Pour être tout à fait franche, Talia al Ghul ne s'est pas rendue à Lancehélion uniquement pour avoir l'opportunité de créer des relations aussi harmonieuses que profitables à sa maison au sein de la cour du Prince. Si elle n'est pas actuellement à Nanda Parbat, c'est principalement la faute de l'atmosphère qui règne entre les murs de la forteresse.

C'est l'éternelle histoire, Père menaçant de déshériter sa sœur aînée à moins que Nyssa ne lui donne enfin un petit-fils – ou une petite-fille, c'est Dorne et Père ne sera sans doute pas trop regardant sur le sexe du moment que sa première-née lui obéisse enfin – tandis que Nyssa refuse d'abandonner sa stricte préférence pour la forme féminine. C'est une vieille querelle qui va et vient, et cette fois, Dusan l'a relancée.

En temps normal, Dusan ne reçoit pas beaucoup d'attention, qu'elle vienne de son géniteur ou de ses sœurs ; après l'indélébile impression laissée par Freuxsanglant sur les Sept Couronnes, naître albinos est davantage qu'une faute de goût, c'est une menace à peine voilée. L'unique mâle de la fratrie al Ghul n'a échappé que de justesse à l'étouffement au berceau, et a eu la sagesse de se faire chevalier errant une fois assez vieux pour prendre les armes et partir sur les routes, ce dont tout Nanda Parbat s'est réjoui.

Mais voilà qu'il est revenu, et pas seul : au cours de ses aventures de l'autre côté du Détroit, il a trouvé moyen de se marier et d'engendrer une progéniture. Son épouse morte, il a décidé que le Pays de Ghis ne lui plaisait plus et s'en est retourné sous le toit de son père, sa fille dans les bras.

Mara al Ghul est une adorable poupée de tout juste un an, pourvue de la peau ambrée et de la dense chevelure noir rougeâtre du peuple de sa mère. Elle est aussi le premier petit-enfant de Père, et même si Dusan n'héritera jamais de Nanda Parbat, Mara le pourrait. Si Nyssa ne se résigne pas à avoir un enfant de son propre ventre.

Talia connaît assez bien sa sœur pour savoir que celle-ci ne verrait aucun problème à transmettre la forteresse située dans les Montagnes Rouges à sa nièce. Non, ce qui enrage Nyssa, c'est la possibilité que Père la rejette entièrement en tant qu'héritière, pour laisser Nanda Parbat passer directement de lui à Mara – ce qu'il est parfaitement capable de faire sous le coup du dépit.

En tant que troisième enfant du patriarche al Ghul, issue d'un second lit et à moitié yitienne, Talia n'est pas tellement concernée par cette querelle dynastique, mais elle ne l'en impacte pas moins en empoisonnant l'air de sa propre demeure. Lancehélion et sa cour rempli de scorpions rongés d'ambition, donc.

Et elle ne regrette pas d'être venue.

« Madame » la salue le lord aussi immense que blême, la détaillant de son regard bleu incandescent, « je ne crois pas vous connaître. »

Elle s'autorise un demi-sourire.

« En ce cas, j'ai l'avantage sur vous, messire. Car il est impossible d'ignorer qui vous êtes, à moins d'être sourd et aveugle. »

En effet, comment ignorer qui est Bruce Barathéon, frère cadet de l'Usurpateur ? Il n'est arrivé que d'hier et pourtant les couloirs du Palais Vieux sifflent déjà de murmures haineux et désapprobateurs à son endroit, d'appels à le renvoyer dans le déshonneur à Port-Réal – que l'Usurpateur goûte donc à l'amertume de perdre un membre chéri de sa famille, un totalement innocent de ses propres péchés et qui aurait dû être en sécurité.

Les gens n'osent passer à l'acte, la rétribution du Prince Doran n'en vaudrait pas le risque et les Dorniens n'ont pas oublié ce que signifie le terme honneur, pour leur part. Mais l'idée demeure, tentatrice, et depuis des temps immémoriaux les idiots cèdent à la tentation.

Talia espère que Bruce Barathéon a placé son petit garçon sous bonne garde. En ce qui concerne sa propre sécurité… vu la largeur de ses épaules et les mains puissantes couvertes de cals par le maniement des armes, il devrait pouvoir se débrouiller.

« Tout comme il est impossible d'ignorer votre costume, madame. On pourrait vous croire originaire de Yi Ti, si l'on n'y prenait pas garde. »

Là, Talia se sent un peu impressionnée. Père commente à l'occasion sur tous les traits qu'elle a hérité de sa mère (fille d'une concubine de marchand ruiné, vendue comme scribe à un riche voyageur avide de nouveauté exotique qui s'est empressé de l'affranchir et de la ramener en sa province pour en faire son amante de cœur et plus tard sa deuxième épouse) et s'habille fréquemment comme celle-ci aimait à le faire, avec les robes de son trousseau. Adaptées pour la chaleur, bien sûr.

« Oh, vraiment ? »

« Vos yeux ressemblent à ceux d'un marchand yitien qui s'est aventuré une fois à Braavos, alors que je m'étais mis en tête de visiter les Cités Franches, et je gage que vos cheveux seraient identiques aux siens si j'ôtais votre turban. »

« Prenez garde, messire » riposte la jeune femme. « Ne défait la coiffure d'une dame que celui qui en accepte les conséquences. »

« Les dieux me préservent de votre courroux ! Mais ce turban, précisément. Ou plutôt, ces pièces de bronze martelé qui l'ornent, les mêmes pièces qui constituent votre bracelet à trois rangs. C'est une technique très particulière, qui ne se trouve que chez les parures des orphelins de la Sang-vert et qu'ils refusent de vendre ou de troquer à toute personne n'étant pas de leur parenté. »

Les yeux noirs de Talia s'étrécissent.

« Comme vous êtes bien renseigné sur un sujet si peu connu, lord Barathéon. L'Enfant Roi ne considérait guère les orphelins digne d'intérêt, dans ses chroniques de conquête. »

« Daeron Targaryen est venu à Dorne en conquérant. Je viens en diplomate, ainsi que futur parent par le mariage. Cela paie de se renseigner, et La Conquête de Dorne n'est aucunement le seul livre jamais écrit à traiter de l'endroit, madame. »

De plus en plus intrigant, cet homme. De plus en plus captivant.

« Savez-vous que c'est entièrement la faute de ce Targaryen en particulier si ma maison existe ? » dévoile-t-elle.

« Le jeune dragon n'est pas spécialement connu pour avoir élevé les Dorniens, plutôt que les avoir décimé » s'étonne poliment son interlocuteur.

« Certes. Mais il y avait un jeune orphelin de la Sang-vert, chassé par sa famille pour n'être qu'un irrécupérable bon à rien en compagnie de divers autres vauriens de son âge. Lorsqu'il eut vent de l'avancée des troupes des Sept Couronnes, il formula le plan d'aller se cacher dans les montagnes, lui et ses gredins d'amis, afin d'assaillir les troupes fraîches et le ravitaillement pour les troupes de Daeron. Oh, l'Enfant Roi fit passer les Montagnes Rouges au peigne fin, mais pour un qui venait des rivières, l'orphelin connaissait les montagnes comme s'il y était né, et toutes les tentatives pour lui mettre la main dessus furent vaines. Quand il eut vent de l'entreprise, le Prince Morgan s'en amusa tellement qu'il décida de conférer un titre et des terres au jeune audacieux, qui s'empressa de les accepter. »

« Et de devenir votre ancêtre ? » interroge Bruce Barathéon, le ton calme mais le sourcil arqué.

« Mon arrière-grand-père » précise Talia, « et le fondateur de la lignée Al Ghul. Si vous avez entendu parler de nous, c'est probablement dans les récriminations des Marchiens. »

Une lueur s'allume dans le regard trop bleu.

« L'Ascension du Démon. Les Dondarrion apprécient fort cette ballade, alors qu'elle commémore une de leurs plus cuisantes défaites. À votre place, je craindrais rétribution, depuis le temps qu'ils ruminent leur rancune. »

« Qu'ils viennent donc » lance nonchalamment Talia, « depuis bientôt soixante-quinze ans que nous attendons leur riposte, il ne manquerait plus qu'ils y renoncent. »

Oui, elle était loin de s'attendre à Bruce Barathéon lorsqu'elle avait plié bagage, mais la surprise est loin de lui déplaire.