Bonjour à tous !

Je suis très contente de vous présenter le chapitre 31 de Passages après presque trois mois d'absence. Avec mon retour, j'aurais voulu m'avancer à dire que le rythme de publication allait redevenir ce qu'il était à l'origine. Que neni : il faudra l'avouer, j'ai eu beaucoup de mal à avancer sur cette histoire. Il y a plusieurs raison à cela, et le manque de temps en est la principale raison. Le changement de ton et la longueur des chapitres eux aussi expliquent en partie la lenteur de l'écriture.

Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de publier un chapitre tous les mois. L'attente est longue et je ne sais pas si elle en vaut la peine, mais j'espère que ceux qui ont commencé à me suivre continueront à le faire. D'ailleurs, n'hésitez pas à lâcher des reviews ! C'est toujours très encourageant de pouvoir en lire et motive davantage à l'écriture.

Enfin, dernier point, et pas des moindres, le raiting de cette fic est M pour plusieurs raisons. Les chapitres qui arrivent font partie de ces raisons. Je préviens maintenant que certaines scènes peuvent affecter les plus sensibles d'entre vous, mais j'arrêterai de le faire pour la suite car cet avertissement vaut pour toute cette histoire.

Après ce très long préambule, je vous laisse à votre lecture, en espérant qu'elle vous plaise.


Chapitre 31 - Terre de marbre


Edward, Isabelle et Gabin entrèrent à pied dans la ville de Marco, saluant les rares personnes qui étaient déjà levées à cette heure-là et qui étendaient leur linge où arrosaient leurs jardins comme si la guerre ne les touchait pas. Pourtant, la ville de Marco se situait bien dans la région de Fosset et se trouvait être la ville, au nord, la plus proche de la cité homonyme. Marco avait été occupée un moment par l'armée au moment des incendies des fermes et une partie des agriculteurs qui y vivaient l'avaient désertée pour se rendre plus au sud et rejoindre le front.

Parler d'un front était un peu réducteur. En réalité, les agriculteurs s'étaient regroupés à deux endroits stratégiques, à savoir les lignes de chemins de fer entre Marco et Fosset, et celles entre Semma et Fosset. L'objectif était évidemment de bloquer la plupart des voies de transports, que ce soient les chemins ferroviaires ou les principales routes menant à la ville la plus importante de la région : Fosset. Ces deux fronts avaient alors été matériellement soutenus par Aerugo qui avait envoyé des armes à la Voix du Paysan et les choses étaient soudainement devenues plus sérieuses. Les villes de Semma et de Marco avaient été occupées par l'armée d'Amestris pour accueillir des soldats venus de l'entièreté de la région sud et déplacer leur équipement le long des voies ferrées. La situation s'était alors tassée et plusieurs mois s'étaient écoulés sans que la ligne qui opposait l'armée d'Amestris et la Voix du Paysan ne bouge véritablement. Les rapports rédigés par les hauts gradés sur place soulignaient une rare violence de la part des agriculteurs tandis que les généraux insistaient sur leur souci de communiquer avec ce qui semblait être un mur sourd à toute proposition de paix.

Puis, un mois plus tôt, environ trois semaines après qu'Isabelle ait quitté Adrien, il y avait eu un incident au niveau du bloc de Marco et une bataille plus virulente que les autres avait eue lieu. Au bout d'une semaine, la Voix du Paysan avait été délogée de ses tranchées et ceux qui avaient pu s'étaient réfugiés dans le sud, gonflant les murs de Fosset d'individus dont les rapports ne précisaient pas l'état.

Roy et Edward avaient d'ailleurs vite fait le constat que ces rapports militaires avaient quelque chose de manichéen. Oui, ils étaient parfaitement formels puisque c'est ainsi que sont écrits tous les documents de l'armée, mais l'usage des mots, la confusion des chiffres et la tournure de certaines phrases appuyaient une certaine subjectivité. Aussi les deux hommes avaient-ils fait le choix de minimiser la situation auprès d'Isabelle, mais Adrien, Yves et Vivianne se trouvaient sur ce front-là, et s'ils n'étaient pas partis avant le conflit, il y avait de fortes chances qu'ils ne s'en soient pas sortis.

Après la débandade du front de Marco, les troupes militaires avaient été laissées en stand-by à une quarantaine de kilomètres au nord de la ville de Fosset. Au front de Semma, à l'est, l'armée s'était soudain mise en branle et avait délogé les agriculteurs de leurs tranchées. Les dernières nouvelles dont Roy avait eu accès concernaient cette dernière bataille à la mortalité imprécise. Pourtant, les mouvements stratégiques étaient parfaitement clairs pour deux personnes au courant de la véritable situation du pays : le but des hauts gradés sur place n'était pas de mettre fin à la guerre, ni même de massacrer un maximum de personne, mais de faire fuir la population et de l'acculer à Fosset pour commettre le génocide nécessaire à la construction d'un grand cercle alchimique à échelle nationale.

La désertion militaire de Marco semblait confirmer l'énergie que mettait le gouvernement à mobiliser ses troupes plus loin, proche de Fosset probablement désormais assiégée. Mais tel n'était pas encore le souci d'Edward qui devait déjà s'occuper de tâches en amont, dans la ville de Marco. En effet, si son plan d'évacuation de la ville de Fosset était ambitieux pour diverses raisons, la plus difficile était encore de pouvoir planquer des milliers d'hommes et de femmes quelque part sans que personne ne s'en rende compte. Autant dire que c'était une tâche difficile, voire impossible, sans un moyen de transport massif et efficace. Or, ceux-ci ne pouvaient exister que dans des villes encore considérées par Amestris comme alliées. Marco était de celles-ci, comme le témoignaient les archives du secteur économique dans lesquelles Roy avait fouiné : les citoyens de la cité payaient correctement leurs factures d'eau, d'électricité et de gaz, et réglaient leurs impôts comme dans n'importe quelle autre ville d'Amestris. Les transports en commun devaient donc encore fonctionner. Encore fallait-il se trouver un allié pour rendre le plan réalisable.

Edward sortit de sa réflexion lorsque Gabin trébucha et lui tomba à moitié dessus, les yeux à demi ouverts.

- Pardon, marmonna le gamin.

- Tu tombes de fatigue, constata Isabelle.

- On va louer une chambre d'hôtel pour qu'il puisse se reposer, décida Edward. Le temps qu'on retrouve tes connaissances.

Isabelle approuva et Gabin, qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit, n'eut pas la présence d'esprit de protester. Ils s'arrêtèrent au premier établissement qu'ils croisèrent et, comme le tourisme n'était plus vraiment développé à Marco en raison de la situation de crise, le réceptionniste leur céda une chambre sans que l'heure matinale ne pose problème. Une fois qu'ils eurent couché Gabin, qui s'endormit comme une pierre, Isabelle et Edward ressortirent dans les rues de la ville où Isabelle guida Edward d'une marche hésitante.

Elle n'était pas revenue à Marco depuis des années et elle ne se souvenait plus exactement des lieux d'autant que, lorsqu'elle s'y rendait, elle se laissait entrainer par ses parents sans réellement faire attention au chemin qu'ils empruntaient. Pourtant, c'était aujourd'hui sur ces souvenirs lacunaires qu'ils basaient la réussite de leur sauvetage. Ça, et aussi un peu de chance. Sinon, il faudrait mettre en place un plan B qu'ils n'avaient pas véritablement envie d'exécuter puisqu'il était dangereux et plus ou moins voué à l'échec étant donné qu'il s'émancipait de toute discrétion.

- Tu reconnais ? demanda soudain Eric, la sortant de sa réflexion.

- Un peu. Mais ça va être dur de les trouver… Il me semble que c'est dans ce quartier, mais…

- On a qu'à demander aux commerçants. Ou à la poste.

- Dans quel monde est-ce que tu vis ? s'amusa Isabelle. Tu crois vraiment qu'une agence de poste dans une ville pareille va nous donner des informations sur ses clients ? Non mais…

- Les commerces, alors. Et je te signale que j'essaie de suppléer à ta mémoire de poisson rouge !

- Isabelle ?

Edward et Isabelle se tournèrent comme un seul homme vers la voix qui venait de les interpeler, une expression de surprise sur le visage. Au milieu de la rue se tenait une femme brune d'une quarantaine d'année tenant par la main une fillette de huit ou neuf ans. Pendant un instant, Isabelle resta muette, mais son regard finit par s'illuminer :

- Alice ! s'exclama-t-elle en s'approchant.

- Mais qu'est-ce que tu fais ici ? interrogea la femme en prenant Isabelle dans ses bras. Comme tu es belle ! La dernière fois, c'était…

- … à l'enterrement de papa et maman.

- Quelle tragédie…

Un silence gênant s'installa entre les deux femmes, mais Isabelle reprit les choses en main en se tournant vers Edward :

- Voici Eric, un ami à moi.

- Enchantée, sourit Alice en serrant la main d'Edward.

- De même, répondit poliment le jeune homme.

- Quel hasard de se rencontrer là !

- A vrai dire, avoua Isabelle. Ce n'est pas exactement un hasard. En fait, je cherchais votre maison, mais je ne me souvenais plus de l'adresse.

- Oh.

- A l'enterrement, William et toi m'avez dit que si j'avais besoin de quoi que ce soit, je pouvais venir vous voir à tout moment, rappela Isabelle avec une expression qui était devenue particulièrement sérieuse. Et il se trouve que, justement, j'aurais besoin de votre aide.

Pendant un instant, le regard d'Alice alla d'Isabelle à Edward, visiblement prise au dépourvu par cette rencontre soudaine et par ce qu'elle impliquait. Pourtant, elle sembla saisir l'importance de sa réponse car elle leur sourit :

-Je dois emmener Léa à l'école. Ensuite, je serai toute à vous.


Alice et William Ermberg vivaient dans une petite maison de ville avec leurs deux enfants, John et Léa. Alice était comptable dans une entreprise de textile tandis que William, lui, travaillait dans le secteur ferroviaire comme aiguilleur. Il connaissait le père d'Isabelle depuis sa plus tendre enfance mais avait quitté son avenir d'agriculteur pour aller s'installer en ville lorsqu'il avait rencontré Alice. Les deux hommes n'avaient jamais perdu le contact, tant et si bien que William avait été désigné comme le parrain d'Isabelle et Alice comme la marraine de Gabin. Isabelle les avait donc toujours connus, même si elle ne les voyait que lorsqu'ils se déplaçaient jusqu'au fin fond de la campagne de la région. Elle savait aussi qu'ils avaient le cœur sur la main et qu'elle pouvait leur faire confiance : après tout, ils lui avaient proposé de venir vivre chez eux avec Gabin après la mort de leurs parents. Son choix de rester auprès d'Yves et Vivianne était personnel : elle ne voulait pas perdre ses attaches, sa vie à la ferme, en plus des deux êtres qui lui étaient le plus cher. C'aurait été trop à supporter en si peu de temps.

Toujours est-il que lorsqu'Edward et Isabelle leur exposèrent leur problème sans évoquer pour autant tous les tenants et aboutissants de la situation actuelle, William et Alice se trouvèrent assez désemparés : que pouvait-ils bien faire pour les aider ?

- C'est très simple, expliqua Edward. William, vous êtes aiguilleur sur les chemins de fers et vous vous occupez de tout le secteur de Marco. Vous avez sans doute des connaissances parmi les cheminots du coin : j'aimerais que vous vous trouviez des alliés qui vous permettront de détourner un train.

- Mais enfin, je n'ai aucune autorité ! Je ne peux pas détourner un train ! Il faudrait au moins que tout le personnel de la cabine de conduite soit de mèche !

- Ainsi que les contrôleurs et tout le personnel à l'intérieur du train, ajouta Edward.

- Exactement. Votre plan est impossible.

- Oh si : il suffit pour ça de trouver les bonnes personnes. Et il se trouve que, justement, ces personnes-là, je peux les avoir sous le coude. Nous avons juste besoin de personnes sur place - en l'occurrence vous et quelques-uns de vos amis - pour les couvrir avant que le train ne parte de la gare et pour s'occuper de la communication.

- Quand bien même nous réussirions à quitter la gare de Marco, les lignes de chemin de fer qui vont jusqu'à Fosset ont été démontées sur la parcelle de la ligne de front !

- Justement : nous aurions besoin de vous ici pour coordonner le départ du train parce que nous, nous ne pouvons pas rester. Il faut qu'on aille réparer tout ça et préparer la population de Fosset à une évacuation express.

Edward récupéra son sac à dos pour en sortir un dossier écrit de la main de Roy. Il en tira plusieurs documents : des photocopies des plannings de départ de train, des cartes des chemins ferroviaires, des copies de plusieurs casiers judiciaires officiels. William se pencha sur l'ensemble des papiers avec des yeux ronds et le teint pâle.

-Notre plan est possible, affirma Isabelle. Nous avons juste besoin d'une personne de confiance pour que nous soyons sûrs que le train parte véritablement à la date prévue.

William et Alice l'observaient avec une expression de crainte indécise.

-Je sais que c'est beaucoup vous demander, s'excusa Isabelle avec tristesse. Vous êtes pourtant les personnes qui nous permettraient de sauver ces gens. Il y a aussi Adrien, Yves et Vivianne, là-bas. Je n'ai pas envie de perdre une nouvelle fois des personnes que j'aime…

Le discours d'Isabelle sembla les toucher et William et Alice acceptèrent finalement de les aider, bien qu'ils fussent quelque peu dépassés par l'importance du rôle improvisé qu'ils devaient désormais jouer. Edward leur expliqua son plan de A à Z, leur indiquant la date de départ d'un train de marchandises en partance vers le nord : ce serait ce train qu'il faudrait détourner. Il leur faudrait alors couvrir sa véritable direction le plus longtemps possible, trouver tous les prétextes à ses retards pour éviter que le gouvernement ne sache qu'il se dirigeait droit vers Fosset. C'était un rôle relativement simple, mais il faudrait à William des talents d'acteur et des alliés qui lui permettraient de mener son rôle à bien. Edward était, bien sûr, déterminé à l'aider dans cette tâche.

Durant la semaine qui suivit, ils furent accueillis dans le foyer des Ermberg qui se réjouirent de passer un peu de temps avec Isabelle et Gabin. Edward, lui, passait ses jours et ses nuits à l'extérieur, à contacter les cheminots ou anciens travailleurs que Roy avait sélectionné comme potentiels partenaires : tous avaient un casier judiciaire pour avoir voulu diffamer le gouvernement, soutenu la Voix du Paysan, manifesté en faveur des agriculteurs ou pour s'être battus à leurs côtés. Il leur servit des discours bien sentis pour leur expliquer la situation et les enrôler dans son plan et ses rangs gonflèrent plutôt rapidement puisque la plupart des personnes qu'il rencontrait engageaient famille et amis pour les aider. A la fin de la semaine, il fut heureux de voir arriver une trentaine de personnes chez les Ermberg dont un conducteur de train encore en service et habituellement assigné aux trajets longs : ce ne serait donc pas difficile de convaincre ses employeurs de l'envoyer travailler à bord du train qu'Ed et Roy avaient choisi de dévier. Edward se mit à faire le topos, illustrant ses propos à l'aide d'une carte ferroviaire de la région sud, puis il se mit à distribuer des rôles en fonction des aptitudes, compétences et postes de chacun. A la fin de la soirée, Edward n'eut qu'à conclure :

- Nous sommes le 29 août. Dans vingt-et-un jour, le 18 septembre, vous partirez à 22h28 de la gare de Marco en direction du nord. Juste avant Utwamay, vous utiliserez l'intersection ici, indiqua Edward en pointant une triple jonction de chemins de fer sur la carte. Elle vous permettra de faire demi-tour en jouant avec l'aiguillage : vous viderez ensuite les wagons de leur contenu en moins de deux heures et retournerez sur Marco à vide. Vous contournerez la ville sans passer par la station principale et ferez route en direction de Fosset. Vous devriez alors arriver aux alentours de cinq heures du matin à trente kilomètres de la ville de destination, juste avant le tunnel de Gesundheit. Là, vous trouverez un pont tournant mécanique que j'aurais transmuté : à trente, vous devriez pouvoir l'actionner pour faire faire demi-tour à la locomotive. Puis il faudra la rattacher au dernier wagon et faire une marche arrière pour dissimuler l'ensemble du convoi dans le tunnel avant le lever du soleil. Après ça, on pourra faire entrer les habitants dans les wagons et le train sera dans le bon sens pour repartir au plus vite.

- Et ça suffira pour cacher un convoi pareil ? interrogea un homme blond aux épaules solides et à la voix septique.

- Au petit matin, Iris Weller, en charge de la communication de nuit et amie de William, ici présent, assurera à la personne qui la remplacera au petit matin que le train a suivi son trajet sans encombre et qu'il a dépassé Yeuc quelques vingtaines de minutes plus tôt, comme prévu. Le personnel commencera à se poser des questions lorsque les cheminots ne le verront pas arriver à Ekdokob : arrivée prévue à 9h58. Ce sera à vous, Julian, en tant que conducteur, de les rassurer en leur annonçant qu'il y a eu une panne mineure entre les deux villes et que vous avez dû faire halte. Il faudra rassurer les personnes qui communiqueront avec vous jusqu'à midi. A ce moment-là, un train venant de Dublith et allant à Marco passera à l'intersection où vous aurez laissé les marchandises. Ils commenceront alors à se poser des questions sur ce qu'est devenu le train. A partir de là, vous pourrez ignorer les communications. Il leur faudra au moins la fin de la journée pour comprendre où se trouve le train : d'ici là, nous aurons fait entrer la plupart des habitants de Fosset dans les wagons et le train partira à 18h grand maximum du tunnel de Gesundheit. S'il n'est pas arrêté avant, vous pourrez entrer en gare de Marco et notre petit monde pourra débarquer et sera pris en charge par l'armée et les hôpitaux si cela s'avère nécessaire. Ils ne devraient pas les renvoyer à Fosset : ils n'auraient aucun justificatif à le faire, d'autant que j'ai déjà envoyé une lettre à un journaliste qui sera présent sur place pour attester de l'arrivée des réfugiés. Ce serait une mauvaise manœuvre de la part du gouvernement de les renvoyer ailleurs si l'opinion publique s'en mêle.

- Et comment on fait pour ne pas se faire arrêter ?

- La plupart d'entre vous pourrons se mêler à la foule. Pour les autres, notamment ceux qui se trouveront dans la cabine de conduite, vous descendrez avant la ville, juste ici, indiqua Edward en pointant un point sur la carte. J'y laisserai un véhicule à disposition et vous pourrez rentrer à Marco par vos propres moyens. J'imagine qu'il y aura du monde, à Fosset, qui pourra vous remplacer. De toute manière, je serai avec vous à ce moment-là donc n'ayez pas d'inquiétude.

D'autres questions suivirent et Edward sut répondre à toutes les interrogations qui auraient pu poser problème. Il n'avait, en réalité, que peu de mérite puisque c'était Roy qui avait pensé à tout. S'il avait réussi à mettre son grain de sel par-ci, par-là, la globalité de la stratégie avait été élaborée par le militaire. D'ailleurs, lorsque tout le monde eut quitté la maison des Ermberg, Edward se dirigea vers le combiné téléphonique et composa le numéro de la maison. Il était minuit passé, mais Roy devait de toute manière attendre son coup de fil.

- Ed ? appela Roy au bout d'à peine deux sonneries de téléphone.

- C'est moi, sourit Ed en entendant sa voix.

- Alors, cette réunion ? Elle s'est bien passée ?

- Oui, aucun problème. Tout le monde a bien compris ce qu'il devait faire : maintenant, j'espère qu'il ne va pas y avoir de complications.

- Il y en aura sans doute mais le train devrait pouvoir partir, rassura Roy. Et une fois qu'il sera parti, il n'y a aucune raison qu'on pense qu'il part vers Fosset puisque les rails ont été détruits.

Edward hocha la tête, même si Roy ne pouvait pas le voir. Depuis une semaine, ils s'appelaient tous les jours pour échanger sur l'évolution de la situation, mais aussi pour profiter un peu de l'autre tant que c'était encore possible.

- Vous partez cette nuit ? demanda Roy après un instant de pause.

- Oui, confirma Edward avec un pincement au cœur.

- Ca va aller ?

- Tu me prends pour qui ? défia Ed avec une fierté exagérée.

- Arrête, ce n'est pas le moment…

Il y avait une certaine lassitude, dans la voix de Roy. Après tout, c'était sans doute leur dernier échange avant qu'Edward ne règle la situation à Fosset. La ville était en effet privée d'électricité, et donc de tout moyen de communication.

- Pardon, s'excusa finalement Edward.

- Tu as trouvé une deuxième voiture ?

- Pas encore, mais-

- Tu n'as pas anticipé ça ?!

- Je vais en voler une au pif, Roy. Pas besoin de se préparer pour ça : arrête de t'exciter.

Il entendit le militaire soupirer à l'autre bout du combiné, puis il grommela :

- Dire que je suis complice de plusieurs vols et d'un détournement de train… Sans compter que je me dresse complètement contre les décisions gouvernementales… Tu as une très mauvaise influence sur moi.

- T'inquiète pas, il y a Riza pour contrebalancer.

- D'ailleurs, il n'y a besoin de personne à Marco pour superviser en ton absence ? Elle est prête à faire le déplacement.

Roy avait tenu Edward au courant de la conversation qu'il avait eue quelques jours plus tôt avec la jeune femme. Et comme Edward s'en était douté, elle avait immédiatement proposé son aide et Roy, secoué par sa démission avortée, tentait de l'impliquer dans l'affaire dès qu'il le pouvait. Edward comprenait sa peur de la perdre à nouveau et sa volonté de regagner sa confiance. Pourtant, ce n'était pas la chose la plus intelligente à faire, surtout de la part d'un stratège comme lui :

- Non, je ne préfère pas qu'elle soit impliquée : on ne sait jamais ce qu'il peut se passer. On ne sait pas où est Envy, ni ce qu'ont prévu les homonculi. Et tout le monde à l'air bien motivé, ça devrait bien se passer. Garde-là à tes côtés : tu ne peux pas perdre ton bras droit.

Il y eut un court silence pendant lequel Edward entendit Roy retenir son souffle, puis prendre une grande inspiration :

- C'est dur, pour moi, de rester à East City en sachant que toi, tu risques gros.

- Ne t'en fais pas : il est d'usage qu'un prince charmant combatte des méchants pour sauver un pays et gagner le cœur de sa princesse.

- Et c'est toi le prince charmant, dans l'histoire ?

- Tu sais, avec mes longs cheveux blonds, l'image idyllique que May se faisait de moi n'est pas si fausse.

- Non, je veux dire : pour le moment, j'ai l'impression que c'est plutôt moi qui t'ai sauvé la vie et gagné ton cœur. Et puis, la jupe t'irait mieux qu'à moi.

- T'es pas prêt à m'en faire porter une, bâtard.

- Si je deviens Généralissime, j'instaurerai le port de la mini-jupe juste pour toi.

- Ah ah, très drô… commença Edward avant de suspendre sa phrase. Attends… C'était pas déjà dans ton programme ?

- Je veux devenir Généralissime pour rendre ce pays meilleur, pas pour mater les petites culottes de mes employés !

- Oh… Mon… Dieu… ! s'esclaffa soudain Edward. Si Havoc savait que cette réforme n'est en fait que pour moi !

- Comment ça, cette « réforme » ?!

Edward ne répondit pas, prit d'un grand rire qui ne lui permit pas de parler ni d'écouter ce que disait Roy pendant une bonne minute. Puis, il laissa échapper, d'une voix hilare :

- Je t'aime.

- Dis comme ça, on dirait plutôt une moquerie, fit remarquer Roy sur un ton amusé.

- Mais non, je t'aime vraiment. Tu me fais rire, c'est incroyable. J'ai très hâte de rentrer.

- Moi aussi, répondit Roy avec douceur, et Edward imaginait très bien ce sourire en coin, si caractéristique, se dessiner sur le coin de ses lèvres. Reviens-moi en un seul morceau.

- C'est raté pour ça : il me manque déjà une jambe.

- Tout compte fait, si tu dois perdre quelque chose, fait en sorte que ce soit ta langue.

- Dis pas ça : tu aimes ce que je fais avec ma langue, rétorqua Edward d'une voix suave.

- Oh que oui, gronda Roy. Mais maintenant ferme-là et arrête d'utiliser ce ton-là parce que sinon je t'assure que je pars voler une voiture « au pif » et que je rapplique immédiatement.

- Ca ne me déplairait pas.

- Est-ce que, une fois dans ta vie, tu as su être raisonnable ?

- Mm… Voyons voir : j'ai appris l'alchimie très jeune ; j'ai tout sacrifié – y compris le corps de mon frère – pour faire quelque chose d'interdit ; je suis entré au service de l'armée à douze ans pour être sous tes putains d'ordres ; j'ai sauvé le monde à quinze ans de monstres immortels ; j'ai retrouvé le corps de mon frère en échange de mon alchimie… Non, je ne crois pas avoir été raisonnable, dans ma vie. Ah ! Oui : en recherchant mon alchimie perdue, je suis retourné dans le passé pour… baiser le mec le plus sexy que j'ai pu trouver.

- Tu as pas eu à chercher longtemps : tu le connaissais déjà.

- Je t'apporterai un bouquet de fleurs, en rentrant : histoire que tu puisses te les jeter dessus.

- Des camélias, alors.

- Pourquoi des camélias ? Tu t'y connais en fleurs ?

- Plutôt : il faut bien, pour séduire. Si tu veux savoir pourquoi des camélias, tu iras demander à un fleuriste.

- Oui, je suis sûr de trouver ça dans une ville occupée.

Edward avait voulu faire de l'humour, mais l'ambiance retomba des deux côtés du combiné. Les deux hommes restèrent silencieux un moment, puis Ed soupira :

- Il faut que je te laisse.

- Bien sûr. Fait bonne route, et contacte-moi dès que tu le peux.

- Yep ! Bonne nuit.

- Ed ?

- Mm ?

- Ne meurs pas.

- J'ai survécu à bien pire. Fais ce que tu as à faire : on se revoit dans un mois.

Edward raccrocha alors, bien conscient que la conversation allait s'éterniser s'il ne le faisait pas. Ça ne lui aurait pas déplut. D'ailleurs, il avait l'impression que son cœur allait se déchirer d'une seconde à l'autre. Maudit Mustang : il lui avait complètement retourné le cerveau avec ses histoires d'amour à la mords-moi le nœud et, maintenant, il souffrait d'avance de son absence inévitable. Heureusement pour lui, il allait être si occupé ces prochains temps qu'il n'allait pas pouvoir y penser longtemps… Du moins l'espérait-il.

Une demi-heure plus tard, Edward et Isabelle étaient dans les rues désertes de Marco, rasant les murs pour éviter les patrouilles de police qui avaient lieu après le couvre-feu mis en place par l'État. Gabin était resté chez William et Alice, non sans protestation, mais c'était mieux ainsi et Isabelle était soulagée de le savoir en sécurité. Ils se dirigèrent ainsi le long des ruelles de la cité jusqu'à arriver dans la banlieue, là où les résidences s'espaçaient les unes des autres pour laisser peu à peu place à la campagne. Comme tout était calme et que la police semblait être occupée ailleurs, Edward en profita pour s'avancer vers une voiture garée dans la rue et la fit démarrer grâce à une clé matérialisée sur mesure à coup d'élixirologie. Isabelle prit le volant et ils s'éloignèrent jusqu'à retrouver leur second véhicule qu'ils avaient « emprunté » à l'armée. Edward monta à l'intérieur et ils se suivirent, longeant le chemin de fer, jusqu'à un renfoncement entre les falaises où ils laissèrent la voiture volée à Marco après en avoir changé l'apparence – couleur, défauts et plaque d'immatriculation. Après quoi, Edward se laissa conduire par Isabelle, observant les ombres que la lune composait sur les falaises, les villages abandonnés et les cultures en friche.

La demi-heure qui suivit se déroula sans encombre et ils arrivèrent au front déserté de Marco sans croiser âme qui vive. Ils s'arrêtèrent un peu à contrebas du site, au bord d'un ruisseau sec, et remontèrent la bute en toute discrétion de peur de trouver des soldats postés là. Roy n'avait trouvé aucune information au sujet de l'occupation de la zone, mais ils préféraient rester prudents. L'astre sélène était rond et illuminait en noir et blanc le sol désolé et nu que formait le plateau. Aucune lumière artificielle, aucune lueur de flammes ne vint attirer leur attention : mais il était tard dans la nuit et les hommes s'étaient peut-être simplement endormis. Après dix bonnes minutes d'inspection, ils se levèrent pourtant à demi pour s'avancer prudemment, rassurés par l'absence visible de campement. Ils marchèrent jusqu'aux rails et les parcoururent jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Au milieu de la voie, des alvéoles circulaires creusaient la terre, vestiges d'explosifs qui avaient éparpillés aux alentours des morceaux de bois et d'acier.

Edward s'était imaginé que les membres de la Voix du Paysan s'étaient amusés à démonter les rails. Mais à bien y réfléchir, tout faire sauter était plus simple, rapide et efficace. Aerugo leur avait sans doute fourni la poudre responsable des dégâts. Le problème revenait donc à Edward de réparer l'espacement créé après avoir reconstitué le terrain. Il soupira et contourna les trous formés dans la terre abimée, cherchant à trouver la suite du chemin de fer. Il les trouva une cinquantaine de mètres plus loin.

- Ils ont pas fait les choses à moitié, commenta Isabelle.

- Ça va être une vraie galère de réparer tout ça, grommela Edward. Ça va me prendre plus de temps que prévu.

- Allons vérifier qu'il n'y ait personne, avant que tu ne te mettes à envoyer des éclairs dans tous les sens.

Edward hocha la tête et ils se séparèrent en quête d'un quelconque campement. Pourtant, à mesure qu'il marchait, il ne voyait rien du tout : seulement un terrain cabossé que la chaleur de l'été et le piétinement des hommes avait rendu stérile. Roy avait pourtant parlé de tranchées, mais il n'en voyait pas une. Pourtant, çà et là, il retrouvait des éclats de bombes, des renfoncements que les armes avaient taillés, des morceaux de toiles de jute semi-enterrées… Il s'accroupit pour en retirer un morceau de la poussière avant de se rendre compte qu'il ne s'agissait que d'une infime partie : le reste avait été sciemment enterré. Dans la nuit, il ne discernait pas correctement les détails des aspérités du sol, mais Edward commençait à comprendre ce qu'il s'était passé. Il se tourna dans la pénombre, cherchant la silhouette voûtée d'Isabelle qui déambulait un peu plus loin.

-Isa ! appela Edward à mi-voix.

Dans le silence de l'obscurité, elle avait dû entendre son nom puisqu'il la vit lever la tête dans sa direction. Il lui fit alors signe d'approcher et elle fut vers lui en quelques secondes.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Tu as les lampes torches ?

La jeune femme laissa tomber son sac à dos sur le sol et en sortit deux lampes.

- C'est un peu risqué de les allumer, non ?

- Je pense qu'il n'y a plus personne, répondit Edward en saisissant l'une des lampes qu'il alluma aussitôt pour balayer un sol qui reprit soudain toutes ses nuances d'ocre.

Les doutes d'Edward se confirmèrent lorsqu'il découvrit le sol irrégulier sous lequel était emprisonné le sac de jute. L'irrégularité du terrain s'étendait sur deux mètres de largeur et, en longueur, courrait hors de portée du faisceau lumineux. Autour, la terre était plus tassée, cabossée à certains endroits à cause des batailles, certes, mais son aspect avait une allure plus naturelle. Le cœur d'Edward se mit à battre plus fort et son sang soudain glacé refroidit ses veines. Machinalement, il éteignit la lampe et la remit dans le sac sous les yeux froncés d'Isabelle.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.

- Les tranchées. Elles ont été rebouchées.

Il se redressa et désigna vaguement de la main l'espace qui se trouvait plus au sud.

- Il doit y avoir l'ancien campement par là-bas. Tu vas y jeter un coup d'œil ?

- … Et toi ? demanda Isabelle, suspicieuse.

- Je vais aller voir au nord, répondit-il en sortant de sa poche ses gants brodés de cercles alchimiques. Il devait y avoir le camp militaire : il faut aller vérifier là avant.

- Allons-y ensemble.

- On n'a pas le temps si on veut être à Fosset avant le lever du soleil. Et puis, je pense qu'il n'y a personne. On se retrouve au chemin de fer quand on a fini. Si tu trouves des choses utiles, ramène-les.

Isabelle marqua un instant de pause, hésitante, mais finit par hocher la tête avant de partir de son côté tandis qu'Edward, lui, se mit à marcher à grands pas en direction du nord. Lorsqu'il jugea qu'il était suffisamment loin d'Isabelle, il se mit à courir, sur des centaines de mètres, jusqu'à trouver ce qui avait été les vestiges d'un campement militaire : les tentes avaient disparu, ainsi que tous les objets de la vie quotidienne, mais il restait encore les traces de feux de bois, des canettes d'aluminium laissées pêle-mêle avec d'autres ordures que les soldats n'avaient pas pris la peine d'emporter. Ce qui était sûr, c'est que personne n'était resté. Le constat fait, il fit demi-tour et parcourut les centaines de mètres qui le séparaient de ce qu'il pensait être une série de tranchées espacées d'un no man's land dans lequel il avait sans doute marché : d'où l'irrégularité du sol et les traces d'explosifs. Lorsqu'il retrouva la tranchée dans laquelle la Voix du Paysan avait tenu front, il posa sa main sur le sol et les éclairs élixirologiques soulevèrent la terre pour dévoiler ce qu'il craignait d'y trouver dissimulé.

Lorsqu'il sentit une odeur écœurante lui agresser les narines, il s'éloigna d'un bond, l'estomac au bord des lèvres et le cœur affolé. La réaction élixirologique s'était volatilisée depuis quelques dizaines de secondes déjà quand il prit une grande inspiration pour se tourner vers le trou qu'il avait formé. Il avait compris pourquoi les tranchées avaient été effacées, et la pénombre, peut-être, l'aidait à rendre cette réalité plus supportable. Néanmoins, le décor nimbé de ténèbres laissait apparaître des formes grisâtres, salies de poussières d'ocre et de fer, silhouettes mangées par les ombres lunaires et par les habitants de la terre. Là, plus loin, son regard s'attarda sur une main tordue, ses doigts décharnés levés vers le ciel et baignés de lumière blanche qui détaillait chacun de leurs détails crispés dans le trépas. Le parfum macabre se fit plus fort et Edward recula malgré lui, le ventre retourné et les yeux effarés.

Ça n'avait pas été une guerre qui s'était déroulé là un mois plus tôt, et les paysans n'avaient jamais été mis en déroute : ça avait été un massacre pur et simple dont personne, sans doute, n'avait su réchapper. Les tranchées étaient alors devenues des fosses communes, et il se doutait que les silhouettes nauséabondes qui gisaient, floues, sans noms, au fond de son excavation, étaient accompagnées de milliers d'autres qui s'éparpillaient, sans nombre, sous ses pieds. Ses genoux fléchirent et il se sentit tomber à genoux, spectateur de sa propre impuissance, de son inutilité frappante, de la fragile tentative des actions qu'il essayait de mettre en place pour sauver des gens qui étaient déjà morts. Ses iris exorbitées s'attardaient maintenant sur les contours imprécis des dépouilles emmêlées et son esprit imaginaient les visages d'Adrien, d'Yves et de Vivianne qu'il n'avait pas pu sauver pour s'être enfui quelques mois plus tôt, lorsqu'il avait été accusé d'être l'auteur des incendies orchestrés par l'Etat. S'il était resté, il aurait pu leur expliquer. S'il avait parlé, il aurait pu les convaincre. S'il avait su s'innocenter, aucun de ces hommes et de ces femmes qui gisaient deux mètres plus bas ne pourraient plus le fixer de leurs yeux caves, pointant sur lui les os de leurs doigts accusateurs. Non, il avait préféré rentrer chez lui et ignorer le problème jusqu'à ce qu'Isabelle ne le rappelle à l'ordre.

-Eric ! entendit-il soudain.

Il se redressa en sursaut, reprenant contact avec la réalité, et se tourna pour avancer vers Isabelle et l'accueillir entre ses bras tremblants, l'empêchant ainsi de s'aventurer plus avant. Il sentait ses yeux lui brûler, et il n'eut d'autre choix que de dissimuler toute sa culpabilité, toute sa colère, dans la chevelure blanchie de la jeune femme. Surprise, elle lui rendit son étreinte, frottant doucement son dos dans le vain espoir de le rassurer.

- Tu vas bien ? murmura-t-elle. Je t'ai vu utiliser l'alchimie.

- Ce n'est rien, articula-t-il.

- Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? interrogea-t-elle.

Elle le relâcha légèrement, cherchant à observer ce qu'il se passait par-dessus son épaule, mais Ed raffermit sa prise autour d'elle, enfermant son visage contre le tissu de ses vêtements.

- Ne regarde pas, formula-t-il avec difficulté.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

Edward prit une grande inspiration avant de la prendre par les épaules et de la détourner des tranchées. Il l'éloigna loin du tombeau avec une fébrilité qu'il détesta montrer mais qui convint Isabelle de le suivre sans protester. Lorsqu'ils furent suffisamment écartés, il lui jeta un coup d'œil hésitant, et il comprit aussitôt qu'ils ne partiraient pas d'ici tant qu'elle n'aurait pas d'explications.

- Ce ne sont plus des tranchées, déclara-t-il d'une voix faible. C'est un charnier.

- … Pardon ?

- Ils les ont tués. Ils sont là-dessous. Il fallait que je vérifie.

- Ce n'est pas possible… Si ce que tu dis depuis le début est vrai, il n'y a aucune raison je les avoir massacrés ici il y a un mois ! Ça ne devait pas être Fosset ?

- Si. Je ne comprends pas.

- Ce ne sont peut-être que quelques-uns d'entre eux. Après tout, ils ont dû user de force pour les faire fuir.

- Oui…

Edward n'était pas convaincu, mais faire perdre tout espoir à Isabelle était encore plus vain. Dans tous les cas, il y avait encore du monde à évacuer, à Fosset.

-Va au chemin de fer. Je vais reboucher tout ça.

- Et Yves et Viviane ? Et Adrien ?

- On va aller les trouver à Fosset.

Edward lui tourna le dos et s'avança vers la tranchée qu'il avait découverte. Il avait une impression étrange, peut-être à cause de l'odeur atroce qui lui prenait la gorge, ou peut-être à cause de la vision des cadavres qui s'était gravée sur ses rétines, mais il sentait ses jambes cotonneuses et ses bras lourds. Arrivé au-dessus de la fosse, il s'accroupit et reposa les mains sur le sol avec la ferme intention d'enterrer ceux qu'il avait dérangé dans leur sommeil. Les éclairs élixirologiques s'élevèrent dans le ciel nocturne et soulevèrent une nouvelle fois la terre. Sous ses doigts, il devinait toutes les particules de cette poussière qui recouvrait les corps, qui les entourait, qui s'étendait encore loin sous ses doigts, et à sa droite, et à sa gauche, et loin, très loin, même dans des sentiers souterrains qu'il ne soupçonnait pas, qu'il sentait, qu'il voyait, qu'il respirait, touchait, incarnait, dans les moindres détails, dans les moindres fibres, fragments, particules, atom-

Edward fit un bond, s'éloigna de son lieu de transmutation, tomba en arrière et se retrouva le visage face au ciel. Il sentait la moindre parcelle de son corps, complètement tétanisé, tremblant, incapable de bouger, de voir autre chose que ce qu'il avait senti. Il ne savait pas combien de dépouilles il avait déterré lors de sa première transmutation, mais il ne devait pas en avoir vu plus de dix. Pourtant, il avait ce sentiment inexplicable, cette sensation incompréhensible, cette perception indéniable, cette certitude que, sous ses mains, s'étaient étendu un nombre précis de corps. Un nombre qui se rapprochait beaucoup trop de celui des combattants de la Voix du Paysan qui auraient dû se trouver là. Il l'avait calculé avec Roy, à partir des rapports de l'armée. Il avait senti, à peu de choses près, le même chiffre.

Après un instant indéfini qu'il passa à reprendre son souffle, Edward se redressa difficilement en position assise, observant, hébété, le monde autour de lui. Tout était redevenu normal, la fosse avait été rebouchée, l'odeur fétide du charnier avait disparu – ou presque -, et le calme sous les astres ne témoignait aucunement d'un quelconque bouleversement. Tout était normal. Edward exhala longuement, plongeant son visage dans ses mains gantées. Elles tremblaient, comme tout le reste de son corps, et son cerveau cartésien tentait vainement de trouver une explication rationnelle à son hallucination.

Oui, ça ne pouvait être que ça. Une hallucination.

Il ne pouvait pas voir. Il ne pouvait pas comprendre. Pas avec ses mains. Pas avec l'élixirologie.

Et pourtant… L'information lui paraissait être une évidence. Un fait exact qu'il ne pouvait nier, comme il n'avait pas pu nier la Vérité lorsqu'il l'avait vu. Il savait sans pouvoir expliquer pourquoi.

-Eric…

C'était la voix d'Isabelle, et elle lui paraissait lointaine. Tout comme la main qui se posa précautionneusement sur son épaule. Il la fixa, vidé, remonta le regard le long du bras de sa propriétaire pour, finalement, le plonger dans les yeux verts d'Isabelle. C'était drôle : dans ce paysage en noir et blanc, c'était peut-être la seule couleur qu'il arrivait à percevoir. Pourtant, il aurait préféré que son regard soit noir, et que ses bras soient ceux de Roy. A Roy, il aurait pu en parler. Ensemble, ils auraient pu essayer de comprendre ce qu'il lui était arrivé.

- Oui, marmonna-t-il d'une voix étrangement caverneuse.

- Tu es sûr ? Tu avais l'air… ailleurs.

- Ailleurs… ? Peut-être… Ce n'est rien.

Il se dégagea de sa main avec lenteur et se remit sur ses pieds désorientés, avançant dans une démarche hésitante. Isabelle, à ses côtés, le suivait en lui jetant des regards perplexes, inquiets. Pourtant, il ne lui dit pas ce qu'il avait vu, ou ce qu'il avait senti. Il ne lui parla pas de ses certitudes infondées, ni des conséquences qu'elles pourraient avoir. Il se contenta de retourner au chemin de fer, aplanissant le terrain par transmutation, dessinant des cercles pour extraire l'acier et recréer ce qui avait été des rails parfaitement utilisables. Lorsqu'il eut terminé, le ciel, à l'est, avait délaissé la noirceur de la nuit pour se teinter d'un bleu nuit qui, à l'approche de l'horizon, tirait sur l'ivoire. Sans un mot, il se glissa sur le siège passager et se laissa conduire vers le sud par une Isabelle dont les questions restaient sans réponses.


Le soleil était apparu depuis peu de temps lorsqu'ils arrivèrent au tunnel de Gesundheit. Isabelle entra dans le passage avec la voiture qui les secoua lorsque ses roues heurtèrent les rails. Les phares allumés, ils parcoururent les deux kilomètres creusés dans la roche pour finalement s'arrêter à l'autre extrémité. Là, Isabelle coupa le moteur et Edward sauta au bas du véhicule pour s'avancer à la lumière du jour. La sortie donnait une belle vue sur la ville de Fosset et sur le paysage ocre qui l'entourait. Sur cette terre rosée par l'aube s'éparpillaient, ça et là, quelques arbres fins qui montaient vers le ciel, chargés de fruits en devenir. Les rails serpentaient parmi eux avant de disparaitre dans un nouveau tunnel, bouché par les gravats, qui menaient sous doute derrière les remparts de la ville de Fosset. C'était une ville collée à la roche et à flanc d'une falaise au creux de laquelle une rivière quasi-asséchée s'écoulait. Mais l'attention d'Edward ne fut pas retenue très longtemps par ce paysage qu'il connaissait déjà : devant la ville, à la porte principale, des milliers d'homme en bleu vif s'affairaient à un siège que Roy avait imaginé et dont Edward confirmait désormais la présence. Ils avaient bloqué toutes les issues, et le seul moyen de sortir de la ville était de se rendre, de se jeter dans le vide, ou d'escalader la montagne contre laquelle Fosset avait été bâtie.

Edward soupira : il n'était pas venu pour rien.

Il retourna dans le tunnel où Isabelle s'affairait à monter leur camp de fortune. Ils allaient y rester une semaine, au moins, alors il leur faudrait s'installer correctement. Edward s'approcha du véhicule, ouvrit le coffre et récupéra sa valise pour récupérer une carte roulée qui se trouvait à l'intérieur. Il la déroula et se mit à l'étudier, bien qu'il la connût déjà par cœur. C'était une carte de la ville de Fosset, et plus particulièrement de ses souterrains. Avant l'annexion de la région de Fosset, nommée ainsi par le général homonyme qui l'avait conquise trois cents ans plus tôt, la population locale avait bâti une ville entourée de remparts, prête à se défendre contre des envahisseurs potentiels. Mais ces constructions massives ne correspondaient pas particulièrement au climat de la région : les montagnes et falaises qui la parcouraient de toute part attestaient d'ailleurs d'un mode de vie particulier, abandonné depuis qu'Amestris avait annexé ce territoire. Ça et là, on trouvait des cavités creusées par la nature ou par l'Homme, et les gens s'étaient habitués à vivre dans ces grottes aménagées qui conservaient de la fraicheur contre le soleil de plomb qui sévissait l'été. Fosset n'avait pas échappé à ce mode de vie troglodyte et les Hommes avaient creusé des galeries sous la ville. Les plus profondes d'entre elles descendaient jusqu'en bas de la falaise et débouchaient au bord de la rivière. Avec le gouvernement d'Amestris, l'eau courante avait été mise en place dans la cité et les souterrains avaient finalement été désertés. Les architectes de Bradley avaient d'ailleurs jugé qu'ils étaient dangereux et avaient finalement fait reboucher certaines galeries avant de condamner les entrées. Pourtant, il en existait encore des traces, et Roy s'en était souvenu.

- Tu crois que c'est raisonnable de commencer maintenant ? interrogea Isabelle lorsqu'elle le vit se lever et s'éloigner un peu plus dans la noirceur de la caverne.

- Autant commencer quand il fait jour : si je commence de nuit, les éclairs alchimiques attireront encore plus l'attention.

- Tu devrais te reposer. Tu as une tête à faire peur.

- Je me reposerai plus tard.

Edward s'éloigna à une vingtaine de mètres, posa la carte à plat sur le sol, puis sortit ses gants qu'il enfila avant de poser ses mains dans la poussière. L'élixirologie fit son effet, écarta la pierre et les particules qui s'agglomérèrent entre elles, se tassèrent, craquelèrent pour se presser encore, s'écraser contre les parois d'un puits qui se formait sous les mains d'un Edward concentré. La cavité grandit pour atteindre un diamètre qui pouvait laisser passer un homme, et le calcaire, à force de se tasser, de se resserrer, et de se compresser encore, changea pour laisser place à une pierre d'un blanc de neige, nervurée par endroit de veines cendrées. La température monta sensiblement et Edward finit par suspendre la réaction, suant et haletant face à l'effort et, sans doute, la fatigue.

Isabelle se rapprocha, surprise de voir ce gouffre d'un mètre cinquante, parfaitement rond, s'enfoncer dans des abimes à la chaleur étouffante. Autour de ce puits, la nature de la roche avait changé sur environ trois mètres de rayon et elle s'accroupit pour effleurer la matière lisse.

- C'est… du marbre ? interrogea-t-elle avec étonnement.

- Le calcaire, sous forte pression, se transforme en marbre, expliqua Edward qui reprenait son souffle, accoudé à sa jambe de métal pliée. Ça dégage pas mal de chaleur, de faire ce procédé métamorphique, mais je n'ai pas trouvé d'autres solutions pour creuser une galerie sans faire trop de déchets : on n'a pas le temps de déblayer la pierre à l'extérieur, pas assez de main-d'œuvre, et ça finirait par être trop visible. Ah ! Attention, ne touche pas ça sans les gants de protection.

Isabelle avait déniché une pierre cristalline teintée de bleu pâle. Elle la relâcha aussitôt et elle se brisa sur le marbre.

- C'est du silicate, l'éclaira Edward. C'est fragile et très toxique : il faudra te laver les mains car tu pourrais t'empoisonner en portant tes doigts à ton visage. J'ai pas une maîtrise suffisante de l'élixirologie pour avoir pu éviter d'en former…

- L'air est toxique aussi ?

- Dans le tunnel, oui. Faut que je purifie tout ça : j'ai un cercle qui devrait marcher. Il faut aussi que je régule la chaleur, sinon je vais cuire.

- Et moi ?

- Il faut que tu évacues les silicates que je laisse sur mon passage et que tu enduises les cercles que je vais graver sur les murs avec une mixture xinoise de mon cru.

Isabelle hocha la tête et se pencha sur le trou béant dont elle ne voyait pas le fond. Des barreaux de marbre s'étaient incrustés à la paroi et permettaient à ceux qui le voulaient de descendre dans les profondeurs de l'aven.

- Ca descend jusqu'où ?

- Un peu plus de dix mètres, je dirais. Je vais avoir du boulot… Si je mets une minute pour avancer d'un mètre, alors…

- Tu ne vas jamais avoir fini de creuser huit kilomètres de galeries en une semaine…

- Si je travaille au moins dix-huit heures par jour, je devrais pouvoir m'en sortir.

- Tu ne vas jamais tenir la cadence !

- Avec toi comme aide de camp, ça devrait pouvoir le faire, sourit Edward en lui adressant un clin d'œil.

Les jours qui suivirent ne furent pas de tout repos. A vrai dire, ils étaient même épuisants. Edward dormait quatre heures, Isabelle le réveillait, il creusait et assainissait l'air pendant neuf heures, puis se rendormait pour quatre autres heures. Isabelle, quant à elle, s'occupait d'évacuer les déchets toxiques hors de la galerie de marbre qu'Edward façonnait à la sueur de son front dans une atmosphère tropicale qu'il n'arrivait pas totalement à évacuer. La nuit, Isabelle sortait du tunnel de Gesundheit et descendait, éclairée par les étoiles, jusqu'au bas de l'escarpement pour remplir les gourdes d'eau qu'Edward vidait à une vitesse fulgurante. Elle lui apportait également de quoi manger, et c'était peut-être les seules fois où il s'arrêtait de transmuter, au moins pour cinq minutes, avant de reprendre son œuvre. Il ne bronchait jamais, restait parfaitement concentré, répondait en riant à ses interrogations et à ses inquiétudes. Mais Isabelle savait qu'il agissait ainsi uniquement pour la rassurer : elle le voyait bien haleter à chaque seconde ; transpirer par tous les pores de sa peau ; tousser, parfois, lorsqu'il n'arrivait pas à coordonner ses différents cercles et qu'il se prenait des vapeurs toxiques en pleine figure ; s'effondrer, aussi, lorsqu'il s'accordait finalement le droit de se reposer. Une fois, elle ne l'avait pas réveillé, trop inquiète de le voir se mettre à mal, encore et encore, visiblement incapable de savoir où se trouvaient ses limites.

-ON A PAS LE TEMPS ! avait-il explosé, hors de lui, et visiblement incapable de contenir sa violence, puisqu'il l'avait saisi par la gorge pour lui hurler à la figure toute sa supposée inconscience. TU ES COMPLETEMENT CONNE ?!

Isabelle l'avait giflé, calmant par ce geste toute la brutalité dont semblait pouvoir faire preuve Edward. Il la relâcha, choqué, coupable :

- Pardon, murmura-t-il.

- Les choses ne vont pas aller plus vite si tu te tues à la tâche, le rassura Isabelle d'une voix douce.

- On est trop juste… Il faut vraiment que ça avance…

- Je sais, mais si tu n'es plus là, il n'y aura plus rien à faire. Alors, s'il te plait, assieds-toi, mange quelque chose et remets-toi à façonner cette galerie sans te tuer.

Il avait acquiescé et reprit le travail sans un mot. Pourtant, son angoisse ne le quittait pas, le tremblement de ses mains trahissait son agitation mentale et, plongé dans l'obscurité de son couloir crayeux, il revoyait entre deux flashes électriques ces morts squelettiques qui gisaient au fond de tranchées effacées que personne ne connaîtrait jamais. Ces hommes et ces femmes seraient portés disparus et personne, pas même lui, ne saurait jamais pourquoi ils avaient été exécutés et condamnés à l'oubli. Leur présence, sous terre, n'avait pas de sens. Il tentait pourtant de chercher des explications en vain : le massacre devait avoir lieu à Fosset, non pas à cent-cinquante kilomètres au nord. L'armée aurait dû les faire fuir, en tuer quelques-uns pour donner un peu de crédit à leur menace, mais pas les terrasser tous.

Oui, parce qu'il en était persuadé, ils avaient presque tous été assassinés.

Il l'avait senti.

C'était une sensation étrange, une certitude inexplicable qui le hantait même jusque dans ses rêves où une multitude de visages inconnus défilaient devant ses yeux dans des situations abominables, dans des guerres qu'il n'avait pas vécues mais qui lui semblaient si réelles qu'il doutait parfois, au réveil, de son propre passé.

Alors, saisi par la peur et la crainte de ne pas réussir à évacuer Fosset à temps, il se relevait, redescendait dans son tunnel de marbre, et exécutait l'opération. Il était lent, précis, déterminé, machinal. Au huitième jour, il ne savait plus où il en était : il avait peut-être creusé deux kilomètres, dix kilomètres, cent kilomètres. Il n'en savait rien du tout et avait fini par s'en foutre, continuant simplement à avancer, écrasé par la fatigue, harcelé par les morts et hanté par ses rêves trop authentiques. Pourtant, il aurait dû réussir à raccorder les galeries ancestrales de Fosset depuis la veille. Isabelle refaisait les calculs, étudiait les cartes, le guidait : ils étaient sur la bonne voie, il fallait continuer et suivre sa voix.

Au neuvième jour, Edward ne posait plus ses mains sur les murs pour avancer : il s'y appuyait, errant avec faiblesse sur ses jambes tremblantes, écrasant ses épaules nues sur le marbre brûlant, incapable de tenir debout plus longtemps, de garder les yeux ouverts, d'assainir l'air. Sa tête lui tournait, ses jambes le lâchaient et Isabelle, derrière lui, ne faisait que de le relever, de le soutenir, l'encourageant d'un souffle difficile : ils n'étaient plus qu'à quelques mètres, il fallait tenir bon ; de l'autre côté, l'air redeviendrait respirable. Alors il se relevait, automatiquement, mécaniquement, repoussait la limite du calcaire, centimètres après centimètres, jusqu'à ce qu'enfin ses mains gantées ne s'avancent dans le vide, emportant avec elles son bras, son épaule, tout son corps qui s'écrasa dans la poussière et perdit son esprit dans l'inconscience.