Une semaine s'est écoulée depuis l'arrivée des Barathéon à Lancehélion, et Arianne a décidé qu'épouser la poupée délicate servant de neveu à l'Usurpateur ne sera pas une gageure après tout.

Sous ses airs craintifs, Timo – qui a promptement perdu la voyelle à la fin de son nom pour n'être plus connu que par son diminutif – fait montre d'un sang-froid étonnant, qu'il soit présenté à sa future belle-mère (envers laquelle il est parfaitement poli malgré son bégaiement, faisant fondre lady Mellario qui désormais l'invite tous les jours à prendre le thé) ou qu'il déniche des scorpions dans ses chaussures (qui auraient pu ne pas être un accident, mais Nymeria nie toute responsabilité dans l'affaire).

Surtout, quand Arianne lui parle, il l'écoute attentivement avec ses larges yeux bleus fixés sur elle, comme si elle était le nombril du monde, et c'est tellement agréable d'être adorée comme ça. Arianne savait déjà qu'elle était la princesse héritière de Dorne, qu'elle aura toute une province à ses pieds un jour, mais c'est la première fois qu'elle en reçoit un aperçu.

Si son petit mari continue à se conduire ainsi une fois qu'ils se seront unis dans la lumière des Sept, il sera le parfait prince consort pour elle. Maintenant, s'il pouvait ne pas trop ressembler à son père en grandissant, ce serait merveilleux.

En dépit d'une semaine de familiarité, Bruce Barathéon – son futur beau-père – la met toujours mal à l'aise. En partie à cause de sa large carrure, car c'est vraiment trop facile pour lui de la dominer et de la faire se sentir très petite et vulnérable. Lorsqu'il a voulu lui tapoter le haut de la tête, sa main faisait bien la taille du visage d'Arianne – il lui couvrirait facilement les yeux et la bouche s'il le voulait, et ça n'engage pas beaucoup à la confiance.

Mais le véritable problème pour qui doit interagir avec le troisième des frères Barathéon, c'est sa façon d'être. Oh, il se montre courtois jusqu'au bout des ongles, mais ça sonne faux, comme un singe qui prétendrait être humain. Ses prunelles remplies de tempêtes refusent de sourire avec sa bouche, et la dissonance donne la chair de poule à Arianne.

Et malgré tout, il a gagné l'attention d'une lady – Talia al Ghul semble passer tout son temps libre auprès de lui, pour une raison qui échappe entièrement à Arianne et probablement à l'ensemble du Palais Vieux.

Arianne ne connaît que le strict minimum au sujet de la lignée Al Ghul, c'est à dire que leur domaine se situe dans les Montagnes Rouges du côté des Marches, que leur noblesse est douloureusement récente car établie il y a moins de cent cinquante ans et que le chef de famille adopte le sobriquet de Démon. Elle n'a guère eu besoin de s'informer davantage, vu la discrétion de cette famille qui ne sort que très rarement de sa forteresse de Nanda Parbat.

Il faut peut-être qu'elle remédie à cela vu la façon dont Talia al Ghul observe Bruce Barathéon – et son regard sombre trahit intérêt, curiosité, un soupçon de convoitise – Arianne ne sera guère étonnée de voir son petit mari nanti d'une belle-mère avant cinq ans révolus.

Il aurait pu tomber sur pire, au moins la charmante femme aux traits exotiques ne lui reprochera pas sa naissance illégitime comme tant de ladies westerosiennes aiment à le faire aux enfants de leurs époux dans le reste des Sept Couronnes.


Parmi les trois rejetons al Ghul, Talia a toujours été l'enfant docile, celle qui ne causait aucun problème – surtout comparée à Nyssa refusant de se marier parce qu'elle tenait trop à sa chambrière et à l'albinisme de Dusan. Ceci étant, vu les interminables querelles que les Dorniens des Montagnes Rouges entretiennent avec les Orageois, elle est pratiquement sûre que se lier d'amitié avec le suzerain des Terres de l'Orage constitue le scandale de la décennie.

Néanmoins, si son père attend qu'elle se repente de sa conduite, Talia doute de pouvoir obéir : pour un homme issu d'une peuplade aussi tumultueuse que violente, lord Barathéon s'avère un interlocuteur d'une culture et d'un raffinement inattendus autant que charmant. Surtout, il a une qualité à laquelle elle ne s'attendait pas chez le frère de l'Usurpateur : il a le sens de la famille.

Ce sens ne s'étend pas aux Targaryen, desquels descend la génération Barathéon actuelle par le biais de leur grand-mère Rhaelle, ce à quoi lord Barathéon oppose l'argument affreusement raisonnable que Rhaegar et Aerys ne voyaient aucun problème à désirer la mort de leurs cousins, donc il n'y a aucune affection perdue d'un côté ou de l'autre. Il se montre également des plus évasifs concernant son Usurpateur de frère : même lorsqu'il n'est pas occupé à poursuivre son éducation dans le Val, Robert Barathéon apparaît bien distant envers les siens et pas uniquement par la distance.

Mais Bruce Barathéon évoque ses parents, qu'il a été contraint de regarder se noyer dans la baie des Naufrages sans rien pouvoir faire pour venir à leur secours, et Talia peut entendre une fêlure jamais refermée, jamais entièrement cicatrisée dans sa voix ; il évoque Stannis Barathéon qui parvient miraculeusement à être encore plus renfrogné et dégoûté des politesses que lui, obsédé par tous les revers de son existence et incapable d'exprimer spontanément l'affection qui transparaît parfois dans ses yeux et sa conduite ; il évoque Renly Barathéon, la tête pleine de paille et plus souvent en visite dans son propre imaginaire que présent dans les terres de sa famille, frivole et nonchalant comme seul peut l'être un fils cadet qui n'héritera jamais la moindre responsabilité.

Il évoque sa nièce Mya Stone qu'il se charge d'entretenir puisque le roi refuse de le faire, conçue de manière tout à fait déplorable sur une impulsion subite ressemblant un peu au besoin de se gratter ou de cracher quelque chose qui vous encombre la gorge ; il évoque la mère de son fils Timo qui semble désireuse d'ignorer jusqu'à l'existence du garçon, plus préoccupée de gérer les affaires de son nouvel époux marchand à la place de celui-ci ; il évoque son premier bâtard, né de sa recherche de réconfort suite à la mort de ses parents et qui suit la troupe de baladins de sa mère, n'envoyant que très rarement des nouvelles vu la difficulté de trouver un écrivain public dans les Sept Couronnes.

En retour, Talia lui décrit Nanda Parbat taillée dans le flanc de la montagne, et dont les travaux ne sont toujours pas finis en dépit d'avoir démarré trois générations auparavant ; elle lui décrit les premières escapades galantes de Nyssa avec les servantes et la jouvencelle guerrière occasionnelle ; elle lui décrit le départ et le retour de Dusan, ce frère parti sans rien de plus qu'un cheval et ses armes et rentré avec des cicatrices disséminées un peu partout sur son corps et un poupon dans les bras.

Ils ne se dévoilent entièrement ni l'un ni l'autre, ce serait stupide de se montrer aussi vulnérable, aussi vite à quelqu'un que vous ne connaissez pas encore assez bien pour savoir s'il se retournera contre vous dès qu'il y trouvera son intérêt, telle est la première règle du jeu des trônes. Mais ils s'envisagent, se considèrent et Talia juge que ce qu'elle peut apercevoir de Bruce Barathéon ne lui déplaît pas.

Elle ne pense pas lui déplaire non plus, et si elle ignore où ça la mènera de poursuivre cette route, elle est disposée à le faire. Au pire, que lui arriverait-il ? Se retrouver brouillée avec son père et belle-sœur de l'Usurpateur ?

Peut-être qu'elle osera, en fin de compte. Elle est sûre que ça causerait plus d'un choc à Lancehélion.