Non, vous ne rêvez pas, je suis de retour, et ceci n'est pas un mauvais tour ahaha !

Je m'autorise une petite NDA car je suis assez euphorique (je l'effacerai probablement plus tard quand l'émotion sera retombée, alors profitez-en). Que de travail sur ce chapitre ! Pire qu'un accouchement (dixit l'auteur qui n'a pas d'enfant) ! Il m'aura donné beaucoup de fil à retorde MAIS pour compenser cette attente interminable, il est extrêmement long (36 pages Word, soit environ 2 fois la taille d'un chapitre "habituel") ! J'ai hésité à le couper du fait de sa longueur, mais je n'en ai au final pas eu le cœur (les 6 parties sont vraiment dans la continuité des unes des autres). J'espère que cela ne gênera pas votre lecture !

Autre petite note qui a son importance pour les "anciens" lecteurs (si tant est qu'il y en ait encore) : je n'ai pas fait que transpirer des neurones en tentant d'écrire ce nouveau chapitre au cours des derniers mois ! J'ai aussi modifié l'avant-dernière partie du chapitre 5, le rallongeant un peu au passage. Je n'aimais pas trop comment j'avais tourné cette partie, donc je l'ai partiellement réécrite. Rien d'indispensable pour la suite, je vous rassure, mais voilà, au cas où des gens s'en souviennent (ou pas), je vous informe ! :)

Enfin, je profite aussi de cette NDA exceptionnelle pour vous remercier de lire et de commenter ! Ca me fait très plaisir d'avoir des retours !

C'est enfin le moment où je vous lâche la grappe pour vous dire "bonne lecture", et j'espère vous revoir avant l'année 2037 (aha) !

Cœurs sur vous !


Olia ferma l'œil droit pour ajuster sa vision. Le Titan, un dénommé Dennis d'après son inspiration du moment, était pile sous le canon. Parfait.

Elle prit une seconde pour imaginer l'expression ennuyée du Caporal-chef à la place des traits grossiers, et baissa la main. Dans un fracas qu'elle entendit à peine – elle avait dû perdre plus de la moitié de son audition au cours des dernières heures – elle vit avec satisfaction la tête de Dennis exploser et son corps retomber en arrière dans un nuage de vapeur.

— Prends ça, espèce de nabot de merde, grommela-t-elle, avant de se tourner vers le tireur, pouce levé. Bien joué, Dao !

Dao lui rendit fièrement son geste en relevant ses lunettes sur son front.

— « Nabot » ? répéta Jochen d'un air perplexe, debout de l'autre côté du canon. Olia, il devait faire dans les neuf mètres…

Olia balaya sa remarque d'un geste et frotta la suie qui recouvrait ses joues, ne faisant que l'étaler encore plus. C'était ridicule mais il lui semblait que chaque coup porté au visage sans égratignure du Caporal, en plus d'atteindre miraculeusement chaque fois sa cible, atténuait un peu plus la douleur sourde qui lui vrillait encore les entrailles.

— Il n'en reste quasiment plus, constata-t-elle en parcourant le district des yeux. Je pense qu'il sera plus rapide et efficace de s'occuper des derniers via la manœuvre tridimensionnelle.

— De toute façon, on n'a plus de munitions, signala Yara en désignant la caisse vide à côté d'elle.

Ils tiraient sans relâche depuis l'aube, et si au départ la tâche lui avait semblé vaine, Olia pouvait désormais voir le résultat de leur labeur. Sur la bonne centaine de Titans qui avaient envahi la ville de Trost, il n'en restait plus qu'une poignée qui s'évertuaient encore à tendre les bras dans leur direction. Leurs corps disproportionnés collés au Mur, ils étaient trop focalisés sur les soldats qui se tenaient à son sommet pour remarquer ceux qui volaient avec habileté dans leur dos afin de leur trancher la nuque.

— On dirait que le Bataillon d'Exploration s'en occupe déjà, observa Jochen.

Olia fit la moue. Sa confrontation récente avec le Caporal-chef Livai avait grandement amenuisé l'enthousiasme qu'elle ressentait habituellement à l'évocation du corps des Eclaireurs.

— Ils n'avaient pas à se déranger pour si peu, grinça-t-elle. On aurait pu s'en charger tous seuls.

— Je croirais entendre Brice, sourit-il. Où est passée ta dévotion pour Erwin Smith ?

Elle pinça les lèvres d'agacement en ignorant sa question.

— Tu l'entendras bien assez tôt, crois-moi. Tu paries combien qu'il va oser se plaindre de sa journée ? « Olia, j'ai dû servir de la soupe et distribuer des couvertures, c'était atroce ! » imita-t-elle d'un ton geignant.

— Tu exagères, la réprimanda-t-il, bien qu'elle ait probablement raison.

Elle haussa les épaules et jeta un coup d'œil en direction de la porte sud – enfin, là où elle aurait dû se trouver, corrigea-t-elle. L'énorme bloc de roche que le Garçon-Titan avait porté sur son dos gisait toujours à la même place. Olia avait craint un instant qu'il ait manqué de précision en le déposant trop à gauche ou pas assez proche du Mur, mais elle devait reconnaître qu'il avait fait un travail remarquable. Le rocher s'encastrait parfaitement dans la brèche.

Son regard fut attiré par des silhouettes en train de s'affairer près d'un grand bâtiment militaire. Les soldats du Bataillon d'Exploration semblaient avoir pris possession du terrain. Tandis que certains s'occupaient des derniers Titans, d'autres s'étaient glissés au centre de la ville jusqu'à leur QG et n'avaient pas quitté la zone depuis. Olia avait été trop occupée pour y prêter attention, mais elle le remarquait à présent. Leur nombre et leur attitude étaient interpellant. Clairement, il se passait quelque chose là-bas.

Elle fronça les sourcils, intriguée. Que traficotait Erwin ?

— Partez devant, intima-t-elle à son équipe qui quittait lentement les lieux, je vous rejoins plus tard.

Ils s'arrêtèrent, et Jochen la toisa d'un air suspicieux.

— Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Te prouver que ma dévotion pour Erwin Smith est toujours intacte, répondit-elle en désignant le grand bâtiment du menton.

La remarque ne lui arracha même pas un sourire, et Olia leva les yeux au ciel.

— Jochen, c'est bardé de soldats du Bataillon, soupira-t-elle alors qu'il la fixait toujours d'un œil méfiant. A l'heure actuelle, c'est probablement l'endroit le plus sûr de la ville.

Ou pas, grimaça-t-elle intérieurement en songeant à l'homme qui lui avait mis la raclée de sa vie la veille.

Jochen hésita avant de finalement secouer la tête en haussant les épaules d'un air impuissant. Parfois, il était fatigué de s'inquiéter pour deux.

— Essaie d'éviter les ennuis, dit-il simplement avant d'emboîter le pas au reste de l'équipe.

Elle vérifia les sangles de son nouvel équipement et, faisant fi du risque de tomber à nouveau nez-à-nez avec le Caporal – après tout, elle lui avait mentalement latté la face une bonne vingtaine de fois au cours de la journée – elle rejoignit le toit du QG du Bataillon et se figea net.

Deux Titans – deux ! – étaient cloués au sol dans la cour pavée. Des soldats s'attelaient à renforcer les fixations qui les maintenaient et à déployer de larges bâches pour les isoler. Parmi eux, Olia reconnut la chevelure rousse de Nifa, occupée à vérifier la solidité des câbles qui retenaient le plus grand. A ses côtés, un homme écrivait consciencieusement des notes dans un calepin. Sans attendre, elle bondit pour atterrir juste derrière eux.

— Salut Nifa, ravie de voir que t'es toujours en un seul morceau !

Nifa poussa un cri de surprise, et l'homme sursauta si fort qu'il en lâcha son carnet. Olia put voir un croquis du Titan s'étaler sur la première page. Plutôt ressemblant.

— Bon sang, Olia ! s'écria-t-elle en lui lançant un regard de reproche, une main posée sur la poitrine. Tu ne sais pas arriver normalement ? Qu'est-ce que tu fais là ?

— Salut Olia, moi aussi je suis contente de te voir en vie, rétorqua-t-elle avec emphase. Et j'appartiens à la Garnison de Trost, je te rappelle, j'ai tout à fait le droit d'être là. Alors, c'est quoi, ça ? La viande pour le repas de ce soir ?

Nifa lui jeta un regard d'excuse, tandis que l'homme à ses côtés ramassait son carnet en affichant une grimace dégoûtée. Pas un sens de l'humour très développé, dans ce Bataillon.

— Salut Olia, moi aussi je suis contente de te voir en vie, répéta-t-elle d'un ton sincère en souriant. Et « ça », comme tu dis, ajouta-t-elle avec une pointe de fierté dans la voix, ce sont les deux Titans que nous avons capturés. Je te présente… ‒ elle réfléchit une seconde, fronça légèrement les sourcils avant de se tourner vers le jeune homme ‒ Moblit, comment les a-t-elle appelés, déjà ?

Le dénommé Moblit tourna quelques pages de ses notes.

— Euh, celui-ci, c'est Sawney. Non, pardon, c'est Bean. Sawney, c'est l'autre.

Olia écarquilla les yeux.

— Parce qu'ils ont des noms ?

— Oh, Hange leur en donne toujours, soupira Moblit. De préférence, en rapport avec des histoires morbides. Cette fois, je crois que ça fait référence à un tueur en série…

— Qui était aussi cannibale, précisa Nifa.

Moblit grimaça en se pinçant l'arête du nez.

— Je ne veux même pas savoir où elle va chercher de telles informations…

— Tu es celui qui lui apporte l'essentiel de sa documentation, fit remarquer Nifa en lui offrant un sourire teinté de compassion.

Les épaules de Moblit s'affaissèrent dans un mélange de culpabilité et de découragement. Il sursauta lorsque les mains d'Olia s'agrippèrent à sa veste en cuir comme les serres d'un rapace et manqua de lâcher son carnet.

— Parce que ce n'est pas la première fois ?! articula-t-elle d'une voix rendue étrangement aiguë par l'excitation. Combien de Titans avez-vous déjà capturés ? – Moblit déglutit et elle le lâcha brusquement pour lever des bras implorants vers le ciel – Ah, pourquoi je ne suis jamais au courant de ce genre de choses ?! Et qui est Hange ?

Ce nom lui était totalement inconnu, mais ce n'était pas étonnant. La Garnison et le Bataillon d'Exploration se côtoyaient peu hormis lors des occasionnelles sorties extra-muros, et si Olia ne ratait jamais une occasion de les épier du haut du Mur, elle ne connaissait personnellement que deux membres de leur régiment : Nifa et le Commandant Erwin Smith lui-même. Enfin, corrigea-t-elle, trois, maintenant, si l'on comptait le Caporal-chef.

Moblit se décala légèrement et lui jeta un regard pincé tout en lissant les plis de sa veste. Il côtoyait Hange depuis assez longtemps pour être capable d'identifier rapidement les personnes dotées d'une excentricité similaire.

— Notre supérieure, expliqua-t-il après avoir rétabli une distance prudente de trois pas entre eux. C'est elle qui gère la section scientifique du Bataillon, notamment l'étude des Titans.

Cette fois, Moblit perçut l'éclat brillant dans les yeux avides d'Olia et fit un bond de côté pour esquiver ses doigts plongeants. Les phalanges manquèrent la veste mais se refermèrent sur les bords de sa cape verte, l'emprisonnant à nouveau.

— « L'étude des Titans » ? Ça existe ?!

— Bien sûr, répondit-il sur le ton de l'évidence en lui reprenant sa cape des mains, sourcils froncés. Ça fait quoi, un an, maintenant ?

— Un peu moins, acquiesça Nifa en hochant la tête.

Olia ouvrit la bouche d'un air stupéfait, avant de tourner un visage outré vers Nifa.

Un an ! Et tu ne me l'as jamais dit !

— Ne sois pas si dramatique, contra Nifa en se retenant de rouler des yeux devant son comportement de femme trahie. Ce n'est pas quelque chose dont on se vante, figure-toi. Par ailleurs, j'ai rejoint l'escouade d'Hange il y a seulement trois mois.

Nifa marquait un point – deux, même – mais Olia se serait coupé un bras plutôt que de l'admettre. Désormais à un bon mètre de distance d'elle, Moblit comparait pensivement son dessin et le modèle original. Ses iris avertis bifurquaient régulièrement sur Olia, attentifs au moindre mouvement suspect. Lorsqu'elle se tordit le cou pour tenter de lorgner par-dessus son épaule, il recula d'un pas supplémentaire en serrant sa cape contre lui.

— Quand même, marmonna-t-elle en croisant les bras d'un air renfrogné, un an… Et peut-on savoir ce que vous avez découvert d'intéressant depuis un an ou c'est également classé confidentiel ?

— Tu peux, sourit Nifa. Pour ton information, c'est même désormais au programme des cours théoriques de la formation militaire.

— Fantastique, grinça Olia. Est-ce que ça veut dire que je dois demander à des recrues ?

Le fait que des gamins pas encore diplômés en sachent plus que des soldats accomplis au sujet des Titans ne l'amusait guère. D'autant que s'ils étaient tous de la même trempe que ceux qui lui avaient adressé la parole la veille, elle n'était pas prête de combler ses lacunes.

— Ce serait une expérience intéressante, admit Nifa en imaginant vraisemblablement la scène. Sinon, tu peux aussi interroger directement Hange.

— Nifa, intervint Moblit, je ne suis pas sûr que-

— Elle accepterait de me parler ? l'interrompit Olia en écarquillant les yeux, incrédule.

— Hange adore partager les résultats de ses recherches sur les Titans, affirma Nifa en pinçant légèrement les lèvres – elle-même n'était pas des plus réceptives à ces interminables discussions scientifiques. Elle sera plus que ravie d'en discuter avec toi. Elle est là-bas, justement.

Olia suivit son regard. De l'autre côté de Sawney, une grande brune un peu échevelée était en train de s'extasier bruyamment. Elle portait une blouse blanche usée et tachée par-dessus son uniforme, et une paire de lunettes de protection était remontée sur son front. Olia ne connaissait pas de scientifique, mais cette femme était à peu près l'idée qu'elle s'en faisait.

Soudainement, Sawney remua. Son bras s'arracha partiellement du sol où il était cloué et son cou s'étendit vers Hange, qui n'évita ses mâchoires que dans un réflexe sûrement propre aux Eclaireurs chevronnés. Il y eut un instant de flottement durant lequel tous les soldats présents dans la cour s'immobilisèrent, figés d'horreur. Puis, à la consternation générale, Hange éclata de rire avant de sautiller sur place en poussant des exclamations euphoriques.

Olia cligna des yeux d'un air ahuri, Nifa poussa un soupir et Moblit se racla la gorge.

— Peut-être pas maintenant, conseilla-t-il d'un ton dégagé. Elle est, hum, occupée dans ses recherches.

Ils observèrent la scientifique aboyer quelques ordres avant de replonger dans sa transe fanatique. Olia arqua un sourcil en la voyant se rapprocher à nouveau du visage de Sawney d'un air guilleret comme si rien ne s'était passé.

— Est-ce qu'elle réalise qu'elle a failli se faire dévorer ? demanda-t-elle avec une curiosité sincère.

— C'est un mystère, admit Nifa. Parfois, je me demande comment ça se fait qu'elle soit encore en vie, même si j'aime à croire que ce n'est pas uniquement dû à de la chance…

— C'est Hange, soupira Moblit en haussant les épaules d'un air fataliste.

Olia se remémora les paroles du Caporal-chef. Nul doute que « l'autre cinglée » devait être cette inconsciente.

— Quand elle est comme ça, il vaut mieux ne pas la déranger, poursuivit Moblit en obliquant un regard résigné vers sa supérieure, avant de pâlir brusquement. Chef ! Reculez !

D'un œil intéressé, Olia l'observa se précipiter vers la scientifique qui venait, pour la deuxième fois consécutive en l'espace de cinq minutes, d'échapper de peu aux dents du Titan, cette fois grâce à l'intervention d'un soldat blond à lunettes. Sous leurs yeux fatigués, Hange balaya les remarques de Moblit quant à son imprudence relative, avant de réprimander Sawney gentiment. Olia fit la moue. Peut-être que je vais demander aux recrues, finalement. Autant elle désirait en apprendre plus au sujet des Titans, autant elle souhaitait rester en vie.

— Tu n'as qu'à repasser demain, dit Nifa, laissant sous-entendre que cet état de folie inconsciente était heureusement transitoire. Elle a prévu toutes sortes de tests, tu n'auras qu'à lui demander de t'expliquer. Pour une fois que quelqu'un s'intéresse à ses travaux, tu verras, elle est intarissable.

Olia grimaça.

— Je n'aurai probablement pas le temps. On a été assignés au « nettoyage » – elle mima les guillemets avec ses doigts – et comme je suis en charge de mon équipe, je ne pourrai pas m'éclipser.

Nifa cligna des yeux de surprise.

— Tu es devenue Chef d'escouade ? J'ignorais que tu étais montée en grade.

— Malgré moi, depuis hier. Vali est morte.

Nifa devait être habituée à ce genre de phrases, car elle hocha simplement la tête sans même prendre la peine d'afficher un visage de circonstances. Elles observèrent Moblit sermonner vainement une Hange toujours hilare avant de secouer la tête d'un air accablé. De toute évidence, sa tâche principale consistait à empêcher sa supérieure de mourir de façon stupide et imprudente – et à en juger par l'attitude nonchalante de Nifa qui n'avait pas bronché alors que le pire avait failli se produire, ce rôle lui incombait de façon exclusive.

— Tu vas le rester ?

— J'en sais rien, soupira-t-elle. J'espère que non. Ils doivent d'abord recenser les morts avant de pouvoir réorganiser les équipes, ça risque de prendre quelques jours…

Triturant l'extrémité de son foulard, elle observa Bean remuer ses doigts tandis que Moblit passait à côté de lui pour les rejoindre. L'idée de devoir arpenter les rues de Trost pour ramasser des cadavres lui causait une angoisse sourde qui remontait jusque dans sa gorge. Même si elle savait que c'était inévitable, elle craignait de tomber sur des visages connus.

— Tiens, dit lentement Nifa après un silence en désignant quelque chose dans son dos, voilà qui devrait te remonter le moral.

Olia se retourna. La silhouette grande et mince d'Erwin Smith se détachait d'un fiacre à l'autre bout de la cour. Malgré la distance, elle le reconnut instantanément. Ses cheveux blonds brillaient sous l'éclat du soleil. Il était trop loin pour qu'il la remarque et Olia doutait de toute façon qu'il la reconnaisse, mais elle sentit son cœur flotter dans sa poitrine.

Puis elle aperçut une ombre discrète dans son sillage. Son cœur retomba brutalement à sa place, et elle se retourna précipitamment en rabattant le capuchon de sa cape sur sa tête. « Je risque d'être moins conciliant la prochaine fois ». Ses mots résonnaient encore à ses oreilles, et le Caporal-chef ne semblait pas être le genre d'homme à proférer des menaces en l'air. Le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, Olia pria pour qu'ils ne viennent pas dans leur direction.

— Oh, tu as enfin perdu ton béguin pour lui ? s'étonna Nifa devant sa réaction.

— Je n'ai jamais eu le béguin pour lui ! siffla furieusement Olia.

Elle jeta une œillade furtive derrière elle et constata avec soulagement que les deux hommes avaient disparu. Ils avaient dû rentrer dans le bâtiment principal. Ses épaules se relâchèrent et elle poussa un soupir en ôtant lentement sa capuche. Face à elle, Moblit clignait des yeux d'un air déconcerté.

— Olia a toujours voué une admiration sans borne au Major, révéla Nifa d'un air faussement conspirateur.

— Nifa !

Olia tenta de lui administrer un coup de coude pour la faire taire, mais Nifa l'évita habilement.

— Pendant nos années d'entraînement, poursuivit-elle, elle n'arrêtait pas de dire à qui voulait l'entendre qu'elle rejoindrait le Bataillon d'Exploration. Elle n'a jamais dit pourquoi, mais tout le monde savait que c'était pour être à ses cô-

Nifa !

Mortifiée, Olia ferma les yeux en sentant la honte ouvrir le sol sous ses pieds pour l'avaler toute entière. Il ne manquait plus que cette rumeur parvienne aux oreilles du Major, et elle était bonne pour se jeter dans le vide du haut du Mur Rose. Elle jeta un regard implorant par-dessus les toits. Elle n'aurait pas été contre une nouvelle apparition du Titan Colossal à cet instant précis.

— Oh, fit simplement Moblit, pas plus étonné que ça. Pourquoi avoir choisi la Garnison, dans ce cas ?

— Pas tes affaires, maugréa-t-elle en enfouissant le bas de son visage dans son foulard pour dissimuler ses joues rouges et en jetant un regard assassin à Nifa, qui affichait désormais un air gêné. Pourquoi ces deux-là ?

Elle désigna d'un mouvement sec du menton les deux Titans qui remuaient faiblement. Moblit eut le tact de ne pas sourciller face au brutal changement de sujet et se retourna pour les contempler. Plus loin, au grand soulagement de ses hommes, sa supérieure avait enfin cessé d'harceler ce pauvre Sawney et s'était sagement éloignée de lui pour écouter le rapport d'un soldat.

— Hange voulait des gabarits différents. Ça n'a pas été facile de les attirer ici sans les autres, même si j'imagine qu'elle n'aurait pas été contre quelques Titans de plus à étudier.

Olia s'approcha de Bean et tendit une main hésitante. Sa peau était bien plus chaude que la sienne. Elle se remémora Kirk qui avait amorti sa chute.

— Ils sont fascinants, murmura-t-elle.

Moblit hocha la tête d'un air blasé. Ce n'était pas l'adjectif qu'il aurait employé, mais il avait entendu cette phrase trop de fois que pour prendre la peine de la corriger.

— Même si aucun ne l'est probablement autant que cet Eren Jaeger.

— J'avoue, concéda Olia en s'éloignant du flanc de Bean pour observer son énorme visage à une distance prudente. Un gamin capable de se transformer en Titan… A côté de ça, les Titans normaux sont presque affligeants de banalité.

— Moblit !

Le jeune homme sursauta et marmonna un « désolé » avant de rejoindre Hange qui l'avait interpellé. Toute trace d'amusement avait quitté le visage de la scientifique. A la place, elle affichait un mélange de sérieux et d'ennui. Olia et Nifa les observèrent discuter à voix basse avant de traverser la cour pour rentrer dans le bâtiment principal.

— Tu l'as vu ? demanda Nifa après un silence.

Olia mit une seconde pour comprendre qu'elle parlait du Garçon-Titan.

— Nifa, tout le monde l'a vu ! C'était plutôt difficile de le manquer. Un Titan qui porte un rocher de dix mètres de large, on n'en voit pas beaucoup.

— Je parle de l'humain, précisa-t-elle. A quoi ressemble-t-il ?

— Oh. Eh bien, il a l'air assez normal, admit-elle après un bref instant de réflexion en triturant l'extrémité de sa tresse d'un air songeur. Taille moyenne, cheveux bruns… plutôt pas mal dans son genre, résuma-t-elle, avant de lui lancer une œillade suggestive. Pourquoi, il t'intéresse ?

— Olia, il a quinze ans.

— Et alors ?

Nifa secoua la tête d'un air exaspéré.

— Non merci. Tu ferais mieux de regarder du côté des gens de ton âge. Toi qui as un faible pour les grands blonds, tu n'en as pas justement un dans ton équipe ?

Olia tordit sa bouche dans une expression de dégoût.

— Brice a seulement quatre ans de plus qu'Eren, et probablement dix de moins là-dedans, objecta-t-elle en tapotant sa tempe avec son index. Je dois déjà me retenir certains jours pour ne pas l'étrangler. Et je n'ai pas un faible pour les grands blonds, rajouta-t-elle en lui jetant un regard venimeux.

Nifa se retint de prononcer à voix haute les noms de ses deux arguments qui prouvaient le contraire.

— Au moins, il est majeur, répondit-elle à la place. Tu crois vraiment qu'il représente un danger pour l'humanité ?

— Qui ça, Brice ? Je n'y ai jamais songé mais peut-être bien…

— Olia, soupira Nifa en levant les yeux au ciel, avant de secouer la tête. Par moments, tu me fais vraiment penser à Hange.

Le sourire goguenard d'Olia s'évanouit et son visage afficha une expression renfrognée.

— J'hésite à accepter ce compliment, si c'en est un, marmonna-t-elle. Pour en revenir à Eren, évidemment qu'il est dangereux, c'est un Titan. Cela dit…

Olia s'interrompit, pas certaine des mots à employer, et promena son regard sur les corps immobilisés de Bean et Sawney. Ses doigts jouèrent machinalement avec les lanières de cuir qui flottaient librement contre ses hanches. Elle avait dû resserrer certaines sangles d'un ou deux crans mais malgré ces ajustements elle gardait la désagréable sensation de porter les vêtements de quelqu'un d'autre.

— Il nous a tout de même rendu un sacré service, reprit-elle. Qui sait ce qu'il aurait encore pu accomplir ?

Elle eut une pensée pour son district d'origine. S'il avait pu reboucher le Mur Rose, rien ne l'empêchait de faire pareil avec le Mur Maria.

— Enfin, conclut-elle en haussant les épaules, ça ne sert à rien d'extrapoler. Ce gosse doit être mort, à l'heure qu'il est.

Nifa pinça les lèvres avec hésitation.

— En fait, il est vivant, annonça-t-elle finalement après un bref silence.

Les yeux d'Olia s'écarquillèrent comme des soucoupes.

Quoi ?! Tu plaisantes ? Comment… Où est-il ?!

Elle balaya la cour du regard avec frénésie, cherchant une silhouette adolescente clouée au sol à l'instar de Bean et Sawney.

— Je l'ignore, avoua Nifa, il a été pris en charge par les Brigades Spéciales et placé dans un endroit tenu secret-défense.

— La Police Militaire ? renifla Olia en arquant un sourcil méfiant. Qu'est-ce que ces tire-au-flanc ont à voir là-dedans ?

Nifa haussa les épaules.

— Naile Dork prétend que la sécurité du Mur Sina serait mise à mal par l'existence de ce garçon, et qu'il revient donc à lui et ses hommes le droit de décider de son sort.

— Le tuer, en l'occurrence, résuma sarcastiquement Olia, car il n'y avait aucune chance pour que les Brigades Spéciales le laissent en vie. Pour ça, ils sont réactifs – bien plus qu'hier lorsque notre avant-garde s'est fait décimer, si tu veux mon avis…

— Tu te doutes bien qu'Erwin ne compte pas rester les bras croisés. Il attend leur aval pour pouvoir aller lui parler. Je crois qu'il a déjà des projets le concernant.

Olia imaginait très bien lesquels.

— Et ensuite ? ironisa-t-elle. Ce sera au garçon de décider entre aider le Bataillon d'Exploration à reprendre le Mur Maria ou se faire tuer par les Brigades Spéciales ? Tu parles d'un choix…

— Je ne sais pas, répondit prudemment Nifa en tournant la tête vers un soldat qui venait de la héler, mais cela m'étonnerait beaucoup que le Commandant Pixis reste en-dehors de ça. De toute façon, conclut-elle, pour le moment, on ne peut rien faire d'autre qu'attendre. Eren n'a pas encore repris connaissance.

Sans blague, songea Olia en quittant les lieux. Elle aussi aurait volontiers dormi vingt-quatre heures d'affilée après leur journée d'hier, et l'on ne s'apprêtait pas à jeter son corps en pâture à une bande de soldats prêts à se battre en eux comme des corbeaux autour d'une carcasse dès son retour du monde des morts.

Dans le fond, peut-être valait-il mieux que ce garçon ne se réveille pas.


Comme elle l'avait prédit, Brice se lamenta de sa journée – « l'une des plus pénibles de sa vie » – pendant tout le repas, mais Olia était trop occupée à réfléchir à propos du Garçon-Titan que pour prêter attention à ses jérémiades. Où était-il ? D'où lui venait ce pouvoir ? Nifa avait parlé d'un endroit tenu secret-défense, mais quel endroit au sein des Murs pouvait contenir un enfant capable de se transformer en un Titan de quinze mètres – un Titan intelligent, qui plus-est ? Elle retint un bâillement en se remémorant le visage inconscient aux joues barrées de stries. J'espère au moins qu'ils ne l'ont pas mis à l'hôpital…

Après le souper, Olia fut contrainte d'assister à une réunion concernant le nettoyage du district qui devait commencer le lendemain. Elle tenta bien de faire semblant d'avoir oublié mais Jochen, qui veillait âprement à ce qu'elle respecte ses nouvelles obligations, la jeta sans aucune pitié dans le bureau d'Hannes où s'étaient rassemblés une trentaine de soldats. Ça, ça allait être pénible, songea-t-elle d'un air sombre en réprimant un énième bâillement tout en s'asseyant. Brice n'avait encore rien vu.

Elle passa l'heure à dévisager chacune des têtes qui l'entouraient en écoutant distraitement la répartition des équipes dans les différentes parties de la ville. La plupart lui étaient familières – c'était des gens qu'elle avait toujours vus de loin, assis à une table à part ou discutant avec Vali – et certains semblèrent la reconnaître également. Elle évita les regards réprobateurs de Rico assise en face d'elle, identifia vaguement un garçon de sa promotion, nota l'absence de Gunnar et s'efforça d'ignorer le fait qu'aucun membre de son escouade ne le remplaçait.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'Olia regagna enfin son dortoir. Elle était épuisée et une migraine atroce lui vrillait le crâne. Elle se glissa silencieusement dans ses couvertures et fixa pendant de longues minutes le sommier en bois qui composait son plafond. Cette vue familière était rassurante, et elle s'y accrocha tandis que les pensées et images qu'elle avait soigneusement mises de côté jusque-là explosaient dans sa tête en tournoyant.

Après ce qui lui parut être une éternité, elle parvint à estomper le corps arraché de Vali imprimé sur ses rétines et laissa son regard dériver dans la pièce. Dans son lit, Wendy se retournait sans cesse comme pour tourner le dos à des cauchemars, et malgré ses oreilles encore bourdonnantes elle pouvait distinctement entendre les sanglots étouffés qui provenaient de la couche de Clare. Au-dessus d'elle, le matelas de Yara était parfaitement silencieux, et Olia l'imagina les yeux grands ouverts en train de contempler son propre plafond.

Elle évita de regarder là où se trouvaient les lits vides de Leen et Saima. Lorsque le nettoyage serait achevé et leur mort confirmée, quelqu'un devrait se charger de changer les draps et vider leurs armoires. Prévenir leurs proches, aussi.

Olia se frotta les yeux avant de passer une main sur son front. La douleur avait fini par s'étouffer mais une pulsation localisée persistait contre sa tempe, irradiant jusque dans son cou. Comme ses camarades de dortoir, il n'y avait aucune chance pour qu'elle trouve le sommeil avant un moment.

Plongeant une main tâtonnante sous son lit, elle extirpa une vieille bougie aux trois-quarts consumée et la boîte d'allumettes qui l'accompagnait. Au fil des usages, la cire avait presqu'entièrement recouvert le socle métallique sur lequel elle reposait. Olia pinça les lèvres en constatant qu'il ne lui restait plus que quatre allumettes, et alluma la bougie en notant mentalement d'en racheter. Elle la posa précautionneusement sur le sol à côté d'elle, et sortit un cahier à la couverture abîmée et un crayon à l'extrémité mâchouillée qui dormaient sous son oreiller. Elle tourna les quelques feuilles déjà noircies pour enfin tomber sur une page vierge, saisit le crayon et attendit.

Le premier nom à venir fut évidemment celui de Vali Sendler.

D'autres suivirent, au fur et à mesure qu'elle s'en rappelait. Fern. Ian. Mitabi. Leen et Saima. Elle omit volontairement Gunnar, parce qu'elle ne l'aimait vraiment pas assez pour ça et aussi par respect pour Vali, qui se serait probablement réveillée d'entre les morts à l'idée de voir son nom écrit à côté du sien pour l'éternité.

Lorsque plus personne ne lui vint à l'esprit, elle tapota pensivement son carnet avec la mine usée du crayon. Les sanglots de Clare s'étaient tus, plongeant la chambre dans un silence angoissant qu'Olia n'était pas encore prête à affronter. Elle inscrivit finalement le nom d'Eren Jaeger et annota quelques mots à côté qui résumaient ses interrogations à son sujet – « humain ? », « Titan ? », « famille du Docteur Jaeger ? ».

Son regard finit par se poser sur les draps non défaits de Leen. Ainsi, c'était comme ça, songea-t-elle. On partait un matin, sans bruit, et l'on ne revenait pas, tout simplement. On laissait derrière soi un lit vide et un casier rempli d'effets personnels que d'autres se chargeraient de débarrasser. Tant pis pour les promesses non tenues et les amours en suspens, c'était désormais l'affaire de ceux qui restent.

Après un long moment, son corps bougea de nouveau. Olia s'apprêta à ranger son cahier sous son oreiller quand un dernier visage se matérialisa devant elle. Elle hésita, incertaine. Avait-elle le droit ? Oh, et puis merde, décida-t-elle finalement en reprenant son crayon. Après tout, elle s'était bien octroyé celui de laisser le nom de Gunnar tomber dans l'oubli.

Elle ajouta donc Kirk à sa liste et referma pensivement le carnet. Elle ne savait pas très bien d'où lui était venue cette idée. C'était un Titan, tout de même – et pas un comme Jaeger, ça elle le savait. Mais elle lui avait donné un nom, avait commencé à lui parler, et lentement il avait intégré le paysage de son quotidien. Elle l'avait apprécié, reconnut-elle.

Alors oui, il méritait de faire partie de ces êtres dont elle voulait se souvenir, et ce même si cet idiot ne l'avait pas reconnue et avait voulu la dévorer. Quant au qu'en-dira-t-on, elle s'en fichait. C'était son carnet. Peu de gens connaissaient son existence, et même s'il venait à être lu, personne ne saurait que ce nom ne désignait pas un humain.

Elle expira longuement en laissant son dos retomber en arrière. Le poids qui pesait sur son corps depuis la veille lui paraissait un peu plus léger. C'était infime, mais suffisant pour l'instant. Sans un bruit, elle glissa le cahier sous son oreiller et attendit l'aube en regardant la bougie se consumer lentement.


— Olia, regarde !

Brice plaqua avec énergie le journal sur la table. Les larges feuilles s'étalèrent entre les bols de flocons d'avoine et les tasses de thé, déclenchant une vague de grommellements mécontents. Affalée sur un coude, Olia contempla avec indifférence le papier recouvrir son assiette vide. Elle n'avait pas faim de toute façon, et quand bien même, le coup que le Caporal-chef lui avait porté l'avant-veille avait probablement détruit une bonne partie de son système digestif.

— Quoi ?

— On parle du garçon, enfin, du Titan, dans le Journal de Trost !

Olia lui jeta un coup d'œil morne. Debout, le teint frais et les yeux brillants, Brice contrastait étrangement avec le reste de leur table, pour ne pas dire du mess tout entier.

— Contente pour lui.

— « Trost sauvée par un Titan ! », récita-t-il, trop enthousiaste que pour relever son sarcasme. « Comment un mystérieux garçon a réussi l'exploit de sauver une ville entière ! ».

Le corps d'Olia se recroquevilla sur lui-même à la manière d'un hérisson. Ceci était la dernière chose dont elle avait besoin après une nuit blanche.

— Tu sais lire, toi ?

— Ne me dis pas que ça ne t'intéresse pas, rétorqua Brice sans même avoir la décence de paraître offensé par sa remarque. Je sais que tu meurs d'envie de savoir ce qui se dit sur le gamin !

— Pas vraiment, non, souffla-t-elle en fermant les yeux.

A vrai dire, Olia mourait surtout d'envie de retourner dans son lit.

— Ils l'appellent « le nouvel espoir de l'humanité », poursuivit-il comme s'il n'avait pas entendu. C'est exactement ce que je disais ! Vous vous rappelez, quand il s'est transformé devant Kitts et que vous vouliez tous lui faire la peau ?

La voix de Brice bascula brusquement en sourdine, et Olia releva la tête en se massant les tempes, vaincue. Elle n'avait pas assez d'énergie pour argumenter.

— Pourquoi est-ce qu'il n'est jamais fatigué ? marmonna-t-elle entre ses dents, avant de darder un regard accusateur sur Yara assise à côté d'elle. Je parie que c'est à cause des antidouleurs que tu lui as donnés.

Yara haussa les épaules sans prendre la peine de relever les yeux de la Une du journal qu'elle parcourait attentivement.

— C'est ça ou l'entendre se plaindre toute la journée.

— Tu ne peux pas lui donner quelque chose pour qu'il se taise ?

— Temporairement ou définitivement ?

Olia ferma les paupières, un maigre sourire au coin des lèvres. Elle n'était pas dupe. Elle n'avait pas manqué ses mains sous la table en train de frotter compulsivement contre ses cuisses, un peu plus tôt. Le sang de Vali avait beau être parti depuis longtemps, Yara le sentait encore, brûlant, imprimé sous sa peau comme une marque aussi invisible qu'indélébile.

Son regard passa de l'autre côté de la table. Retranché derrière un mutisme aussi profond qu'inhabituel, Jochen buvait tasse de thé sur tasse de thé depuis le début du déjeuner. Des poches sombres creusaient ses paupières mi-closes, et Olia aurait pu le croire endormi sans le mouvement régulier de la tasse à ses lèvres.

A côté de lui, Dao lisait également l'article à l'envers comme si c'était tout à fait naturel, et Olia secoua légèrement la tête avec exaspération devant un tel subterfuge car qui est capable de faire ça, sérieusement ? Il avait beau afficher un air concentré, ses doigts le trahissaient, faisant tourner et retourner l'alliance autour de son annulaire dans un tic nerveux.

Seul Brice, debout à l'extrémité de la table, pérorait comme à son habitude. Ce qui était étrange, d'ailleurs, réalisa Olia en plissant ses yeux cernés. Il n'était pas supposé se trouver ici.

— Brice, qu'est-ce que tu fais là ? l'interrompit-elle en ignorant la question de Yara – elle avait honte de ce qu'elle aurait pu répondre.

La voix de Brice mourut sur ses lèvres tandis que, d'un même mouvement, leurs trois coéquipiers levaient enfin leur nez du journal. Ils observèrent le géant blond comme s'ils remarquaient seulement sa présence, avant de tourner la tête dans sa direction pour la dévisager. Olia roula des yeux.

— Pas la peine de me regarder comme ça, se défendit-elle. Je croyais qu'il était « en convalescence » … ‒ elle grimaça en reprenant l'expression que Brice avait utilisé toute la soirée de la veille ‒ Tu n'es pas censé être à l'infirmerie ? reprit-elle en s'adressant directement à l'intéressé.

Les têtes pivotèrent à nouveau vers l'autre coin de la table, et Brice parut tout à coup très mal à l'aise. Les iris bleus d'Olia se réduisirent à deux fentes.

— C'est-à-dire que… Je ne suis pas dispensé de participer au nettoyage, avoua-t-il après un instant d'hésitation en fuyant son regard. Pas assez invalide, d'après le médecin.

Oh. Olia écarquilla les yeux et ouvrit la bouche de surprise. Elle ne s'attendait pas à ça.

— Je ne peux pas vraiment lui donner tort, poursuivit-il avant qu'elle ne puisse articuler quoi que ce soit. Après tout, pas besoin d'équipement tridimensionnel pour… enfin… ‒ il tritura l'attelle qui maintenait son épaule avant de passer sa main dans ses cheveux blonds – De toute façon, conclut-il comme si ce n'était pas là la réelle raison de sa présence, l'infirmerie est encore plus remplie que la cantine un jour de ragoût de mouton, alors tout plutôt que d'y remettre les pieds.

Les épaules d'Olia se relâchèrent et elle plongea le bas de son visage dans son foulard. C'était donc ça. Ils exprimaient chacun leur anxiété à leur manière, la sienne étant certainement la plus chaotique elle ne porterait donc aucun jugement là-dessus. Son apitoiement, en revanche…

Elle lui jeta une œillade silencieuse par-dessus le tissu élimé. Il n'avait jamais autant ressemblé à un enfant qu'en cet instant, recroquevillé dans un corps trop grand pour lui. C'en est un, en quelque sorte, réalisa-t-elle. C'était le plus jeune du groupe, après tout. Derrière sa taille immense et ses blagues salaces, elle avait tendance à l'oublier.

Olia abaissa son foulard et se racla la gorge. En d'autres circonstances, elle aurait pu faire preuve de compassion, mais l'angoisse et le manque de sommeil avaient drainé son corps du peu d'empathie qu'il lui restait pour ne laisser qu'un noyau sec et dur comme la pierre.

— Brice, énonça-t-elle sur un ton qui se voulait diplomatique, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, on est tous en train de se chier dessus.

Les lèvres de Jochen se pincèrent de désapprobation mais ni lui ni aucun de ses deux autres coéquipiers ne la contredit. Brice les dévisagea tour-à-tour d'un air ahuri et finit par s'affaler sur la place vide à côté de Yara. Olia se concentra sur une ampoule à la jonction de son pouce et de son index pour contenir son agacement, mais le soupir qu'il laissa échapper acheva de la hérisser et elle claqua la langue furieusement. C'était pourtant évident ! avait-elle envie de crier en le secouant. Qu'est-ce qu'il croyait ? Bien sûr que personne ne débordait d'enthousiasme à l'idée d'aller ramasser des restes humains, mais ce n'était pas comme s'ils avaient le choix ! Même la poignée de recrues encore en vie devait s'y coller, et pour le coup eux étaient vraiment des enfants !

Evidemment, elle ne pouvait pas dire ça. Elle aurait été la première à le regretter.

— Sois déjà content d'être vivant et entier, lâcha-t-elle sobrement à la place, avant de baisser les yeux sur le journal étalé sur la table. Et ne perd pas ton temps à lire ce torchon, ajouta-t-elle pour changer de sujet, on sait déjà tout ce qu'i savoir. On était aux premières loges, je te rappelle.

— Justement, j'ai bien le droit de lire ce qu'on raconte à notre sujet, contesta Brice en tournant la page, déclenchant de nouveaux grommellements de protestation. D'accord, le gamin a bouché le trou, mais c'est pas comme si on avait passé la journée à faire du tricot.

— Et ? Tu as besoin que les employés du Journal de Trost qui n'étaient pas là pour le voir te le disent ?

Brice remua inconfortablement. Etait-ce si grave que de vouloir un peu de reconnaissance ?

— Olia, tout ça, c'est un peu grâce à nous, quand même…

— « Nous » ? répéta Olia en arquant un sourcil, incertaine de ce que – ou plutôt qui – ce mot désignait exactement.

— Oui, nous. La Garnison, quoi.

Olia observa Brice attentivement, cherchant le sourire en coin qui aurait trahi sa plaisanterie, mais il semblait parfaitement sérieux. Elle mâchouilla pensivement l'intérieur de sa joue et jeta un regard dubitatif sur la page devant elle. Le papier épousait vaguement les formes de ce qu'il recouvrait et s'imbibait par endroits des traces humides laissées par les tasses de thé, effaçant l'encre en des cercles inachevés.

— Et ? C'est vraiment ce qu'ils disent ?

— Hum, commença Brice en se raclant la gorge, pas en ces termes précis mais-

— Pas du tout, répondit Yara à sa place.

— Ce n'est pas textuellement écrit ainsi, corrigea Brice tandis qu'Olia hochait la tête d'un air entendu – c'était bien ce qu'il lui semblait. Il faut lire entre les lignes !

— Brice, le journal ne parle que du garçon, soupira Dao. On est à peine mentionnés.

Olia haussa un sourcil surpris. Il était donc vraiment capable de lire à l'envers ?

— C'est peut-être pas plus mal, intervint Jochen pour la première fois depuis le début du repas. Au cas où vous l'auriez oublié, l'un de nous a quand même failli tuer le gamin…

La remarque réduisit définitivement Brice au silence, et il se contenta de piocher un morceau de pain dans l'assiette de Yara en maugréant. Par-dessus la table, Olia adressa des remerciements silencieux à son Second. Ce garçon était une vraie bénédiction.

— Kitts doit être en train de s'arracher les cheveux, admit Dao d'un air contrit.

— J'aimerais bien voir ça, railla Olia en regardant autour d'eux avec une curiosité malsaine. Avec un peu de chance, il sera mis à pied.

Le réfectoire était inhabituellement peu rempli. De nombreuses tables n'étaient qu'à moitié occupées et certaines étaient même complètement désertes. Olia ne reconnut pas le front dégarni de Kitts parmi les têtes qui l'entouraient. A la place, son regard tomba sur Rico, assise seule à une longue table pouvant accueillir au moins dix personnes. Son sourire narquois se fana et elle détourna les yeux, mal à l'aise.

— Au moins, poursuivit Jochen d'une voix lasse, ils ne remettent pas l'existence du gamin en cause. D'après L'Echo des Murs, tout ça n'est qu'un gros mensonge de l'armée. Le garçon, sa capacité à se transformer en Titan et tout ce qu'il a fait ensuite… A les croire, même la brèche dans le Mur ferait partie d'un complot.

Brice lâcha une exclamation de dédain.

L'Echo des Murs, répéta-t-il, la bouche pleine, sans masquer sa répugnance. Je m'en servirais pas pour me torcher le cul. Qui lit cette merde, franchement – à part le pasteur Pier, j'entends ?

Olia étouffa un bâillement et fit mine de réfléchir.

— Mh, ses amis du Culte ?

— La Police Militaire, répondit Dao en haussant les épaules.

— Jochen, compléta laconiquement Yara.

Quatre paires d'yeux se posèrent sur le concerné en proie à une soudaine quinte de toux. Pendant un bref instant, il ne se passa rien, puis le rire tonitruant de Brice éclata dans l'air comme une bulle de savon et la tension qui enserrait leurs épaules diminua d'un cran. Quelques têtes curieuses se tournèrent vers eux, et Olia sentit les coins de sa bouche se relever malgré elle.

— Je le savais ! le railla Brice en se servant une nouvelle fois dans l'assiette de sa voisine, le visage fendu en deux par un énorme sourire. Jochen, espèce de vieille fripouille ! Tu nous avais caché ça !

— Je le lis parfois, clarifia Jochen avec raideur, et uniquement pour savoir ce qui se dit dedans. Je ne partage pas leurs idées, se défendit-il, visiblement offensé que l'on puisse croire le contraire.

— Bien sûr, mon Père.

Jochen lui jeta un regard sévère par-dessus sa tasse.

— Retourne plutôt en cuisine voir si j'y suis.

Le visage rieur du géant blond se renfrogna instantanément.

— Ça, c'est un coup bas, répliqua-t-il en tendant son bras valide pour tenter d'atteindre l'assiette que Yara avait fait glisser hors de sa portée.

Olia haussa un sourcil amusé en observant ses doigts tendus manquer leur objectif. Son regard fut attiré par un encadré du journal et elle se pencha brusquement pour coller son nez sur le papier, repoussant sans ménagement le bras de sa coéquipière qui lui barrait le chemin.

— Rappelez-moi de ne plus jamais m'asseoir entre eux deux, marmonna Yara, écrasée contre Brice.

— C'est censé être Eren Jaeger ?!

Elle pointa l'encadré devant elle. Il s'agissait d'une illustration représentant le garçon sous sa forme titanesque dans un décor de flammes et de fumée. Sa bouche, ouverte dans un cri que l'on devinait assourdissant, arborait des canines proéminentes, et des cornes ornaient le haut de son crâne. On aurait dit un démon sortant tout droit des Enfers, et seul le rocher qu'il tenait victorieusement au-dessus de sa tête permettait d'établir son identité.

— On dirait bien, répondit Yara en tentant de repousser son voisin qui se penchait pour regarder à son tour. Croisé avec un bouc ou un sanglier. Ou les deux.

— S'ils voulaient rassurer les gens à propos du gamin, c'est raté, grimaça Dao.

— Qu'est-ce que je disais ? siffla Olia en jetant un long regard éloquent à Brice. Un torchon.

— Olia, plaida-t-il en levant une main fataliste, tu ne peux pas reprocher à des civils le fait de ne pas savoir à quoi ressemble un Titan. La plupart de ceux qui les ont vus ne sont plus là pour en faire un dessin.

Olia pinça les lèvres. Cet idiot avait raison, en plus.

— Peut-être, admit-elle de mauvaise grâce, mais de gober tout ce que les soldats racontent sans s'apercevoir qu'ils sont ronds comme des queues de pelles, oui. Et puis, franchement, rajouta-t-elle en fronçant le nez, c'est quoi ce gribouillis ? Mes neveux dessinaient mieux que ça.

— Tu exagères, c'est plutôt bien fait, je trouve.

— Je suis d'accord, approuva Jochen. Je veux dire, poursuivit-il en sentant les yeux incandescents d'Olia forer un trou dans son crâne, le dessin est effrayant et… ma foi, il l'était.

— Jochen, il a des cornes, souligna Olia en articulant comme si elle parlait à un simple d'esprit. Pourquoi pas des ailes, tant que tu y es ?

Jochen haussa les épaules. Pourquoi pas, en effet ? Après avoir failli mourir à cause d'un Titan plus grand que le Mur lui-même puis ensuite été sauvé par un autre à moitié humain, à bien y réfléchir, l'idée n'était pas aussi invraisemblable qu'elle en avait l'air.

Olia lui jeta un regard exaspéré avant de secouer la tête. Une vraie cause perdue. Son estomac gargouilla et elle tâtonna de la main sous le journal jusqu'à retrouver la pomme qu'elle s'était forcée à prendre un peu plus tôt. Malgré le coup de pied du Caporal-chef qui résonnait encore jusque dans ses os et les remontées bileuses que provoquait l'idée même de voir un corps en décomposition, la faim semblait avoir fini par s'insinuer dans le creux de son ventre comme un ruissellement d'eau à travers de la roche poreuse.

La vie continuait.

— N'empêche, pauvre gosse, soupira-t-elle en mordant dedans. Non seulement il a manqué de se faire tuer par l'homme le plus décérébré de la Garnison, mais en plus toute la ville croit désormais qu'il ressemble à ça. Merci le journalisme d'investiga-

Olia Rivkas !

La voix puissante couvrit le brouhaha ambiant du petit-déjeuner, réduisant instantanément les conversations au silence. Les joues pleines, Olia leva lentement la tête et regarda d'un air interdit la silhouette imposante de Gail Grabowski fendre les rangées de tables dans sa direction d'un pas déterminé. Ses sourcils épais formaient une barre horizontale à la base de son front et ses yeux noirs luisaient d'une lueur terrible.

Olia avait déjà entendu parler de ses épouvantables colères mais n'y avait jamais assisté. On prétendait que des fissures étaient apparues dans le Mur Rose suite à la plus mémorable d'entre elles. Même Vali, qui était l'une des rares personnes qu'Olia n'ait jamais craint du temps où elle était en vie, n'avait pas une réputation aussi effroyable. Elle avala difficilement le morceau de pomme qu'elle était en train de mâcher et jeta un coup d'œil paniqué au reste de son escouade. Tous affichaient le même visage blême.

Gail Grabowski s'arrêta à sa hauteur, et Olia leva prudemment les yeux pour croiser les siens. Devait-elle se mettre debout et faire le salut militaire ? Elle ne savait jamais exactement quand le faire. Elle décida de rester assise et planta solidement ses pieds de part et d'autre de la chaise au cas où les rumeurs étaient fondées.

— Il paraît que tu as rabattu le caquet à cet avorton du Bataillon d'Exploration ?

Olia ouvrit la bouche de stupeur mais n'émit aucun son. Sa gorge se fit soudainement sèche, et elle déglutit. Dis quelque chose ! Dis quelque chose !

— Qui… qui vous a raconté ça, Capitaine ?

Elle avait tenté de prendre un ton dégagé mais son timbre inégal trahissait son appréhension. Allait-elle être sanctionnée ? Un sentiment d'injustice l'envahit – par Maria, elle ne l'avait même pas insulté !

— Personne, éluda-t-il en faisant rouler son cure-dent entre ses lèvres, c'est juste une rumeur.

Eh bien, songea Olia avec ironie, « personne » avait visiblement manqué le gros du spectacle. Elle sentit ses joues la brûler en se remémorant sa cuisante humiliation face au Caporal-chef et balaya furtivement le mess silencieux du regard. Ses yeux s'arrêtèrent sur une silhouette solitaire qui, contrairement au reste de la salle, ne manifestait aucune surprise en observant la scène. Evidemment. Il n'y avait qu'une personne qui avait été témoin de cette altercation, et Rico n'était pas du genre à laisser passer une telle impertinence envers un gradé, quand bien même il appartenait à un autre régiment. La pitié qu'Olia avait éprouvée plus tôt à son égard se mua en ressentiment.

— Hé bien ? s'impatienta le Capitaine en dardant sur elle un regard inquisiteur. Tu as perdu ta langue ? – Olia rougit de honte le Caporal-chef lui avait dit exactement la même chose – Elle est pourtant bien pendue, d'habitude…

Olia se racla la gorge pour chasser les tremblements dans sa voix et se redressa pour se donner une certaine contenance.

— Capitaine, ce n'est pas vraiment-

— C'est vrai, oui ou non ? la coupa-t-il.

Elle retint un claquement de langue agacé et jeta un coup d'œil au reste de la salle. Pas un seul chuchotement ni le moindre tintement de couverts. L'ensemble du réfectoire était silencieusement pendu à ses lèvres. Olia rentra la tête dans les épaules et tritura l'extrémité de son foulard, soudainement gênée d'être ainsi au centre de l'attention.

— Oui, mais-

La main puissante du Capitaine Grabowski claqua virilement dans son dos, manquant de projeter son visage dans son assiette et lui arrachant une violente quinte de toux. Olia fut contente de ne plus avoir la bouche pleine, sans quoi elle aurait probablement recraché son contenu ou se serait lamentablement étouffée avec.

— Je le savais ! rugit-il, le torse bombé, un sourire fier plaqué sur son visage. Enfin quelqu'un pour remettre cette demi-portion à sa place !

Il leva victorieusement le poing, provoquant une vague d'exclamations et de sifflements appréciateurs dans la salle. Olia se massa le haut du sternum en balayant le mess d'un regard incrédule. Qu'est-ce qu'ils leur prenaient ?

— Bien joué, Rivkas, conclut le Capitaine Grabowski d'un air solennel. Je reconnais bien là la disciple de Vali Sendler.

Il la congratula d'une main amicale sur l'épaule qu'il venait presque de déboîter et quitta la salle désormais bourdonnante de conversations sans se départir de son sourire triomphant. Olia le regarda disparaître, avant de tourner un visage ahuri vers ses coéquipiers. Tous les quatre la fixaient les yeux ronds. Après plusieurs secondes, Brice fut le premier à retrouver l'usage de la parole.

— Tu as fait quoi ?!


— Je ne peux pas croire que tu lui aies dit ça, souffla Jochen, la mine défaite.

— Tu t'en remettras, rétorqua Olia en levant les yeux au ciel. Dis-moi plutôt où je dois mettre ça.

Du bout de ses doigts gantés, elle leva la botte militaire à hauteur de son visage partiellement recouvert d'un foulard imbibé de camphre. Elle avait beau côtoyer des cadavres depuis bientôt deux heures, elle n'arrivait pas à s'y habituer. Entre les images de putréfaction à chaque coin de rue, l'odeur pestilentielle qui allait avec et le bourdonnement atroce des millions de mouches qui avaient envahi les lieux et résonnait en bruit de fond entre les murs du district, elle n'était pas sûre de ce qui lui donnait le plus la nausée.

— Sac jaune, répondit-il d'une voix éteinte.

— Je crois qu'il y a encore un pied dedans, précisa Olia en osant un coup d'œil dégoûté à l'intérieur de la botte avant de réprimer un énième haut-le-cœur – elle aurait juré avoir vu quelque chose bouger dedans.

— Sac rouge, alors. « T'as quel âge ? », vraiment…

— On voit bien que tu ne l'as jamais vu ! se défendit-elle. Il est encore plus petit que Yara ! On aurait dit une recrue à peine diplômée !

Jochen s'autorisa une pause pour chercher leur coéquipière du regard. A son grand soulagement, il l'aperçut près du chariot, hors de portée de leur conversation.

— Ce n'était pas une raison pour lui demander s'il avait fini ses classes, répliqua-t-il en la toisant d'un air réprobateur. Et Yara et toi faites la même taille.

— C'est faux, contra-t-elle en pointant fièrement son index sur elle-même, je suis plus grande de trois centimètres.

— L'égo ne se mesure pas, répondit-il posément en la dépassant sans lui consacrer le moindre coup d'œil. Et le tien est bien plus grand que ça.

Gnagnagna, l'imita-t-elle avec agacement en marmonnant sous son foulard. Son regard se posa sur la botte qu'elle tenait encore dans la main, avant de bifurquer vers la silhouette de Jochen. Se remémorant sa journée de la veille, elle ferma un œil, calcula mentalement la trajectoire, recula un pied pour prendre appui et-

— Je ne ferais pas ça, si j'étais toi.

Olia jura intérieurement. Il avait des yeux derrière la tête ou quoi ?! Il ne s'était même pas retourné ! Elle lui adressa un regard mécontent et, ignorant la voix tyrannique de Vali qui la sermonnait sur ce qu'elle s'apprêtait à faire, soupesa la botte et son contenu. Si Jochen croyait qu'une simple mise en garde au nom de la bonne conscience allait l'arrêter, il la connaissait vraiment mal.

— A moins que tu ne veuilles passer le reste de la journée à côtoyer l'odeur d'un pied mort depuis quarante-huit heures, rajouta-t-il.

Olia baissa le bras, vaincue – elle n'avait pas pensé à ce détail. Dommage. Elle contempla la botte avec une moue de regret, s'excusant silencieusement auprès d'elle pour cet ultime instant de gloire manqué, et dans un soupir théâtral la lâcha dans le sac en toile cirée avant de rattraper son coéquipier.

— Jochen, je ne savais pas qui c'était, se justifia-t-elle en abaissant légèrement le tissu qui recouvrait sa bouche. Et puis, d'accord, admit-elle enfin en mauvaise grâce, je lui ai manqué de respect, mais ce n'est pas comme si j'avais essayé de le tuer, non plus !

Lui, en revanche… La question se posait.

Jochen lui jeta une œillade incrédule avant de secouer la tête. Olia idolâtrait Erwin Smith depuis toujours, comment pouvait-elle ignorer à quoi ressemblait l'homme qui lui servait de bras droit depuis cinq ans ? Il s'arrêta pour éponger la sueur qui recouvrait ses tempes du revers du bras et contempla le tronçon de rue qu'ils venaient de nettoyer. Ils se trouvaient dans le secteur sud-ouest de Trost, l'ombre du Mur ne les recouvrirait pas avant le début de l'après-midi. Ils crevaient de chaud, mais au moins ne risquaient-ils pas de tomber sur le corps de Vali.

— Si c'était le cas, tu ne serais probablement plus là pour le dire.

— Merci de ton soutien, maugréa-t-elle, vexée, en ramassant ce qui ressemblait à… peu importe, elle ne tenait pas à le savoir.

— Je suis sérieux. Tu mériterais que je te traîne jusqu'au QG du Bataillon d'Exploration pour lui présenter des excuses.

Olia roula des yeux. Qu'est-ce qu'ils avaient tous avec ça ?!

— Jochen, c'était il y a deux jours ! Je suis sûre qu'il a déjà oublié.

— On parle du soldat le plus fort de l'humanité, objecta-t-il, ça m'étonnerait qu'il soit du genre à oublier quand quelqu'un lui manque de respect. Si tu ne vas pas t'excuser, il risque de te le faire payer d'une façon ou d'une autre.

Les épaules d'Olia se raidirent et ses doigts se serrèrent autour de l'anse du sac. Après l'annonce de Grab, le mess tout entier avait salué son geste dans une vague inattendue de joie à la limite de l'euphorie une réaction qu'elle trouvait un tant soit peu exagérée mais qu'elle ne souhaitait pas gâcher, vu le contexte. Elle n'avait donc pas encore abordé la deuxième partie de l'histoire.

— Ne t'inquiète pas pour ça, marmonna-t-elle entre ses dents, c'est déjà fait.

— « Déjà fait » ? répéta-t-il en obliquant vers elle un regard plissé de méfiance. Qu'est-ce que tu veux dire ?

Olia détourna la tête en pinçant les lèvres. Maudite soit cette satanée langue qui ne savait jamais quand il valait mieux se taire. Elle comprenait soudainement mieux l'envie du Caporal-chef de la lui arracher. Elle amorça un pas de côté mais Jochen se planta face à elle, empêchant toute fuite et la forçant à croiser ses yeux lumineux qui éclairaient les recoins les plus sombres de ses pensées.

— Olia ? insista-t-il, d'un ton cette fois alarmé.

Elle fit négligemment rouler un caillou sous son talon et jeta un coup d'œil furtif autour d'eux. Hormis Brice et Dao qui les suivaient quelques pas en arrière, ils étaient seuls. Olia prit une longue inspiration pour se donner du courage. Si vivre cet épisode avait été humiliant, le raconter l'était encore plus. Les yeux résolument fixés sur l'horizon flou de cette rue sans fin, elle lui résuma sa deuxième rencontre avec le Caporal-chef – la vraie, celle qui la montrait telle qu'elle était réellement. Derrière eux, Brice et Dao s'étaient tus, et Olia n'ignorait pas qu'ils l'écoutaient attentivement.

— Attends, l'interrompit Jochen d'une voix blanche, il t'a frappée ?

Olia s'arrêta, interloquée. Il venait de passer les deux dernières heures à la réprimander sur son comportement, et maintenant il agissait comme une mère outrée prête à venger sa fille violentée par un voyou ? Elle se racla la gorge pour reprendre contenance.

— Rien de terrible, mentit-elle en faisant un geste vague de la main pour dédramatiser. Honnêtement, je ne vois vraiment pas pourquoi on lui donne ce surnom. Crois-moi, sa réputation est complètement surfaite.

— C'est pour ça que tu étais si mal en point quand on t'a trouvée ?!

Elle choisit de ne pas répondre – c'était plus un constat qu'une question – et détourna le regard en maudissant son incapacité à mentir. Derrière elle, Dao secoua la tête d'un air désabusé. « Truc de filles », tu parles !

— Le bâtard ! s'insurgea Brice. Si je le vois, je me le fais !

Les dents d'Olia grincèrent sous son foulard. Venant de la part de celui qui l'avait accusée de « faire du gringue » alors qu'elle était ni plus ni moins en train de se faire insulter par ce petit merdeux, c'était gonflé.

— Merci mais je préfère ne pas te mêler à ça, répondit-elle avec tact.

— Tu lui as rendu la pareille, au moins ?

— Quand j'ai dit que sa réputation était surfaite, ce n'était peut-être pas à ce point-là, grimaça-t-elle. Et puis…

Elle déglutit. Et puis, il lui avait sauvé la vie, tout simplement. Deux fois, même, et l'admettre était bien plus douloureux encore que l'empreinte de la semelle de sa botte au creux de son estomac.

— Et puis ?

— Et puis il n'est pas là, c'est tout, répondit-elle sèchement pour couper court à la conversation. On peut arrêter de parler de lui, maintenant ?

— C'est vrai qu'aucun membre du Bataillon d'Exploration ne participe à l'opération, fit remarquer Dao en regardant autour d'eux.

Qu'est-ce qu'il avait dit, déjà ? Ah oui, « dégueulasse », se rappela-t-elle en imitant son expression dégoûtée. Pas étonnant qu'il ne soit pas là, persifla Olia. Sûrement que les rues pleines de cadavres à moitié dévorés et grouillantes de toute la vermine que la mort apporte avec elle était quelque chose de trop dégueulasse pour lui.

— Bah, renifla Brice avec dédain en se penchant pour ramasser une main qui traînait par terre, rien de surprenant. Maintenant qu'il n'y a plus de Titans dans le coin, ils ont tous déguerpi Maria sait où. Sans doute dans une de leurs missions extra-muros, à la poursuite du Titan Colossal…

— Le Titan Colossal est très certainement un humain, le contredit Jochen. Comme Eren Jaeger. C'est la seule explication pour être sorti de nulle part et avoir disparu aussi vite. Il y avait des soldats sur le Mur ce matin-là, détailla-t-il à un Brice qui n'avait rien demandé. Un vrai Titan de cette taille, on l'aurait vu arriver de loin. Par conséquent, il vit probablement parmi nous. Quant aux Eclaireurs, poursuivit-il, j'ignore la stratégie d'Erwin mais il y a fort à parier qu'avec cette nouvelle menace, le nettoyage de la ville ne fasse pas partie de ses priorités actuelles.

Sur cette longue tirade et sans autre forme de transition, il s'éloigna d'un pas raide pour rejoindre le chariot. Brice cligna des yeux d'un air perplexe.

— Qu'est-ce qui lui prend ?

— Sûrement un besoin pressant, éluda Olia en haussant les épaules. Il n'y a pas été de main morte avec le thé, ce matin. Tu comptes garder ça en souvenir ?

Sans dissimuler son dégoût, elle désigna du menton la main à moitié décomposée toujours suspendue à l'extrémité de son bras valide. Brice s'empressa de la lâcher dans le sac qu'elle tenait ouvert devant elle.

— D'accord, peut-être qu'ils ont mieux à faire, admit-il de mauvaise grâce, mais en attendant qui est-ce qui se coltine le sale boulot ?

— Vois le bon côté des choses, lui glissa Olia avec un sourire dans la voix, qui de eux ou nous a le plus de chances d'être dans le journal de demain, à ton avis ?

— Et me retrouver avec des cornes sur la tête ? s'esclaffa Brice. Non merci, je laisse la place à Erwin.

— Bienvenue dans le monde de la célébrité.

— Parle pour toi, lui rappela Brice avec un sourire qu'elle devinait affreusement goguenard sous son foulard de protection. Au moins cinq personnes sont venues me parler de toi depuis le petit-déjeuner, dont une pour avoir un autographe. Tu peux remercier ton Caporal-chef.

Olia grinça des dents. Elle se serait bien passée de ça.

— Je t'autorise à signer pour moi. Et ce n'est pas mon Caporal-chef, rectifia-t-elle sèchement.

Brice poursuivit en ignorant sa remarque.

— Colin est même venu me demander si c'était vrai que tu l'avais menacé d'aller lui botter le cul s'il osait encore nous dénigrer publiquement.

— Quoi ?! s'exclama Olia en baissant le foulard qui recouvrait sa bouche. Mais il est dingue ?!

Elle jeta des regards affolés autour d'eux, s'attendant presque à voir l'ombre du Caporal-chef surgir d'un toit pour lui planter une de ses lames dans la gorge. Jochen avait raison – on ne plaisantait pas avec cet homme-là. S'il l'avait épargnée en haut du Mur il y a deux jours, il n'avait désormais plus aucune raison de le faire.

— Donc c'est faux ? s'étonna Brice, visiblement déçu.

— Bien sûr que c'est faux ! s'étrangla-t-elle en levant les mains d'exaspération. Maria, mais quel crétin ! J'aurais mieux fait de me faire dévorer par Kirk !

— Tu pourrais en profiter, lui suggéra-t-il sans prêter attention à ses jérémiades. Cinq pièces pour un autographe, dix pour t'écouter raconter ton exploit.

Un tic nerveux agita sa paupière, et Olia serra les poings pour s'empêcher de faire quelque chose de regrettable.

— « Exploit » ? Tu m'as entendue tout à l'heure ou tu t'es luxé les tympans en même temps que ton épaule ?

— Peut-être même qu'on pourrait publier ça dans le Journal de Trost ! poursuivit Brice, visiblement ravi de son idée et toujours aussi imperméable à ses remarques.

— Bien sûr, ironisa-t-elle d'un air sombre en remettant son foulard en place. L'article sera juste à côté de mon avis nécrologique.

Brice secoua la tête et passa son bras valide par-dessus sa nuque. Olia vit les doigts gantés enserrer son épaule et se rappela soudainement ce qu'ils avaient tenu quelques minutes auparavant. Elle tenta de se défaire de sa prise, en vain. Le bras de Brice était aussi puissant qu'un étau.

— Arrête d'angoisser, la rassura-t-il d'un ton insouciant tandis qu'elle s'agitait en protestant. Le Bataillon vit dans un autre monde que le nôtre, je suis sûr qu'aucune rumeur ne parviendra aux délicates oreilles de ton Caporal-chef.

— J'en doute, marmonna-t-elle en détournant la tête d'un air écœuré, elles sont plus près du sol que la moyenne. Et ce n'est pas mon Caporal-chef ! répéta-t-elle, vexée.

— Je sais, tu aurais préféré que ce soit « ton Major ». Erwin aurait- Hé, regarde où on est ! s'exclama-t-il en se dégageant juste à temps pour esquiver le coup de coude qu'elle lui destinait. Si ça, ce n'est pas un signe !

Il pointa un bâtiment à leur gauche et Olia mit un moment avant de reconnaître l'établissement. Le toit était partiellement effondré et quelque chose semblait avoir tenté d'arracher la façade de ses fondations, brisant les vitres et laissant des marques profondes dans le mur. Etonnamment, l'enseigne en fer forgé qui surplombait la porte était toujours en place mais pointait désormais droit vers le ciel. Olia contempla la tige tordue et l'emblème aux joints rouillés qui y était attaché. Le Cochon Volant n'avait jamais aussi bien porté son nom.

— Bah alors ? plaisanta Brice alors qu'elle restait silencieuse. Le coup de pied de Tu-Sais-Qui t'a fait perdre la mémoire ?

— On pourrait arrêter de parler de lui cinq minutes ? soupira-t-elle d'un ton las. Et non, je n'ai pas oublié, mais au cas où tu ne l'aurais pas remarqué – elle désigna le bâtiment à moitié démoli – la plus grosse cuite de tous les temps devra attendre encore un peu.

En espérant qu'ils en aient encore l'occasion, rajouta-t-elle sombrement en pensées.

— Pas grave, rétorqua-t-il en la toisant d'un air crâneur, ça te laisse du temps pour t'entraîner.

Olia manqua d'en lâcher le sac qu'elle tenait à bout de bras.

— Rappelle-moi qui ronflait sur la table après deux verres, la dernière fois ?! s'offusqua-t-elle.

— Vali m'avait forcé à nettoyer le réfectoire la veille ! se défendit-il. Ça m'avait pris toute la nuit !

En effet, se remémora-elle, Brice avait renversé la casserole de soupe en plein milieu du mess, repeignant le sol, les tables et une partie du plafond dans une teinte d'un vert boueux. Il s'était donné tellement de mal pour rendre au lieu son lustre d'autrefois que Vali l'avait malgré tout autorisé à sortir avec eux le lendemain.

— Tu empestais le légume trop cuit à trois kilomètres, se souvint-elle en ricanant doucement sous son foulard. Personne ne voulait s'asseoir à côté de nous. Et je ne parle pas du mess…

— On a mangé les fenêtres ouvertes pendant une semaine, sourit-il en retour, les yeux brillants. Il faisait un peu frisquet.

— Je n'avais jamais vu cette salle aussi propre. Vali était fière, ajouta-t-elle en lui décochant une œillade complice.

— J'avais tellement peur qu'elle me fasse tout recommencer, s'esclaffa-t-il avec émotion.

Ils se turent, l'un comme l'autre perdus dans les méandres de la nostalgie, oubliant momentanément l'horreur du présent.

— Quand j'y pense, songea-t-elle à voix haute, Vali se serait sûrement bien entendue avec lui… Le Caporal-chef, précisa-t-elle devant son air interrogateur. Même regard perçant, même obsession de la propreté…

— J'en doute, objecta Brice avec un scepticisme évident. C'est le Bataillon d'Exploration, tout de même. Pas sûr non plus qu'il s'en serait aussi bien tiré si elle avait été là.

— Mh, elle m'aurait d'abord forcé à lui présenter des excuses. Ensuite, ils se seraient probablement entretués, admit laconiquement Olia.

— Elle aurait gagné, affirma-t-il en se dirigeant vers une façade pour prendre la posture typique d'un homme prêt à uriner. Tu as dit qu'il faisait, quoi, un mètre cinquante ? Elle l'aurait réduit en miettes, ton nabot le plus fort de l'humanité. Hé, attends-moi !

Olia se contenta d'avancer en secouant la tête. Subir ça, en plus des cadavres à ramasser ? Elle grimaça. Non merci, sans façon.

— Enlève tes gants pour pisser ! lui rappela-t-elle malgré tout.

Elle l'entendit jurer et leva les yeux au ciel d'un air consterné. Irrécupérable. Sa théorie était tentante, cependant, et Olia se plut à imaginer Vali faisant la taille du Titan Colossal en train d'écraser un Caporal-chef miniature à l'aide de sa gigantesque botte. Un sourire amusé flotta sur ses lèvres, invisible sous son foulard de protection. Puis son regard se posa sur un corps recouvert d'un drap, et il se fana aussitôt.

— S'il croit avoir une chance de finir debout après toi, c'est qu'il a pris un coup sur la tête.

Olia se tourna vers Dao qui venait de la rejoindre. Elle étouffa un bâillement sous son foulard et étira ses bras vers le ciel.

— L'espoir fait vivre, il paraît. Je devrais peut-être le laisser gagner, ajouta-t-elle pensivement après une pause. J'ai été assez dure avec lui tout à l'heure.

— A le voir maintenant, je crois plutôt qu'il en avait besoin. Et puis, si ça peut soulager ta conscience, il a été viré des cuisines hier soir.

Ah, c'était donc ça qu'elle avait raté. Pourquoi n'étaient-ils pas venus la chercher ? Pas qu'elle en avait quelque chose à faire, mais ça lui aurait peut-être épargné cette sordide réunion de Chefs par défaut.

— Il aura quand même tenu une journée…

— La première et la dernière, précisa Dao. Il a interdiction d'y remettre les pieds. Apparemment – je cite – sa façon d'éplucher les patates ne leur plaît pas.

Olia roula des yeux, pas dupe.

— Dis plutôt qu'il leur a tellement cassé les oreilles qu'ils ont préféré nous le renvoyer…

Ils marchèrent lentement côte-à-côte, passant devant d'autres corps, certains dissimulés sous un drap. Des soldats s'affairaient à les installer sur des brancards pour les transporter jusqu'à un chariot. Olia garda soigneusement les yeux baissés. Elle ne voulait pas reconnaître des visages parmi eux. Elle surprit cependant des chuchotements sur leur passage, et s'aperçut que certains soldats s'arrêtaient dans leur tâche pour les fixer avec insistance.

— Pourquoi ils nous regardent comme ça ? chuchota-t-elle, mal à l'aise d'être ainsi au centre de l'attention.

— Ce n'est pas moi qu'ils regardent, corrigea Dao, c'est toi. Et ne m'oblige pas à te rappeler pourquoi, grimaça-t-il, tu n'apprécierais pas.

Ah, oui. Comment pouvait-elle avoir déjà oublié ? Elle rentra la tête entre ses épaules, regrettant de ne pas avoir sa cape pour se couvrir. Brice se fourrait le doigt dans l'œil : il n'y avait aucune chance pour que le Caporal-chef n'entende pas parler de cette histoire, tout comme il n'y avait aucune chance pour qu'il laisse passer un tel affront. Olia ne put réprimer un frisson. Qu'allait-il faire ? La tuer ? « Je risque d'être moins conciliant la prochaine fois », se remémora-t-elle. Quelle question, évidemment qu'il allait la tuer ! Il viendrait achever son travail, de préférence quand elle s'y attendrait le moins – dans son sommeil, par exemple ! – il surgirait de l'obscurité, étoufferait ses cris d'une main et, de l'autre, lui trancherait la gorge dans un geste net et précis. On la retrouverait au petit matin, baignant dans son sang, et personne ne saurait jamais qui-

— Je suis morte, gémit-elle soudainement, le visage aussi blanc que le foulard qui le recouvrait partiellement.

A ses côtés, Dao l'écoutait d'un air absent.

— Mh ?

— Il va me tuer.

Elle lança plusieurs coups d'œil anxieux autour d'elle, et Dao balaya la rue du regard pour l'imiter. Brice avait rejoint Yara auprès du chariot et il l'imaginait aisément commérer la suite de l'histoire qu'Olia leur avait narrée au petit-déjeuner. Jochen avait enfin réapparu et discutait plus loin avec un homme en blouse blanche. Les soldats qu'ils venaient de dépasser s'affairaient dans les mêmes tâches qu'ils faisaient depuis le début de la matinée.

Personne ne semblait sur le point de commettre un meurtre. Dao regarda à nouveau Olia en haussant un sourcil perplexe.

— Qui ça ?

— Comment ça, « qui ça » ? s'énerva-t-elle devant son détachement manifeste. Lui, évidemment !

Dao arqua davantage son sourcil en inclinant la tête pour montrer que, non, il ne voyait toujours pas. Olia le foudroya du regard – il était plus perspicace, d'habitude ! – et se pencha vers lui.

— Le Caporal-chef Livai, siffla-t-elle furieusement en risquant un énième coup d'œil en arrière dans la crainte que prononcer son nom à voix haute puisse le faire apparaître.

A son grand dam, Dao garda parfaitement son calme. Il l'observa un instant, insondable derrière ses lunettes.

— Je ne crois pas que tu risques grand-chose, répondit-il finalement.

— Facile à dire quand ce n'est pas toi qui es visé, marmonna-t-elle. Enfin, je dis ça mais si ça se trouve, il serait capable de s'en prendre à toute l'équipe…

Dao se retint de rouler des yeux. Si elle cherchait à lui faire peur, c'était raté.

— Premièrement, raisonna-t-il en levant son pouce, il appartient à l'armée. Il a donc des comptes à rendre et ne peut pas tuer quelqu'un comme ça, sans raison. Encore moins un autre membre de l'armée.

Olia lui décocha une œillade incrédule. Il ne l'avait pas écouté ou quoi ? Bien sûr qu'il en avait une, de raison ! Et puis même, il n'en avait pas besoin ! Comment pouvait-il être aussi naïf ?

— Ensuite, poursuivit-il en levant son index, il est sous les ordres directs d'Erwin, et ce depuis presque cinq ans. Tu penses vraiment qu'Erwin se serait doté d'un homme aussi incontrôlable en guise de bras droit ?

Olia se renfrogna. Non, bien sûr, mais même Erwin pouvait manquer de discernement. Et qui sait, peut-être n'avait-il pas le choix que de travailler avec un homme comme lui ?

— Troisième point, reprit Dao en levant son majeur, sans vouloir t'offenser, je crois sincèrement qu'il a d'autres chats à fouetter. Dis-toi bien qu'au vu de son grade et de sa réputation, il a déjà fait l'objet de rumeurs bien pires que ça.

— Ah oui ? répliqua Olia. Parce que tu en connais, peut-être ?

— Disons que j'en ai entendu une ou deux et elles ne sont pas très reluisantes, si tu vois ce que je veux dire, admit-il en grimaçant sous son foulard. Bref, ton histoire, à côté, c'est rien du tout. Enfin, acheva-t-il en baissant son pouce pour lever à la place les deux doigts restants, si ma mémoire est bonne, tu as dit tout à l'heure que sa réputation était surfaite. Ne me dis pas que tu as peur de lui, maintenant ?

Le sang d'Olia ne fit qu'un tour. Elle, peur de ce gringalet ?!

— Bien sûr que non ! rétorqua-t-elle d'un ton cependant moins assuré qu'elle l'aurait voulu.

— Voilà, conclut-il, serein. Par contre, ajouta-t-il pensivement après un silence, je pense que tu peux faire une croix définitive sur ta carrière dans le Bataillon d'Exploration.


Livai éternua. En face de lui, assis à son bureau, Erwin Smith releva la tête, ses épais sourcils froncés dans un pli interrogateur. Livai sortit un mouchoir soigneusement plié de sa poche et lui renvoya un regard ennuyé.

— Quoi ?

— Tu n'as pas arrêté d'éternuer, ce matin, répondit Erwin. Tu es malade ?

Livai haussa les épaules. Debout, appuyé contre le mur près de la fenêtre, Miche eut un reniflement amusé.

— Je vais très bien.

— Peut-être que tu as pris froid, intervint Hange, assise à côté de lui, en approchant son visage du sien pour le scruter avec attention. Tu as de la fièvre ? Des courbatures ?

Il parvint de justesse à repousser la main moite qu'elle s'apprêtait à coller sur son front.

— Ne me touche pas, lui ordonna-t-il sèchement. Et je vais très bien, répéta-t-il avec agacement.

— Des allergies, peut-être ? poursuivit Hange comme si de rien n'était.

— Seulement à toi, la binoclarde. Bon, Erwin, accouche, tu veux ? Ça en est où pour le gamin ?

— Le Général Zackley a rendu sa décision, répondit Erwin, il va être jugé en première instance par le Tribunal Militaire. Pour le moment, il est encore inconscient, la date du procès sera fixée dès qu'il sera réveillé.

La nouvelle eut le mérite d'attirer l'attention d'Hange, et elle se détourna de Livai pour agripper le bureau d'Erwin d'un air suppliant.

— On peut aller le voir ?!

— Naile a donné son autorisation, confirma-t-il en hochant la tête, mais ce n'est pas pour cela que je vous ai réunis dans mon bureau. C'est à propos de ceci.

Il mit une main dans sa poche et en sortit un petit objet qu'il déposa devant lui. Hange se pencha pour l'examiner d'un œil curieux, tandis que Livai se contenta de fixer Erwin d'un air impassible en buvant une gorgée de son thé. Dans son coin, Miche tourna à peine la tête dans leur direction.

— Une clé ? s'étonna Hange.

— Ceci, expliqua Erwin en appuyant son dos contre le dossier de sa chaise, est la clé qu'Eren Jaeger portait autour de son cou au moment de son arrestation.

Hange saisit la clé et l'inspecta sous toutes les coutures en la faisant tourner entre ses doigts. Livai reposa sa tasse et leva un sourcil sceptique.

— Et ? C'est juste une clé…

L'expression d'Erwin demeura impénétrable, mais l'éclat qui brillait au fond de ses iris n'échappa pas à son subordonné.

— Il semblerait que ce soit plus que cela, justement.

Hange releva la tête pour le regarder avec des yeux écarquillés derrière ses lunettes de protection.

— Cette clé aurait un lien avec son pouvoir de Titan ? demanda-t-elle, la bouche soudainement sèche.

— C'est possible. Hier soir, plusieurs amis d'Eren Jaeger ont été auditionnés. Parmi eux, deux d'entre eux ont formellement reconnu cette clé comme lui appartenant. Et ce qu'ils ont révélé à son sujet est pour le moins surprenant.

Livai croisa les bras d'un air ennuyé en attendant qu'il poursuive. Il détestait cette manie qu'avait Erwin de faire durer le suspense. A côté de lui, Hange trépignait sur sa chaise, les yeux brillants d'excitation.

— Crache le morceau avant qu'elle fasse une attaque.

— Cette clé, reprit-il, ouvrirait le sous-sol de la maison d'Eren. C'est son père, Grisha, qui la lui aurait donnée avant de disparaître. Dans cette cave se trouverait, d'après lui, la vérité sur les Titans.

Hange bondit brusquement de sa chaise, la renversant au passage.

— La vérité sur les Titans ?! répéta-t-elle d'une voix aiguë en prenant son visage entre ses mains. Où est-ce ?! Qu'attendons-nous pour y aller ?!

— C'est là que ça se complique, répondit Erwin en souriant étrangement. Eren est né et a grandi à Shiganshina. L'accès à cette fameuse vérité implique donc de retourner au Mur Maria.

— Ben voyons, lâcha Livai d'un ton dédaigneux tandis qu'Hange se mettait à déambuler dans la pièce en parlant toute seule, le cerveau visiblement en surchauffe. Et son père, il devient quoi dans l'histoire ?

— Disparu sans laisser de traces, admit Erwin. Miche est allé vérifier dans les archives ce matin. Le nom de Grisha Jaeger ne figure sur aucune liste de réfugiés. Il n'apparaît également dans aucun registre d'Etat-Civil actuel. Autrement dit, conclut-il, ou bien il se cache quelque part, peut-être sous un faux nom, ou bien…

— Ou bien il est mort, termina Livai à sa place.

Il reprit une gorgée de son thé tandis qu'Hange retrouvait peu à peu son calme. Près de la fenêtre, Miche les écoutait distraitement en observant la rue en contrebas à travers la vitre.

— Le temps nous manque pour creuser cette piste, poursuivit Erwin en reprenant la clé pour la glisser dans sa poche. Peut-être Eren en sait-il plus que ses amis. Dans tous les cas, il nous faut l'interroger.

— C'est pour ça qu'il se serait engagé dans l'armée ? demanda Miche qui prenait la parole pour la première fois depuis le début de la réunion, les lèvres plissées dans une moue dubitative. Pour retourner dans son district et aller dans le sous-sol de sa maison ?

— C'est possible, répondit Erwin en hochant la tête. D'après ses camarades, Eren a toujours voulu intégrer le Bataillon d'Exploration. Mais la raison en elle-même importe peu tant qu'il est de notre côté. Avec ses capacités, nous pouvons pour la première fois envisager sérieusement de reprendre le Mur Maria. Nous devons donc nous assurer de sa coopération si nous voulons mener à bien cette mission.

Livai l'observa par-dessus la tasse de thé qu'il maintenait à hauteur de son visage.

— Hé, Erwin, objecta-t-il. Tu parles comme si le gamin avait déjà gagné son procès alors qu'il vient tout juste d'être mis au trou. Tu as un plan pour le tirer de là ?

— J'y réfléchis, répondit-il simplement en hochant la tête, mais il dépendra beaucoup de lui. Pour l'instant, j'attends de pouvoir le rencontrer.

— Tu veux donc qu'il rebouche le Mur Maria comme il l'a fait ici pour le Mur Rose, résuma pensivement Hange avec un sérieux inhabituel. Cela implique qu'il contrôle son pouvoir de transformation en Titan…

— Je ne vois aucune raison pour qu'il n'y parvienne pas, répliqua Erwin. Le Titan Colossal et le Titan Cuirassé sont probablement des humains de la même nature que lui, et ils semblaient parfaitement maîtriser leurs capacités. Si c'est du temps et de l'entraînement dont il a besoin pour y arriver, nous les lui donnerons.

Les yeux gris de Livai se rétrécirent à deux fentes. Il faisait confiance à Erwin, mais cela laissait planer beaucoup de doutes sur leur réussite.

— A-t-on vraiment besoin de lui ? ne put-il s'empêcher de demander avec un dédain non dissimulé. Après tout, on a la clé. Je peux m'occuper de lui faire cracher l'emplacement de sa maison, si y a que ça qui manque…

— J'ai bien peur qu'Eren soit indispensable, déclara Erwin. Le Gouvernement ne nous accordera jamais l'autorisation de retourner jusqu'à Shiganshina sans objectif réel de reconquête, ce qui est impossible sans sa force de Titan. Et nous n'obtiendrons jamais les fonds nécessaires juste sur base de cette histoire de clé.

En gros, ils n'avaient pas le choix. Livai reposa sa tasse et se cala dans son siège en fronçant des sourcils. Le morveux avait intérêt à être coopératif.

— Bien, conclut Erwin en se levant pour rassembler ses papiers. Je vous laisse, je dois encore voir le Commandant Pixis. Livai, l'apostropha-t-il alors qu'il atteignait la porte, nous partons demain à l'aube pour Mitras.

— Hein ?! Et moi ? gémit Hange.

— Désolé Hange, je préfère que tu restes ici pour l'instant. Toi aussi, Miche. Je vous tiens informés de la suite. En attendant, merci de garder tout ce que nous venons de discuter pour vous. Nous nous reverrons au procès.

Il les salua d'un signe de tête et ferma la porte derrière lui.

— C'est pas juste, se lamenta Hange, dépitée. Je n'ai même pas encore eu la chance de voir Eren !

— Allons, tu viens de te faire deux nouveaux amis qui t'attendent en bas dans la cour, tu ne vas tout de même pas les abandonner ?

— Tu as raison ! s'exclama-t-elle sans saisir son sarcasme. Sawney et Bean comptent sur moi ! Les pauvres, réalisa-t-elle soudainement en prenant son visage entre ses mains, ils ne m'ont pas vue de toute la matinée ! Comme j'ai dû leur manquer ! Il faut que j'y aille ! s'excusa-t-elle en se précipitant vers la porte.

La seconde d'après, elle avait disparu dans le couloir. La bouche pincée, Livai regarda la porte qu'elle avait laissée grande ouverte. Leur manquer ? Il railla intérieurement. Dis plutôt qu'ils ont eu quelques heures de répit.

Un courant d'air froid s'engouffra dans la pièce, et il saisit sa tasse du bout des doigts. Il ne s'en dégageait plus aucune chaleur, mais l'odeur des feuilles de thé était réconfortante. Des pas résonnèrent derrière lui, et son regard bifurqua sur Miche qui s'apprêtait à sortir à son tour.

— Mon escouade m'attend, dit-il simplement. – il marqua une pause – Couvre-toi bien si tu sors, rajouta-t-il, une pointe d'amusement dans la voix. Surtout les oreilles…

— Je ne suis pas malade, grogna Livai.

— C'est pas ce que j'ai dit, répliqua Miche en haussant les épaules, avant de disparaître.

Qu'est-ce qu'il racontait ? Livai fronça les sourcils. Il avait la désagréable impression qu'on venait de se moquer de lui. Un nouvel éternuement interrompit le cours de ses pensées, et il chercha un mouchoir propre dans sa poche. Sûrement cet air vicié, songea-t-il en jetant un coup d'œil contrarié vers la fenêtre. Il soupira et secoua la tête. Son escouade l'attendait aussi. Il contempla le reste de thé tiède qui stagnait au fond de sa tasse, la vida d'un trait et la reposa sur le bureau en se levant.

— J'espère que tu sais ce que tu fais, Erwin, marmonna-t-il, avant de quitter la pièce en fermant la porte.


Accoudée à la barrière en bois, Olia contempla les flammes lécher le ciel nocturne. Les bûchers funéraires brûlaient sans interruption depuis trois nuits. Ils avaient été installés sur les terrains d'entraînement, juste en-dehors de la ville. C'était le seul endroit à des kilomètres qui disposait d'un espace suffisamment large sans verdure ni habitation à proximité.

Olia n'avait pas daigné s'y rendre les deux premiers soirs, mais aujourd'hui… Elle soupira et but une gorgée de bière. Aujourd'hui était différent.

Il leur avait fallu deux jours entiers pour ramasser les restes de leurs camarades laissés par les Titans, et un troisième pour nettoyer ce qui ne se ramassait pas. Lentement mais sûrement, ils effaçaient les dernières traces, et après avoir lavé le sang séché collé aux façades et brûlé les corps décomposés, il ne leur resterait plus que des gravas à évacuer et des maisons à reconstruire. Bientôt, le district serait redevenu exactement comme avant, et hormis le rocher qui obstruait l'entrée sud, rien ne rappellerait ce qui s'était passé.

Cela semblait si facile, songea-t-elle. Pourtant… Elle pinça les lèvres. Le corps de Vali était encore imprimé sur sa cornée, tout comme le sang coagulé de Fern imprégnait encore le fond de ses bottes, et elle n'avait aucune idée sur la façon de s'en débarrasser.

Elle baissa son regard sur les silhouettes qui se dessinaient en contre-jour autour du bûcher. D'où elle était, elle ne reconnut que celle de Brice, identifiable grâce à sa taille de géant, mais les autres membres de l'équipe ne devaient pas être bien loin. Olia ne savait pas comment ils faisaient pour se tenir aussi près. Même à une trentaine de mètres, la fumée âcre continuait de lui piquer les yeux et de lui brûler la gorge.

Ses yeux dérivèrent sur la bouteille à moitié vide qu'elle tenait en main, et son esprit migra ailleurs, à une bonne centaine de kilomètres de là. Comment était Shiganshina, aujourd'hui ? Le temps avait dû faire son œuvre, en cinq ans, et il devait désormais y avoir plus de mauvaises herbes que d'os à ronger. Elle tenta de se rappeler les rues de son quartier et le trajet qui menait à sa maison, avant d'abandonner. Ces lieux qu'elle avait cru connaître par cœur étaient flous, tout comme les souvenirs des gens qu'elle y avait laissés.

Une ombre se détacha des flammes dansantes et Olia la regarda s'approcher sans vraiment la voir. Ce ne fut que lorsque Rico s'arrêta devant elle en se raclant la gorge qu'elle réalisa son erreur. Ses yeux glissèrent sur le côté à la recherche d'une échappatoire mais n'en trouvèrent aucune, et Olia rentra la tête entre ses épaules. Et merde.

— Qu'est-ce que tu veux ? maugréa-t-elle, tandis que Rico la toisait en silence, attendant visiblement qu'elle prenne la parole en premier.

— Te parler.

Olia se renfrogna.

— Si c'est encore pour me reprocher d'avoir manqué de respect à l'autre cinglé du Bataillon d'Exploration, c'est pas la peine.

— N'aggrave pas ton cas, siffla-t-elle furieusement. Tu mériterais vraiment une punition pour ton insolence. Je ne sais pas ce qui est passé par la tête de Grab… – elle roula des yeux exaspérés face à tant de laxisme et secoua la tête, impuissante – Enfin, ça n'aura probablement plus d'importance d'ici demain.

— Demain ? répéta Olia en plissant les yeux d'un air méfiant. Pourquoi demain ?

— Car demain va sortir la liste des nouvelles équipes. Félicitations, la congratula-t-elle d'un ton qui transpirait l'ironie, tu vas probablement officiellement monter en grade.

Olia la dévisagea en fronçant des sourcils, cherchant des signes indiquant qu'elle se moquait d'elle.

— Tu dis n'importe quoi, statua-t-elle après un silence en portant la bouteille à ses lèvres pour boire une nouvelle gorgée.

— Il y a eu une réunion cette après-midi pour reconstituer les équipes et élire de nouveaux Chefs, énonça Rico en haussant les épaules. Grab a suggéré ton nom.

Olia manqua d'en recracher le liquide qui était encore dans sa bouche. A la place, elle avala de travers et fut prise d'une violente quinte de toux.

Pardon ? articula-t-elle difficilement, une fois sa toux calmée.

— Tu as bien entendu. Apparemment, ton petit moment de gloire face au Caporal-chef lui a fait forte impression. Tu ferais mieux de te préparer.

— Mais… c'est trop tôt, bégaya-t-elle. Le nombre de morts n'est même pas encore officiel…

Rico retint un claquement de langue agacé.

— Pas besoin d'additionner des bras et des jambes pour avoir des chiffres, il suffit juste de compter les absents. Environ deux cents personnes ont perdu la vie lors de la bataille, précisa-t-elle. Si ce nombre n'a pas encore été rendu public, c'est par respect envers les proches, pas parce qu'on l'ignore.

Olia cligna des yeux, incrédule. Deux cents ?!

— On n'a pas le choix, poursuivit Rico. On doit se réorganiser au plus vite au cas où un nouvel incident surviendrait. J'imagine que tu comprends.

Ce n'était pas vraiment une question, mais Olia hocha la tête sans s'en rendre compte – bien sûr, elle comprenait. Néanmoins, un autre détail l'interpellait.

— Mais… pourquoi moi ? C'est absurde ! Je veux dire, reprit-elle alors que Rico arquait un sourcil, d'accord, Grab a été impressionné mais c'est impossible que juste ça

Elle laissa sa phrase en suspens et remis nerveusement une mèche de cheveux derrière son oreille. Rico la scruta attentivement. Elle avait toujours vu Olia comme une forte tête, une fille sûre d'elle et audacieuse. Pour la première fois, elle semblait perdue. Non, corrigea-t-elle en croisant son regard. Elle était paniquée.

Rico soupira et son visage sévère s'adoucit quelque peu.

— Plusieurs personnes ont appuyé cette suggestion, répondit-elle. J'en fais partie.

Toi ? articula Olia, incrédule. Mais… pourquoi ?! demanda-t-elle en comprenant qu'elle était parfaitement sérieuse.

Les épaules de Rico s'affaissèrent, et elle s'accouda à la barrière à côté d'elle.

— Vali et moi étions un peu plus que des amies, confessa-t-elle tandis qu'Olia ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes. Tu ne l'avais pas remarqué ? Tu n'es pas très observatrice… Elle me parlait tellement de toi que j'aurais pu en être jalouse. Tu la rendais folle à n'en faire qu'à ta tête et à contester ses ordres en permanence, cependant elle devait bien reconnaître que tu étais douée.

— Ah bon ? fit bêtement Olia, encore sous le choc.

— Ta coordination en manœuvre tridimensionnelle est excellente, lui révéla-t-elle, surprise qu'elle ignore ses points forts. On ne te l'a jamais dit ? De plus, poursuivit-elle alors qu'Olia marmonnait une réponse inintelligible, ta capacité d'adaptation face à une situation donnée est plutôt surprenante.

C'était une façon de dire les choses, grinça Olia en repensant à la dernière situation où Rico avait pu admirer cette fameuse capacité dans toute sa splendeur. Un don, vraiment.

— Tu as fait montre de toutes les qualités requises pour le poste de Chef d'escouade lors de la bataille, reprit Rico tandis qu'Olia secouait vivement la tête de gauche à droite pour nier ses propos. Tu as pris les choses en main, fait passer la sécurité de tes subordonnés avant tout tout en obéissant aux ordres, et surtout tu as gardé ton sang-froid.

— C'était dans l'urgence de la situation ! répliqua-t-elle avec véhémence.

— Justement.

Olia ferma les yeux en continuant d'hocher négativement de la tête. Elle ne tomberait pas dans son piège.

— C'est hors de question, dit-elle fermement.

— Parce que tu crois que tu as le choix ? ricana Rico. Tu es dans l'armée, Olia, lui rappela-t-elle. Il serait peut-être temps que tu assumes enfin tes choix et que tu prennes tes responsabilités. Et regarde-moi quand je te parle, au moins !

Olia rouvrit les yeux, agacée de se faire traiter comme une enfant, mais évita soigneusement de regarder Rico.

— Je ne veux pas, s'obstina-t-elle.

— Et pourquoi donc ? demanda Rico en croisant les bras d'un air buté.

— Parce que ! s'exclama-t-elle comme si c'était évident en croisant enfin son regard derrière ses lunettes. Je ne peux pas !

— Tu sais que vouloir et pouvoir sont des mots différents ? fit remarquer Rico comme si elle était idiote.

Olia l'ignora et se détacha de la barrière pour faire quelques pas nerveux. A côté d'elle, Rico fit jouer ses doigts avec impatience dans le creux de son coude. Après plusieurs secondes, Olia s'immobilisa brusquement.

— Je ne veux pas… commença-t-elle après un silence, avant de s'interrompre, hésitante. Je ne veux pas prendre sa place, finit-elle par admettre.

Rico s'était préparée à cet argument.

— Quelqu'un doit le faire, pourtant. La remplacer ne veut pas dire l'oublier, nuança-t-elle avec une douceur inattendue.

— Je sais, s'agaça Olia, mais…

Elle remua inconfortablement. Le corps de Vali avait brûlé depuis plus d'une journée, mais elle avait l'impression de sentir encore ses yeux de faucon posés sur elle. Pire encore, elle l'entendait. Depuis trois jours, sa voix se superposait à celle de Seppe pour chuchoter des remarques désapprobatrices au creux de son esprit. Olia n'avait ni l'envie ni le courage d'expliquer cela à Rico. Elle soupira, préférant changer de sujet.

— Je ne veux pas non plus être responsable de la vie de mes coéquipiers, dit-elle à la place, car c'était vrai aussi.

Rico coula un regard chargé d'amertume dans sa direction.

— Tu n'as subi aucune perte, lui fit-elle remarquer.

— C'était de la chance, objecta Olia en secouant la tête. Je n'ai rien fait pour ça.

— C'est faux et tu le sais, répliqua Rico d'un ton sec. Et puis, qu'est-ce que tu crois ? On est tous conscients du monde dans lequel on vit, Olia. Dans des circonstances comme celles qu'on a vécues, personne ne viendra te reprocher la mort d'un de tes subordonnés.

— Je sais, marmonna-t-elle en enfouissant le bas de son visage dans son foulard. C'est pas les autres, le problème.

Rico fronça les sourcils et la toisa avec condescendance.

— Si tu t'es engagée dans l'armée dans le but de sauver toutes les personnes que tu croises, énonça-t-elle finalement, tu ferais mieux de démissionner tout de suite.

Olia manqua de s'esclaffer. Maria, si elle savait…

— Rassure-toi, ricana-t-elle, ma motivation à l'époque était bien moins altruiste.

— Alors tu ferais mieux d'abandonner cette lutte contre toi-même. Des gens meurent, quoi qu'on fasse. Notre seul devoir, c'est essayer de faire en sorte que cela ne soit pas en vain.

— Et si ça l'est ?

Elle n'avait pas l'impression que la mort de Vali avait fondamentalement changé le cours de l'histoire, pas plus que celle de Fern.

— J'ai dit « essayer », soupira Rico. Après tout, nous ne sommes que des humains…

— Et mon fameux manque de respect envers les supérieurs ? demanda-t-elle en croisant les bras, sceptique. Mes lacunes concernant le protocole ?

Rico haussa les épaules.

— Personne n'est parfait. Vali, par exemple, était toujours d'humeur exécrable et ne se remettait jamais en question…

Olia fit la moue en revenant s'appuyer contre la barrière et tritura le foulard autour de son cou. Elle ne savait pas pourquoi Rico se donnait tant de mal pour la convaincre – après tout, elles n'étaient même pas amies. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il lui avait pris d'encourager sa promotion ? Elle ne lui avait rien demandé !

— Tout ça, c'est ta faute, l'accusa-t-elle. On n'en serait pas là si tu n'avais pas été cafarder. Tu étais vraiment obligée d'aller tout rapporter à Grab ?

— Il fallait bien que quelqu'un le fasse ! se justifia Rico, soudainement acerbe. Car oui, ne va pas croire que j'étais la seule témoin. Bon sang Olia, à quoi tu pensais ? On n'insulte pas un gradé sans en assumer les conséquences, lui entre tous !

Ça, elle s'en était rendu compte.

— Je ne l'ai pas insulté, marmonna-t-elle.

— Bien sûr, je m'attendais à ce que Grab voie les choses à sa façon, poursuivit Rico comme si elle ne l'avait pas entendue, mais tout de même, je pensais qu'il prendrait quelques sanctions à ton égard. Des éloges au lieu d'un blâme, s'indigna-t-elle en levant les yeux au ciel, on aura tout vu…

— Si ça peut te soulager, maugréa Olia en enfouissant le bas de son visage dans son foulard, pour moi, cela revient plus ou moins au même.

Elle fit machinalement tourner la bouteille entre ses doigts. Au loin, les flammes du bûcher continuaient d'onduler en crépitant doucement, projetant une lumière chaude qui adoucissait l'atmosphère. Leur baller régulier avait quelque chose d'à la fois hypnotique et étrangement apaisant. Olia se rappela soudainement qu'elle n'était pas la seule à avoir perdu des proches.

— Désolée, murmura-t-elle à travers le tissu qui lui recouvrait la bouche. Pour Ian et Mitabi, précisa-t-elle.

Elle sentit le corps de Rico se tendre à côté d'elle et n'ajouta rien. Que pouvait-elle dire de plus ?

— Ian n'avait plus de tête, souffla Rico après un long silence, si bas qu'Olia dut se pencher pour l'entendre. C'est moi qui l'ai reconnu, grâce à sa chemise. Mitabi, poursuivit-elle avant de marquer une pause, Mitabi fait partie des victimes non identifiables.

Olia contempla sa bouteille, soudainement fascinée par le reflet des flammes sur le verre poli. La vie tenait vraiment à peu de choses.

— Vali est morte pendant l'évacuation, énonça-t-elle en extirpant son visage du tissu abîmé. On nettoyait une zone pour porter secours à des recrues. Quatre Titans. Personne n'avait vu le cinquième.

Elle ne savait pas trop pourquoi elle racontait ça, elle se disait simplement que Rico aurait aimé savoir. Olia ne répéta pas cependant ce qu'une voix grinçante lui rappela dans sa tête – que c'était son idée, sa faute – et se contenta de boire une nouvelle gorgée de bière pour dissimuler la grimace amère qui lui tordit la bouche.

— Moi aussi, j'ai failli mourir, à Trost, poursuivit-elle. Un Titan m'a attrapée. J'ai bien cru que ma dernière heure était arrivée.

Elle pinça les lèvres. Elle aurait pu s'arrêter là, mais c'était manquer l'occasion de glisser sur un terrain un peu plus léger. Il n'empêche, c'était terriblement agaçant de constater que toutes les conversations qu'elle avait revenaient inexorablement vers lui.

— Tu ne devineras jamais grâce à qui je suis encore là, ironisa-t-elle. Le Caporal-chef Livai en personne m'a fait l'honneur de sauver mes humbles fesses, révéla-t-elle après quelques secondes de suspense.

— Tu recommences, l'avertit Rico en croisant les bras d'un air désapprobateur.

— J'ai pas fini, répliqua Olia en levant un doigt pour ne pas être interrompue. Tu seras ravie d'apprendre que, suite à ça, je lui ai enfin donné ses satanées excuses tant attendues. Hé bien, laisse-moi te dire qu'il n'était toujours pas content !

Rico se prit le front dans une main, lasse.

— Olia, qu'est-ce que tu as encore fait ?

— Mais rien, justement ! se récria-t-elle, une main sur la poitrine, visiblement offusquée qu'elle ose penser le contraire. C'est lui qui m'a insultée ! Alors, évidemment, concéda-t-elle comme si elle n'y pouvait rien, j'ai répondu…

Rico secoua la tête d'un air dépité.

— Pourquoi est-ce que je ne suis pas surprise ? soupira-t-elle pour elle-même, avant de se décoller de la barrière. Dans tous les cas, tu l'as bien mérité.

Elle la regarda s'éloigner et étouffa un bâillement du dos de sa main. Un frisson remonta le long de son dos, comme si sa soudaine solitude avait également fait baisser la température de quelques degrés. Devant le brasier, le nombre de silhouettes avait considérablement diminué, mais celle de Brice était toujours reconnaissable. Olia but une dernière gorgée de sa bouteille pour se donner du courage et se détacha de la barrière pour s'avancer vers les flammes.