Une des raisons pour lesquelles Oberyn est heureux de ne pas être le Prince régnant de Dorne – la première étant qu'il faudrait que Doran et tous les enfants de son frère soient morts pour qu'il puisse monter sur le trône – est qu'il n'est guère capable de conserver la tête froide lorsque les évènements ne se déroulent pas selon ses prévisions ou ses préférences. Oh, il peut offrir l'illusion de bonne figure, mais il n'en perd pas davantage ses moyens au fond de lui-même.

Bruce Barathéon n'est pas ce à quoi s'attendait la Vipère rouge, et pour cela Oberyn lui en veut. Pas autant qu'à son Usurpateur meurtrier de frère, mais il le déteste. De si visiblement adorer son frêle petit – les propres filles et neveux et nièce d'Oberyn ne lui ont jamais paru aussi délicats que le minuscule Timo Barathéon, si dissemblable du géant lui tenant lieu de père. D'être si impeccablement poli, au point d'avoir effectué des recherches sur les us et coutumes de Dorne avant de s'y rendre.

De désapprouver si totalement le crime commis par son propre frère, et pourtant de continuer à servir ledit frère.

Oberyn s'est efforcé d'aiguillonner Barathéon, une fois les présentations officielles achevées, et ce malgré la désapprobation hurlant dans chaque pli du visage de Doran. Il n'est parvenu qu'à se heurter à un mur sans prises pour l'escalader et parvenir à la cible cachée derrière.

Croyez-vous réellement que la présence ici de votre fils suffira à acheter la paix et votre bonne conscience ? Que cela effacera miraculeusement le sang qui couvrait ces capes rouges ?

C'était un miracle mineur que la voix d'Oberyn ne se soit pas brisée sous la colère ou les larmes tandis qu'il proférait ces mots lui lacérant la langue et les lèvres. C'était un autre miracle mineur que le regard bleu de Barathéon ait pu croiser son propre regard noir et ne pas fléchir alors qu'il donnait sa réponse.

Non. Ça ne réparera rien.

L'Orageois sait combien l'effort est futile et pourtant le soutient. C'est absurde et grotesque, le genre de comportement qui ne mérite de figurer que dans les tragédies, pas dans la vie réelle. Oberyn voudrait lui planter sa lance dans la gorge, après avoir badigeonné la pointe de venin de manticore, pour lui apprendre à réfléchir à sa conduite.

Il ne peut pas, bien sûr. Les Barathéon sont officiellement les invités du Prince à Lancehélion, et la Vipère rouge n'ira pas humilier son frère en insinuant que le dirigeant de Dorne ne peut même pas contrôler sa famille et protéger ses invités entre les murs de son propre palais.

À la place, il guette. Il observe. Il attend son heure, car certainement Barathéon finira par commettre un faux pas qui nécessitera rétribution.

Et à ce moment précis, contrairement à l'Usurpateur, Bruce Barathéon n'échappera pas au châtiment qu'il mérite.


Lorsque Talia al Ghul est venue séjourner à Lancehélion, la Vipère rouge a brièvement envisagé de la séduire – elle est à moitié yitienne, une ethnie dont il connaît si peu, l'entreprise aurait été si instructive – avant d'y renoncer. Mine de rien, les Al Ghul ont une réputation.

Ça peut paraître hypocrite de la part d'Oberyn, lui qui a choisi pour amante de cœur la fille bâtarde de lord Harmen Uller – la moitié des Uller étant demi dingue et l'autre moitié encore pire. Mais de temps à autre, il lui vient de brèves lueurs d'auto-préservation, et c'est précisément à cause de l'une d'elles qu'il choisit de laisser en paix la pourtant si délectable d'aspect fille al Ghul.

Pour une raison ou une autre, tous les seigneurs à s'être établis à Nanda Parbat ont causé la mort de la personne sur laquelle ils avaient jeté leur dévolu. Le fondateur de la lignée s'en est allé faire la guérilla contre Daeron Targaryen accompagné de son amante de cœur : celle-ci a péri afin de lui permettre de fuir une escarmouche, à peine quelques mois après la naissance de leur enfant. Ledit fils a ravi une fille rebelle des Terres de la Couronne, coulant plusieurs décennies de mariage paisible en sa compagnie jusqu'à la quatrième rébellion Feunoyr, où la femme s'est fait tuer pendant la bataille du pont de la Wend parce que son mari voulait lui permettre de revisiter les lieux de son enfance et avait mal choisi son moment.

Après cela, bien sûr, vient l'actuel patriarche de la maison, deux fois marié et deux fois rendu veuf par des circonstances assez brutales. Il est tout d'abord parvenu à épouser une jouvencelle du Nord, une Locke ou une Ryswell, Oberyn ne sait pas trop, seulement pour que la fille se vexe de le voir déjà en ménage avec une yitienne. La naissance de leur rejeton albinos fut le coup de grâce, et la fille a couru se jeter dans la Torrentine, laissant derrière elle une lettre proclamant que s'il fallait accuser quelqu'un de sa mort, c'était son époux. Oh, c'était bel et bien un suicide, mais la famille de la fille a crié au meurtre près d'une douzaine d'années avant de se calmer.

Échaudé par le désastre et ayant déjà sacrifié au devoir pour engendrer deux enfants, le bougre a décidé de suivre les élans tendres de son âme et de s'unir à sa yitienne en secondes noces. Seulement pour se quereller avec son écuyer dix ans plus tard, ce qui a poussé le jouvenceau à poignarder la femme en guise de représailles. Devant la fille de huit ans de ladite femme.

Et maintenant que Dusan al Ghul est revenu d'Essos, la rumeur court qu'il a étranglé la mère ghiscarienne de sa fille quand celle-ci l'a imploré de ne pas lui ôter l'enfant. Oui, les Al Ghul ont une réputation. Une qui pousse la majorité à les regarder de travers, comme on lorgnerait la vipère endormie sur son rocher brûlant et frémissant pour indiquer l'imminence de son réveil.

Pour sa part, Oberyn aime la vie – il l'adore, avec tous les plaisirs qu'elle lui a permis de goûter et lui réserve probablement encore. Si bien qu'il décide promptement de ne fréquenter Talia al Ghul que pour sa conversation – qu'elle peut avoir agréablement caustique et merveilleusement érudite, quand elle vous en juge digne.

Il n'imagine certainement pas la lady s'intéresser à Bruce Barathéon, et pourtant. Pourtant, le surlendemain de l'arrivée du bougre, il le voit donner le bras à la femme pendant qu'elle lui fait admirer l'architecture et les jardins du Palais Vieux.

Peut-être devrait-il prévenir le malheureux ? Mais après mûre réflexion, Barathéon n'est pas venu à Dorne sans se préparer, il a bien dû interroger les seigneurs de la marche, et ceux-ci ont eu des décennies pour se familiariser avec la réputation du Démon – un titre que les Al Ghul sont enchantés de porter et s'efforcent d'honorer au combat – alors vraiment, s'il lui arrive des avanies, cela ne retombe que sur sa tête, et la conscience d'Oberyn reste pure.

Ce n'est sans doute pas plus mal, porter un coup à l'Usurpateur par un moyen aussi détourné. De la sorte, Doran garde les mains propres, et s'il faut produire un coupable pour satisfaire le trône de fer, et bien, c'est un peu difficile de traduire une malédiction familiale en jugement, n'est-ce pas ?

Non, il n'a pas envie de suivre cette histoire car il se demande à quoi ressemblera l'accouplement final, peu importe ce que raconte Ellaria. Contrairement à son amante de cœur, le voyeurisme ne l'excite que lorsque c'est strictement entre femmes.