Bonjour à toutes et à tous !
Voici finalement le nouveau chapitre, avec un mois de retard par rapport à la date annoncée. Je m'en excuse, je n'aime pas ne pas tenir mes délais. Les choses sont cependant imprévisibles, parfois, et j'ai dû repousser mes dates de publication et mes séances d'écriture. Ce chapitre m'a particulièrement causé du souci parce que mon ordinateur l'a effacé par deux fois, aussi j'espère que la qualité ne s'en ressentira pas. Cela a aussi entrainé une baisse de motivation quant à l'écriture des prochains chapitres qui sont "transitoires" mais je vous assure que je ne lâche rien !
Je suis d'ailleurs heureuse de pouvoir publier ce nouveau chapitre aujourd'hui ! Et de vous annoncer aussi que la fin de cette histoire avance et qu'elle comprendra une suite. Je n'en dis pas plus pour le moment, mais voilà un an et demi que que je travaille dessus et il me semblait important d'en parler (enfin), ne serait-ce qu'un peu !
En attendant, j'espère que la lecture de ce présent chapitre vous plaira ! Je vous attends dans les commentaires et vous retrouve au mois d'août pour la suite, si tout se passe comme prévu ^^ Le 1er lundi du mois, comme d'habitude !
Chapitre 38 - Famille
PAN !
Il reprit connaissance en sursaut, sorti brutalement des vapes par un coup de feu. Il se redressa vivement, mais sa vision se heurta à l'obscurité et son corps tout entier le fit souffrir. Il attendit quelques secondes avant de réussir à discerner des formes sombres qu'il ne reconnut pas. S'aidant d'un mur proche de lui, il se releva du sol tant bien que mal, luttant contre la douleur. Il avait dû se cogner la tête sacrément fort...
Tout était complètement silencieux, bien qu'il soit absolument certain d'avoir entendu le son d'un tir. Il avança prudemment, s'aidant du mur pour avancer. Là, une ouverture. Un peu plus loin, elle laissait entrer la lumière extérieure. Elle lui permit de percevoir un peu mieux la pièce dans laquelle il était : c'était un endroit métallique et abimé, aux rares meubles retournés et fracassés, dont les murs étaient recouverts d'une substance noirâtre ni liquide, ni solide. Il fronça les sourcils. Que s'était-il passé ?
Il décida de sortir de cette pièce étrange et se retrouva dans un immense hangar.
- Ed ? demanda une voix de femme.
Il releva la tête pour voir, assise par terre, Rose.
Il prononça son nom, qui sonnait étrange dans sa bouche. Comme si c'était un autre prénom qu'il lui donnait.
Il avait vaguement conscience que d'autres personnes se trouvaient dans la pièce, mais son esprit était encore embrumé par la douleur et l'inconscience. Les choses lui revinrent alors en mémoire : des choses qu'il ne comprenait pas, avec Alphonse, Winry, des automails, une bataille, le Colonel, et une porte immense...
- Je vois... Je suis revenu.
C'était un constat sans joie. Il avait dit ces mots sans vraiment maîtriser son corps. Pourquoi, au juste, les avait-il prononcés ?
Rose se releva, déposant Alphonse sur le sol avec douceur. Jusque-là, sa tête reposait tout contre sa poitrine. Edward ne l'avait pas remarqué avant. Il mit quelques secondes avant de réaliser que la chemise blanche de son frère s'était teintée de rouge. Le sang formait une auréole autour de son cœur.
Il gisait, inconscient.
Cela lui fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac et il se contenta de fixer ce corps, les yeux exorbités. De cligner, pour être certain de ce qu'il voyait.
Ce n'était pas Alphonse, mais Isabelle. Son crâne défoncé laissait tout le loisir à sa cervelle de se répandre en une rivière visqueuse sur le sol de poussière ocre. Il referma les paupières avec force.
C'était de nouveau Alphonse, dans le hangar, et sa chemise tâchée de sang. Sa poitrine ne se soulevait pas.
Il était aussi mort que l'était Isabelle.
Rose se planta soudain devant lui, effaçant de sa vue, au moins pour un instant, le cadavre.
- Ed ? appela-t-elle d'une voix d'enfant. Ed, réveille-toi !
- Al ! s'écria Edward en se redressant d'un bond dans son lit.
- Hey, calmos mon vieux. C'est qu'un rêve. Ça va ?
Il faisait jour, et Gabin souriait de toutes ses dents.
- Gabin ? articula Edward, encore déboussolé.
- Et qui d'autre ? Aller, lèves-toi ! Il neige !
Edward soupira et se frotta les yeux, le cœur battant. C'était un cauchemar. Un cauchemar très réaliste. Mais juste un cauchemar. Rien de plus. Alphonse était sans doute encore en vie dans la temporalité où il l'avait laissé… Son image s'était superposée, une fois de plus, avec celle Isabelle. Il n'avait pas assez à se soucier des morts, il fallait aussi que son esprit lui rappelle les vivants qu'il avait laissés derrière lui.
Son fil de pensées fut interrompu par le choc d'un amas de laine qui s'écrasa sur son visage.
- Aller, viens ! s'impatienta Gabin.
- J'arrive, j'arrive… Je me réveille à peine, laisse-moi deux minutes !
- Je t'attends en bas !
Gabin se précipita vers la sortie et Edward l'entendit dévaler l'escalier. Le blond laissa échapper un nouveau soupir et resta quelques minutes assis dans les couvertures, son regard frôlant le vide à la recherche d'une échappatoire. Il n'en trouva pas, car les images de son rêve ne cessaient de l'assaillir et se confondait avec celles de ses souvenirs les plus épouvantables. Alors, il se leva et entreprit de se changer, enfermant ses cicatrices sous les épais pulls que Gabin venait de lui balancer à la figure. Son haleine s'échappait de ses lèvres en un nuage de vapeur froide : malgré le poêle, le dortoir du chalet chauffait difficilement.
Il traversa la grande chambre, où il dormait désormais juste à côté de Gabin, pour observer le paysage à la fenêtre. Le début du mois de novembre avait frappé par une accumulation de flocons qui avait transformé la montagne en une nuit. À l'extérieur, Violette et Margaux riaient en se roulant dans la poudreuse pour la marquer de leurs silhouettes d'anges. À côté, Valentin préparait une boule de neige en les observant, une expression sournoise plaquée sur le visage.
Sa relation avec Valentin avait été houleuse. L'adolescent l'avait détesté et l'avait tenu pour responsable de la mort de ses parents. Alors il lui avait raconté : oui, la mort d'Isabelle était de sa faute, mais pas celle d'Yves et de Vivianne. Adrien l'avait épaulé et défendu. Il était arrivé bien après qu'ils aient été tués. Le seul responsable était…
Edward déglutit, le visage défait. Il était tout à fait incapable ne serait-ce que de le nommer dans sa tête. C'était stupide. Il le savait. Mais ses souvenirs remontaient à chaque fois à la surface avec une violence qui le terrassait.
Edward se détourna de la fenêtre et s'assit sur une chaise encombrée qui se trouvait au milieu des lits accolés les uns aux autres. À chaque fois, la culpabilité lui remontait à la gorge et ses yeux s'embuaient. Il prit de grandes inspirations. Jusqu'à ce que son cœur se calme.
Lève-toi… Et marche.
Roy avait dû repartir le lendemain de son arrivée. Il avait voulu l'emmener avec lui, mais tous s'étaient rendus à l'évidence : Edward ne survivrait tout simplement pas à un nouveau voyage. Roy avait mal caché sa déception, mais il l'avait pris dans ses bras et lui avait demandé de se remettre le plus vite possible. Dès qu'il irait mieux, il reviendrait le chercher.
Il allait mieux, mais il n'était pas revenu le chercher. East City était trop loin pour pouvoir faire le trajet, et le train était trop risqué étant donné qu'il était encore recherché partout à Amestris. Ed ne lui avait donc pas écrit. Pour le protéger. Roy, lui, n'avait pas aussi peur des conséquences d'une correspondance : « J'ai pris des jours de congés : je viendrais te chercher à Mithra ». Alors il ne lui restait plus qu'à attendre. Et à redevenir lui-même.
Lève-toi… Et marche.
Une dernière grande inspiration, et il était debout. Il enfila de grosses chaussettes en sautillant sur place pour garder l'équilibre, puis dévala les escaliers.
C'était une nouvelle journée.
Il avait promis à Roy de ne pas se laisser abattre.
Dans la cuisine, il saisit son manteau et l'enfila tandis que Gabin sautillait sur place, déjà tout équipé pour le froid. Edward sourit, heureux de voir son impatience et, avec elle, l'expression d'un enfant normal.
- Pourquoi tu n'es pas déjà dehors ? demanda Edward.
- Je voulais y aller avec toi.
C'était sa réponse à la plupart des choses. En fait, Gabin ne le lâchait plus d'une semelle. Quand il faisait de l'élixirologie, quand il bricolait, quand il se promenait, quand il cuisinait, quand il dormait… Gabin n'était jamais bien loin. Et la nuit, lorsqu'il faisait des cauchemars, c'était Edward qu'il allait voir. Edward n'avait pas très bien compris pourquoi, mais la présence du gamin le rassurait aussi.
- Ed, appela Adrien au moment où Edward s'asseyait pour enfiler ses bottes.
- Mm ?
- Ce n'est pas très raisonnable que tu sortes.
Edward s'en doutait. Ses doigts disparus le lançaient encore.
- Ça va, rassura-t-il en laçant ses chaussures.
- Mm. Laisse-moi regarder.
Depuis le début, Adrien avait pris les choses en main. Il l'avait soigné pendant un mois et avait veillé à ce qu'il guérisse, mange, boive. Edward avait repris un peu de poids malgré leur régime alimentaire un peu rustique, et ils avaient pu ôter ses fils chirurgicaux une semaine plus tôt. C'était encore sensible, et il y avait des douleurs, mais Edward ne s'en formalisait pas. Il n'avait plus eu ces doigts-là pendant cinq ans, alors il avait en quelque sorte l'habitude.
Docile, Edward se tourna vers Adrien qui venait de s'asseoir plus proche de lui. Il lui tendit sa main et le jeune homme l'examina avec soin. Puis il se leva, ouvrit un tiroir et en sortit une bande de laine enroulée qu'ils avaient découpée plusieurs semaines plus tôt pour Edward. Il fallait protéger sa main du froid.
- Je peux le faire, dit Edward en tendant la main pour récupérer la bande.
Mais Adrien se rassit et se mit à enrouler son moignon lui-même.
Adrien n'avait pas fait que le soigner. Il l'avait protégé.
De lui-même, d'abord. Parce qu'il le savait, maintenant : il aurait préféré que ses blessures l'emportent. Ce n'était plus le cas, mais il en avait conscience, et il lui arrivait encore de frôler ce désir inquiétant. Parfois, ses yeux se perdaient dans le néant et il imaginait ce qui aurait pu se passer si les choses s'étaient déroulées différemment. S'il avait suivi les instructions de Roy, si Isabelle n'était pas intervenue, s'il était mort à sa place, s'il avait récupéré une partie de son corps pour la ramener en échange de sa propre vie. Il y pensait souvent. Trop souvent. Il savait que, théoriquement, le sang de Gabin pouvait peut-être faire l'affaire. Ils étaient nés des mêmes parents… Et lorsqu'il se réveillait la nuit, que l'enfant était en pleurs, qu'il se blottissait dans ses bras, il sentait sa gorge se nouer. Il aurait pu lui proposer une nouvelle fois de faire cette foutue transmutation. Personne ne savait ce qu'il avait tenté de faire en-dehors de Gabin. Personne ne tenterait de le dissuader sinon le jeune adolescent. Mais avait-il le droit de lui offrir une possibilité si macabre ? C'était difficile à dire. Toujours était-il que, s'il lui demandait, oui… Il s'exécuterait aussitôt.
Edward cligna les yeux, chassant ses pensées pour rattraper le présent. Adrien lui bandait la main. Il l'avait sauvé de lui-même avec son omniprésence. Il l'avait aussi protégé de son frère. Sa première confrontation avec Valentin l'avait complètement terrassé. Roy était sur le point de partir. Il ne l'avait jamais vu aussi furieux. Il y avait eu des insultes. Il y avait eu des coups. Et puis Adrien était intervenu : Tu ne sais pas ce que nous avons vécu. Lui aussi, c'est mon frère, maintenant.
Adrien était le seul à savoir ce qu'il s'était passé avec Isabelle. Dans les maigres détails qu'il avait pu prononcer, tout du moins. Gabin avait donné des informations supplémentaires. Dès qu'Edward avait été assez lucide pour le faire, il lui avait demandé comment il avait réussi pour les sortir de leur guêpier. Le garçon leur avait expliqué comment il avait démarré la voiture et écrasé l'homonculus. Edward avait trouvé étrange qu'il n'y ait aucune trace du monstre après cela. Il avait sans doute été réduit à sa forme la plus faible, mais il aurait très bien pu venir s'emparer du corps de Gabin. Edward avait craint un moment qu'il ait pu les suivre, mais les articles de journaux qui le désignaient comme l'ennemi public numéro 1 donnaient beaucoup trop de détails sur leur dernier combat (les armes utilisées, la plaque d'immatriculation de la Berliet, les blessures indélébiles qu'il aurait visibles sur les mains…). Alors, il en était venu à la conclusion la plus logique : Envy s'était enfui, Pride l'avait ramené à Central City et des avis de recherche avaient pu être lancées dès le lendemain. Edward ne se souvenait pas que les médias se soient autant acharnés à retrouver quelqu'un… D'un côté, cela le rassurait. La peur qu'il avait parfois de voir débarquer tous les homonculi s'atténuait lorsqu'il se souvenait de tous ces faits. Sa culpabilité de ne pouvoir protéger personne, elle, restait…
Edward releva les yeux vers Adrien. Il était plus jeune que lui, mais c'était lui le chef de sa famille. Et il l'avait inclus malgré tout le mal qu'il avait fait. Depuis cet instant, il vivait avec eux comme le jeune homme l'avait décidé. Et, bien qu'il trouvât ce sentiment parfaitement illégitime, cela lui faisait du bien.
- Merci, murmura Edward.
- Je t'en prie.
Adrien termina sa tâche et rendit à Edward une main enturbannée dans une couche épaisse de tissu. Ce n'était pas très pratique, mais il fallait bien passer par là.
- Je t'aide à boutonner ta veste ! s'exclama Gabin avec enthousiasme.
C'est ce qu'il fit sous le regard déconcerté d'Edward. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait. Cette entraide, cette motivation, cette insouciance ; la bonne humeur générale… Elle aurait pu être forcée, mais elle ne l'était pas. Bien sûr, il y avait des moments de tristesse. Mais, finalement, cette vie à la montagne, c'était ce qu'ils avaient tous vécu de plus normal depuis six mois. Alors tout le monde avait accueilli cette nouvelle vie avec ceux qui restaient. C'était étrange, et c'était beau aussi. Edward sourit jusque dans les yeux et ébouriffa les cheveux du garçon :
- Merci, gamin.
- Mon prénom, c'est Gabin, je te ferai dire ! Et j'ai grandi !
- Aller, viens.
Ils sortirent tous deux, bras dessus, bras dessous, et furent cueillis par une brise froide, un ciel magnifique et l'odeur de la neige. C'était un parfum de liberté qu'Edward aimait. Il s'imagina un instant Izumi, dans ces mêmes montagnes, massacrer un ours, et il eut envie de rire. C'était étrange. Il se refaisait de minutes en minutes. Austère d'abord, joyeux la seconde suivante. Il ferma les yeux pour sentir l'air sur son visage et, un instant, il s'imagina que Roy était à ses côtés.
Et puis un impact froid le sortit de sa béatitude pour le faire tituber. Il rouvrit les yeux, surpris, et entendit Gabin se marrer.
- Oh, vraiment ? grommela-t-il.
Et la bataille commença. La neige vola partout, la poudreuse immaculée retournée, et les filles, et même Valentin, se joignirent à leur guerre enfantine. Et puis, après, tout le monde eut froid, alors ils rentrèrent et rirent avec du lait chaud entre les mains – Edward préféra bien entendu une infusion de sapin, devenu la boisson favorite au chalet. Il fallait absolument qu'ils aillent faire de la luge. Personne n'avait jamais fait de luge. Quoi ? Comment ?! Edward promit d'en fabriquer et, le lendemain, il était dans la grange rénovée à coup d'élixirologie à construire une luge avec des planches de bois :
- Pourquoi tu n'utilises pas l'alchimie ? demanda Gabin qui avait insisté pour l'aider.
- Ce n'est pas la réponse à tout. Il faut aussi savoir faire les choses par soi-même.
Ce n'était qu'une réponse partielle, mais il s'abstint de lui parler de l'expérience étrange qu'il avait avec l'élixirologie.
- Et t'as appris ça où ?
- Avec Alphonse. On s'y est mis tous les deux et on a construit notre maison ensemble. À la main. On apprend un tas de chose.
- Elle doit être toute biscornue, ta baraque !
Edward rit de bon cœur et, deux jours plus tard, il poussait Violette et Margaux sur sa luge de bois et elles criaient d'allégresse et de peur en dévalant une pente non loin de leur refuge. Ce fut au tour de Valentin, qui se chamaillait avec Gabin pour savoir qui essaierait en premier, et même Adrien décrocha un sourire en acceptant de se laisser aller aux aléas de la glisse.
Et puis il neigea encore et le temps fut gris. Ils furent confinés dans la maison, à devoir s'occuper autrement. Ils inventèrent toutes sortes de jeux, dessinèrent, se racontèrent des histoires, et Edward répara le piano du salon dont il fut incapable de jouer. Il n'avait jamais appris aucun instrument alors c'est Adrien qui se chargea des premières notes. Margaux l'observa, prit place à sa suite et les notes s'élevèrent dès lors à toute heure du jour et de la nuit. C'était leur mère qui leur avait appris.
Ils auraient pu perdre la notion du temps, mais tous les lundis, ils devaient se charger de se rendre à Skiela pour vérifier la boite aux lettres et en profiter pour racheter des vivres. Ils n'avaient pas d'argent, alors Edward transmutait des billets. Ce n'était pas légal, mais son amour pour la loi et le gouvernement l'encourageait à commettre des petits délits sans une once de regret. Dans la boite aux lettres qu'on leur avait attribuée, il n'y avait jamais rien de la part de leur « employeur ». Ce n'était pas étonnant : Ruth avait prévenu que le travail arriverait plutôt au printemps, lorsque la neige aurait fondu et que les chemins escarpés jusqu'à Drachma seraient plus accessibles.
Quant à Roy, il n'était pas censé envoyer quoi que ce soit. Pour ne pas attirer l'attention sur lui, sur eux, et sur les lieux d'envoi et de destination. Or, chaque semaine, Edward recevait un courrier de sa part. Il faisait les choses bien : pas de signature, cachet de la poste jamais tamponné au même endroit et le contenu des lettres était écrit à la machine à écrire. Avec ses lettres, il joignait des articles de journaux découpés, souvent des revues clandestines publiées dans le sud qui lui apprenaient qu'Isabelle Alstatt et Eric Ford étaient soutenus et que certaines personnes qu'il connaissait militaient en sa faveur. C'était le cas d'Edwin Stein, le militaire qui avait suivi tous ses ordres à Fosset. Les quatorze militaires qui s'étaient mutinés pour le suivre à la suite du massacre sur le front de Marco avaient été trainés en justice. On avait voulu les condamner à mort, mais ça n'aurait pas plu à l'opinion publique qui les supportaient par des manifestations devant les tribunaux. Alors, ils avaient été démis de leur fonction et avaient été condamnés à deux ans de prison pour désertion. Edward imaginait qu'on les torturerait probablement, là-bas, et qu'on les empêcherait de repartir indemnes. Seuls quelques-uns avaient pu payer ces années-là pour vivre en liberté conditionnelle. Edwin en faisait partie et avait publié plusieurs témoignages dans des journaux de Rush Valley plus ou moins officiels en guise de soutien à ce qu'avaient fait « Isabelle et Eric » ; et, surtout, en plaidant leur innocence et en accusant cette chasse à l'homme.
Edward savait que Roy faisait tout cela pour lui remonter le moral. Pour lui montrer qu'il n'était pas seul, qu'il n'était pas responsable, que tous souhaitaient que justice soit rendue et qu'il soit innocenté. Cela avait quelque chose de touchant, de voir toutes ces personnes témoigner en sa faveur malgré le risque que cela représentait. Et lorsque la guerre fut officiellement terminée le 29 septembre, après une dizaine de jours de chaos et de diplomatie, les médias officiels eux-mêmes soulignèrent l'improbabilité des actions que les hors-la-loi avaient faites. Parce qu'il y avait ce tunnel de marbre long de neuf kilomètres, parce qu'il était impossible d'interroger un Fossetien sans qu'il ne remercie les actions d'Eric Ford et d'Isabelle Alstatt, parce que le tunnel de Gesundheit était devenu une gigantesque nécropole et qu'on se demandait si les trains auraient le droit de circuler dans un tel lieu de recueillement. Il y avait des sondages, des protestations, des témoignages. Tant et si bien qu'un mois plus tard, Roy lui écrivit que l'affaire avait été étouffée et que le gouvernement ne parlait plus de lui parce qu'il n'arrivait pas à ranger la population de son avis.
Ces nouvelles, mises bout à bout, lui firent du bien. C'était indéniable. Peut-être n'avait-il pas fait autant de mal qu'il le pensait, et peut-être que ce qu'il avait fait avait finalement été utile. Cela était déjà arrivé, certes. Mais s'il ne l'avait pas reproduit, les choses auraient peut-être été bien pires.
Gabin avait fini par dénicher tous les articles de journaux. Il s'était précipité dans le salon, les avait étalés sur la table basse en parlant à mille à l'heure :
- Pourquoi tu nous as pas montré, Ed ?!
- Tu n'as pas le droit de fouiller dans mes affaires !
- Et toi, tu n'as pas le droit de nous cacher ce qu'il se passe dans le sud !
- Je vous cache rien ! On achète les journaux officiels toutes les semaines !
- Il disent rien, ces journaux-là ! Tu es un véritable héros !
- Héros mon cul ! intervint amèrement Valentin.
Edward se tut, incapable de répliquer lorsque Valentin lui jetait sa haine à la figure. Adrien se pencha sur les articles, les parcourut rapidement, puis les rassembla et les tendit à son frère :
- Tu devrais les lire. Tu comprendrais mieux.
Adrien parlait toujours peu. Il n'avait pas raconté les détails de ce qu'il s'était passé à sa fratrie. Edward ne se sentait pas légitime de le faire pour lui et avait également du mal à en parler sans que sa gorge ne le condamne au mutisme. Gabin n'avait connu que l'évacuation depuis l'extérieur du tunnel. Alors les deux garçons s'étaient penchés sur les articles. Ils apprirent pour les milliers de morts, pour le tunnel de marbre, pour l'évacuation difficile, les tombeaux improvisés, et la reconnaissance que les gens avaient de ne pas avoir été laissés là-bas. Ils comprirent ce qu'avaient accompli Edward et Isabelle, et comment à eux deux ils avaient réussi à évacuer près de huit mille personnes destinées à une mort certaine.
Les choses changèrent à partir de là. Valentin se montra plus amical, plus avenant et plus curieux. Il s'intéressa aux bricolages d'Edward et l'aidait lorsqu'il fallait remonter un meuble, le vernir, le poncer… Il avait appris un tas de choses chez Madeleine et cela se voyait dans son savoir-faire.
Les lettres de Roy avaient donc été utiles à tout point de vue. Edward brûlait d'envie de lui répondre, mais il s'en abstint. Il l'avait prévenu, de toute façon, lorsqu'il avait dû partir :
« Je ne veux pas te mettre en danger. Si on ouvre ton courrier… Je ne veux pas qu'ils aient des soupçons.
- Comment veux-tu qu'ils en aient ?! Sérieusement, Edward. Ils ne savent rien de toi, et tant que tu ne signes pas « Eric Ford », je pense que ça devrait aller !
- On n'en sait rien ! Toi non plus, ne m'envoie rien.
- Tu peux toujours rêver. Ça me troue déjà assez de pas pouvoir rester à tes côtés, alors c'est pas pour te laisser complètement seul.
- Je ne suis pas seul, il y a tout le monde. Ça devrait aller. D'ici un mois, j'irai mieux. Je t'assure. Je peux survivre sans nouvelles.
- Pas moi. Je ne peux pas.
- Aller, tu l'as déjà fait. T'as des souvenirs de moi, et tout.
- Si tu parles de mon briquet : je l'ai perdu.
- Comment ça tu l'a perdu ?!
- J'en sais rien. Je l'ai oublié au bureau en allant chez Madeleine. Ou à la maison. N'empêche que je ne l'ai pas retrouvé.
- Ca vaut la peine de t'offrir des trucs…
- Oh, ça va !
- Bon, mais tu as toujours ma montre, non ? ».
Roy avait acquiescé à contrecœur. Ce n'était pas ça qu'il voulait, et il lui avait fait la remarque qu'elle était hideuse. Ils s'étaient ensuite quittés, et il avait dû supporter les remarques désobligeantes de Ruth à qui il avait fait promettre de ne rien dire sur sa relation avec Edward à Mrs. Christmas. Et puis il était rentré à East City et avait repris le travail. Il avait dû se confronter à Riza, qui avait fini par admettre malgré elle que, oui, effectivement, Edmund ne pouvait être qu'Edward et qu'il n'y avait aucune arnaque là-dedans ; Maes, qui exigeait des explications sur ce qu'avait subi Edmund et sur le coup monté que le gouvernement avait mis en place contre lui ; son équipe qui, entre le Fullmetal, son soi-disant cousin, et Eric Ford, se montraient suspicieuse ; et, enfin, le Fullmetal Alchemist lui-même qui était désormais sous sa direction, lui rappelant à chaque instant la certitude d'un futur aussi difficile qu'improbable et qui, par-dessus le marché, n'écoutait absolument rien à ses ordres.
- Fullmetal ! gronda soudain Roy, perdant patience. Tu ne peux pas partir en mission sans porter l'uniforme militaire ! Tu n'as pas le choix, il faut que tu le mettes !
- Vous avez essayé de m'en faire porter un la semaine dernière, et ça ne me va pas !
- J'ai commandé une nouvelle taille et te l'ai envoyé directement dans la chambre qui t'es destinée à la caserne !
- Alphonse l'a peut-être jeté sans faire exprès, s'excusa vaguement Edward avec une telle mauvaise foi que Roy failli exploser.
- Tu te débrouilles, Fullmetal, fit le militaire en essayant de garder son sang-froid. Mais tu vas me trouver un moyen de récupérer cet uniforme. Il me faudrait un autre mois pour en retrouver un à cette taille tellement il est petit, donc tu as intérêt à l'avoir mis la prochaine fois que tu te pointes ici.
Cette fois-ci, ce fut au Fullmetal de voir rouge et Roy entendit son poing s'abattre sur son bureau comme le son d'une victoire méritée qui lui redonna le sourire.
- QUI EST SI PETIT QU'IL NE RENTRERAIT PAS DANS LE COSTUME D'UNE SOURIS DE CIRQUE ?!
- Ca suffit ! chapitra le lieutenant Hawkeye, et Roy s'aperçut que toute l'équipe écoutait leur joute verbale, les yeux rivés sur eux. Edward, prend tes documents, et sort de ce bureau. Colonel, il est temps que vous vous remettiez au travail.
Aucun du gamin ou de l'homme n'osa protester et le petit blond saisit le dossier de sa mission avec une rage théâtrale avant de ressortir du bureau en claquant bruyamment la porte. Roy, lui, se contenta de croiser les doigts en se laissant aller contre le dossier de sa chaise pour savourer sa victoire. Victoire de courte durée, puisqu'Hawkeye lui rapportait déjà une nouvelle pile de paperasse qu'il soupçonna servir à souligner ses propos.
Cinq minutes plus tard, alors qu'il peinait à lire les premières lignes qui se trouvaient en haut de la pile, un autre individu bruyant entra dans la pièce :
- Yoooo ! fit Maes Hughes avec énergie, brandissant d'une main une bouteille de champagne et, de l'autre, un saladier rempli de feuilletés au fromage – Roy l'aurait parié rien qu'à l'odeur, Gracia les cuisinait divinement bien.
Mais plutôt que de se réjouir de la présence de son meilleur ami, Roy se sentit soudain très mal : et s'il avait croisé les Fullmetal Alchemist dans les couloirs ? Et s'il avait reconnu en lui Edmund Ford ? Et si le Fullmetal revenait pour lui casser les pieds ? Inquiet, il balaya la salle du regard et croisa celui de son lieutenant, non moins troublé que le sien. D'ailleurs, elle se leva bien vite, adressa quelques mots à Hughes et sortit du bureau, sans doute pour faire le guet, sans que personne ne s'en aperçoive vraiment. Pendant ce temps, Maes avait commencé à remplir des verres avec son champagne et les distribuait à ses coéquipiers, ravis de la diversion.
- Félicitations ! disait Breda en se servant de petits fours. Vous avez trouvé une maison, alors ?
- Oui, on emménage dans deux semaines. On est dans les cartons avec Gracia, et avec Elysia ce n'est pas facile de s'occuper de tout, mais on est content !
- Vous êtes affecté au Bureau des Enquêtes de Central City, c'est ça ?
- Exact ! Je vais pouvoir devenir une célébrité en arrêtant des criminels comme Barry le Boucher !
- Et vous prenez quand ?
- Dans trois semaines. Toutes les bonnes choses ont une fin, malheureusement ! Je ne vais plus pouvoir passer mes journées avec mes deux merveilleux anges !
- Vous allez nous manquer.
- Et toi, Royounet, tu ne dis rien ?! Quel sans cœur celui-là !
- Hein ? Si, si. Je suis content que tu sois là.
- Et tu vas bien poser des jours pour venir aider ton super pote dans son déménagement, hein ?!
- Quoi ? Euh… Je n'avais pas tellement prévu de-
- C'est tout décidé ! Merci ma poule !
Deux semaines plus tard, Roy était à Central à transvaser des cartons du camion de déménagement à la nouvelle demeure de Maes. Malgré le sourire de Gracia, les gazouillements joyeux de sa filleule et la bonne humeur de son meilleur ami, Roy ne pouvait se départir d'un sentiment d'angoisse qui ne tenait qu'en quatre mots : nouvelle et dernière demeure. Jusque-là, tout s'était produit ainsi qu'Edward l'avait prédit. L'adresse même de la maison était identique à ce qu'il lui avait raconté. Alors qu'il n'avait rien influencé du tout de ce côté-là.
- T'en fais une tête, mon vieux, remarqua Maes en le tirant des sombres réflexions qui l'avaient suivi tout au long de la journée. T'es si triste que ça de me voir partir loin de toi ?
- Tu parles ! Ça va me faire des vacances.
- Ce n'est pas l'impression que tu donnes.
Roy avala une gorgée de bière. La nuit avait déposé son voile de sommeil sur la maison et Gracia et Elicia étaient parties se coucher, laissant les deux amis seuls entre cartons et meubles à demi montés.
- C'est Edmund qui te manque ?
- Pas tant que ça.
- Roooh, fais pas ton pudique. On sait tous que vous deux, c'est l'amour fou.
- Mais ferme-là.
- Tu as de ses nouvelles ?
Roy s'accorda une nouvelle gorgée avant de répondre.
- Non.
- Ah…
- C'est pas comme s'il pouvait m'en donner. Il m'avait prévenu qu'il ne le ferait pas. Il pense que c'est trop dangereux pour moi.
- C'est pas comme si les personnes qui le recherchent pouvaient fouiller les courriers de tout Amestris, soupira dramatiquement Hughes. Je comprends qu'il soit traumatisé après ce qu'il lui est arrivé, mais il tourne quand même paranoïaque, ton cousin.
- C'est sans doute vrai, admit Roy. Mais il a ses raisons.
- Que j'aimerais bien connaître, d'ailleurs.
Roy leva les yeux au ciel en soufflant, excédé par son meilleur ami qui ne manquait pas une occasion de faire remarquer qu'il n'avait toujours pas les tenants et aboutissants du sauvetage express qu'ils avaient dû mettre en place pour tirer Edward du pétrin.
- J'ai bien compris que, pour une raison obscure, tu ne veux rien me dire. Mais quand même, tu sais que je suis de ton côté, que je ne te trahirais jamais et que, en plus, maintenant, je peux me rendre utile depuis le Département des Enquêtes de Central City. Si tu me dis rien, ma poule, je suis un pion inutile. Tu sais jouer aux échecs, pourtant, non ?
- Maes…
Ledit Maes se tut, attendant une suite que Roy ne voulait pas lui donner.
- Je ne peux pas te dire ce qu'il se passe. C'est trop… C'est…
Roy déglutit. S'il révélait maintenant à Hughes ce qu'il se tramait avec Edward, les choses ne seraient plus jamais les mêmes. Il était encore trop tôt pour lui de prendre une décision, de sacrifier Edward au profit de Maes. Puisque c'est bien ce qu'il devait faire : si Maes était dans la confidence, il ne chercherait pas à comprendre ce qu'il se tramerait dans le laboratoire numéro 5 et il ne mourrait pas. Edward aurait alors une tout autre approche du passé, du présent et du futur et les choses seraient alors complètement différentes.
- C'est très compliqué à expliquer, avoua Roy. Mais si je t'explique… Alors je risque de mettre Ed en danger. Ce n'est pas une question de confiance ou quoi, c'est juste que… Les choses deviendraient trop complexes et modifieraient ce qui est censé se passer.
- Ce qui est censé se passer ?
- Je ne peux rien te dire, Maes. J'aimerais. Vraiment. Mais pas tout de suite. Pas tant que je n'ai pas pris de décision sur la marche à suivre. Sur ce qui doit et ne doit pas être fait.
Maes laissa planer un silence et termina sa boisson.
- Je sais que j'en demande beaucoup, s'excusa Roy avec une expression penaude. Mais est-ce que je peux te demander de me faire une promesse ?
- Oui, tu en demandes beaucoup, en effet, grogna Maes, contrarié. Tu veux des choses et je n'ai rien en retour. Ce n'est pas vraiment digne de l'alchimiste que tu es, n'est-ce pas ? Mais dis toujours…
Roy se mordit les lèvres, incertain de savoir si ce qu'il s'apprêtait à dire était la bonne chose à faire. Il en avait le sentiment, mais la situation le dépassait depuis le début et il ne pouvait en être certain. Ce n'était qu'une hypothèse, et tant qu'il ne passait pas à l'action, il n'y aurait aucune influence sur rien du tout. Le temps resterait inchangé, son monde demeurerait stable et les questions qu'il se posait en boucle dans sa tête continueraient à le tarauder. Il souhaitait en discuter avec Ed avant de décider quoi que ce soit, mais sa conscience était trop forte, tout comme la peur qu'il avait de perdre son meilleur ami. Contrairement aux homonculi, Roy avait la chance de connaître les clés d'un futur qu'il était capable de modifier par des actions simples, non violentes, et dont personne n'aurait jamais vent. Il suffisait seulement que Maes coopère au bon moment…
- Si un jour je te demande de démissionner, j'aimerais que tu le fasses immédiatement.
- Quoi ?! s'étrangla Maes.
- Si je te demande un truc pareil un jour, je t'expliquerai absolument tout.
- Roy : si je suis venu m'installer à Central et si j'ai accepté ce poste, c'est pour t'aider à accomplir ce pour quoi Hawkeye et moi on te suit depuis Ishbal. Je ne vais pas démissionner alors que je suis plus utile ici qu'ailleurs.
- Je sais, et je t'en suis reconnaissant. Mais si je te demande quelque chose comme ça, ce ne sera pas sans raison. S'il te plait, Maes… Fais-moi confiance.
Maes le fixa un moment avec une défiance que lui procurait la surprise. Finalement, il lâcha un soupir désabusé et acquiesça :
- C'est toi le cerveau, dans cette histoire. Si tu me le demandes, je le ferai : mais il faudra me donner une bonne raison et m'expliquer tout ce qu'il se trame dans ta petite tête !
Il lui ébouriffa les cheveux avec force et Roy renversa le restant de sa bière sur ses vêtements.
- T'es sérieux ! Purée, je suis dégueulasse maintenant !
- C'est ta punition pour me laisser dans le mystère ! Ah ! Et autre chose : si je démissionne, tu as intérêt à payer mon loyer et mes courses le temps que je trouve autre chose à faire.
- Tu veux me ruiner ?! Enfin, j'imagine que tu n'as pas tort… T'as de la chance que je sois le parrain de ta fille.
- Elle est si mignooonne ! Attends, je te montre une photo !
- Je l'ai vu toute la journée, ma filleule ! Arrête avec tes photos ! Argh !
-o-o-o-
Les jours qui suivirent furent plus légers. Maes semblait avoir compris qu'il ne servait plus à rien de le questionner et la promesse qu'il lui avait faite lui permettait d'apercevoir une porte de sortie au dilemme insupportable que lui avait imposé la venue d'Edward. Il avait un moyen de sauver Maes de manière si pacifique que personne ne serait compromis auprès des homonculi. Encore fallait-il prendre des décisions qui n'étaient pas nécessairement urgentes.
Les meubles montés et la plupart des cartons déballés, Roy quitta les Hughes pour embarquer à bord d'un train en direction d'East City où il espérait vainement avoir des nouvelles des montagnes de Briggs. Il fallut combler le vide d'une boite aux lettres dépourvue du moindre mot par le travail et, avec lui, un retour à la salle d'entrainement qui avait au moins le mérite de lui permettre de se défouler. Il y croisait ponctuellement Havoc à qui il taxait des cigarettes pour se détendre, mais aussi pour se venger du briquet qu'il lui avait innocemment volé. Il avait essayé de le lui reprendre, mais il avait vite compris qu'Hawkeye était la responsable de toute cette histoire et qu'il l'avait peut-être bien mérité. Il avait accepté son sort, se consolant avec l'hideuse montre qu'Edward lui avait confié.
Lorsque le Fullmetal, tout de rouge vêtu, entrait en trombe dans son bureau, sa main se dirigeait directement dans sa poche pour s'assurer que le gousset était bien là, caché à sa vue et témoin de l'existence d'un Edward plus âgé actuellement perdu sous la neige du nord. C'était difficile, pour lui, de faire la différence entre les deux. Sous ses traits plus jeunes, le Fullmetal était la même personne flamboyante qu'il aimait, bien vivante, à portée de main. Il devait faire preuve d'un self-control extrême pour ne pas sourire, pour ne pas montrer le plaisir qu'il avait de le voir et le soulagement de savoir qu'il rentrait une fois encore sain et sauf d'une mission plus ou moins périlleuse.
Pour une raison qui lui échappait, le Lieutenant Hawkeye s'était adoucie à son sujet. Elle s'était peut-être fait une raison, mais la vérité ne l'obligeait pas à se montrer amicale envers les deux enfants du service et encore moins à nouer des liens. Ce n'était pas tellement qu'elle les aurait invités à venir chez elle où à créer une familiarité véritable, mais elle semblait attendrie par leur âge gavroche, par leurs échanges et, peut-être, aussi, par la volonté qu'ils avaient de réparer des erreurs qu'ils avaient commis trop jeunes. Peut-être, aussi, se montrait-elle curieuse d'Edward et remarquait-elle, comme Roy, à quel point il était similaire de l'adulte qu'il deviendrait par la pureté de ses ambitions et de ses actes.
La présence de ces enfants illuminait les journées de Roy qui retrouvait, le soir venu, une maison obscurcie par une solitude forcée. Il lui arrivait d'arriver plus tôt au bureau, le lendemain matin, dans l'espoir d'apercevoir une tignasse blonde où d'entendre les pas creux d'une armure qu'il aurait voulu apprendre à connaître mieux. Il savait depuis longtemps qu'Alphonse était une personne importante pour Edward puisqu'il lui en parlait régulièrement, lorsque la nostalgie le prenait et que l'anachronisme dont il était victime envahissait son cœur. Mais il n'avait pas réalisé que ce frère était en réalité un soleil autour duquel il gravitait. Il comprenait, désormais, à quel point le sacrifice de son alchimie avait été une évidence pour le petit blond. Et à quel point, aussi, l'importance du mot « famille » lui avait échappé.
Roy avait été élevé par sa tante dans un milieu cerné de femmes enrôlées par un destin qui n'était pas toujours choisi. Elles riaient de leur infortune en se serrant les coudes, souriant au petit garçon qu'il était sans jamais se plaindre devant lui de ce qu'elles supportaient. Il avait pourtant entendu des conversations à la volée, des mots qu'il n'avait pas toujours compris, des pleurs qui s'échappaient d'une porte négligemment entrebâillée et des gueulantes poussées par Mrs. Christmas pour protéger ses filles. C'était une sorte de famille, c'est vrai. Mais il avait toujours été exclu des véritables problématiques que tout cela représentait, des intrigues illégales, des trafics malhonnêtes que sa mère adoptive mettait en place sous le nez de l'Etat. Et, lorsqu'il avait suffisamment grandi et qu'on avait pu se débarrasser de lui, on l'avait envoyé étudier ailleurs.
C'est vrai qu'il avait été ravi d'apprendre l'alchimie. Mais il avait aussi été écarté.
Edward n'avait jamais écarté Alphonse. Même pour le protéger, il ne l'aurait pas fait. Ce lien qu'ils avaient tous les deux était ce qui les rendait forts. Il était si précieux que Roy en ressentait parfois une pointe d'amertume dont il avait terriblement honte. Il ne lui restait alors que son masque d'insensibilité pour s'éloigner de ce sentiment illégitime et l'espoir de retrouver son Edward bientôt.
Cette attente fut longue et douloureuse, parsemée de doute et d'impatience. Lorsqu'il put enfin profiter des jours de congés qu'il avait demandé pour Mithra, il s'empressa de réquisitionner les clés de voiture de son lieutenant qui les lui prêta de bon cœur. Après quoi, il prit la route pour vingt-quatre heures de trajet qui lui firent traverser la moitié du pays dans une lenteur insoutenable. Le train aurait peut-être été plus rapide et moins fatiguant, mais Edward était recherché et s'il voulait le ramener à la maison il ne pouvait se permettre de revenir par un transport public.
Arrivé à Semoy, il délaissa la voiture de son lieutenant pour emprunter une motoneige qui lui permit de se frayer un chemin dans les hauteurs encombrées de neige et de glace. La piste le mena jusqu'au village inanimé de Skiela et il dut s'enfoncer sur une route encore moins praticable pour rejoindre le chalet où il avait laissé Edward deux mois et demi auparavant. Son véhicule retournait la poudreuse qui le ralentissait et les flocons volaient en tous sens pour lui obscurcir la vue et imbiber ses vêtements d'une humidité gelée à laquelle il ne s'était pas préparé.
Finalement, il atteignit le refuge, découvrant une grange réparée emmitouflée dans ses épais habits d'hiver. L'arrêt du moteur du motoneige laissa alors place à un silence irréel qui le figea un instant. Au milieu de ces pics glacés, de ce plateau immaculé et de cette obstruction sonore, Roy se sentit minuscule, insignifiant, fragile. Son souffle se perdait dans une buée épaisse et son cœur battait à ses oreilles pour souligner l'inexpérience qu'il avait de cette tranquillité presque morte.
Le froid le fit alors frissonner et il sauta du véhicule, motivé par la chaleur du foyer qui l'attendait. Il se dirigea avec difficulté vers la porte de la maisonnée ensevelie. Ses pas étaient noyés dans le silence et la nuit tombait lentement pour ne laisser place qu'à un paysage de paix monochrome. Avec une étrange timidité, Roy frappa à la porte. Celle-ci s'ouvrit presque aussitôt sur une odeur de nourriture brûlante, sur une lumière chaude et sur Gabin qui, tout sourire, se tourna vers l'intérieur du chalet pour hurler :
- Hey ! Ed ! Il est là !
Roy resta un moment sur le palier sans trop savoir quoi faire, saisi par le contraste d'une atmosphère qui ne tenait visiblement qu'à la fine écorce fermée de cette porte d'entrée.
- Aller, entre ! enjoignit Gabin avec un sourire jusqu'aux oreilles. Je te prends ta valise !
Joignant le geste à la parole, le garçon, qui était plutôt un jeune adolescent, maintenant, lui pris ses bagages des mains et referma la porte derrière lui. Edward fit alors irruption dans la cuisine et Roy crut qu'il allait chavirer : en le voyant, le visage de son compagnon s'était soudain éclairé d'un sourire lumineux. Ses yeux brûlaient d'une flamme qui lui avait si cruellement fait défaut lors de leur dernière rencontre et un énorme poids libéra les entrailles de Roy. Sans attendre une seconde de plus, Edward vint le prendre dans ses bras et le serra fort contre lui, plutôt comme un ami que comme un amant.
- Ca fait plaisir de te voir ! s'exclama le jeune homme en profitant de cette étreinte pudique.
- Et moi donc : monsieur-je-te-laisse-sans-nouvelles, le réprimanda Roy en lui rendant son étreinte.
- Je t'avais prévenu ! Et tu n'étais pas censé m'en donner non plus.
Edward le prit à bout de bras pour l'examiner d'un œil faussement sévère. Malgré les reproches dans ses paroles, Roy vit à son expression qu'il n'était pas sérieux.
- Merci, ajouta Edward avec une moue embarassée. C'était important, finalement.
Roy hocha lentement la tête et l'examina de la tête aux pieds. Il avait repris un peu de poids et le creux de ses joues s'était quelque peu dissipé. Ces dernières paraissaient d'ailleurs plus rondes : mais cela était sans doute due à la barbe épaisse qu'il avait laissé pousser. Ses cheveux blonds avaient doublé de volume et partaient dans tous les sens. Son pull rouge rehaussait son teint et ses yeux d'or débordaient d'une énergie folle. Un instant, il crut voir l'adolescent qui venait régulièrement râler sans son bureau, mais il chassa rapidement cette image de son esprit.
- Tu as l'air en forme, constata Roy. On dirait un bûcheron, avec cette barbe et ce pull en laine.
- C'est un peu ce que je suis devenu, si tu veux tout savoir !
- Et il nous a aussi appris à chasser ! ajouta Gabin avec enthousiasme.
- Il est surexcité parce qu'il a attrapé son premier lapin dans un collet il n'y a pas une heure, expliqua Edward en roulant les yeux. Mais c'est une bonne nouvelle pour toi, Roy : ce soir, on va manger un bon civet ! Bon, tu es trempé : il faudrait pas que tu choppes la mort !
Edward s'éloigna de lui pour l'aider à ôter sa veste tandis que Gabin emportait sa valise. Roy ne put s'empêcher de fixer ses mains mutilées : l'une avait été transpercée par une lame et laissait voir une énorme cicatrice sur le dos de la main et, dans la paume, apparaissait sa jumelle ; l'autre, plus impressionnante encore, ne laissait apparaitre que trois doigts survivants. Edward emporta avec lui ses vêtements chauds pour aller les étendre avec une ribambelle d'autres manteaux, bonnets, écharpes et gants. Roy n'eut pas le temps de rester troublé : Adrien venait à sa rencontre pour lui serrer poliment la main. Gabin redescendit à ce moment-là pour se plaindre :
- Y'a du plomb, ou quoi, dans ta valise ?
- Tu n'aurais peut-être pas dû la monter : il y a pas mal de choses pour vous.
- Ah ?
- Je vais les chercher, sourit Roy à qui Edward emboita immédiatement le pas.
Dans le salon, ils croisèrent les deux fillettes qui saluèrent Roy avec timidité. Elles jouaient aux cartes avec Valentin qui leva les yeux vers eux et sourit avec embarras en guise de bonjour. Après tout, le départ de Roy ne s'était pas fait dans des circonstances pacifiques.
- Ca s'est bien passé, avec Valentin, d'ailleurs ? interrogea Roy avec inquiétude lorsqu'ils montèrent les escaliers.
- C'était un peu houleux au début, mais entre-temps on a pu s'expliquer.
Ils ouvrirent la porte du dortoir. Il faisait froid, à tel point que de la vapeur froide s'élevait de leurs bouches à chaque respiration.
- Rah, les enfants oublient toujours de laisser la porte ouverte, soupira Edward. Enfin, de toute manière il fait tout le temps froid quand même ici. Tiens, je t'ai laissé une place à côté de moi ! s'exclama-t-il en lui désignant une rangée de cinq matelas sur lesquels s'étendaient des oreillers, des couvertures de laine et des duvets. C'est pas très commode, mais Gabin dort à côté de moi aussi, et ensuite c'est les filles. Si tu préfères, il n'y a que Valentin et Adrien sur la rangée de lits là-bas, mais je me suis dit que tu voudrais dormir près de moi.
- Tu supposes bien, sourit Roy en se demandant sérieusement comment il allait survivre plusieurs jours avec Edward à ses côtés mais aucune intimité.
Ed lui offrit son plus beau sourire et vint soudainement se planter face à lui. Avec tendresse, il passa ses mains chaudes sur ses joues, ses doigts glissèrent dans ses cheveux mouillés par l'hiver et son regard pétillant plongea dans le sien. Roy sentit son cœur se mettre à battre très fort. Une drôle de timidité s'empara alors de lui, comme s'il était de nouveau adolescent et amoureux d'une personne qu'il n'aurait peut-être encore jamais embrassée. C'était bête, mais c'était grisant, et lorsqu'Edward posa ses lèvres sur les siennes, un feu d'artifice détonna dans sa poitrine. Le baiser se transforma rapidement en étreinte ou chacun enfouit son visage dans le cou de l'autre pour s'imprégner de leur parfum et de leur chaleur si longtemps éloignées. Ils ne surent pas combien de temps ils restèrent ainsi dans les bras l'un de l'autre, mais lorsqu'ils s'éloignèrent, ce fut à contrecœur.
- Tu as l'air d'aller bien, constata Roy avec douceur.
- Toi aussi, sourit Ed.
- Il n'y a pas eu de complications ? Tout a bien cicatrisé ?
- Oui, ne t'en fais pas, je suis comme neuf.
- Ca te change, cette barbe.
- J'espère que ça te plait, parce que tu vas devoir t'y faire.
- Tu comptes pas l'enlever ?
- Déjà : non. Ensuite : ça tient chaud – et ici je t'assure que c'est utile. Enfin : je suis méconnaissable alors si je veux revenir à East City, je pense que c'est une très bonne idée que de la garder.
- Il va falloir te reteindre les cheveux, aussi…
- Quoi ? Non ! En brun, on m'arrêterait tout de suite !
- Et en blond, on ferait le rapprochement avec le Fullmetal.
Edward fronça les sourcils et plongea dans ses pensées. Ils restèrent silencieux un instant, puis le blond demanda :
- Je suis sous tes ordres, alors ?
- Oui…
- Tu as rencontré mon frère, aussi ?
- Oui.
- Tu en as pensé quoi ?
Sur son visage, la réflexion avait fait place à la curiosité. Roy, quant à lui, n'était pas exactement sûr de savoir quoi répondre.
- Ce n'est qu'un collègue.
- Te fous pas de moi, aller !
Le brun scruta son compagnon un instant avant de répondre :
- Le Fullmetal est un alchimiste de talent hors pair, mais c'est un vrai casse-pied. Très honnêtement, des fois j'ai envie de lui en foutre une. Il refuse de porter l'uniforme, fait ses rapports n'importe comment, détruit la moitié des endroits où il part en mission et, en plus, il est complètement insolent.
- Non mais, t'es pas un cadeau non plus ! se défendit Ed d'un air faussement contrarié.
Roy cligna des yeux, coupé dans son élan. Pendant deux mois et demi, il avait créé une distance entre le Fullmetal et lui-même. Professionnelle, un peu froide, emplie d'une supériorité pleine de sarcasmes. Dans son esprit, il fallait absolument qu'il fasse la différence. Edward, c'était Edward. Le Fullmetal, c'était le Fullmetal. Si Edward devait s'en aller, puisqu'il allait bien finir par trouver un moyen de rentrer chez lui, alors il devrait avoir créé ce fossé entre eux deux. Il fallait qu'il tienne coûte que coûte. Sinon…
- Ed… Le Fullmetal, ce n'est pas toi.
- Bien sûr que c'est moi, rit Ed.
- C'est ton passé. Mais ce n'est pas toi. Ce n'est plus toi. Maintenant, tu es la personne que j'aime le plus au monde, celle avec qui je veux vivre le plus longtemps possible. Le Fullmetal, c'est… un gamin compétent mais ingérable qui te ressemble beaucoup mais avec lequel je ne dois pas te confondre.
- … Qu'est-ce que tu racontes ?
- Ed, quand je l'ai vu la première fois, je ne savais pas dans quel état tu étais, toi. Lui, il était bel et bien en vie, aussi grognon que toi, aussi incroyable que toi. Tu sais quoi ? Ça rend complètement fou de voir des incohérences pareilles. J'ai beau essayer de raisonner et de rationnaliser tout ça ; j'ai beau avoir toutes les clés en main pour comprendre… C'est juste parfaitement impossible de ressentir ce que je ressens… ! Je l'ai vu ; tu me manquais ; j'étais inquiet ; il était là ; tu n'étais pas là. Son présent est ton passé. En le côtoyant j'apprends à te connaître et à mieux t'aimer. Mais il n'a que douze ans. Tu n'avais que douze ans.
Edward le fixait désormais avec de grands yeux ronds, allant d'un œil à l'autre, réalisant que la situation, qui aurait pu être comique, ne l'était absolument pas. Pire que ça : elle était périlleuse, sinon malsaine. Il se remémorait le Colonel, sa distance, sa supériorité, son flegme et sa froideur. Il imaginait ce qu'il avait pu ressentir, lui qui se maitrisait si bien, et comprenait enfin pourquoi il existait une différence si grande entre le jeune Roy qu'il aimait et le Colonel qu'il avait détesté. Ce n'était pas tant que Colonel était antipathique - d'ailleurs il avait eu ses bons côtés, et il avait pu passer d'agréables moments, avec lui -, c'était plutôt que Roy se montrait antipathique.
- Roy…
Qu'avait réellement ressenti le Colonel lorsque les choses tournaient mal ? Lorsqu'il pleurait la mort de Nina, qu'il hurlait sa volonté de retrouver le corps de son frère ; qu'il se sacrifiait, mangé par Gluttony, laissé pour mort par Solf J. Kimblee ? Que ressentirait Roy lorsque tout cela arriverait ?
Son ventre se noua au moment où le cercle de transmutation capable de le ramener chez lui s'imposa à sa mémoire. Devait-il lui dire qu'il savait comment rentrer ? Comment pourrait-il supporter ces évènements sans qu'il ne soit à ses côtés ? Son futur s'inscrivait-il dans cette temporalité-ci, ou devrait-il s'en aller pour reprendre le cours d'un présent qu'il n'imaginait plus tellement comme étant le sien ? Cela faisait quatre mois qu'il éludait la question, qu'il n'avait pas le courage de prendre une décision… Et l'appréhension, les questionnements et l'ambivalence de Roy n'avaient rien pour l'encourager à aller du côté de la raison.
- Je sais, reprit Roy en tournant honteusement la tête ailleurs. Je sais que c'est horrible : mais je n'y peux rien, moi. Des fois, j'ai eu l'impression que je t'avais inventé, que je projetais sur ce gamin une image qui n'existait que dans ma tête. J'ai mis de la distance entre nous depuis le début. Je te promets que je l'ai fait : je ne suis pas assez stupide pour te perdre.
- Pour me perdre… ?
- Si quoi que ce soit arrive… Si je fais le moindre faux pas avec ton jeune toi… Si je commets la moindre incohérence… Tu n'existeras plus tel que je te connais. Et ça… C'est impossible.
Edward resta silencieux, laissant son regard se perdre dans le vague. Tout prenait un sens nouveau. Ses choix aussi allaient être influencés par de telles paroles. Depuis longtemps, il était au courant de l'influence qu'il pouvait avoir sur lui-même, sur son passé, et, éventuellement, sur son présent. Jusque-là, Roy n'avait pas eu l'air de s'en soucier. Maintenant que c'était le cas et qu'il le lui annonçait, toutes les problématiques qu'il avait perdu dans les montagnes de Briggs lui revenaient soudain en mémoire.
Roy vit alors les traits d'Edward prendre dix ans d'âge. La légèreté avec laquelle il l'avait accueilli disparut pour laisser place à une expression qu'il ne lui connaissait que trop bien : la culpabilité.
- Oh non, Ed… Je ne voulais pas…
Il s'approcha de lui, le cœur serré. Il venait à peine de le revoir, et voilà qu'il lui balançait déjà ses doutes et ses malheurs à la figure. Malgré son sourire et sa joie retrouvés, il aurait dû se douter que les choses n'étaient pas exactement redevenues comme avant. D'eux deux, c'était Edward le plus fort, et il n'avait pas pris en compte ses traumatismes récents avant de lui demander de le soutenir dans ses réflexions.
- C'est moi, qui ne voulait pas, murmura Edward, la gorge nouée. Je suis vraiment désolé de te faire subir tout ça… Je… Je ne sais pas à quoi je m'attendais.
Roy le prit dans ses bras et le serra contre son torse. Edward frissonna à son contact, sans doute en raison de ses vêtements gelés, mais il ne se déroba pas.
- Bon, et, c'est vrai… Ce n'est pas si dramatique. Il y a quelque chose de comique, dans cette histoire ! fit le militaire pour tenter de le distraire. Je ne savais pas que tu faisais un tel complexe sur ta taille !
Edward haussa les épaules, visiblement indifférent à sa tentative.
- Ca ne te fait plus rien, maintenant, non ?
- Pas vraiment.
- C'est étonnant. Même si tu as grandi, tu restes quand même petit pour un homme.
Le blond se détacha un peu de lui pour lever la tête, les sourcils froncés.
- Tu te fous de ma gueule ? demanda-t-il d'une voix incertaine.
- Non, c'est vrai ! Regarde : je suis déjà pas bien grand, mais je suis quand même plus grand que toi.
- J'ai une taille tout à fait respectable, grommela Edward, s'extirpant de ses bras glacés.
- Oui, oui. Mais je paris que ton frère t'a dépassé. Non ?
- Et alors ? grogna Ed, visiblement mécontent.
- D'ailleurs, ça m'a surpris quand j'ai vu Gabin ! Il est plus grand que toi maintenant, non ?
- Mais… Mais va te faire foutre ! s'insurgea le barbu.
- Où tu veux, quand tu veux, répondit Roy en agrémentant sa réponse d'un clin d'œil et d'un sourire charmeur.
L'expression ahurie d'Edward valait à ce moment-là tout l'or du monde et Roy se mit à rire de bon cœur, heureux de voir que sa diversion avait au moins marché un peu.
- Tu me fais chier, bougonna Ed en se tournant vers un tas d'affaires roulé en boule par terre. Et en plus de ça tu vas choper la crève. Et moi aussi par la même occasion ! Tu m'as complètement trempé.
- Je vois que l'art de la répartie s'est aussi envolé avec l'âge…
Ed lui balança un pull propre à la figure, prit une grande inspiration, et se mit à hurler :
- QUI APPELLE-TU SI RABOUGRI QUE MÊME A CÔTÉ DE MAMIE IL SEMBLE RIKIKI ?!
- C'est tout ce que tu as dans le ventre ?!
- RAAAAAH !
Un boulet de canon fondit soudain sur Roy, l'emportant dans son sillage jusque sur les couchettes où les deux hommes s'écrasèrent avec fracas. Les draps, couvertures, édredons et oreillers eurent tôt fait de se transformer en un véritable arsenal qui accentuait les coups, les cris, puis les rires. Les plumes des polochons torturés par le temps volèrent ci et là, recouvrant les matelas d'un duvet poussiéreux dans lequel ils se roulèrent, indifférents à leur environnement, plus occupés à se chamailler pour savoir qui des deux combattants aurait l'ascendant sur l'autre.
- Hey ! Qu'est-ce que vous faites là-haut ?!
Ed releva la tête, distrait, ce qui laissa le temps à Roy de prendre le dessus et de bloquer ses bras sur le lit.
- Tu triches ! protesta Edward à la manière d'un enfant.
- Tu es juste mauvais, le taquina Roy.
Des pas dans les escaliers les firent sursauter et Roy se pencha rapidement sur Edward pour déposer un bref baiser sur ses lèvres avant de le relâcher pour se relever. Gabin fit alors irruption dans le dortoir, trouvant un Edward boudeur et un Roy toujours trempé mais visiblement pas si pressé que ça de se changer.
- Vous avez fait une bataille sans moi ?! s'indigna l'adolescent.
- Oh, ça va, des batailles, on en a fait plein, marmonna Edward, grincheux.
- Oh ! T'as perdu Ed ?!
- Tu m'as déconcentré !
- Je suis juste plus fort que toi.
- Plus fort mon cul ! Un : j'étais en convalescence donc je n'ai pas pu m'entrainer pendant un moment. Deux : tu m'as pris par surprise ! Trois : je me suis pas donné à fond.
- Pff. Oui, c'est ça. Tu peux te voiler la face autant que tu veux, on sait tous les deux qui est le boss ici.
- Je vais te… !
- Tu pourrais m'apprendre à le vaincre, alors, dis ?! demanda alors Gabin à Roy, interrompant leur escarmouche.
- … Hein… ? fit Roy, déstabilisé par la requête du gamin.
- Il gagne tout le temps parce qu'il est trop fort : on a besoin d'un entraineur !
- Tu exagères ! s'insurgea Ed. Je t'entraine déjà, mais t'es juste mauvais. C'est tout.
- Peut-être que c'est toi qui es mauvais en tant que prof !
- Vous commencez gentiment à me gonfler dans cette baraque !
- Vous faites quoiiii ? interrompirent les deux jumelles, qui avaient visiblement emboité le pas de Gabin.
- On arrive ! s'exaspéra Ed. Allez en bas, on arrive !
- Mais on en a marre de jouer aux cartes… En plus Valentin ne fait que tricher !
- C'est pas vrai ! démentit la voix du concerné depuis le lointain.
- Dis Ed, on peut aller faire un igloo ? implora Violette avec de grands yeux pétillants.
- Oh oui ! approuva Margaux, tout excitée. Comme la dernière fois !
- Il est trop tard pour ça les filles, sourit Ed, attendri. Il fait déjà sombre. Mais s'il ne neige pas cette nuit et qu'il fait beau demain, on pourra essayer.
- Oh chouette !
- Bon aller les enfants, on va laisser Roy se changer. Tu nous rejoins en bas, d'accord ?
- J'arrive, sourit Roy.
Edward rattroupa les enfants et les suivit dans les escaliers, laissant le brun seul dans le dortoir. Ce dernier soupira lorsque la porte se referma, à la fois soulagé de voir qu'Edward s'était vite remis et coupable de lui avoir confié ses inquiétudes. Il était incapable de se montrer malhonnête avec lui et, puisque le Fullmetal était venu dans la conversation, il n'avait pas réussi à s'empêcher de lui dire ce qu'il pensait vraiment. Maintenant qu'il s'était repris, il se demandait comment Ed avait pu réagir de cette manière : il aurait dû être en colère, dégoûté, horrifié. Il lui avait quand même avoué qu'il avait de l'affection, si non pour quelqu'un d'autre, pour un garçon de douze ans. Il n'avait rien trouvé de mieux à lui dire pour leurs retrouvailles ? Quelque chose ne tournait vraiment pas rond dans sa tête…
Il se changea, écœuré par son comportement, ses pensées et ses sentiments dont il ne pouvait rien faire. Puis, il prit son courage à deux mains et redescendit à l'étage inférieur, apportant avec lui les quelques présents qu'il avait ramené d'East City : deux bouteilles de vin, du chocolat, des bonbons et des cookies qu'il s'était motivé à faire lui-même à l'aide d'une recette de Gracia. S'il pensait faire plaisir, il était très loin de s'imaginer l'hystérie générale que ces gourmandises provoquèrent. Adrien dut user de sa grosse voix – ce qui surprit tout le monde – pour récupérer le tout et distribuer quelques bonbons avec parcimonie :
- Si vous voulez en profiter longtemps, il va falloir n'en manger que de temps en temps, expliqua-t-il à ses frères et sœurs qui, étrangement, ne protestèrent pas et acceptèrent sagement leur sort.
- C'est qu'ils ont pas dû voir l'ombre de quelque chose comme ça depuis au moins un an, commenta Edward devant la surprise de Roy.
- De quoi ?
- À l'est, tu ne dois pas être trop touché étant donné que c'est une région agricole très développée, mais dans le sud et dans l'ouest, il y a de la pénurie de tout. Et je te raconte pas ici, au milieu de nulle part.
- C'est trop bon ! s'extasia Margaux en suçant un berlingot.
- Merci M. Roy ! approuva Violette, des étoiles dans les yeux.
- Ed, tu n'en veux pas ? proposa Adrien.
- Nah, je vais bientôt retourner en ville, j'aurais tout le temps de manger ce que je veux.
- Tu vas partir, Ed ? s'inquiéta Violette.
- Oui, je vous en avais déjà parlé. C'est pour ça que j'apprends à Gabin et Valentin à chasser et à poser des collets : je vais plus pouvoir le faire pour vous.
- Mais quand est-ce que tu pars ?
- Juste après Mithra. Dans une semaine ou dix jours.
Roy ne s'attendait pas véritablement à ce qu'Edward veuille rester autant de temps ici, mais en voyant le visage sombre de tout le monde, il se retint de lui faire la moindre remarque. Même Valentin semblait affecté par l'annonce de ce départ qui n'était pourtant pas nouveau.
- Allez, faites pas une tête pareille, sourit Ed. C'est cool pour vous, je vous enverrai des produits qu'on ne peut pas trouver par ici. Vous aurez tout le chocolat que vous voudrez et je vous enverrai des nouvelles.
- Je comprends vraiment pas pourquoi tu dois partir, grommela Gabin, les bras croisés. Tu es plus en sécurité ici qu'à East City. T'es recherché partout, je te signale : je lis les journaux autant que toi.
- Je vais me transformer et prendre un autre nom : ça ira très bien.
- Si c'est parce que tu veux rejoindre ta copine, tu peux l'oublier, cassa Valentin. T'as peut-être un pote à toi qui es venu te chercher – je veux pas t'offenser, Roy, hein - mais elle, elle en a rien à foutre. Sinon elle serait là.
- Elle n'est pas au courant, s'expliqua Edward avec maladresse.
- Bon, ça suffit, coupa Adrien d'un soupir. C'est comme ça, et c'est tout. Papa et maman ne nous ont pas élevé comme ça : mettez la table, qu'on accueille notre invité correctement.
À ces mots, tout le monde s'activa pour dresser la table, touiller le plat, servir le vin et Roy se retrouva en bout de table, entre Edward et Adrien. Dehors, le soleil avait laissé place à la lune. Il n'était pas très tard, mais Roy fut reconnaissant que tout le monde veuille manger si tôt car son voyage l'avait épuisé. A la lumière de lampes tempêtes, ils avalèrent leur civet agrémenté d'herbes et accompagné d'un riz assaisonné de sauce. Le plat était modeste mais délicieux et Roy apprécia le retour d'une ambiance chaleureuse, des discussions conviviales et des chamailleries enfantines. Ce n'était pas tant qu'il appréciait habituellement les enfants, mais voir le profil d'Edward s'éclairer et entendre son rire se déployer lui faisait un bien fou. Il l'avait imaginé au fond du trou pendant tout ce temps, et il espérait que ses lettres et les coupures de journaux qu'il lui envoyait hebdomadairement l'aideraient à se reconstruire malgré son absence. C'était peut-être le cas, mais cette soirée bon enfant, cette bienveillance générale et cet amour familial qui planait dans l'air lui firent comprendre avec amertume que c'était la présence des autres qui l'avait remis sur pied.
Lorsque Roy se coucha ce soir-là aux côtés d'Edward, ce fut le cœur lourd, partagé entre le plaisir d'avoir retrouvé son homme plus ou moins en pleine forme et la jalousie qui s'était immiscée en lui lorsqu'il avait compris qu'il n'avait que maigrement participé à un tel résultat. Malgré l'accueil chaleureux qu'il avait reçu, les regards enchantés que le blond lui lançait parfois, les échanges qu'il avait pu avoir avec l'ensemble des habitants de cette maison, il lui semblait qu'il était de trop. Et tandis que le souffle d'Edward s'épaississait dans le sommeil juste contre son oreille, il sut que la nuit serait longue car il lui fallait désormais s'accoutumer à une pensée à laquelle il ne s'était pas préparé. Le Fullmetal ne voyait que par son frère et aurait donné sa vie pour lui. Edward, dans ce monde-ci, n'avait plus son frère, mais il était évident qu'il avait trouvé ici une nouvelle fratrie. Les dix prochains jours lui permettraient peut-être d'avoir toutes les clefs en main pour prendre une décision qui lui coûtait déjà. Ce n'était pas avec lui que son compagnon avait réussi à se raccommoder, mais avec cette famille meurtrie qui partageait sa peine. L'emmener loin d'elle lui semblait désormais égoïste.
Pour son bien, il était peut-être plus sage de repartir sans lui.
