An 845.
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Olia papillonna des yeux et tendit une main devant elle pour les protéger de la lumière de fin d'après-midi. Elle se frotta les paupières en se redressant, réprima un bâillement en étirant ses bras ankylosés et grimaça en sentant une douleur diffuse lui vriller le haut du dos.
Le sommet du Mur Maria n'était pas vraiment adapté pour faire la sieste.
Toujours assise, elle jeta un coup d'œil par-dessus les caisses de munitions qui la dissimulaient et fit la moue. Hormis deux soldats en train de discuter au loin près d'un canon, l'aire était déserte. Pas qu'on l'aurait réprimandée, de toute façon, songea-t-elle en haussant les épaules. Entre ceux qui terminaient les fonds de bouteilles et ceux qui faisaient des paris en jouant aux dés – quand ils ne faisaient pas les deux en même temps – ses collègues de la Garnison étaient plutôt mal placés pour lui faire des reproches.
Son estomac gargouilla, et elle posa une main sur son ventre pour le faire taire. Inutile de chercher plus loin ce qui l'avait réveillée. Observant le soleil, elle tenta d'estimer les heures qui la séparaient de la fin de son service, et poussa un soupir à fendre l'âme en constatant qu'au moins deux paumes le distançaient de l'horizon. Dépitée et affamée, elle se laissa retomber sur la surface froide, les bras en croix.
Aujourd'hui était l'un de ces jours où elle regrettait d'avoir suivi Seppe à la Garnison. Un jour de mission extra-muros pour le Bataillon d'Exploration.
Elle eut une pensée envieuse pour les soldats qu'elle avait vu rentrer un peu plus tôt. Où étaient-ils allés aujourd'hui ? Avaient-ils pu établir un poste avancé, comme prévu ?
Elle en doutait. En cherchant du regard les cheveux blonds d'Erwin Smith parmi les survivants, elle avait immédiatement compris que cette mission était un fiasco. Evidemment, résonna une voix grinçante dans sa tête. A quoi s'attendait-elle ? C'était toujours un fiasco. A se demander pourquoi ils continuaient.
Olia, elle, en avait compris la raison il y a trois ans, lorsqu'elle les avait vus partir pour la première fois depuis le haut du Mur Maria, les mains agrippées au canon qu'elle était sensée nettoyer la retenant de faire un pas de plus dans leur direction – et accessoirement dans le vide, mais à cet instant elle n'en avait rien à faire.
Ce jour-là, alors qu'Erwin Smith et ses hommes disparaissaient sur une ligne d'horizon qu'elle ne toucherait probablement jamais, Seppe avait lâchement évité son regard. Et quand, plus tard, alors que les cloches avaient depuis longtemps sonné leur retour, elle avait forcé ses yeux à enfin croiser les siens, elle n'y avait lu aucun regret. Juste une certitude absolue, celle d'avoir fait ce qu'il fallait.
A propos de lui… Olia secoua la tête pour chasser le visage d'Erwin hors de son esprit et balaya à nouveau du regard la surface de quelques mètres de large qui surplombait le district de Shiganshina. Toujours vide – et elle claqua la langue d'agacement. Il avait pourtant promis de venir la voir dans l'après-midi. Où restait-il donc ?
Elle roula paresseusement sur le ventre en s'approchant du bord. Une main glissée sous le menton, l'autre jouant machinalement avec l'extrémité de sa courte tresse qui effleurait le col de sa veste en cuir, elle calma sa faim et son impatience en se repaissant du paysage. Elle en connaissait les moindres reliefs par cœur, et pourtant elle les redécouvrait à chaque fois, en même temps que les escarres sur ses coudes et ses genoux.
La vue splendide depuis le haut du Mur Maria était peut-être une des choses qui lui avaient permis de pardonner à Seppe.
Olia tendit un bras devant elle et, franchissant la frontière imaginaire qui marquait la fin de son monde, caressa la ligne dentelée de l'horizon du bout des doigts.
L'idée-même de se tenir ainsi à l'extrême limite du territoire de l'humanité procurait une étrange sensation de vertige – plus encore que le fait de se trouver à cinquante mètres au-dessus du sol. Mais elle n'était rien comparée à la terrible frustration de ne pas pouvoir aller au-delà. Gagnée par une indéfinissable impression d'étouffement, Olia ramena lentement sa main le long de son corps.
Elle ne se jugeait cependant pas la plus à plaindre. La plupart des habitants de Shiganshina n'avaient jamais aperçu le moindre brin d'herbe du monde extérieur – et ne le souhaitaient pas particulièrement, comme Seppe aimait à le lui rappeler. Le gouvernement veillait bien à brider les esprits trop curieux. Comme si les Titans n'étaient pas suffisants, songea Olia en roulant des yeux.
D'ailleurs… Elle passa sa tête par-dessus le rebord et la pencha pour contempler le sol situé directement sous elle à la verticale. Une bourrasque froide l'accueillit, faisant voler ses cheveux, et elle sourit en distinguant à travers ses paupières mi-closes trois silhouettes humanoïdes collées à la paroi.
— Salut, vous.
D'un geste, elle ramena les mèches qui lui barraient le front et les joues derrière ses oreilles. Se redressant sur les coudes, elle pencha son corps un peu plus en avant pour mieux les observer.
— Alors, qui avons-nous là, aujourd'hui ?
Luttant contre le vent, elle plissa les yeux pour tenter de reconnaître des traits familiers sur les trois minuscules visages qui la regardaient avec intérêt, et pinça les lèvres de désapprobation à la vue du premier – un Titan de taille moyenne et à la coupe en brosse. Kirk était arrivé un matin il y avait environ deux mois de cela et, à son grand dam, n'avait toujours pas bougé depuis.
La situation était d'une ironie consternante. Condamnée à l'observer du haut de sa prison, Olia faisait de son mieux pour lui transmettre sa passion pour l'inconnu et allumer en lui la flamme de la curiosité, ignorant les remarques acerbes de Seppe qui ne voyait là qu'une forme de provocation inconsciente. Olia savait qu'il avait tort. A la différence des humains, les Titans étaient incapables de faire preuve d'autant de fourberie – et contrairement à ce qu'il avançait, non, ce n'était pas uniquement une question d'intelligence.
— Franchement, Kirk, tu exagères, le sermonna-t-elle comme une mère le ferait envers son bon-à-rien de fils. Tu dois bien avoir autre chose à faire que de rester là en attendant que quelque chose se passe, non ? Pars vivre ta vie, bon sang !
Elle jeta un regard exaspéré en direction du Titan au visage allongé qui tendait des mains avides vers elle. Pour toute réponse, Kirk accentua son sourire et se colla un peu plus à la paroi. Olia soupira d'un air résigné – ce n'était pas aujourd'hui qu'il prendrait son envol – et passa aux deux créatures qui se tenaient à côté de lui.
— Ah, il me semble reconnaître la tignasse blonde de Hutch, marmonna-t-elle pour elle-même, les yeux réduits en deux fentes, et… oh, mais tu es nouveau, toi ! s'étonna-t-elle en avisant une figure aux traits inconnus.
Elle se pencha un peu plus, le haut de son buste pendant dangereusement dans le vide. Sa bouche se tordit dans une expression concentrée tandis qu'elle l'examinait attentivement.
— Mh, voyons voir… Désolée, mais tu n'as pas un physique très avantageux. Je vais t'appeler Long-Nez, en attendant d'avoir plus d'inspiration.
— J'espère que ce n'est pas de moi que tu parles.
Olia sursauta si fort qu'elle manqua de basculer en avant, et elle se raccrocha de justesse au rebord. Repoussant son corps en arrière à la force de ses bras, elle prit une seconde pour expirer l'air qui s'était bloqué dans ses poumons et jeta un regard incendiaire à l'homme qui se tenait négligemment appuyé contre la caisse de munitions, les bras croisés dans une pose décontractée.
De taille moyenne, il était vêtu du même uniforme qu'elle, à l'exception d'un triangle de tissu bleu qui ceignait lâchement son cou. Ses yeux miel la toisaient avec une fausse sévérité et un coin de sa bouche creusait une fossette amusée sur sa joue.
— Tu essaies de me tuer ?! J'ai failli tomber, espèce d'idiot !
— Moi aussi, ça me fait plaisir de te voir, répondit platement Seppe en levant les yeux au ciel.
Olia grommela des paroles inintelligibles tandis qu'il prenait place à côté d'elle. Sans un mot, il lui tendit un carré de papier fumant et grossièrement emballé. La mauvaise humeur d'Olia s'évapora comme du sang de Titan sur une lame et son estomac vide se tordit d'impatience en reconnaissant le contenu du paquet. De la nourriture !
Elle mordit à pleines dents dans la brioche encore chaude et ferma les yeux de contentement en la sentant fondre sous sa langue. Après un instant de flottement pendant lequel elle savoura ce plaisir simple en oubliant tout le reste, elle entrouvrit les paupières pour glisser vers lui un regard chargé de suspicion.
— Hannes m'a envoyé faire une course en ville à sa place, expliqua Seppe. J'ai pris une commission.
Olia hocha la tête, son irritation s'apaisant au fur et à mesure que son estomac se remplissait. Voilà pourquoi il n'arrivait que maintenant.
— J'imagine qu'il était trop occupé à perdre sa partie de cartes pour se bouger le cul lui-même, commenta-t-elle d'un ton sarcastique entre deux bouchées.
— Dit celle qui passe son temps à discuter avec les Titans, rétorqua-t-il en haussant un sourcil moqueur.
— Eux, au moins, ils sont sobres.
Seppe eut un léger rire qui creusa de délicieuses ridules au coin de ses yeux. Il ne pouvait pas lui donner tort.
— Le Bataillon d'Exploration est rentré, dit-il d'un air dégagé pour changer de sujet.
— Je sais, je les ai vus.
Evidemment.
— Erwin n'avait pas l'air d'avoir le moral, poursuivit-il. Et Keith a complètement craqué.
Olia haussa les épaules en se frottant la bouche avant d'essuyer ses doigts sur le papier.
— Erwin en a vu d'autres, il s'en remettra. Et il est temps que Keith prenne sa retraite.
— Après la mission d'aujourd'hui, je pense qu'il n'aura pas d'autre choix que de céder sa place. Tu sais qu'il y a de fortes chances pour qu'Erwin devienne le prochain Commandant… Cela fait déjà un moment qu'on chuchote son nom pour succéder à Keith.
Ce n'était pas vraiment une question, mais il ne put s'empêcher de lui jeter une œillade soucieuse.
— J'espère que ce sera le cas, dit-elle avec une expression déterminée en brandissant fièrement devant elle la main qui froissait l'emballage. Il le mérite.
Seppe soupira devant sa réaction. Elle ne semblait pas vraiment réaliser ce que cette promotion impliquait.
— Olia… Tu te rends comptes que cela augmente ses chances de finir dans le ventre d'un Titan ?
Ça non plus, ce n'était pas vraiment une question – plutôt une évidence – mais Olia tourna vers lui un visage réprobateur en lui donnant un coup de coude.
— Pas avec la nouvelle technique qu'il a mise au point, contra-t-elle, les yeux brillants. La formation de détection à longue distance devrait réduire les pertes humaines d'au moins cinquante pour cents !
— Ouais, j'en ai entendu parler, marmonna Seppe en se massant les côtes.
Il était loin de vouer la même admiration qu'Olia à Erwin Smith. Comment aurait-il pu ? C'était à cause de cet homme qu'elle s'était engagée dans l'armée, et elle aurait sans aucun doute suivi aveuglément ses traces dans le Bataillon d'Exploration s'il n'avait pas été là pour l'en dissuader. Seppe savait qu'elle regrettait encore son choix, certains jours – il n'y avait qu'à voir la façon dont elle épiait les cavaliers lors des missions comme aujourd'hui – mais ce n'était pas son cas.
Il frissonna en se remémorant le regard presqu'implorant d'Anton Rivkas et les mots échangés par-dessus la table de la petite cuisine mal éclairée. Le vieux bougre ne lui aurait jamais pardonné de ne pas avoir retenu sa fille.
Ça n'avait pas été une décision difficile à prendre, même s'il avait parfois la misérable impression de la garder prisonnière. Elle aurait pu ne pas l'écouter, se disait-il pour se déculpabiliser. Si elle l'avait vraiment voulu, elle aurait intégré le Bataillon des Eclaireurs sans tenir compte de ses arguments. Et elle serait probablement déjà morte. Comme Tom, Lies et tous ces soldats qui partaient un matin et qu'on ne revoyait plus jamais. Comme Erwin, aussi – car Seppe savait, lui, qu'un jour, cet homme ne reviendrait pas non plus.
— Je suis passé voir ton père, dit-il après un silence.
Le doux sourire qui flottait sur les lèvres d'Olia disparut, et son visage se plissa d'inquiétude.
— Comment va-t-il ? J'avais prévu d'aller le voir hier mais je n'ai pas eu le temps…
La faute à cet idiot de Franz qui était rond comme une queue de pelle et qu'elle avait dû remplacer toute la soirée le temps qu'il décuve. Elle ne pouvait pas croire qu'il n'avait écopé que de cinq heures de travaux d'intérêt général !
— Mieux que ce que tu penses, maugréa Seppe en passant une main sur son côté droit encore endolori. J'ai voulu l'aider à marcher, il m'a hurlé dessus et m'a donné un coup de béquille…
Olia lui offrit un sourire d'excuse.
— Papa est un sacré numéro.
— C'est sûr que tu as de qui tenir, admit-il en pinçant les lèvres.
— Je te conseille de ne pas critiquer ma famille si tu espères un jour en faire partie, le prévint-elle en lui lançant une œillade sévère, l'index levé en signe d'avertissement. Et puis, je ne t'ai encore jamais frappé avec une béquille.
— C'est vrai, concéda-t-il. Pas encore.
Il rit devant son air faussement outré.
— En tout cas, les médocs que le docteur Jaeger lui a filés semblent le requinquer.
— J'espère qu'il n'en fait pas trop, marmonna Olia en triturant l'extrémité de sa tresse d'un air soucieux.
Seppe se retint de lever les yeux au ciel. Pour sa part, il n'était pas inquiet. Le vieux Anton en avait vu d'autres, et ce n'était pas une jambe cassée qui allait l'empêcher de faire ce qu'il voulait, comme d'habitude. Il soupira en haussant les épaules.
— Tu le connais. Et puis, il n'est pas seul. Anna fait toutes ses courses et passe le voir deux fois par jour.
Olia afficha une moue compatissante. La femme de son frère avait beau avoir une patience à toute épreuve – et Maria savait qu'il en fallait pour élever les deux Titans miniatures qui lui servaient de neveux – son père n'était pas la personne la plus conciliante et facile à vivre qui soit. Olia l'imagina aisément se plaindre d'une soupe pas assez chaude et cette pauvre Anna s'empresser de la réchauffer, là où elle-même l'aurait simplement forcé à ingurgiter chaque cuillerée sous la menace de n'avoir rien d'autre à manger.
Elle soupira. Comme le disait Seppe, les chiens ne faisaient pas des chats.
— J'irai le voir demain, dit-elle finalement, je suis de repos.
Il hocha la tête et, après un nouveau silence, il se pencha pour jeter un coup d'œil par-dessus le bord du Mur.
— Bon, voyons voir ce fameux Long-Nez. Un nouveau, tu dis ?
Olia observa le vent balayer ses courtes mèches blondes tandis qu'il inclinait son visage au-dessus du vide. Le foulard délavé qui entourait son cou flotta légèrement pour venir caresser la peau pâle de ses joues, et malgré elle Olia sentit son cœur gonfler dans sa poitrine. Pas besoin de se demander pourquoi elle avait choisi la Garnison, songea-t-elle avec tendresse. Même Erwin Smith ne lui faisait pas cet effet.
Ignorant le regard d'Olia posé sur lui, Seppe contempla d'un air concentré les trois créatures qui se tenaient en contrebas et repéra une figure ronde aux traits disgracieux qui le fixait avec la même curiosité. Un nez effectivement grand trônait au milieu d'une paire de joues rebondies, et de courts cheveux noirs dégageaient un front fuyant. Un sourire torve et des yeux globuleux complétaient le tableau.
Seppe fit la moue. Les Titans n'étaient pas réputés pour leur beauté, mais celui-là remportait aisément la palme de la laideur.
— Sérieusement, pourquoi ont-ils toujours des tronches à coucher dehors ? marmonna-t-il, rompant le charme de l'instant. Tu aurais aussi pu l'appeler Gros-Yeux. Ou Moche, tout simplement. Tiens, salut Kirk ! lança-t-il en faisant un signe de la main au Titan familier qui se tenait à côté de Long-Nez.
Olia lui lança un regard irrité.
— C'est temporaire, je lui trouverai un vrai nom demain s'il est encore là. Et arrête de parler d'eux ainsi.
Seppe tourna son visage vers elle, les sourcils levés et la bouche tordue dans une expression moqueuse.
— Parce que tu les trouves beaux, toi ?
— Peut-être que c'est nous qui sommes moches, le contredit-elle. Je veux dire, de leur point de vue.
Seppe passa une main exaspérée sur son visage en roulant des yeux.
— Tu ne vas pas recommencer avec ça…
— Alors arrête de les insulter.
— Olia, ils ne comprennent même pas ce que je dis !
— Tu n'en sais rien, répliqua-t-elle en croisant les bras.
— Admettons, dit-il en coupant court, agacé. Et après ? Tu vas me dire que c'est pour ça qu'ils veulent nous bouffer ?
— Peut-être bien, qui sait ? rétorqua-t-elle en haussant les épaules de manière totalement infantile.
Seppe secoua la tête d'un air découragé. C'était la chose la plus stupide qu'il ait jamais entendue.
— D'accord, admit-il finalement sans dissimuler le sarcasme dans sa voix. Mettons fin à ces cents ans de détention forcée et trouvons-lui un vrai nom qui ne porte pas atteinte à son physique. Oh, je sais, pourquoi pas Erwin ?
Son sourire se tordit en une grimace sous la douleur du nouveau coup de coude qu'elle lui administra pile là où le vieux Anton l'avait touché avec son arme d'invalide.
— Très drôle. Je pensais plutôt à Seppe. Un nom parfait pour un abruti sans cervelle.
Il haussa un sourcil amusé, pas offusqué pour un sou.
— Si tu veux. J'ai toujours rêvé qu'un Titan porte mon nom, confessa-t-il avec dérision en adressant un clin d'œil complice à son nouvel homonyme. Même s'il est moins beau que l'original.
— Il s'en fiche vu qu'il peut le manger, l'original.
Seppe l'humain observa Seppe le Titan frotter ses paumes contre la paroi dans une tentative aussi vaine que pathétique de l'escalader, et afficha une moue sceptique.
— Je lui souhaite bonne chance.
— Vas-y, Seppe ! lança Olia à l'attention du Titan. Ne l'écoute pas !
— Tu es ridicule, marmonna-t-il en roulant des yeux, légèrement vexé malgré lui.
— Et toi, trop sérieux. Même Kirk est plus marrant que toi. Allez, Seppe ! reprit-elle en levant le poing en signe d'encouragement.
— Je change d'avis, soupira-t-il en se pinçant l'arête du nez entre le pouce et l'index d'un air exaspéré tandis qu'Olia lui adressait une grimace. Long-Nez, c'était très bien.
Olia agita victorieusement les jambes dans le vide.
— A propos de Kirk, poursuivit-elle. Tout à l'heure, je lui parlais de ce qui est arrivé à papa et… Je sais bien que tu n'adhères pas à ma théorie, énonça-t-elle rapidement en voyant ses traits changer, mais j'ai vraiment eu l'impression qu'il comprenait ce que je disais.
Ils contemplèrent le Titan debout à côté de Long-Nez qui tendait les bras vers eux avec envie, tel un gigantesque bambin désirant être pris dans les bras de ses parents. Aucune once d'intelligence ou de compréhension ne brillait dans son regard naïf.
— Olia, la seule chose qu'il comprend, c'est que tu es comestible, lui rappela-t-il d'un ton las. Arrête de lui parler, ça jase déjà bien assez comme ça à ton propos.
Olia haussa les épaules avec indifférence.
— Tu dis ça parce que tu es jaloux, c'est tout.
Seppe éclata de rire et l'attira contre lui en se laissant retomber en arrière contre la surface plane du Mur. Son nez se perdit dans ses cheveux bruns, et il embrassa tendrement l'angle de sa mâchoire avant de poser sa tête à côté de la sienne.
— Moi, jaloux d'un Titan ? Décidément, j'aurai tout entendu, souffla-t-il doucement, une grimace amusée dans la voix, tandis qu'il glissait sa main dans sa nuque. Entre lui et Erwin, je me demande bien ce que tu fais encore avec moi.
— Va savoir, sourit-elle en agrippant le foulard pour tourner son visage vers le sien.
Ils s'embrassèrent doucement sous le soleil de l'après-midi. Quand elle se détacha de lui, son regard descendit sur le morceau d'étoffe qui ceignait son cou.
— Si déjà tu enlevais cette chose…
Ses doigts saisirent le coin du tissu noué en triangle, et elle afficha une moue ennuyée. Seppe redevint sérieux et pinça les lèvres. Ils avaient déjà eu cette conversation des centaines de fois.
— Pas question, répondit-il d'un air buté.
— Mais pourquoi ?!
— Parce que. Ça me donne l'air cool.
— C'est n'importe quoi…
Il sourit en la voyant lever les yeux au ciel. Il ne pouvait décemment pas lui avouer la vraie raison qui le poussait à arborer ce foulard. La connaissant, elle se serait moquée de lui, avant de probablement lui trancher la gorge pour mieux le lui arracher afin de le brûler proprement.
— Il fallait bien que je trouve quelque chose pour que tu ne me confondes pas avec l'autre Seppe, dit-il à la place d'un ton malicieux.
— Pas besoin de ça, rétorqua-t-elle avec ironie. L'un répète des âneries à longueur de journée, l'autre n'en dit pas.
Il s'esclaffa tandis qu'elle se calait un peu plus contre lui. L'été s'achevait doucement, et les fins de journées commençaient à se rafraîchir. Allongés côte-à-côte, ils contemplèrent les nuages s'étirer lentement vers l'horizon, savourant simplement la présence de l'autre en silence. Olia, la tête posée sur son torse, écoutait la musique apaisante des battements réguliers de son cœur, tandis que la main de Seppe jouait distraitement avec les nœuds de sa tresse.
— Je voudrais rester comme ça pour toujours, souffla-t-il.
Olia s'apprêta à répondre quand une puissante déflagration résonna dans l'air. Le Mur trembla violemment, les lourdes caisses remplies de munitions oscillèrent dans leur dos et ils se raccrochèrent l'un à l'autre par réflexe. Après quelques secondes, le calme revint.
— Ce… C'était quoi, ça ? demanda Olia d'une voix inquiète.
Seppe dénoua ses mains encore crispées autour de sa veste et la poussa doucement sur le côté pour se redresser. Il jeta un regard autour de lui et plissa le front d'un air inquiet.
— Aucune idée, mais il y a de la fumée là-bas.
Il indiqua la pointe sud du district où, en effet, une gigantesque colonne de fumée sombre encombrait le ciel. Une désagréable odeur de brûlé remplissait l'atmosphère, et Olia fronça le nez en même temps que les sourcils – un incendie ?
Elle fit quelques pas pour atteindre le bord interne du Mur et jeta un bref regard sur la ville. Dans les rues, les habitants s'étaient arrêtés et contemplaient le même spectacle qu'elle. Le bruit et la fumée laissaient à penser qu'une énorme explosion venait de se produire près de la porte extérieure. La seule hypothèse plausible était un incident en rapport avec les réserves de gaz, mais ça ne collait pas vraiment. Le stock se trouvait bien plus au nord, et aucun signe de feu ou de débris n'était visible dans l'ensemble du district.
Son regard se posa à nouveau sur l'extrémité sud de la ville, et elle sentit son cœur rater un battement en réalisant que la fumée provenait de l'extérieur.
— Seppe, murmura-t-elle d'une voix blanche.
Sa stupeur se mua en terreur lorsqu'une main, immense et écorchée, émergea du nuage de vapeur dense pour agripper le sommet du Mur.
— C'est-
Ses mots s'étranglèrent dans sa poitrine lorsqu'une tête monstrueuse et tout aussi gigantesque apparut à son tour. Dénuée de peau comme la main, elle ne semblait faite que de muscles et de ligaments, et sa moitié inférieure était fendue d'une large bouche pourvue d'une quantité impressionnante de dents.
Les yeux d'Olia s'écarquillèrent d'épouvante tandis que sa gorge laissait échapper un cri muet. Sa main attrapa celle de Seppe et la serra de toutes ses forces. C'était un cauchemar – ça ne pouvait être que ça. Elle s'était endormie dans les bras de Seppe et allait se réveiller bientôt.
Mais les doigts de Seppe se serrèrent à leur tour autour des siens. Olia sentit ses ongles s'enfoncer profondément dans sa paume, et elle comprit qu'elle ne rêvait pas.
L'immense masque de chair amorça un mouvement vers l'avant, et ce fût comme un signal. Le temps qui semblait s'être arrêté au moment de cette apparition apocalyptique repartit à une vitesse folle, et une clameur de panique monta depuis la cité. Dans les rues, les habitants se mirent à courir en direction de la porte nord – la seule issue de la ville. La vision rappela à Olia le jour où Seppe et elle avaient soulevé une grosse pierre sous laquelle se trouvait une colonie de fourmis et s'étaient amusés à chambouler leur minuscule monde avec des bâtons.
Un fracas encore plus assourdissant que le premier retentit, secouant violemment le Mur à nouveau. Bouche bée, Olia vit avec un mélange d'horreur et d'incrédulité des débris aussi grands que sa maison voler au-dessus du district. Sous ses yeux effarés, un rocher de la taille d'une carriole atterrit dans une rue, écrasant toutes les personnes qui s'y trouvaient sur une trentaine de mètres.
Impossible. Quoi qu'il soit en train de se passer, c'était impossible.
— Olia !
La voix de Seppe la tira de son état d'hébétude, et la réalité la frappa avec la force d'un boulet de canon. Son regard affolé se vrilla dans le sien et s'y accrocha, comme un grappin de sûreté dans la roche au milieu de cet univers en train de s'effondrer sur lui-même.
— Seppe ! Ce- cette… cette chose ! C'est-
Elle n'avait pas encore pleinement retrouvé l'usage de ses mots.
— Je sais, dit-il d'une voix livide. Un Titan.
Et un fameux, songea-t-il avec une certaine incrédulité. Il ne savait pas qu'il existait des spécimens aussi grands. Il doit faire, quoi, soixante mètres ? Le regard de Seppe se posa sur le nuage de fumée, et il fronça les sourcils en voyant que la créature avec disparu. Où est-il passé ? Un Titan de cette taille ne pouvait pas surgir ainsi du néant et disparaître aussitôt dans un claquement de doigts…
Un mouvement dans la ville en contrebas attira son attention, et il sentit un frisson glacé se propager le long de son échine. La porte ! L'immense Titan l'avait complètement détruite, créant une large brèche de plus de huit mètres par laquelle s'engouffraient déjà des créatures humanoïdes semblables à celles qu'il raillait avec légèreté un peu plus tôt.
Les cloches retentirent furieusement aux quatre coins de Shiganshina, et il secoua la tête pour faire refluer la panique qui commençait à l'envahir.
— Olia, il faut qu'on y aille, dit-il d'une voix qu'il espérait aussi maîtrisée que possible. Tout de suite.
Il s'apprêta à s'élancer vers la ville en contrebas, mais s'arrêta en remarquant qu'elle n'amorçait aucun geste pour le suivre. La tête encore tournée vers là où était apparu le Titan gigantesque, elle contemplait d'un air hébété le nuage de fumée qui se dissipait légèrement. Elle ne semblait pas l'avoir entendu, ni même avoir saisi l'urgence de la situation.
— Olia ! Olia !
Elle tourna enfin vers lui un visage complètement hagard.
— …Quoi ?
— Bon sang, Olia, réveille-toi ! aboya-t-il en la secouant avec une hargne qui ne lui ressemblait pas. Des Titans sont en train d'envahir Shiganshina !
Ses yeux bleus remplis de confusion s'écarquillèrent.
— …Quoi ? articula-t-elle. Des Titans ? Mais… non, c'est-
Son regard se posa sur la ville, et elle s'interrompit. Il avait raison. Des Titans déambulaient dans la partie sud du district. Olia blêmit.
— C'est impossible… souffla-t-elle.
— Il faut évacuer la population pour pouvoir fermer la porte nord au plus vite, la pressa-t-il devant son manque de réaction.
Olia passa une main désespérée sur son front. Ils étaient censés être préparés pour ce genre de situation mais, bon sang, pouvait-on jamais être prêt ? Elle se sentait incapable d'avoir la moindre pensée cohérente.
Elle croisa le regard de Seppe. Contrairement à elle, il semblait savoir exactement ce qu'il fallait faire. Ses yeux la fixaient avec insistance, et Olia eut l'horrible impression qu'il la voyait telle qu'elle était vraiment pour la première fois – rien qu'une enfant apeurée qui se terrait sous de multiples couches de sarcasmes, de faux-semblants et de mauvaise humeur. Chassant la terreur qui devait se lire sur son visage, elle tenta de reprendre contenance. L'évacuation. La porte nord. Cela sonnait comme un plan réfléchi. Elle allait lui faire confiance.
Elle déglutit avant d'hocher la tête. Sans un mot, Seppe se détourna pour sauter dans le vide. Ignorant son instinct qui lui criait de rester sur le Mur, elle le suivit.
Alors qu'ils fondaient sur la ville, les yeux d'Olia balayèrent les toits du regard. D'énormes fragments de roche écrasaient des maisons entières. Dans la rue principale, des corps déchiquetés gisaient çà et là comme des poupées désarticulées. Son cœur se serra.
Elle aperçut les premières silhouettes des Titans. Ils sont déjà nombreux, s'étonna-t-elle en sentant la peur nouer ses entrailles malgré elle. Elle n'avait pas l'impression d'en voir autant lorsqu'elle les observait depuis le haut du Mur.
Olia était forcée de constater que, de près, ils étaient différents. Leurs sourires comiques devenaient vulgaires, presque cruels, et leurs corps disproportionnés étaient plus grands que ce qu'elle s'était imaginé. Elle vit des mains gigantesques attraper des formes humaines pour les porter à des bouches monstrueuses, et elle s'efforça d'occulter les cris qui lui parvenaient. Ignore-les. Ces gens sont déjà morts. Leur sacrifice permettra d'en sauver d'autres.
Mais combien devraient mourir pour ça ? Qui de sa famille ou de ses amis devrait donner sa vie pour-
Olia s'arrêta net. La vision fugace de son père, immédiatement suivie de celle de son frère, venait de lui couper la respiration. Papa ! Markus ! Elle leva des yeux angoissés vers la partie du district où se trouvait sa maison, tentant de voir si les Titans l'avaient déjà atteinte. Se pouvait-il qu'ils soient… ?
Sans réfléchir, elle changea brusquement de direction.
— Olia !
Elle l'ignora, fonçant de toits en toits à une vitesse fulgurante vers le milieu de la ville. Ils étaient vivants, songea-t-elle avec conviction. Son père avait du mal à marcher, mais Markus possédait une mule et une petite carriole. Ils avaient fui dès l'apparition du grand Titan, avaient échappé aux débris de la destruction de la porte et devaient déjà se trouver en sécurité derrière l'enceinte du Mur Maria. Il ne pouvait pas en être autrement.
— Olia ! hurla Seppe derrière elle. Arrête ! Ils vont bien, j'en suis sûr !
Il semblait avoir compris son intention, et Olia se demanda un instant pourquoi il tentait de la retenir. Elle poursuivit sa course sans se retourner, et elle l'entendit jurer.
— Reviens ! l'implora-t-il en continuant de la suivre malgré tout.
Mais, comme toujours, elle ne l'écouta pas.
La photo de profil de cette histoire est une illustration d'e-ko.
