Chapitre 9
Au bureau, les prochains jours furent laborieux. La révélation de l'identité de Produce avait semé une drôle de zizanie, entre ceux qui voulaient contre-attaquer marketingment parlant, ceux qui voulaient laisser couler et attendre que l'engouement retombe, ceux qui voulaient apaiser le moral des troupes en leur hurlant dessus, et ceux dans le déni qui s'extirpaient toutes les demi-heures aux toilettes afin de s'évader de cette ambiance à travers une thérapie par la masturbation.
Mais quelle que soit la tempête qui régnait au bureau, elle n'était rien comparée à celle qui faisait rage dans la tête de Tom.
Ce dernier évitait au maximum de fréquenter ses collègues. Il passait le plus clair de son temps à fixer son ordi sans le voir, perdu dans ses pensées qui se bousculaient violemment. Même physiquement, il était à bout. Le directeur de projet maigrissait à vue d'œil, et ressentait en permanence comme une pression douloureuse au niveau de sa gorge. Il enchaînait les crises de panique, faisant de son mieux pour les cacher aux autres, prétextant une grippe ou une indigestion tandis qu'il s'enfuyait en sueur vers son bureau.
S'il n'était pas dupe, Mitch n'était plus vraiment capable de ressentir de la pitié ou de l'inquiétude pour lui. Le DRH était lui aussi au fond du trou, le cœur brisé par leur dernière conversation. Pas beaucoup plus loquace que Tom, il avait la mine basse, des cernes sombres sous les yeux et ne prêtait plus vraiment attention à ces histoires de toupie, de bilboquet ou d'autres conneries. La réalité l'avait frappé bien trop violement. Il passait de longues nuits blanches à retenir ses larmes, regardant des vidéos absurdes pour faire passer le temps et libérer un peu son esprit. Parfois, il s'en voulait, se disait qu'il réagissait comme un ado après une grosse rupture. Mais il fallait se rendre à l'évidence : il n'avait jamais aimé quelqu'un comme ça, et son chagrin d'amour était bien réel.
Tom ne l'aimait pas.
Tom n'avait peut-être jamais vraiment voulu être avec lui, utilisant cette relation pour se libérer de la précédente plus que par sentiment partagé.
L'homophobie à laquelle ils faisaient face, les situations gênantes au boulot, sans parler du refus de Tom, qui n'était probablement pas attiré physiquement par lui, tout concordait. Mitch devait se faire une raison.
Tom ne le voulait pas. Et il s'en était rendu compte. Peut-être même que revoir son ex avait été l'élément déclencheur de cette révélation. Foutu salon du jeu de société !
Pourtant, il était persuadé qu'il avait eu raison. Que leur relation, avant le mariage raté de Tom et Emma, n'avait cessé de s'intensifier, depuis le lycée. Qu'ils avaient un lien, quelque chose d'unique, quelque chose qui avait grandi et éclos dans cette forêt, au milieu des feuilles mortes. Mais ce quelque chose était mort. Peut-être qu'il s'était consumé juste après avoir éclos, comme un feu de paille immense qui dure quelques secondes. Peut-être que c'était trop intense pour durer, que c'était fort, mais bref.
Saturation de balls.
Mitch savait que ce n'était qu'une question de temps, que tous les chagrins d'amour finissaient par s'estomper, que même s'il avait l'impression de mourir à chaque fois qu'il le revoyait, la douleur finirait par s'atténuer. Mais c'était trop tôt. Bien trop tôt. En plus, lors des ruptures, il était conseillé, selon les magazines de merde, de prendre ses distances, de s'éloigner le temps de guérir, un peu comme ce qu'Hélo lui avait conseillé lorsque Tom s'apprêtait à épouser Emma. S'enfuit. Avec le boulot, ce serait impossible. La plaie mettrait des mois à se refermer. Des années ?
Il jouait sans s'en rendre compte avec deux capuchons de stylo bic mordillés quand l'alarme de son téléphone se déclencha. Réunion à 16h. Génial.
Il n'eut même pas la foi d'enfiler son peignoir et se rendit en salle de réunion sans entrain, vêtu uniquement de son caleçon. Qui en avait quoi que ce soit à foutre, de toute manière ?
Il rejoignit les autres. Stan était livide et avait le regard de celui qui aimerait partir très loin en courant très vite, et Mitch se demanda ce qui avait bien pu encore se passer.
- Les gars… je dois vous parler, commença-t-il d'un ton grave.
Mitch leva un sourcil. Il commençait à en avoir marre de Stan et de son attitude de drama queen constante.
- Produce a encore frappé, continua le directeur.
Il projeta l'écran de son ordinateur au mur et ouvrit une pièce jointe de l'un de ses mails. Le projecteur afficha alors sur quatre mètres carrés l'image d'un Ralph devant son bureau, les yeux écarquillés, pantalon baissé, une main dans son slip.
- Eeeeh, qu'est-ce que c'est ?! s'exclama Chris.
- Mais enfin, Stan, à quoi tu joues ? protesta Roxanne.
- Stan, on en a déjà parlé, marmonna Ralph, on a dit que c'était OK et que j'améliorais ma productivité de 15% grâce à ça, c'est pas cool de m'afficher. Si tu le veux en poster, je peux te le faire imprimer…
- Depuis quand on est filmés au taff, Stan ? s'indigna Tom.
Mitch ne dit rien. Malgré la douleur, il ne pouvait pas détacher son regard de Tom, Tom qu'il chérissait, Tom qu'il adorait plus que tout, Tom dont la colère donnait un peu de couleurs à son visage si terne ces derniers jours… Mitch ne pouvait pas ne pas penser à la sensation de ses lèvres sur les siennes, à la douceur de sa peau, à ses yeux verts qui brillaient quand il riait, à ses épaules délicatement dessinées sous sa chemise qui le rendaient fou…
Ça ne lui faisait que plus mal encore.
- Calmez-vous ! Wow ! Vos gueules !
Le concert de protestations s'atténua et Stan leva les mains dans un geste de défense.
- C'est pas moi qui ai pris cette photo. C'est eux.
- Pardon ?!
- Produce ! Enfin, Emma. À l'époque où elle travaillait chez nous. Vous vous souvenez, Twitter, les réseaux sociaux, tout ça ? Cette sale traître a gardé tous les dossiers qu'elle peut avoir sur chacun de nous ! Et maintenant, ils nous font chanter !
- Mais c'est qu'est-ce que c'est de dégueulasse ça !
- Excuse-moi mais c'est de mon corps dont tu parles et c'est très dégradant comme propos…
- Ce n'est pas tout, interrompit Stan, la mine sombre.
- Quoi encore ?
- Ils en ont remis une couche sur les accusations de queerbaiting. À cause de…
Il déglutit.
- A cause de Dick. Et moi. De la pub qu'on a fait autour de nous deux.
- Tu peux t'en prendre qu'à toi-même.
Les mots avaient fusé de la bouche de Mitch sans qu'il puisse les retenir. Il posa sur son directeur un regard dur.
- Vous avez mis en scène une fausse relation gay, Dick et toi, simplement pour mieux vendre tes bilboquets, mes livres, ceux de Grosse Teub, et pour faire la promo des vidéos à la con pour lesquelles vous avez volé et sali mes idées. Au bout d'un moment, il faut bien payer pour la merde qu'on crée.
Il ne s'était pas rendu compte à quel point il était en colère contre Stan. À quel point ses actes le dégoutaient, et encore plus lorsqu'il pensait à la manière dont Stan avait fait pression pour que Tom et lui se fassent invisibles.
Stan semblait interloqué.
- Wah, Mitch… ça va mon pote ?
- Non.
- Mitch n'a pas tort, interrompit Roxanne d'un ton prudent. On a essuyé quelques stratégies commerciales un peu bancales. On ne peut pas s'en tirer sans conséquences…
- C'est toi qui dis ça ? La directrice marketing qui voulait qu'on se foute à poil pour vendre des bilboquets ? Fais pas l'hypocrite, Roxanne !
- Eh là, tu causes autrement à ma meuf !
- Mais on est tous coupables, dit calmement Ralph. Si Emma a des trucs compromettants sur nous, c'est parce qu'on lui a donné du grain à moudre et qu'on a été stupides de pas se rendre compte que c'était une grosse garce. En particulier toi, Tom, tu aurais quand même pu réfléchir un peu.
- Ferme ta gueule, Ralph !
- Descend d'un ton, Tom !
- Je vous avais dit depuis le début, que c'était de l'espionnage industriel ! Je vous l'avais dit, mais personne ne m'écoute, ici !
- Moi je t'écoute ma choupinette…
- On n'en serait pas là si ton Satan de père n'avait pas viré Eugène de son poste d'éditeur, en plus !
- Ah parce que c'est la faute de papa maintenant ?
- J'dis pas, mais ça joue !
- Oh, vos gueules, on s'en fout, de ça !
- Putain mais on était meilleurs potes les gars…
- Ça, c'était avant qu'il y ait toutes ces histoires de cul !
- D'ailleurs, permettez-moi de dire que Dick n'est pas un très bon coup.
- Le cul n'a rien à voir avec ça, Stan. Le queerbaiting, personne ne t'a forcé à le faire !
- Oh que si, ça a à voir. Il a le seum parce qu'il a mal été baisé pendant la partouze…
- Alors que toi, t'étais occupé à baiser Emma, et on voit bien où ça nous a menés !
- Va te faire foutre !
Ils continuèrent à hurler tous en même temps pendant dix bonnes minutes, jusqu'à ce que Stan se laisse tomber sur sa chainse en soupirant, et ils se calmèrent peu à peu.
- De toute façon, ça n'a plus aucune importance, souffla Stan.
Roxanne, encore écarlate, les cheveux défaits, fronça des sourcils. À côté d'elle, Chris menaçait ses collègues avec un vieux saucisson sec.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Vous ne m'avez pas laissé finir. Les scandales, les chute des ventes, l'ambiance ici… J'ai échoué en tant que directeur. Je n'ai pas le choix que de partir.
Ce fut comme si on déversait un seau d'eau glacée sur la tête de tout le monde.
- Partir ? Mais où ça ?
Stan avait les yeux rivés sur le sol. Un tic nerveux agita son sourcil.
- Chez Produce. Ils m'ont proposé un poste.
Il y eut un énorme silence. Stan se leva lentement, attrapa son ordinateur, ses pantalons blanc et jaune, et quitta la pièce. Personne ne prononça un mot parmi les membres restants, qui étaient comme sonnés. Puis les hurlements éclatèrent à nouveau.
Saturation de balls.
