de sa feuille d'évaluation mentale lorsqu'une voix légèrement essoufflée grésilla.
— Ouais ?
— Bonjour. Je suis Camus, je viens pour la chambre.
Un blanc.
Camus sortait son téléphone de sa poche pour vérifier la date et l'heure convenues pour la visite lorsque la voix résonna à nouveau, plus loin du haut-parleur mais pas assez pour lui éviter d'entendre.
— Dite ! C'est quel jour déjà qu'il devait venir, le mec pour la chambre ?
Une voix indistincte répondit quelque chose que Camus ne comprit pas.
— Oui, ben c'est aujourd'hui, mercredi ! Alors tu vas me faire le plaisir de sortir de cette salle de bains, et plus vite que ça !
Cri indéterminé.
— Je m'en fous !
La voix se rapprocha et reprit comme si de rien n'était :
— Ah oui bien sûr, Camus ! On t'attendait ! Entre ! C'est au douzième, la porte au fond du couloir.
Un bourdonnement indiqua que la porte était ouverte. Camus hésita une seconde à la pousser. Si l'immeuble lui faisait une bonne impression, on ne pouvait en dire autant des habitants… Il était encore temps de renoncer à cette idée de colocation.
Il pouvait toujours s'exiler dans le New Jersey.
Il soupira et entra.
Il traversa un hall sans chichis mais propre, scanna les boîtes aux lettres dont aucune ne semblait avoir été fracturée, et appela un ascenseur qui ne tarda pas à arriver. Non, vraiment, rien à redire sur les locaux jusqu'à présent, songea-t-il tandis que la cabine l'emmenait au douzième et dernier étage. Sur ce point en tout cas, l'annonce ne mentait pas.
Il quitta l'ascenseur dans un corridor bien éclairé qui s'ouvrait sur quelques portes à la couleur outremer plutôt originale pour un immeuble d'habitation. Il se dirigea vers celle du fond et appuya sur la sonnette puis se plaça bien en face du judas, psychologiquement préparé à ce qu'on le fasse attendre.
Il faillit sursauter lorsque la porte s'ouvrit à toute volée trois secondes plus tard.
— Salut ! Moi, c'est Milo. Enchanté. Allez, entre !
L'homme qui venait de jaillir de l'appartement comme un diable de sa boîte arborait un grand sourire et les yeux les plus bleus que Camus ait jamais vus. Un cyan pur qui n'aurait dû exister que grâce à un logiciel de retouche. Camus en fut décontenancé au point d'oublier de retourner la salutation pendant un instant, ce dont Milo ne sembla pas se formaliser. Il avait peut-être l'habitude. Camus le suivit dans un petit hall jonché de chaussures, et son hôte s'effaça pour le laisser passer devant le temps de refermer la porte. Il se retourna et lui tendit la main sans cesser de sourire.
— Désolé pour le bordel, on a eu un petit souci d'organisation.
— Ça ne fait rien, répondit Camus en acceptant la poignée de main.
Mieux valait ne pas débattre sur la pertinence de considérer le fait d'ignorer quel jour on était comme un petit souci d'organisation.
— Je te fais visiter d'abord, et après, on boit un truc pour faire connaissance, ça te va ?
Il n'attendit pas la réponse de Camus pour le faire passer dans une pièce inondée de lumière.
— Et pour commencer, le salon ! annonça-t-il avec un grand geste de la main.
Camus s'approcha de la verrière qui occupait presque tout un mur. L'immeuble surplombait légèrement ses voisins immédiats, si bien que le dernier étage bénéficiait d'une vue aussi dégagée qu'on pouvait l'espérer à Manhattan. Il s'orienta rapidement :
— On voit le coucher du soleil ?
— Exactement ! C'est super cool, d'avoir droit à ça quand tu rentres en fin de journée. Enfin, ça dépend à quelle heure tu rentres, bien sûr. Dite travaille souvent le soir.
Camus se retourna pour examiner la pièce plus en détail. Elle était spacieuse et chaleureuse, meublée d'un canapé Chesterfield couleur cognac un peu élimé et de fauteuils assortis sur un tapis oriental aux couleurs turquoise, crème et rose légèrement fanées. L'ensemble adoucissait l'aspect industriel des murs de brique brute et de la verrière en fer forgé tout en en conservant le cachet.
— On a tout acheté dans des brocantes, racontait Milo en ramassant deux tasses qui traînaient sur une vieille malle qui faisait office de table basse à côté de quelques feutres et d'un flacon de vernis à ongles.
Avec cette luminosité, ce salon ferait un décor parfait pour un shooting. Pour une interview avec un écrivain, par exemple, ou une pub pour du café.
— Enfin, c'est surtout Dite qui s'occupe de la déco. Et des plantes. Moi, j'ai pas la main verte, mais Dite adore les plantes.
C'était flagrant, songea Camus. Chaque recoin hébergeait sa représentante du règne végétal, qu'il était bien incapable d'identifier. Il y en avait par terre, entre deux livres sur les étagères de la bibliothèque, sur le comptoir qui séparait le salon d'une cuisine apparemment fonctionnelle à défaut d'être particulièrement moderne.
— Tu pensais déménager avec tes meubles ? questionna Milo qui avait déposé les tasses dans l'évier et le conduisait maintenant en direction des chambres.
— Je n'ai pas grand-chose que je tienne à emmener.
Milo s'arrêta devant une première porte.
— Là, c'est la chambre de Dite. Et sa salle de bains, fit-il en frappant du poing contre la porte d'en face. Dite ! T'as pas un peu fini !
— Deux minutes, Milo ! Répliqua une voix courroucée. Bonjour, Camus !
— … Bonjour, répondit celui-ci posément, comme si des inconnus l'apostrophaient quotidiennement depuis leur salle de bains.
Heureusement qu'avec son métier, il en avait vu des vertes et des pas mûres. De quoi perfectionner l'art de ne jamais trahir son étonnement.
Milo leva les yeux au ciel.
— Fais pas attention, c'est Dite, commenta-t-il mystérieusement en désignant à Camus les deux portes suivantes. Là, c'est ma chambre. Et ça, c'est la salle de bains que je partageais avec Mu, notre ex-colocataire. Celui pour qui on cherche un remplaçant.
Il s'interrompit et plissa les yeux pour examiner Camus sans la moindre discrétion.
— Tu n'as pas besoin de deux heures pour te préparer chaque fois que tu sors, non ?
— Non, rétorqua Camus, mal à l'aise sous le regard inquisiteur.
— Milo ! Cria l'énigmatique Dite à travers la porte de sa salle de bains. Tu crois vraiment que tes allusions déplacées passent inaperçu ? Ceci est mon espace de travail ! Ne l'écoute pas, Camus, il essaie de nuire à ma réputation!
— Et là, tu bosses pas ! Alors grouille-toi un peu ! répliqua Milo sur le même ton.
Camus se retint de lever les yeux au ciel. L'appartement était bien situé, il lui plaisait jusqu'à maintenant, le loyer était dans ses prix… C'était trop beau. Evidemment, il fallait que les colocataires potentiels soient deux tordus incapables de communiquer autrement qu'en criant à travers les portes.
Mieux valait s'en aller avant de faire perdre davantage de temps à tout le monde.
— Bref…
Milo continuait à prendre son rôle d'agent immobilier très au sérieux.
— L'idée, c'est qu'on garde le même arrangement niveau salles de bain avec le nouveau coloc. Moi, je ne suis pas compliqué à ce niveau-là, donc en principe, t'aurais pas de souci à te faire.
— Milo, ce n'est pas la peine...
— Et voilà la chambre à louer.
Camus se tut lorsque Milo ouvrit la porte, révélant une pièce plus grande que son salon de Brooklyn et aussi lumineuse que le séjour.
Il s'avança sur un parquet aux reflets ambrés légèrement ternis aux endroits où l'usure avait eu raison du vernis. Sous ses pas, un grincement léger résonna d'autant plus fort que le bruit de la circulation omniprésent à Manhattan ne formait ici qu'un murmure de fond.
— Les chambres font toutes la même taille, commentait Milo. Celle-là est la mieux exposée avec celle de Dite. Moi, ça m'est un peu égal, je suis rarement là en journée, enfin sauf le week-end, bien sûr.
Il indiqua de la main deux grands placards qui occupaient tout un pan de mur.
— Mu a laissé ses armoires. Il n'en avait plus besoin, son copain a déjà un appart complètement meublé. Mais si le nouveau locataire ne veut pas les garder, il peut les débarrasser. Enfin, ça l'arrangerait de ne pas avoir à le faire, évidemment…
Il y avait là largement la place pour ranger la garde-robe minimaliste de Camus… et surtout, le matériel qui encombrait actuellement son salon.
La pièce prit vie devant ses yeux. S'il mettait le lit en face des armoires, et la table d'architecte qui lui servait de bureau côté porte,, il pourrait travailler à la lumière du jour. Fini, les yeux abîmés par le scintillement de l'écran dans l'ombre pour économiser l'électricité… L'image d'une boule à neige lui traversa l'esprit. Un monde en apesanteur, les rayons du soleil se réfractant à l'infini dans un silence ouaté. Un refuge où l'on pouvait se poser. Réfléchir. Créer. Se préparer à gagner la bourse de la Fondation Graad.
Enfin… si on faisait abstraction des colocataires.
— Les armoires me seraient utiles.
Les mots étaient tombés de sa bouche comme des pièces de monnaie d'une poche percée, et il se morigéna mentalement. Sérieusement ? Trois minutes plus tôt, tu voulais partir sans même voir la chambre !
— C'est vrai ? T'as beaucoup d'affaires ? De quel genre ? Si c'est pas indiscret ?
C'était indiscret. Mais Camus n'avait qu'à s'en prendre à lui-même, après tout. Quel besoin avait-il de sous-entendre qu'il voulait cette chambre accueillante ? Et ces armoires si pratiques ?
— Je suis photographe, ça fait pas mal de choses à stocker.
A sa grande surprise, un nouveau sourire vint illuminer les traits de Milo.
— Ah ! Tu es un artiste toi aussi ! Ça, c'est un bon point !
Camus allait demander des explications lorsqu'une porte claqua dans le couloir. Une voix dont il repéra pour la première fois le léger accent étranger s'éleva de l'autre bout de l'appartement.
— C'est bon, vous avez fini la visite ?
— On arrive tout de suite ! claironna Milo.
Paisible comme une boule à neige. C'est ça.
— Camus, tu aimerais voir d'autres choses dans la chambre ? Tu pourras de toute façon refaire un tour plus tard, si tu veux.
— Je pense que ça ira, merci.
Mieux valait s'éloigner de cette pièce tentatrice qui visiblement perturbait son bon sens. Il suivit donc Milo jusqu'au salon, où le second habitant était en train de disposer des verres et un bol de cacahuètes sur la malle.
— Camus, voilà Dite, annonça Milo. Dite, tu sais quoi, Camus est photographe !
L'homme qui se redressa pour faire face à Camus était… spectaculaire. Grand et mince, il portait ce qui ressemblait à un pyjama de satin bleu nuit surmonté d'un long kimono aux motifs de récif corallien. Des flots de cheveux turquoise encadraient un visage aux traits délicats, presque féminins. Il arborait un maquillage sophistiqué qui accentuait le bleu de ses yeux et la hauteur de ses pommettes.
Des reflets irisés chatoyaient à chacun de ses mouvements, et Camus eut instantanément l'impression d'assister au ballet d'une splendide créature issue des profondeurs.
Pas une boule à neige. Un aquarium.
— Camus, enchanté. Je suis Aphrodite, Dite pour les amis. Vraiment désolé de t'avoir fait attendre. Il était hors de question que je me présente les yeux à moitié terminés, grinça-t-il en direction de son colocataire.
— Aucun problème, répondit Camus alors que Milo lui désignait un fauteuil. Je vous remercie pour l'accueil, mais je ne veux pas m'imposer.
Et surtout il n'avait pas l'intention de louer cette chambre.
Même si c'était la seule annonce intéressante qu'il avait vue depuis qu'on lui avait annoncé son éviction.
— T'imposer ? Mais pas du tout ! Au contraire, Camus, l'apéritif fait partie intégrante du processus de recrutement, assura Dite d'une voix sucrée derrière laquelle perçait néanmoins une pointe d'autorité parfaitement audible. Qu'est-ce que tu bois ?
— Plus exactement, bière ou vin blanc ? Compléta Milo, penché sur le réfrigérateur comme pour en faire l'inventaire.
La lumière du soleil et la place pour ranger ses objectifs, à Manhattan…
— Vin blanc.
— Camus, tu me plais déjà ! Je SAVAIS que tu étais une personne civilisée, toi ! J'ai une très bonne intuition pour ce genre de choses, vois-tu ?
Aphrodite se laissa tomber dans le canapé, l'air satisfait, tandis que Milo les rejoignait avec une bouteille de vin blanc et une bière.
— Le pire, c'est que c'est vrai. C'est presque un septième sens, chez lui.
Milo commença à remplir deux verres de vin, l'air pas vexé pour un sou des sous-entendus de son colocataire.
— Le sixième étant ? Interrogea Camus, curieux malgré lui.
— Celui de la mode, bien entendu, asséna Aphrodite sur un ton qui ne laissait pas place à la réplique.
— Bien entendu, répéta Milo en adressant à Camus un clin d'œil qu'Aphrodite dut surprendre puisqu'il tira la langue à son ami, ruinant ainsi l'attitude de dignité affectée si soigneusement élaborée.
Camus eut envie de sourire. Les railleries témoignaient visiblement d'une grande complicité entre les deux hommes. Ils n'étaient peut-être pas si désagréables, finalement…
Il profita de boire une gorgée de vin frais pour les étudier plus en détail.
A priori, ils n'avaient rien en commun.
L'un arborait une pâleur nordique, l'autre un hâle méditerranéen. Aphrodite était excessivement apprêté, chacune des ondulations de sa chevelure résultant visiblement d'un brushing appliqué. Il se tenait droit, le pied de son verre entre deux doigts aux ongles d'un rose délicat qui expliquait la présence du vernis sur la table. Milo était avachi sur le sofa, une cheville négligemment posée sur un genou, avec la nonchalance qui convenait à son jean effrangé et à son t-shirt rouge un peu défraîchi. Sa frange lui tombait devant les yeux et ses boucles lâches n'avaient pas dû voir un peigne ce jour-là. Camus se rendit compte pour la première fois que ses bras étaient couverts de tatouages, des sortes de volutes noires qui naissaient à ses poignets et s'enroulaient autour de ses muscles comme des serpents avant de disparaître sous ses manches.
Rien en commun… à part leur beauté exceptionnelle et les tonalités aquatiques du tableau qu'ils formaient face à lui.
Une aquarelle née d'une palette océane, une esquisse de bord de mer, pastels fondus et indigo profond transpercés par un bleu égéen.
Il détonnait comme une tache de rouille sur une lame polie.
— Donc, tu es photographe, relança Aphrodite. Freelance ?
Camus se débarrassa de ses pensées parasites au moyen d'une autre gorgée de vin.
— Oui. Et vous ?
— Je suis maquilleur. Pour des comédies musicales et le théâtre, principalement. D'où la nécessité de passer du temps dans ma salle de bains professionnelle, ajouta-t-il avec un regard noir en direction de Milo.
Celui-ci répondit d'un sourire parfaitement innocent.
— Heureusement que tout le monde n'a pas besoin de tester le matériel aussi consciencieusement que toi, hein, sinon je serais à court de peau… Je suis tatoueur, expliqua-t-il à Camus. Tu as peut-être vu mon salon en sortant du métro ? Le Scarlet Needle, je viens d'ouvrir.
— Désolé, je n'ai pas fait attention…
Leurs professions expliquaient pas mal de choses, en tout cas. Y compris pourquoi Milo s'était illuminé quand il avait dit qu'il était photographe. Ça se rapprochait plus de leur univers que… comptable, par exemple. Même si Camus se sentait à des années-lumière de leurs excentricités.
— C'est pas grave, peut-être en repartant ! Tatoué ?
— Non.
— L'idée te déplaît ?
— Non. Mais elle ne me plaît pas spécialement non plus.
En fait, à bien y réfléchir, oui, l'idée de se faire transpercer par une aiguille pendant des heures lui déplaisait franchement. Mais bon, il n'était peut-être pas très stratégique d'insister sur ce point.
Du moins, dans l'hypothèse où il aurait voulu cette chambre. Ce qui n'était pas le cas.
Aphrodite éclata de rire.
— Franc et direct, hein ? Milo, en voilà un que tu n'arriverais peut-être pas à attirer dans tes filets.
— C'est pas grave.
Milo n'avait pas cessé de sourire, visiblement nullement vexé par le manque d'enthousiasme de Camus.
— Cela dit, c'est vrai que les gens ont une furieuse tendance à changer d'avis à ce sujet, au bout d'un moment, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Camus n'était pas du genre à changer d'avis facilement, mais il préféra ne pas réagir. Il commençait à se sentir mal à l'aise d'être ainsi au centre de l'attention. Il était temps de prendre le contrôle de la conversation.
— Et alors, lança-t-il en se calant dans son fauteuil… Comment se passe votre quotidien ? J'ai cru comprendre que tu travaillais beaucoup en soirée, ajouta-t-il à l'intention d'Aphrodite.
— Exact.
Le maquilleur but une longue gorgée avant de poursuivre.
— C'est l'un des inconvénients de bosser dans le monde du spectacle. Ou pas. Je suis plutôt du soir, de toute façon, donc c'est parfait pour moi. Par contre, je me lève plus tard et je passe pas mal de temps ici la journée. Mais si par hasard tu es inquiet pour ta tranquillité, fit-il avec un regard taquin, sache que je suis très calme à la maison.
Camus réussit à retenir son froncement de sourcil, mais il ne put rien faire contre le rouge qu'il sentit lui monter aux joues.
Était-il vraiment aussi transparent ?
— C'est important de se ménager un espace de paix et de sérénité, continua Aphrodite, cette fois d'un air mortellement sérieux. Ça empêche l'accumulation de toxines et l'oxydation précoce de la peau.
Camus battit des cils, incapable de décider si cette dernière phrase relevait du sarcasme.
Devant l'absence du moindre signe de moquerie du côté de Milo, il supposa que non.
Soit. Paix et sérénité, ça lui convenait parfaitement. Même si quelque chose lui suggérait que ce n'étaient peut-être pas les ambiances préférées de Milo…
Comme si celui-ci avait lu dans ses pensées, il embraya :
— Moi, je suis au Scarlet Needle toute la journée, et souvent je continue à bosser ici. Dessiner les futurs tattoos, l'administratif, tout ça. Donc je suis d'un calme exemplaire.
Il adressa à Camus l'un de ses sourires qui devaient pouvoir faire office de luminothérapie.
— … Après, ne va pas t'imaginer qu'on est des moines !
Ah, voilà. Ça l'aurait étonné, aussi.
— On a le même cercle d'amis, Dite et moi, continua Milo. D'ailleurs ils sont devenus amis avec Mu aussi à force, donc c'est tout vu, si on te loue la chambre ça va devenir tes potes et on fera la fête tous ensemble. Et du coup, aucun risque que tu sois dérangé !
Alors ça, ça restait à voir.
Camus pouvait peut-être supporter au quotidien Aphrodite et Milo, s'ils étaient aussi occupés par leur travail et leurs… rituels de beauté qu'ils le laissaient entendre, mais de là à devenir ami avec tout un groupe de gens probablement aussi exubérants qu'eux ? Il ne fallait pas rêver. En plus, faire la fête, ça n'était pas son truc.
La conversation se poursuivit pendant ce qui sembla être des heures à Camus. Aphrodite et Milo posaient des questions sur tout et racontaient leur vie avec une facilité déconcertante. Était-il plutôt bordélique, maniaque, ou entre les deux ? D'où venait-il, parce que Camus ce n'était pas courant comme nom ? Aphrodite non plus, surtout pour un Suédois, mais c'était son nom d'artiste, donc bon. Camus était français ? Ah, alors il aimait sûrement faire la cuisine ? (Sa réponse négative avait eu l'air de les décevoir profondément). Que faisait-il pendant son temps libre ? Aphrodite adorait faire le tour des friperies, et Milo fréquentait le club de boxe d'Aldé (qui était cet Aldé ? Mystère). Est-ce qu'il sortait avec quelqu'un? Eux étaient célibataires, mais bon, il fallait bien s'amuser un peu. Cela dit, qu'il se rassure, ils avaient pour règle de ne pas ramener les coups d'un soir à l'appartement, donc leur futur coloc ne risquait pas de tomber à tout bout de champ sur des inconnus à moitié à poil au petit déjeuner. Plutôt de genre masculin, les inconnus, même si Milo craquait pour une fille de temps en temps, et lui, il avait des préférences à ce niveau?
— On a dit qu'on ne la posait pas celle-là, Milo ! Pardon, Camus, on ne voulait pas être intrusifs, intervint charitablement Aphrodite devant le silence de Camus.
Même la pointe de ses oreilles était en feu. Milo et Aphrodite n'avaient donc aucun sens des limites personnelles. Il était prêt à sacrifier sa chère solitude pour un appartement à New York… mais son intimité, certainement pas.
Décidément, ça n'allait pas être possible. Et tant pis pour l'espace, la luminosité, et la situation idéale dans le quartier où se concentrait la scène artistique la plus vibrante de Manhattan.
— Désolé, je me suis laissé emporter.
Milo eut un petit sourire contrit. Entre son charme et la main de fer sous un gant de velours qu'il devinait chez Aphrodite, les deux hommes devaient former un duo absolument imbattable lorsqu'ils voulaient obtenir quelque chose, songea Camus.
— Pas de souci, mentit-il.
Il ressentit malgré tout un immense soulagement lorsqu'Aphrodite reposa son verre d'un air solennel et lui posa enfin ce qui semblait être la question finale.
— Bon, alors, Camus: on va encore rencontrer quelques autres candidats, mais pour que l'on sache à quoi s'en tenir, dis-nous: maintenant que tu nous connais un peu, et que tu as vu l'appartement, est-ce que tu es toujours intéressé par la chambre ?
Il était épuisé après une seule discussion avec eux. Ils n'avaient rien en commun. Ce serait invivable.
Des rangements à l'abri de la poussière pour ses objectifs. Pas de longs trajets à faire chaque jour depuis la banlieue en transportant tout son matériel. Autant de temps gagné pour se consacrer au concours dans un environnement confortable. Et s'il gagnait, dans quelques mois, il aurait de quoi reprendre un appartement pour lui tout seul…
— Oui.
Merci de m'avoir lue!
Retrouvez-moi pour papoter sur Twitter LilyAoraki!
