Chapitre 32 - Le Coup d'avance
Maman l'avait réveillé.
Ils courraient en dessous d'un ciel aussi noir que l'encre, sans étoiles.
Un flash lumineux, jaune. Et le sol, qui tremble. Et ce son assourdissant, qui frappe ses tympans. Et le souffle, qui le fait vaciller. Et la peur, qui le fait détaler.
Il est jeune, alors. A peine treize ans.
Il ne lâche pas la main de sa mère. Elle court devant lui, au milieu d'une foule étouffante de personnes toutes plus paniquées les unes que les autres.
Avant de se jeter dans les escaliers qui s'enfoncent sous la ville, il aperçoit un cercle rouge, délavé, barré marine. Et une écriture blanche, toute en majuscule.
Déjà, il est massé contre sa mère, étouffe dans ses cheveux blonds. Sous terre, avec le reste du monde. Les murs tremblent, la lumière d'ambre palpite, et la poussière tombe sur les visages effrayés.
Sous terre, ils ne risquent rien.
Sous terre…
Il se redressa d'un bond et ses yeux heurtèrent une lumière qui l'aveugla. Aussitôt, ses paupières et ses mains irritées le replongèrent dans la nuit et il se prostra sur lui-même. Son corps tout entier le faisait souffrir, son cœur s'était emballé de peur, la chaleur étouffante le faisait transpirer. Pourtant, une seconde plus tôt, il avait froid. Il faisait si sombre, dans les souterrains.
- Hey… Tu vas bien ?
Il releva la tête, les yeux plissés, et aperçut une femme, blonde, les yeux couleur tilleul et la peau couverte de taches de rousseur sombres. Il ne la connaissait pas.
Il balaya la pièce du regard : c'était une petite chambre avec une grande fenêtre par laquelle entraient les rayons du soleil. Elle était un peu poussiéreuse, pillée, vidée du monde. Il n'y avait que cette femme, avec lui.
- Où est maman ? souffla-t-il d'une voix trop grave pour être la sienne.
Elle le regarda avec une certaine incompréhension. Il fronça les sourcils.
- Tu as rêvé, murmura-t-elle.
Ça lui revenait, maintenant.
- Isabelle ? articula-t-il, incertain.
- C'est moi. Tu m'as fait une sacrée frayeur.
Il se prit la tête entre ses mains encore tremblantes. Il se remémora des souterrains. Ceux avec ces gens massés tous ensemble sous la capitale. Puis, celui de la tranchée remplie de cadavres. Et puis, il y avait aussi celui qu'il avait creusé jusqu'à ce qu'il…
- On est où ?
- A Fosset.
- On a réussi ?
- Tu as réussi, lui sourit-elle un peu platement. Ça fait trois jours que tu dors.
Trois jours. D'après ses calculs…
- Tu déconnes ?! s'emporta-t-il en se jetant soudain sur ses pieds, grimaçant au passage sur ses membres douloureux. On a plus que huit jours pour évacuer la ville !
- Recouche-toi, s'il te plait. Tu en as trop fait. Et j'ai pris les choses en main, ne t'en fait pas.
Il la scruta un instant, suspendant ses gestes. Il finit par se rasseoir, conscient qu'en trois jours, il avait dû s'en passer, des choses.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Tu t'es évanoui au moment où tu as atteint les galeries sous la ville de Fosset. L'ouverture n'est pas bien grande : tu es passé à travers, et j'ai été incapable de te réveiller, ensuite. Tu étais brûlant, tout en sueur et tu respirais trop vite. J'ai vraiment cru que tu allais y passer. Alors j'ai pris la carte et je me suis dirigée vers la surface. C'est vraiment étonnant, comme endroit : il y avait encore des meubles, de la vaisselle, des outils… Quand je suis arrivée devant l'ouverture emmurée, j'ai cherché quelque chose, n'importe quoi pour la frapper. Dans une des « maisons », il y avait une espèce de masse, alors j'ai frappé le mur et je l'ai abattu. Je me suis retrouvée dans les sous-sols du Quartier Général de la ville. L'emmurement avait été dissimulé alchimiquement : je m'en suis rendue compte car il y avait ces aspérités dont tu m'as parlé et qui apparaissent parfois lorsque tu utilises l'élixirologie. Bref : en remontant dans les étages, j'ai fini par tomber sur des gars de la Voix du Paysan et je leur ai expliqué la situation. Ils sont venus te chercher et t'ont sorti de là. Personne ne savait vraiment ce que tu avais, mais on en a conclu à du surmenage et on t'a laissé te reposer. Tu as faim ? Soif ?
- Je crève la dalle, et j'ai la gorge sèche. Mais explique-moi plutôt ce qu'il s'est passé en trois jours ?
- J'ai expliqué le plan d'évacuation de la ville en leur affirmant qu'un train serait là pour venir les récupérer le 19 septembre, avant que le soleil ne se lève. J'ai dû leur exposer le plan en détail, et certains se sont mis à s'énerver. Tu comprends, ils sont là depuis si longtemps : ils veulent pas avoir fait tout ça pour rien… Par contre, d'autres ont saisi l'opportunité des galeries pour voter l'évacuation des femmes, des enfants, des vieux, de ceux qui ne veulent pas se battre ou qui se sont retrouvés là par erreur. L'accès aux souterrains a également permis aux gens de la ville de descendre puiser l'eau dans la rivière à contrebas. Je te jure, la situation est catastrophique : la moitié des gens crèvent de faim, et comme il n'a pas plu depuis trois semaines, il n'y a plus d'eau nulle part en ville. L'annonce de l'évacuation a été un énorme soulagement pour ceux qui avaient perdu espoir et, maintenant, on attendait plus que ton réveil pour commencer à évacuer.
Edward la fixait. Ses mots se dessinaient sur ses lèvres et passaient au-dessus de lui. Parce que, loin d'être excitée à l'idée d'être parvenue à exécuter leur stratégie, Isabelle semblait parler avec une certaine distance, comme si elle répétait un simple monologue qu'elle avait préparé depuis un certain temps. Son sourire semblait faux, ses expressions dures, ses cernes visibles sous ses yeux fatigués. Comme il ne répondait pas, ni ne se réjouissait non plus de ses annonces, la jeune femme soupira et se laissa aller en arrière contre le dossier de chaise.
- C'est dur, dehors. Tu verras, quand tu iras.
- Isabelle ?
- Oui ?
- Ils savent ce qu'il s'est passé au front de Marco ?
Elle détourna les yeux pour regarder par-delà la fenêtre. Edward comprit alors ce qui entachait son comportement : ce qui pesait sur ses épaules et sur ses traits n'étaient autre que les marques du deuil.
- Je suis désolé, soupira-t-il, la gorge serrée.
Ses mains fourmillèrent. Il avait vu le massacre qui s'étaient produit là-bas. C'était assez inexplicable, et il avait été incapable d'annoncer à Isabelle que tous étaient probablement morts. Il n'en avait aucune preuve, et il n'avait pas le droit de balayer ses espérances sans pouvoir démontrer ses certitudes.
- Adrien est là, annonça-t-elle soudain.
Edward ne put dissimuler son étonnement, mais aussi une certaine joie d'apprendre cette nouvelle qu'il n'espérait plus.
- Où est-il ?
- Quelque part dans le QG. Ne bouge pas, le dissuada Isabelle qui le voyait déjà se lever. Je vais aller le chercher, et te prendre de quoi boire au passage. Et aussi à manger, si je trouve.
Elle se leva et s'éclipsa avant même qu'Edward ait eu le temps de réagir. Il fixa un moment la porte qu'elle avait refermée derrière elle, puis s'étira, tentant de réveiller son corps douloureux. La pièce dans laquelle il se trouvait était simple, uniquement décorée de peinture blanche et meublée d'un lit, d'une chaise, d'une table de chevet sur laquelle se trouvait une petite lampe, ainsi que d'un miroir carré au-dessus d'un lavabo et de son robinet. La vision de ce dernier objet lui donna le tournis et il ressentit le besoin urgent d'engloutir des litres d'eau. Sans attendre, il se mit sur ses pieds, ignorant ses courbatures et meurtrissures, parcourut les deux pas qui le séparaient de la source et tourna le croisillon qui devait normalement à ouvrir les vannes. Mais l'eau ne coula pas.
Edward sentit une vague de panique l'envahir, mais son esprit reprit rapidement le dessus : il était dans une ville occupée, il n'y avait plus d'eau, plus d'électricité. Il le savait, et Isabelle le lui avait rappelé. Elle était partie chercher Adrien, de quoi boire, de quoi manger. Peut-être qu'elle lui rapporterait également de quoi se vêtir, aussi. Il avait en effet été débarrassé de ses vêtements et son épaule droite, ses avant-bras et ses mains avaient été bandées. Il devinait sans mal les brûlures que l'élixirologie avait marquées sur sa peau. Ailleurs, il ne semblait avoir rien d'autre que quelques hématomes qui ne l'empêcheraient pas de se battre et de mener leurs plans à exécution. Tout allait bien, pour le moment.
Il releva la tête et se heurta à son reflet dans le miroir. Ses cheveux avaient poussé et ses racines blondes commençaient à reparaitre. Sa barbe, à peine visible en raison de sa couleur claire, s'était incrustée sur son menton et sur ses tempes. Ses joues s'étaient creusées, son teint blafard soulignaient ses traits endurés par l'épuisement. Seuls ses yeux dorés lui renvoyaient son énergie habituelle et il s'en trouva soulagé. Lorsqu'il aurait mangé et bu, il reprendrait forme humaine.
Son attention fut détournée par l'entrée d'Isabelle dans la chambre et, avec elle, d'un homme. Il était grand, brun, sans doute plus jeune que ses blessures et l'état négligé de ses vêtements ne le laissaient paraître. Il s'aidait d'une béquille pour marcher, une partie de son crane avait été brûlée et, avec lui, son œil droit. Une barbe noire et anarchique lui mangeait les joues et Edward se figea, incapable de comprendre. Il avait cru à un inconnu, d'abord. Puis, les quelques lignes indemnes de son visage lui étaient soudainement devenues familières :
- Adrien ? bredouilla-t-il, sous le choc.
- C'est moi, affirma Adrien en s'asseyant sur la chaise qu'Isabelle avait occupée.
Edward resta sans voix, hébété, tandis que des milliers de questions se bousculaient dans son esprit. Il allait lui demander ce qu'il lui était arrivé pour qu'il se retrouve dans cet état, mais Isabelle était déjà sur lui et l'obligeait à se rasseoir sur son lit. Sans quitter Adrien une seule fois du regard, il se laissa faire, trop dépassé par l'apparence mutilée du jeune homme qu'il connaissait en parfaite bonne santé. Ce ne fut que lorsqu'Isabelle lui déposa un cruchon en fer rempli d'eau dans les mains qu'il sortit de sa transe. Sans attendre une seconde de plus, il avala le contenu du pot en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, sentant sa gorge se déployer, son organisme se détendre et son angoisse diminuer. Lorsqu'il lécha la dernière goutte, Edward avait les idées plus claires et il reposa le litre vide sur la table de chevet. Entre temps, Isabelle s'était assise sur le bord de son lit, face à Adrien. Tous deux le scrutaient sans rien dire.
- J'avais soif, s'excusa Edward dans un sourire contrit.
- Rien d'étonnant. Ce n'est pas facile d'hydrater un homme endormi quand on n'a pas l'équipement.
- J'imagine…
- Tu as faim ?
- Un peu…
- On a rien voulu me donner d'autre que ça, l'informa Isabelle en lui tendant un paquet de crackers dans un emballage militaire sous-vide.
- Pas de souci, répondit Edward en ouvrant immédiatement le petit paquet de biscuits.
- Je vais te rechercher de l'eau. C'est tellement sec, tu risques d'en avoir besoin.
Elle récupéra le broc d'eau et s'éclipsa à nouveau, laissant Edward avec un Adrien silencieux et un paquet de biscuits qui lui donnait l'eau à la bouche. Il se mit à croquer dedans, petit morceau par petit morceau, tentant de les hydrater comme il pouvait pour éviter de s'étouffer avec. Finalement, entre deux bouchées, il releva la tête vers Adrien et lui adressa un maigre sourire :
- Je suis heureux de te revoir en vie.
Adrien haussa les épaules en toute réponse, le regard sombre. Edward le connaissait peu bavard, déjà, mais la situation était différente et il savait encore moins comment le sortir de son mutisme.
- J'imagine qu'Isabelle t'a dit que ton frère et tes sœurs sont en sécurité.
- Oui.
Il y eu un instant de silence pendant lequel Edward n'osa pas parler. Finalement, il s'éclaircit la gorge :
- Tu as retrouvé tes parents ?
Adrien se contenta de le scruter un moment. Puis, d'une voix étrangement contrôlée, il répondit :
- Ils sont morts.
Les entrailles d'Edward se nouèrent et une chape de plomb lui tomba dans l'estomac. Il se trouva alors bien stupide, assis là, avec ses petits gâteaux. Alors, il les posa machinalement sur la table de nuit. Son appétit s'était envolé.
- Que s'est-il passé ? interrogea Edward, soudain morne.
- Je suis allé sur le front de Marco. Idamie était avec eux et suivait tous leurs plans. J'ai fait semblant de ne pas savoir qui elle était et j'ai tenté de la tuer. Ça n'a pas marché. Elle m'a demandé si je savais des choses sur toi en menaçant mes parents. Je ne savais pas grand-chose. Elle les a tués. Ma mère, puis mon père. Ensuite, ça a été une vraie tuerie. Je me suis retrouvé à bord d'un véhicule après lui avoir échappé. Nous sommes une quinzaine à avoir atteint Fosset.
Edward déglutit, horrifié. C'était si simple, si factuel, si naturel, raconté ainsi de la bouche du jeune homme. Pourtant, son corps tout entier témoignait d'un moment de terreur et de souffrance. Comment pouvait-il résumer tout cela en quelques phrases seulement, sans prononcer un mot plus haut que l'autre ?
- Montre-moi ta cuisse gauche, demanda soudain Edward, la gorge sèche.
Adrien l'observa un instant, puis se leva difficilement pour faire descendre son pantalon au niveau de ses genoux. Sa cuisse était vierge.
- Idamie est ici, indiqua Adrien alors qu'il voyait Edward se détendre légèrement.
- Comment ça… ?
- Je lui ai dit que tu devais me rejoindre ici. Elle m'aura sauvé pour que je la conduise jusqu'à toi.
Au moment où il terminait sa phrase, Isabelle entra dans la chambre avec le cruchon de fer et Edward sursauta. Ses yeux s'attardèrent sur le corps de la jeune femme, cherchant une quelconque anomalie. Elle lui tendit le pot d'eau et lui sourit doucement :
- Ce n'est que moi.
- La marque.
- C'est tout de même pas bien pratique de se dessaper à chaque fois, soupira Isabelle en se pliant toutefois à la règle, dégageant une jambe immaculée.
Edward soupira et prit une gorgée d'eau avant de reposer le pot contre ses jambes repliées.
- Où est Idamie ? demanda-t-il à Adrien.
- Nous étions quinze : ce doit être l'un ou l'une d'entre nous.
- Comment es-tu sûr qu'il est là ?
Adrien marqua une pause, comme à son habitude, avant de répondre d'une voix lente :
- C'est donc un homme ?
- Je ne sais pas ce qu'il est. Sa véritable apparence est… Ce n'est même pas un humain… c'est…
Adrien hocha la tête sans qu'Edward ait besoin d'achever sa phrase.
- Comment t'en es-tu sorti ? interrogea alors Edward que la question brûlait.
- Si je savais…
Isabelle semblait avoir entendu une version plus longue de son récit mais conserva le silence. Sans doute parce qu'il fallait toujours du temps au jeune homme pour choisir ses mots. Il les utilisait peu, mais lorsqu'il les énonçait, aucun d'eux n'était jamais superflu :
- Je lui ai tiré dessus plusieurs fois. Je ne suis pas un bon tireur : alors je pensais l'avoir manqué. Mais il y avait ces éclairs électriques. Comme ceux que tu as fait apparaitre pour éteindre le feu, chez moi, mais de couleur rouge. C'était comme si elle… il guérissait à chaque fois que je le blessais. Il avait une force phénoménale… Je n'ai absolument rien pu faire. Il a semé le chaos dans tout le camp. A un moment, j'ai dû perdre connaissance. Les bombes fusaient partout : comme si l'armée s'était aussi mise en branle. Pourtant, il ne s'était pas passé grand-chose jusque-là, au front. Les seules fois où l'armée d'Amestris avait tiré, c'était lorsque nous nous jetions sur le « no man's land ». On est quinze à avoir réussi à partir. Je me souviens que quelqu'un m'a aidé à entrer dans un véhicule, mais… Je ne me souviens pas de qui. J'aurais dû mourir, comme tous ceux qui sont restés sur place. Pourtant, ça n'a pas été le cas. Si je suis encore en vie, c'est parce qu'il l'a bien voulu.
- Parce qu'il voulait que tu le mènes à moi…
- Oui.
- Pourquoi veux-t-il me trouver ?
Adrien détourna les yeux. Ou plutôt, l'œil. Le second, inactif, était creux et caché à demi par des paupières que les flammes avaient meurtries.
-J'ai dû lui dire, avoua-t-il dans un souffle instable. Il avait ma mère. Il avait mon père. Je lui ai raconté ce que nous avions vu dans la maison de la véritable Idamie. Ce que tu nous avais raconté. Que tu savais peut-être qui il était ; ce que tu voulais faire pour empêcher le massacre.
Il ferma les yeux et porta à la bouche sa grande main calleuse, dissimulant une expression affligée. Isabelle tendit le bras pour poser une main rassurante sur sa cuisse.
- Tu as fait ce que tu as pu. Je suis désolée que tu ne sois pas venu avec nous…
- Il fallait que je trouve mes parents.
- Tu l'as fait, affirma Edward. Mais tu ne pouvais rien contre lui. Il est immortel. Mais… Comment ça se fait que nous puissions encore papoter tranquillement si tu soupçonnes qu'il soit venu ?
- Quand je suis arrivée au QG par les sous-sols, expliqua Isabelle en voyant qu'Adrien n'arrivait plus à parler. J'ai alerté tout le monde sans distinction. Je ne pensais pas qu'Idamie – ou plutôt, que le monstre qui a pris son apparence – serait ici. Il t'a vu, c'est sûr. Mais il a aussi écouté notre plan. Quand Adrien m'a retrouvé et m'a fait taire, il était trop tard. Je ne sais pas qui a entendu mon discours, mais, finalement, tout s'est ébruité et toute la population était au courant à cause de l'eau que les gens remontaient dans la ville. On a alors essayé d'identifier les quinze personnes qui sont arrivées à Fosset en vie depuis le front de Marco. Il en manque une.
- Il en manque une, répéta Edward.
- Oui. C'est probablement lui, et il a dû partir pour prévenir ses alliés, ou je ne sais quoi. C'est pour ça qu'il fallait que tu te réveilles. Il faut évacuer la ville maintenant.
- Le massacre va être avancé… Bordel de MERDE ! gronda Edward, renversant un peu d'eau sur les draps au passage. Ce n'est pas possible ! Comment est-ce qu'on va pouvoir réparer ça ?!
- Eric, calme-toi.
- Comment veux-tu que je me calme ?!
- Je ne crois pas qu'il va avancer le massacre.
- … Comment ça ?
- Il a disparu il y a deux jours, et l'armée, aux portes de la ville, ne bouge pas d'un pouce. Il n'a pas l'air d'être allé les prévenir…
Edward l'évalua un instant du regard, cherchant à comprendre ce qu'elle était en train de dire, de sous-entendre, de lui faire comprendre. Il y avait une logique aux actions d'Envy. Il se doutait que, tordu comme il était, il aurait probablement un coup d'avance sur lui, quelque chose auquel il n'aurait pas pensé… De toute manière, il n'avait rien pensé du tout, il avait juste suivi les plans de Roy. Et Roy aurait compris ce qu'il se tramait…
-Bordel !
Edward se leva et se mit à faire les cent pas, cherchant à comprendre, indifférent à la douleur qui prenait tout son corps et qui lançait sa peau brûlée.
- Qu'est-ce que j'aurais fait à sa place ? Qu'est-ce que j'aurais fait à sa place, hein ? interrogea-t-il pour lui-même à voix haute. Eric a creusé une galerie. Il est dans un sale état : pas sûr qu'il s'en remette. J'ai besoin de lui parler et de lui soutirer des informations – au cas où il aurait des alliés – mais, en attendant, je pourrais être curieux d'aller voir ce qu'il se passe plus loin. Je pars visiter le tunnel et découvre la voie ferrée. Là, je suis plutôt sûr de ce qu'il se passe : Isabelle en a parlé, c'est pour évacuer la population, le 19 septembre. Pourtant, il faut la massacrer, cette population, pour que le cercle marche. Alors, j'utilise les militaires et je lance l'assaut sur la ville de Fosset. Pourquoi est-ce que je ne l'aurais pas fait ? Parce que je n'ai pas de moyen de communication ? Je m'en fiche, je peux prendre l'apparence que je veux et aller donner mes ordres sous l'apparence de Bradley, s'il le faut. Alors, pourquoi est-ce que la bataille n'a pas commencé ? Isabelle, la population, elle se trouve où, actuellement ?
- On a commencé à les évacuer dans l'ancienne ville souterraine.
- Et vous ne les avez pas fait passer parce que… vous ne pouvez pas passer sans moi ?
- Exactement.
- La ville est donc très facilement prenable par le haut, mais aussi par le bas. Envy doit être au courant de l'ouverture sur la rivière : ce serait très facile de prendre toute la population dans les galeries pour les tuer. Rapide, simple, efficace. Horrible.
- Ce ne serait pas une très bonne pub pour le gouvernement si l'armée s'en prenait aux civils comme ça, fit remarquer Isabelle.
- Oui, mais c'est ce qu'ils comptaient faire de toute manière… Peut-être que ce ne serait pas assez amusant. Et puis, il veut que je reste en vie. Comment me différencier par rapport au reste de la population si l'armée attaque ? Il prendrait le risque que je meure alors que je ne suis peut-être pas le seul au courant de la situation ? Non… Ce doit être ça : il veut ses réponses avant d'envoyer l'assaut. Il faut qu'on évacue un maximum de personnes avant qu'il ne revienne.
- Et toi, il faut te cacher.
- Moi ? Non… Il faut que je l'aie à son propre jeu.
- Et comment tu comptes faire ça, au juste ?
- Envy aime jouer avec ses… proies. Il faut lui donner du grain à moudre, lui faire croire qu'il a un moyen de pression sur moi. Qu'il peut me manipuler.
Isabelle et Adrien le regardèrent d'un air perplexe, mais Edward leur offrit l'un de ses sourires les plus vifs.
-Vous allez devoir jouer le jeu : mais je vous assure que ça peut marcher.
-o-o-o-
Edward leur expliqua son plan imaginé avec une confiance absolue, mais celle-ci s'estompa néanmoins quand il sortit de sa chambre éloignée du monde et qu'il découvrit la réalité extérieure. D'abord, il croisa des hommes et des femmes qui s'affairaient partout dans le bâtiment militaire pillé, ravagé par le désordre et la crasse. Après qu'ils eurent récupéré sa valise, transférée dans une chambre qu'occupait Isabelle, ils s'enfoncèrent dans les sous-sols où ils croisèrent une foule de monde, dodelinant lentement, un pas après l'autre, vers ce qu'Isabelle lui indiqua être les étages inférieurs. Ils dépassèrent tous ces hommes aux portraits creusés, aux lèvres crevassées, à la peau blême et tendue à même leurs os. Cela faisait plus d'un mois que le siège de Fosset avait commencé, mais la famine durait depuis plus longtemps encore. Après tout, Envy avait tout brûlé en janvier : il ne restait rien à ces gens.
Isabelle le traina dans les sous-sols, jouant des coudes et du balais qu'elle tenait dans une de ses mains. Personne ne s'opposait à eux, ni ne semblait même faire attention à leur existence. Et pour cause : tous avaient l'air de cadavres ambulants, seulement concentrés à mettre un pas devant l'autre pour survivre à la prochaine seconde. Arrivés au niveau du mur brisé par Isabelle, deux hommes régulaient le flux d'entrées et distribuaient des rations militaires lyophilisés qu'ils avaient sans doute récupéré dans les réserves du Quartier Général. Avec cela, ils partageaient aussi un peu d'eau, mais Edward se rendit compte qu'il s'agissait de quantités bien dérisoires : et les gens étaient censés pouvoir supporter huit kilomètres à pied sous terre et attendre plus d'une semaine qu'un train vienne les chercher avec de si maigres provisions ? Il y en avait tellement. Pour la première fois, Edward craignit de ne pas avoir fait correctement les choses : les wagons de marchandises ne pourraient jamais tous les contenir, même s'il créait des espaces supplémentaires avec l'élixirologie. Isabelle, pourtant, ne lui laissa pas le temps de réfléchir à ces problématiques trop tardives et le traina à travers les galeries nauséabondes, laissant à Edward le temps de dévisager tous les traits d'épuisement, les expressions de désespoir, ou ceux qui luttaient encore, les paupières lourdes, contre le sommeil éternel.
Il n'était pas aveugle. Ici et là, dans certains coins, trainaient des pieds et des bras abandonnés, appartenant à des corps décolorés qui ne se relèveraient plus. Edward se sentit haleter, incapable de parler ou même de respirer normalement à présent qu'il croisait les regards de ceux qui vivaient encore, protégeant des enfants squelettiques ou soutenant des vieux incapables de se déplacer sans l'aide diaphane que pouvaient leur apporter les plus jeunes. Roy n'avait pas pris en compte le facteur humain, ni la faiblesse qui prendrait la plupart des civils. Ou peut-être le lui avait-il caché pour qu'il évite de faire quoi que ce soit d'imprudent. Ce n'était pourtant pas son genre, mais il ne devait pas oublier que le Roy qu'il aimait allait devenir ce Colonel détestable qui échafaudait des plans immoraux. Isabelle, elle, continuait de le tirer, sans sembler affectée par tout ce qu'ils voyaient.
Finalement, ils atteignirent la galerie qu'il avait creusé. Elle n'était pas tout à fait terminée puisque l'ouverture ne mesuraient même pas un mètre et que ses contours étaient encore irréguliers. Il avait dû s'évanouir en voyant le bout de sa tâche, et son corps l'avait trahi. Edward ne perdit pas de temps et s'équipa de ses gants pour parfaire son travail, non sans réprimer une grimace de douleur en sentant le tissu effleurer ses mains bandées. Les éclairs élixirologiques provoquèrent des sursauts chez tous ceux qui se trouvaient à proximité et un brouhaha incrédule se répercuta dans les galeries. Lorsqu'il eut terminé sa tâche, Edward ne fit pas attention aux réactions de toutes ces personnes, et se mit plutôt à inspecter la cavité souterraine : celle qu'il n'avait pas été creusée par ses soins. C'était un véritable village, composé de plusieurs alvéoles d'habitation où l'on voyait encore la forme de lits, de lavabos, de bancs creusés à même la pierre. Edward en choisit une à l'abri des regards et la désigna à Isabelle.
- Ca peut le faire, tu penses ?
- C'est parfait.
Alors, Edward se mit à l'œuvre, transformant une nouvelle fois le calcaire en marbre. La réaction électrique se mit à creuser une nouvelle galerie dans laquelle Edward et Isabelle s'engouffrèrent à mesure qu'elle s'agrandissait. Les rayons de lumière ardente qui léchaient les murs nouvellement formés laissaient derrière eux des cristaux de silicates qu'Isabelle se mit à balayer. Lorsqu'Edward eut formé une trentaine de mètres de galerie, il récupéra les cristaux toxiques sous la lumière jaune d'une lampe torche qu'Isabelle avait allumée et, d'un nouveau coup d'élixirologie, les transforma pour qu'ils se mettent à s'étaler en une fine couche cristalline partout sur les murs de marbre, le plafond et le sol. Puis, il recula pour contempler son œuvre. Sur les trois murs du cul de sac, Isabelle distingua trois cercles, formés par élixirologie, imperceptiblement gravés dans la pierre empoisonnée. Mais elle n'eut pas le temps d'admirer l'édifice plus longtemps qu'Edward se tournait vers elle.
- Sors : je vais reboucher.
- Ok.
Elle fit volte-face et quitta le tunnel. Edward, lui, posa délicatement la valise qu'il avait récupérée et l'ouvrit, découvrant des dossiers et des feuilles volantes qui recouvraient de petites fioles remplies de liquide aux différentes propriétés. Il en récupéra une, la déboucha et la posa sur le sol. D'un mouvement vif, il dégagea ses mains brûlées des gants et des bandages qui les protégeaient et mordit son pouce jusqu'au sang. Il le laissa se déverser dans le flacon de verre et le liquide de ses veines se mélangea à la substance que l'objet contenait déjà. Sans attendre, Edward homogénéisa le tout, puis se releva pour en recouvrir les cercles gravés dans les murs. Après quoi, il récupéra sa fiole, sa valise, réenfila ses gants, puis rejoignit rapidement Isabelle, faisant effondrer le marbre derrière lui pour boucher le couloir nouvellement créé. Il posa une dernière fois la main sur la roche renversée pour l'uniformiser et, dans un souci de détail, le recouvra de calcaire pour donner l'illusion que rien n'avait changé. Personne ne saurait qu'il avait bâti un couloir ici, qu'il l'avait fait effondrer et que, au cœur de la montagne, se trouvait désormais une petite pièce emmurée, solitaire, empoisonnée et recouverte de cercles élixirologiques.
- Il faut meubler, maintenant.
- Je pense qu'Adrien a pu trouver tout ce qu'il faut. Tu t'occupes des cercles ?
- Oui.
Isabelle hocha la tête et s'en alla, laissant Edward seul dans la chambre troglodyte à dessiner sur les murs des cercles translucides que nul ne pourrait voir une fois que la potion aurait séchée. Lui seul serait capable de les sentir. Et Envy serait pris à son propre piège.
Isabelle revint avec Adrien, tous deux portant à bout de bras couvertures, oreillers, gourdes d'eau, valises, vêtements et autres objets essentiels qui permettraient à Edward de vivre ici durant les prochains jours. Ce dernier était alors accroupi par terre, finalisant ses derniers tracés. Il se releva pour leur faire face et s'étira, réprimant une grimace douloureuse.
- Tu as terminé ? demanda Isabelle.
- Ouaip ! C'est tout bon. Maintenant, je vais appeler Roy pour voir avec lui s'il peut faire quelque chose pour avancer notre train.
- Il n'y a pas d'électricité.
- Je vais essayer de faire fonctionner ça. Il doit bien y avoir un générateur d'urgence quelque part dans le QG… Je peux le faire démarrer avec l'élixirologie. Je branche un téléphone et le tour est joué !
Et c'est ce qu'il fit. A vrai dire, il n'avait pas cru qu'il parviendrait véritablement à le faire puisqu'il n'était pas expert en communication et qu'il savait que les réseaux de raccordement étaient plus que complexes. Croire qu'un petit générateur de dépannage pouvait faire l'affaire pour permettre à un appel téléphonique de fonctionner était parfaitement utopique. Pourtant, après plusieurs essais élixirologique, il entendit sonner une tonalité dans le combiné. Lorsqu'il entendit la voix de Roy, grésillante, imprécise, il faillit lâcher un cri de joie :
- Si tu m'appelles encore une fois ce soir, grogna la voix de Roy. Je débarque chez toi et je t'étripe.
- Oula, je sais que je n'apporte pas de très bonnes nouvelles, mais je ne pensais pas que tu voudrais carrément m'étriper, répondit joyeusement Edward, un large sourire sur les lèvres.
La réponse de Roy mit quelques secondes à arriver :
- Edward ?!
- Lui-même.
- Mais… Comment… ?
- Le talent, très cher. Le talent.
- Tu es… Où est-ce que tu es ?!
- Dans une ville occupée que tu m'as demandé de conquérir, se venta-t-il en se laissant aller contre le dossier du bureau qu'il occupait, sans toutefois égarer sa main hors de son cercle élixirologique qui émettait des étincelles continues.
- Comment est-ce que tu peux m'appeler depuis là ?
- Je t'ai dit : le talent. Un petit cercle, mon invraisemblable génie, un peu de persévérance, et le tour est joué.
- Ca m'a manqué de t'entendre te venter, ironisa Roy d'une voix pourtant radieuse.
- « C'est par le silence d'une absence que l'on mesure l'importance d'une présence », récita Edward d'un ton dogme.
- Eh bien, tu te fais philosophe ?
- C'est que je ne suis pas seul, dans cette pièce.
- Je vois. Alors, tu essaies de me dire que je te manque ?
- C'était plutôt l'inverse, mais ta version n'est pas fausse.
- Tu as aussi envie de me dire que la vie, sans moi, est affreusement douloureuse ?
- Oh, mon pauvre Roy… le taquina Ed d'une voix exagérément triste. C'est comme ça que tu te sens ?
- Ne détourne pas mes propos.
- Trêve de bavardages. Si tu veux me dire quelque chose en privé, c'est maintenant : il va falloir que je te mette sur haut-parleur.
- … -résilles pas mal, qu'est-ce- … -dit, à la fin ?
Edward se canalisa davantage sur son cercle : son manque de concentration due à la joie d'entendre Roy l'avait sans doute déconcentré.
- Tu m'entends mieux ?
- C'est parfait.
- Je disais que j'allais te mettre sur haut-parleur. Donc si tu veux me dire quelque chose en privé, c'est maintenant.
- Quand est-ce que tu pourras me recontacter ?
- Sans doute pas : je ne vais pas avoir le temps, ni l'énergie. On se reverra de visu.
- Je vois. J'ai hâte. Je t'aime.
- Moi aussi, sourit Ed, attendri. Bon, je te mets sur haut-parleur.
Edward appuya sur le bouton approprié et la voix de Roy s'éleva dans la pièce, laissant à Isabelle et Adrien tout le loisir d'entendre ce qu'il pouvait raconter.
- Très bien, fit Roy sur un ton si professionnel qu'Edward cru entendre le Colonel. Qu'est-ce qu'il se passe, au juste ?
- J'ai avec moi Isabelle et Adrien. Nous sommes tous les trois à Fosset. Le tunnel a été creusé et la population s'apprête à être évacuée. La plupart des civils semblent enclins à suivre le plan, bien que la Voix de Paysan veuille rester. Pour le moment, ce n'est pas encore un problème : on s'occupera d'eux quand ceux qui veulent partir l'auront fait.
- Je me doute que vous ne m'appelez pas simplement pour me faire un rapport positif, fit remarquer Roy.
- En effet : on a un problème, intervint Isabelle. Et pas des moindres. Si, au front de Semma, la plupart des agriculteurs et leurs sympathisants se sont enfuis et ont été guidés à Fosset après une course poursuite avec l'armée, ça n'a pas été le cas au front de Marco. Tout le monde a été massacré et seulement une quinzaine de personnes y ont réchappées, dont Adrien. En effet, Idamie –
- C'est Envy, intervint Edward pour que le discours soit clair pour Roy.
- Voilà, Envy, corrigea Isabelle. Il était là et Adrien a essayé de le tuer. Suite à cela, Adrien s'en est sorti grâce à d'autres personnes qui ont réussi à s'enfuir à bord de véhicules, mais tous les autres se sont fait fusiller. Adrien pense qu'il n'est pas en vie pour rien : Envy souhaite probablement qu'il le mène à Eric, puisqu'il a compris plus de choses qu'il ne devrait. Selon notre hypothèse, Envy se trouve donc à Fosset et nous a probablement déjà localisés.
- Bon sang, répondit la voix grave de Roy. Depuis combien de temps sait-il ?
- Environ trois jours.
- Et vous n'avez pas eu d'ennuis entre temps ?
- Non. Disons qu'Eric était inconscient jusqu'à ce midi.
- Quoi ?! Ed, tu vas bien ?!
- Oui, rien de grave, t'inquiète.
- Vous auriez pu commencer par ça ! gronda le militaire d'une voix si forte que les ultrasons de l'enceinte les firent tous trois grimacer.
- Roy, ce n'est pas le problème, le coupa immédiatement Edward. Le problème, c'est qu'il sait qu'on est là. Et nous, on a une petite idée de qui il est. Seulement, et si notre hypothèse s'avère exacte, il a disparu. On pense qu'il a quitté la ville et que l'attaque de l'armée est imminente. Le siège ne semble pas bouger pour l'instant, mais nous pensons qu'il prépare l'assaut. Il va revenir me récupérer : on a un plan pour le neutraliser, mais pour ce qui est du train, il sait qu'on va évacuer la ville et quand. J'ai peur qu'il prévoie quelque chose pour contrecarrer tout ça, et je n'ai pas le temps d'y réfléchir, ni d'aller voir. Alors je me demandais si tu pouvais t'en charger, d'une manière ou d'une autre.
- Attends, tu vas trop vite. Comment peut-il savoir tout ça ? Comment est-ce que tu comptes t'occuper d'Envy ? Il est immortel, je te signale. De quoi est-il au courant exactement ? Comment Adrien a-t-il pu partir du front si tout le monde est mort ?
Edward prit une grande inspiration et entreprit de lui raconter ce qu'il s'était passé avec Adrien, de la manière la plus détaillée possible. Isabelle y allait de son commentaire et Adrien répondait brièvement lorsqu'il était le seul à pouvoir répondre :
- Comme le disait Eric : on m'a emmené à bord d'un véhicule. Je ne me souviens pas très bien de qui m'a aidé, ni comment… J'ai dû perdre connaissance après… mon combat… avec celui que vous nommez Envy. Je me souviens juste de sons, de cris, de lumières… Tout le monde tombait comme des mouches. Finalement on m'a relevé et j'ai pu partir à bord d'un véhicule jusqu'à Fosset.
- Et vous n'avez pas eu d'incidents en route ?
- Aucun. Ce qui me porte à croire qu'Envy est dans le coup et qu'il voulait retrouver Eric en me suivant. Il a dû laisser d'autres personnes s'échapper pour éviter d'être suspecté.
- Non, il y a quelque chose qui ne va pas, le contredit Roy. Vos souvenirs sont biaisés par vos moments d'inconscience. Il n'aurait pas laissé s'échapper autant de témoins : je me trompe, Ed ?
- C'est vrai que ça aurait été étonnant de laisser autant de monde partir, réfléchit Edward. Qui a vu sa capacité régénérative ou ses changements de forme ?
- Je pense qu'à la fin, tout le monde était au courant, dans le camp. Avec les coups de feu que j'ai tiré, les cris et…
Adrien ne parvint pas à achever sa phrase. Il lui fallut prendre une grande respiration avant de reprendre :
- Plusieurs personnes sont venues aider, mais ça ne servait à rien du tout. Il… les tuait toutes… Je ne pouvais rien faire du tout…
- Il n'aurait laissé personne en vie après avoir vu ça, affirma Roy. C'est trop risqué pour les plans de Père.
- Attends ! comprit soudain Edward, choqué. Tu veux dire… ?
- A mon avis, les personnes qui ont escorté Adrien jusqu'à Fosset sont des militaires sous couverture.
Isabelle, Edward et Adrien restèrent muets face à cette révélation soudaine. Si c'était le cas, ils allaient probablement leur mettre des bâtons dans les roues et les empêcher d'évacuer la population, au moins le temps qu'Envy revienne.
- Ed, tu as ta montre d'alchimiste d'Etat avec toi ? demanda Roy.
- Oui, répondit Edward, maussade.
- Alors tu peux les manipuler. Attendez, je reviens.
Roy les laissa en plan quelques instants, puis ils entendirent sa voix s'élever de nouveau :
- Tu peux te faire passer pour le Wood Alchemist : c'est un homme d'une trentaine d'années qui sert dans la région ouest. Certains alchimistes d'Etat de cette région sont réquisitionnés au siège de Fosset, alors tu peux aisément te faire passer pour lui, d'autant qu'il est actuellement en mission à Creta.
- Ok, si tu veux. Je préférais Fullmetal. Wood Alchemist, c'est un peu…
- S'ils essaient de t'arrêter, tu leur montres ta montre et tu leur expliques que tu obéis aux ordres et qu'ils feraient mieux de t'aider, continua Roy en ignorant ses commentaires.
- Très honnêtement, coupa Adrien. Je ne pense pas qu'ils soient une menace. Personne qui a vécu au sein de ces murs n'empêcherait quelqu'un d'améliorer la situation.
- Comment ça ?
- Eric ne l'a pas vu. Isabelle, s'en doute… Ici, tout le monde meurt de faim. Ceux qui n'en peuvent plus finissent par manger les cadavres de ceux qui sont morts.
Il y eut un silence prolongé pendant lequel tous prirent la mesure des paroles qu'avait prononcées Adrien. Finalement, Edward rompit le silence, sombre :
- Tu penses pouvoir faire quelque chose pour avancer le train ?
- Je vais essayer. Je peux te recontacter ?
- Non… Il n'y a pas d'électricité, à moins que j'en crée moi-même… Idem, c'est moi qui rétablis les lignes de communication. Je peux essayer de te recontacter demain, mais je ne suis pas sûr d'avoir le temps.
- Fait ce que tu peux. En attendant, suit le plan comme il a été prévu en accélérant la cadence. Pour ce qui est d'Envy… Tu es sûr de pouvoir l'avoir ?
- Je ne suis sûr de rien, mais je n'ai pas trouvé de meilleure idée.
- C'est quoi, ton plan, au juste ?
Edward s'apprêta à lui raconter, puis se figea et il manqua de désactiver son cercle de transmutation, trop déstabilisé par le fait qu'il ne pouvait tout simplement pas lui répondre. Avec tout ce qu'il s'était passé, il avait oublié qu'il n'avait pas mis le jeune militaire au courant de ses nouvelles capacités. Celles-ci n'incluaient pas seulement la transmutation à distance, comme May en était capable, mais aussi la transmutation à travers le temps et l'espace. Or, son plan reposait justement sur ces atouts, et en parler à Roy l'obligerait à lui révéler ce qu'il lui avait caché. Une inquiétude irrationnelle s'empara de lui et Isabelle comprit tout de suite qu'il n'arriverait pas à répondre par lui-même sans manquer d'avouer ses mensonges par omission. Et ce n'était clairement pas le moment d'en parler.
- Ce serait trop long à expliquer, intervint la jeune femme. Mais c'est un très bon plan. Il faudrait qu'on y aille, maintenant. On a du pain sur la planche.
- Mais… Ok… répondit Roy à contrecœur, impuissant, à l'autre bout du fil. Je me charge du train. En attendant, faites attention à vous. Et, Ed, s'il te plait… Ne te met pas inutilement en danger.
- Moi ? Jamais.
- Je ne plaisante pas.
- Ca devrait aller. On se voit bientôt.
Edward raccrocha et se laissa retomber dans le fauteuil de bureau qu'il avait emprunté. Il se laissa trois secondes pour respirer, puis se leva avec énergie :
- C'est pas tout ça, mais il va falloir y aller, cette fois !
- Adrien, ça va aller pour faire huit kilomètres de marche ?
- Oui.
- Tu es sûr ?
Le jeune homme hocha la tête, bien déterminé à mettre Envy hors d'état de nuire.
- Je vous attends en bas. Isabelle, est-ce que tu peux me trouver un peu de charbon, au passage ? fit Ed avant de s'esquiver.
Edward se dirigea vers les dortoirs et retourna dans la chambre où il s'était réveillé. Il se dirigea vers le lavabo et regarda son reflet dans le miroir : il allait falloir qu'il réajuste son apparence, même si cela ne lui faisait pas tellement plaisir. Il fouilla dans la chambre, trouva un ciseau et un rasseoir rudimentaire : il entreprit ainsi de se couper les cheveux et de se raser la barbe à l'aide du peu d'eau qu'il lui restait.
Il retourna ensuite aux sous-sols où les gens continuaient de s'agglutiner dans les galeries et les cavités antiques. La nuit était tombée et tout le monde était plus amorphe, plus apathique. La plupart s'étaient allongés à même le sol pour dormir, et Edward évita de s'imaginer que certains d'entre eux ne se relèveraient probablement pas. Il passa à travers tous, enjambant les corps qui se trouvaient sur son chemin, le cœur battant d'effroi ; la culpabilité d'avoir dormi trois jours pendant lesquels il aurait pu en aider plus d'un lui collant à la peau ; et la honte d'être fort, en bonne santé, tandis qu'il se demandait même comment certains seraient ne serait-ce que capable de marcher le long de toute la galerie. Il décida d'ignorer ses mauvais sentiments et marcha d'un bon pas jusqu'à la chambre piégée qu'il avait aménagée et récupéra une fiole de potion dans laquelle il versa de nouveau un peu de son sang. Toujours dans sa valise, il récupéra sa paire de lunettes factice et ses lentilles grises qu'il entreprit de poser sur ses iris avec la facilité que procure l'habitude. Après quoi, il retourna vers le tunnel de marbre qu'il avait taillé et chercha ce qu'il y avait gravé. Là, il retraça les formes géométriques avec la mixture élixirologique et posa la main dessus. Des éclairs électriques, de nouveau, s'élevèrent dans la galerie, la teintant d'azur. Il se concentra, fermant les yeux, attentif et déterminé à sentir tous les cercles qu'il avait sculpté et qu'Isabelle avait recouvert d'une potion semblable à celle qu'il venait d'utiliser. Il mit un certain temps mais, finalement, il finit par en détecter un, puis deux, puis tous ceux qui se trouvaient dans le souterrain. Dans son esprit, il modifia les atomes de l'air, réorganisa les molécules pour rendre l'atmosphère respirable et lorsqu'il sentit une légère brise soulever ses cheveux et caresser sa peau, une vague de soulagement l'envahit : tout le monde allait pouvoir passer sans risquer de s'asphyxier.
Isabelle et Adrien le rejoignirent peu de temps plus tard, équipés de sacs à dos remplis d'eau et de provisions. La jeune femme passa également du charbon à Edward, comme il le lui avait demandé afin qu'il puisse cacher la couleur blonde de ses racines. Ils firent un dernier brief sur le rôle qu'ils avaient tous à jouer, puis ils s'enfoncèrent dans le tunnel d'albâtre, laissant Edward derrière eux, veillant à la pureté de l'air et à faire passer la foule à leur suite, vérifiant bien que chacun avait avec lui plusieurs litres d'eau.
Personne ne l'empêcha de le faire, ni cette nuit-là, ni le jour suivant, ni ceux qui suivirent. Au contraire, ceux qu'il soupçonnait être des militaires s'organisèrent sérieusement pour l'aider à ordonner la foule pour l'évacuer. La manière dont ils se coordonnaient confirmait à Edward leur compétences acquises à l'armée, mais il ne les empêcha pas de faire quoi que ce soit puisqu'ils semblaient réellement vouloir se montrer utiles.
Parfois, Edward prenait des pauses et allait dormir quelques heures dans la chambre qu'il avait aménagée, puis il revenait à l'entrée du passage et recommençait à faire passer du monde. Au bout de trois jours, absolument rien d'anormal ne s'était produit et les quelques membres de la Voix du Paysan qui venaient voir l'avancée de l'évacuation attestaient de l'inactivité de l'armée. Edward commençait sérieusement à se demander ce que fabriquait Envy et s'il allait véritablement venir le chercher. Au moment où, justement, il se posait la question une énième fois, il sentit, à l'autre extrémité du tunnel, quelque chose de différent. Comme si la galerie venait soudainement de se remplir d'un millier de personnes supplémentaires. Il frissonna et ses poils se dressèrent sur sa nuque tandis qu'une angoisse inexpliquée s'emparait de la moindre parcelle de son corps.
Les gens de Xing lui avaient suffisamment expliqué ce qu'ils ressentaient lorsqu'ils étaient à Amestris ou en présence d'homonculi pour comprendre qu'il discernait, à travers l'élixirologie, à cet instant précis, exactement la même chose.
Envy serait bientôt là.
Il réagit immédiatement, empêchant les gens venus jusqu'ici pour sortir de la ville de Fosset de continuer à avancer :
-Désolé, s'excusa-t-il. Mais j'ai besoin de prendre une pause… Remontez un niveau plus haut : on viendra vous prévenir lorsque vous pourrez passer.
Ceux qui l'assistaient et qui étaient probablement des militaires l'aidèrent à guider tout le monde : c'était moins difficile que trois jours plus tôt puisque les gens arrivaient désormais par groupes et ne se massaient plus les uns contre les autres. Il s'agissait de familles ponctuelles qui avait mis du temps à se décider à partir, de vieux qu'on avait forcés à quitter leur logis, de membres de la Voix du Paysan qui abandonnaient finalement leur cause qu'ils comprenaient désespérée.
- Erwin, appela Edward en voyant le militaire passer. Je peux vous laisser l'entrée du tunnel le temps que j'aille dormir un peu ? Histoire que personne ne passe par inadvertance : je ne suis pas sûr que l'air soit respirable longtemps si beaucoup s'engouffrent là-dedans d'un coup.
- Bien sûr, sourit l'homme. Ne vous en faites pas, Eric, on s'occupe de ça. Allez vous reposer : vous avez vraiment mauvaise mine. Vous pouvez aussi remonter en haut, dans les cuisines : il y a de l'eau et peut-être de quoi manger un peu.
- Merci, sourit Ed. Si vous me cherchez, ou si n'importe qui d'autre me cherche, je serai dans la chambre que j'occupe habituellement.
- Très bien.
Ed laissa le combattant prendre sa place et l'élixirologie retomba. Il y avait encore du monde dans le tunnel, mais l'oxygène serait sans doute suffisant jusqu'à ce qu'ils sortent. Il ne perdit pas une seconde pour aller boire presque un litre d'eau dans les cuisines du QG et engloutit un paquet de crackers secs avec lesquels il manqua de s'étouffer. Il avait horriblement faim, mais la peur qui lui prenait les tripes lui fit oublier ce facteur trivial. Après quoi, il se dirigea dans la chambre souterraine, s'allongea sur le lit, passa sa main sous l'oreiller, entoura de ses doigts gantés le manche du couteau qui s'y trouvait, et ferma les yeux. Son cœur battait si fort contre sa cage thoracique qu'il l'entendait pulser dans ses tympans. Il sentait son angoisse monter à mesure que les minutes s'écoulaient, la peur envahir ses veines, les frissons lui donner la chair de poule. Il devait férocement combattre ses instincts, ceux qui lui hurlaient de courir à toutes jambes, pour rester immobile ici, sachant pertinemment qu'Erwin indiquerait l'endroit où il se trouvait à Envy. Celui-ci arriverait alors, lui poserait des questions, sournoisement, essaierait de lui retourner le cerveau. Lui, pauvre imbécile, naïf, lui délivrerait toutes ses réponses, se laisserait berner par son apparence familière, jusqu'à ce que ce soit le bon moment pour le prendre par surprise.
Il allait devoir jouer au plus malin, savoir se maîtriser, esquisser des sourires, simuler des rire, feindre la tristesse… Et tout cela devrait paraître naturel.
Il n'était pas Roy. Il n'était pas un bon comédien, ni un fin stratège.
Heureusement pour lui, il savait Envy impulsif, hautain, et facilement bernable si on prenait en compte son mépris pour les humains.
Avec un peu de chance, il y arriverait.
Il fallait qu'il y arrive.
Le temps passa lentement. Tellement lentement que la fatigue finit par prendre le pas sur ses craintes et il sentit ses yeux se fermer lentement pour l'enfermer dans un état de somnolence prudente. Lorsqu'il les rouvrit, ce fut parce qu'il entendit des bruits de pas raisonner dans le couloir voisin. Edward se redressa immédiatement, un peu hagard, la main toujours fermement crispée autour du couteau dissimulé sous le coussin. Il était plongé dans le noir : sa lampe torche avait dû s'éteindre après une trop longue période d'utilisation. Pourtant, il discerna bien vite, accompagnée du son des pas, une lumière orangée grandir dans l'ouverture de la pièce jusqu'à ce qu'une silhouette féminine ne se détache enfin. Edward retint son souffle en reconnaissant le visage d'Isabelle et soupira d'un faux soulagement quelques millisecondes après son apparition :
- Tu m'as fait peur, grommela-t-il en saisissant ses lunettes factices qu'il se mit sur le nez.
- Pardon, répondit-elle d'une voix douce. Un homme m'a dit que tu dormais dans la chambre, alors je suis venue… Mais je ne voulais pas te réveiller.
- Ce n'est pas grave, sourit Ed. De toute manière, il va falloir que j'y retourne.
- Déjà ? On m'a dit que tu dormais depuis à peine deux heures… Tu vas finir par te tuer à la tâche.
Elle s'avança dans la chambre et vint s'asseoir sur le lit à ses côtés, laissant la lanterne qu'elle tenait à la main sur la table de chevet. Son regard s'attrista lorsqu'il s'attarda sur sa main encore gantée :
- Tu n'as même pas pris la peine de retirer tes gants…
- J'avoue que je me suis effondré, avoua Edward à mi-voix, tétanisé.
Isabelle lui prit délicatement la main et entreprit de lui enlever le vêtement, doigt après doigt, dans un mouvement presque sensuel. Edward retint son souffle, la laissant faire tout en dissimulant au mieux l'effroi qui lui comprimait la poitrine et l'empêchait presque de respirer. Il était si effrayé qu'il ne sentait même plus la douleur.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? murmura-t-il. On avait convenu que je te rejoindrais une fois que l'évacuation serait terminée.
- Je m'inquiétais pour toi, avoua-t-elle en levant vers lui un regard dans lequel se peignait une inquiétude hypocrite. Je me doutais que tu ne prenais pas bien soin de toi.
- Il y a beaucoup plus à s'inquiéter que mon état. Tu as vu tous ces gens… Ça me rend malade…
Il avait sérieusement envie de vomir et il baissa ses prunelles sur sa main qu'Isabelle venait tout juste de découvrir. D'un geste léger, elle envoya le gant rejoindre le sol et disparaitre dans l'ombre.
-Tu es là pour ça, le rassura-t-elle, laissant ses doigts glisser le long de son avant-bras qui cicatrisait à peine de ses brûlures. Dis donc… Tu as froid ?
Il avait la chair de poule, et il ne pouvait pas contrôler ça.
- Un peu. Ce n'est pas très grave.
- Donne-moi ton autre main.
- Non… !
Elle fronça les sourcils et Edward déglutit. Pris de panique, il la fit basculer contre le matelas et la serra dans ses bras, tentant vainement de maîtriser la cadence de son souffle suffoqué. Il avait beau vouloir jouer la comédie, son corps, lui, le trahissait. Pourtant, cette étreinte improvisée sembla faire son office car il sentit les bras de la jeune femme l'entourer à son tour et le serrer contre elle. Il retint un violent haut-le-cœur et se laissa aller au jeu de la faiblesse :
- Je suis épuisé, avoua-t-il d'une voix éraillée. J'ai hâte que tout ceci soit terminé… C'est trop dur.
- Oui… Bientôt, on pourra rejoindre les enfants… et mon frère.
- Et vivre notre vie.
Contre sa joue, Edward sentit le visage d'Isabelle s'étirer en un sourire qu'il imaginait victorieux.
- Où est-ce que tu voudrais qu'on s'installe ? demanda-t-elle d'une voix affable.
- Quand tout sera fini, j'imaginais qu'on pourrait peut-être aller rebâtir la maison de tes parents et faire vivre leurs terres. Avec Gabin. Tous les trois, on sera bien.
- Et Idamie ?
Un frisson d'horreur le traversa. Isabelle savait parfaitement qu'il vivait avec Roy. Jamais il ne lui aurait proposé une chose pareille. Il avait la confirmation qu'il avait entre les bras non pas Isabelle mais Envy. Cette révélation lui fit un choc auquel il ne s'attendait pas : après tout, il était déjà au courant. Mais entre savoir et voir, et sentir, il y avait un pas de géant étonnant pour un esprit affolé. Il se redressa au-dessus de lui, frappé d'effroi, mais se ressaisit en lui offrant une expression qu'il espérait étonnée :
- Idamie ?
- Oui. Après le massacre de Fosset que tu es en train de contrecarrer, elle a bien prévu autre chose, non ?
- Tu veux dire : Envy ?
Un éclair de surprise passa sur le visage de ce dernier, mais il se ressaisit presque aussitôt. Si Edward n'avait pas eu de coup d'avance, il s'y serait peut-être laissé prendre.
- Oui, répondit Envy.
- Je vais le tuer.
Nouvel étonnement furtif.
- Comment comptes-tu faire, tout seul ? Il est immortel…
- C'est vrai, admit Edward en se redressant, lâchant malgré toute logique le couteau qu'il tenait toujours jusque-là, sous l'oreiller. Mais je ne suis pas seul : tu es avec moi.
Il lui adressa un sourire tendre, le même genre de sourire qu'il aurait pu adresser à Roy. La manière dont il forçait ses traits était abominablement douloureuse, mais il présumait qu'Envy ne le verrait pas. Il devait jubiler de voir Eric se confier sans se douter de qui il était véritablement. Il était trop occupé à savourer sa victoire.
- Oui, confirma l'homonculus en se redressant à son tour pour s'asseoir au bord du lit, juste à côté d'Edward. Je suis avec toi.
Il posa sa main sur celle d'Edward et entreprit de lui enlever le deuxième gant qu'il portait, toujours avec la même douceur, la même concupiscence. A croire qu'il prenait plaisir à le faire tourner en bourrique. Et c'était sans doute le cas.
- Merci, souffla Edward, faussement reconnaissant d'avoir « Isabelle » à ses côtés.
Il laissa tomber son front contre son épaule pour cacher l'expression d'horreur que son visage arborait indubitablement et il frémit lorsqu'il sentit le bras d'Envy l'entourer, ses lèvres embrasser le haut de son crâne.
- Je suis là pour toi. Tu sais que tu peux tout me dire, Eric, n'est-ce pas ?
- Oui, souffla Edward.
- Dis-moi, alors… Comment savais-tu, pour le massacre ?
Son deuxième gant roula contre sa jambe et glissa sur le sol sans un bruit. Edward était désarmé. Envy le pensait, en tout cas. Et lui aussi. Il ne devait désormais commettre aucun faux pas.
- C'est… compliqué…
- Je sais… Tu le dis tout le temps.
Edward ferma les yeux, rassuré de voir qu'Isabelle avait fait correctement son job et qu'elle lui avait donné les bonnes informations. Envy n'avait pas peur de poser des questions puisqu'elle lui avait confirmé qu'elle n'en connaissait pas les réponses. C'était une femme impressionnante et il sentit une immense vague de reconnaissance gonfler sa poitrine : elle était venue avec lui à Fosset pour Adrien, certes, mais son aide était plus que précieuse, à cet instant.
- Tu sais… J'ai été soldat.
- Alchimiste d'Etat ?
- Non. Je ne maîtrisais pas assez bien l'alchimie à l'époque. Même maintenant, je ne pense pas que je pourrais en devenir un. Encore faudrait-il que je le veuille.
- Comment est-ce que tu as récupéré cette montre d'alchimiste d'Etat, alors ?
- Oh, ça… C'est une histoire qui n'a pas tellement d'intérêt.
Edward tourna la tête vers lui et lui offrit un sourire amusé. Leurs visages étaient proches. Trop proches. Vraiment beaucoup trop proches, et il fallut au jeune homme une volonté de fer pour ne pas s'éloigner aussitôt. Surtout lorsqu'Envy s'approcha encore plus près, comme s'il avait voulu l'embrasser. Aussi Edward arrêta son geste en bafouillant précipitamment :
- J'ai vu Ishbal.
Il y eut un silence pendant lequel il expira longuement pour restaurer le calme dans sa respiration.
- Envy était là. C'est lui qui a déclenché la guerre. J'étais un des militaires qui était avec lui lorsqu'il a tiré sur cette enfant… Je n'ai pas compris, et j'étais trop loin… Quand j'ai repris mes esprits, je l'ai suivi, et… il a changé de forme sous mes yeux. Pourquoi est-ce qu'il fait ça ? Je n'en sais rien. Je sais simplement qu'il… Il n'est pas seul. Il y en a d'autres. C'est comme ça que je connais son nom. Je l'ai espionné pendant toutes ces années. Pour pouvoir l'arrêter. Il est le seul à avoir des pouvoirs, comme ça, à pouvoir se transformer et à être immortel. J'ai passé toutes ces années à monter un plan pour réussir à l'assassiner.
- Et comment tu comptes t'y prendre, au juste ?
Edward releva la tête vers Envy, déterminé, et se dégagea de son étreinte pour se lever.
- Tu veux que je te montre ?
- Effectivement, j'en serai ravie, répondit-il, une lueur amusée brillant dans son regard.
Edward s'éloigna et tourna le dos à Envy pour s'agenouiller vers sa valise close. Il l'ouvrit, les mains tremblantes, les entrailles liquéfiées, le thorax compressé, feignant de fouiller à l'intérieur à la recherche d'un objet inconnu. Derrière lui, il entendit Envy se lever. En un geste, il pouvait le transpercer, lui broyer les os, le réduire en poussière. Il ne pourrait strictement rien y faire. Discrètement, il posa une main sur le sol, là où se trouvait l'un de ses cercles invisibles.
- C'est un objet ? interrogea Envy, curieux.
- Pas exactement, réfuta Edward sans vraiment y réfléchir.
Son esprit était tout entier tourné vers son cercle, conscient que la moindre erreur pourrait lui être fatale. Dès l'instant où les éclairs élixirologique s'élèveraient du sol, Envy contre-attaquerait. Il devait donc créer une transmutation puissante, instantanée, avec un outil qu'il ne maîtrisait pas parfaitement. Mais avait-il le choix ?
- De l'alchimie ? continua Envy, avançant d'un pas.
- Non plus… ! rugit Edward en se retournant subitement, toujours à genoux, activant le cercle sous ses doigts.
Envy suivit la trajectoire de la foudre, pétrifié de surprise. Avant même qu'il n'ait le temps de réagir, un autre cercle s'activa, juste sous ses pieds, et des éclairs violacés s'élevèrent pour s'emparer de lui. Ses mains, ses pieds, se mirent à disparaître, atome après atome, tandis que la surprise ne laissa place qu'à un hurlement d'agonie qui se répercuta contre la roche, s'élevant dans les couloirs dans un écho qui monta dans les étages. La transmutation dura jusqu'à ce que son corps disparaisse entièrement et que l'électricité ambiante ne s'estompe subitement, laissant un Edward seul, pantelant, allégé d'un poids absolu.
-BORDEL DE MERDE ! s'égosilla-t-il après quelques secondes de silence. JE T'AI EU, SALE CONNARD ! JE T'AI EU PUTAIN DE MERDE ! TU AS INTERET DE CREUVER !
Il n'entendit pas les bruits de pas qui courraient vers lui, ni ne sentit lorsqu'Erwin le prit par les épaules, inquiet de le voir aussi dément, bouleversé de le sentir s'effondrer dans ses bras, le corps tremblant d'émotions, le visage couvert de larmes incontrôlées, la bouche remplie d'insultes.
Trente mètres plus loin, aveuglé par les ténèbres, asphyxié de poudre toxique, enterré dans un tombeau de marbre étroit, amputé de la moitié de ses vies, Envy ne hurlait pas moins qu'Edward : de haine contre lui, de douleur et de rage de s'être ainsi fait berner par une vermine d'humain.
