Lorsqu'il était tout jeune, Doran Nymeros Martell a passé le plus clair de ses journées aux pieds de sa mère, écoutant avec attention les perles de sagesse que dispensait régulièrement Aliandra Nymeros Martell à son héritier et – à l'époque et pendant si longtemps – unique enfant.

Il faut être absolument dément pour engager des guerres que l'on ne saurait gagner en est une, parmi les plus cruciales. Mais la première et principale, la plus importante, est celle qu'il a reçue lorsque sa mère l'a fait monter sur le balcon permettant la vue d'ensemble des Jardins Aquatiques et d'un ample geste a embrassé l'étendue des piscines remplies d'enfants, voilà ton royaume, souviens-toi d'eux en chacun de tes actes.

Doran se souvient, et il applique les préceptes. Voilà pourquoi il n'a pas engagé de représailles lorsque les os pulvérisés d'Elia ont été rendus à Lancehélion pour y être ensevelis, lorsque les détails de l'agonie de sa sœur et de ses neveux lui sont parvenus, malgré les exhortations d'Oberyn et de nombre des seigneurs et dames de Dorne. La principauté n'est tout bonnement pas en mesure de s'élever contre les Six autres Couronnes, pas sans appui extérieur – et quel appui trouver ? Les Targaryen ont été réduits à deux enfants, les Cités Franches se désintéressent des tourments politiques de Westeros, et aucune compagnie mercenaire ne voudra tenter sa chance contre un régime venant de prouver sa supériorité militaire.

Il y a de quoi enrager, mais la patience s'impose. Au moins le temps de panser les plaies de la guerre de Robert Barathéon, le temps de consolider les forces de Dorne et de chercher des alliés.

Le temps que les enfants de Doran grandissent et soient en mesure de devenir des joueurs dans le jeu des trônes, plutôt que des pions.

C'est pour gagner ce temps qu'il a accepté l'offre de Jon Arryn, donner un fils de la maison Barathéon pour époux de sa fille et héritière. D'aucuns murmurent que la proposition est une insulte, car le garçon est du sang d'un meurtrier sans scrupules et de naissance illégitime, mais ça ne compte pas – le garçon est jeune.

Selon la coutume de Dorne, un mariage ne saurait avoir lieu du moment que les promis n'ont pas tous deux célébrés leur seizième anniversaire, qu'il s'agisse de l'homme ou de la femme. Timo Barathéon ne comptant que trois ans à son actif, cela signifie treize ans de fiançailles – et les fiançailles sont rompues bien plus facilement qu'un mariage, tout en liant beaucoup moins deux familles l'une à l'autre.

Si Doran peut donner la main de Viserys Targaryen et le Trône de Fer à son Arianne, il n'hésitera pas un instant, bien que Timo Barathéon soit un enfant assez adorable pour l'instant. Mais les enfants grandissent, et dans treize ans le garçon pourrait s'avérer un danger s'il demeure fidèle à son Usurpateur d'oncle.

Avec de la chance et un brin de manipulation – oh, si peu, et rien de bien méchant, juste assez pour attacher irrémédiablement l'affection de l'enfant à Dorne et aux Martell – on n'en viendra pas là. Doran espère sincèrement ce résultat : neveu de l'homme qui a souri devant le cadavre d'Elia et de ses petits il a beau être, Timo Barathéon demeure un innocent et un Prince ne devrait jamais répandre le sang d'un innocent.

Oberyn est au courant de son projet mais n'en tempête pas moins contre sa couardise et son excès de prudence. Doran a l'habitude et ne s'offusque pas – bon, si son frère s'avisait de tenir ce genre de propos en public, il n'en visiterait pas moins les donjons. Mais du moment qu'il reste discret, une tâche pour le moins compliquée quand on est familier avec le tempérament volcanique du second prince, Oberyn a le droit de garder ses propres opinions.

Mellario n'a pas été mise dans la confidence, après la scène qu'elle a faite une fois informée que son époux venait de choisir un mari à leur fille sans même la consulter là-dessus, un époux qui plus est issu d'une famille haïe dans les quatre coins de Dorne. Si elle réagit aussi mal à un geste de conciliation politique, mieux vaut ne pas lui confesser que Doran compte traiter les noces d'Arianne comme un outil de vengeance ou elle risquerait sans doute de le tuer, ou de tuer Arianne pour la sauver de pareil sort et d'un père si cruel.

Doran est tombé amoureux de Mellario parce qu'elle réfléchissait et pensait complètement en dehors du jeu des trônes, mais plus les années passent et plus il se demande s'il n'aurait pas dû épouser une lady plus à même de comprendre ses agissements, au lieu de le saper en permanence.

Dans le cas d'Oberyn comme de Mellario, leur opposition aux fiançailles d'Arianne s'est subitement mise à vaciller à la manière d'une demeure bâtie sur du sable une fois que leur a été présenté le futur mari ; c'est difficile de résister à un bambin si douloureusement poli et désireux de laisser bonne impression sur sa belle-famille en devenir. Oberyn manifeste cela en boudant et en passant davantage de temps avec ses propres filles, Mellario a pour sa part admit que le jeune Timo serait le bienvenu aux Jardins Aquatiques à titre plus permanent que celui d'invité. Des pas qui semblent bien peu de choses, mais à force d'usure, l'eau finit par venir à bout de la montagne.

Si le jeune Timo est donc un obstacle facilement contourné, il n'en va pas à l'identique avec l'auteur de ses jours. Bruce Barathéon considère le paysage et les gens alentour avec le regard du cerf s'attendant à voir surgir le lion du sous-bois.

Doran en éprouve une certaine frustration offensée – les Martell ne sont pas les Lannister, ils respecteront leurs hôtes et puniront quiconque s'aviserait de leur faire du tort. Néanmoins, il ne saurait blâmer un père de vouloir protéger son enfant – alors que ce désir de protéger risque de faire couler ses plans.

Bruce Barathéon n'est pas comme son frère aîné : une fois sa rébellion achevée, Robert s'est laissé convaincre de pardonner les loyalistes, et les juge si battus et enfoncés dans la poussière qu'ils ne valent plus la peine de garder l'œil dessus. Le troisième frère Barathéon est aux aguets, conscient que la bête acculée est prompte à se montrer brutale quand elle lance son ultime assaut. Que les siens sont toujours menacés et le resteront pour leurs vies entières.

Que l'homme reçoive la plus petite raison de soupçonner les Martell d'entretenir des desseins néfastes pour sa famille, et Doran sait qu'il frappera. Pas de subtilité, le bougre est du genre qui marche sur vous pour vous tordre le cou comme à un vulgaire poulet, mais la méthode est diablement efficace – la simplicité a fréquemment son mérite, surtout face aux lords qui ont l'habitude d'adversaires compliqués.

C'est pour cela, alors qu'il accorde un entretien au Sire d'Accalmie dans son bureau, que Doran arbore son expression la plus affable aussi bien que la plus impénétrable.

« Prince Doran » le salue son interlocuteur avant d'aller directement au vif du sujet, « il me faut écourter la visite sous votre toit. »

Doran se permet de hausser un sourcil.

« L'hospitalité de Lancehélion n'est-elle point à votre goût, messire ? »

« Je n'ai aucun reproche à vous faire » admet l'autre. « Mais mon frère vient de m'appeler à Port-Réal, et je partirais dès que possible. »

Tiens donc. Voilà qui s'annonce intéressant.

« Qu'est-ce qui pourrait être si pressant pour que le roi assis sur le Trône de Fer vous réclame séance tenante ? »

« Il s'agit de Stannis, en vérité » laisse tomber Bruce Barathéon. « La mère de mon premier-né vient de mourir et il m'exhorte à remplir mon devoir en le débarrassant de son neveu, vu que c'est lui qui en a assumé la garde et qu'il ne sait absolument pas s'y prendre en ce qui concerne les enfants. »

De toutes les possibilités, parvient à penser un Doran pris au dépourvu, c'en est une qu'il n'aurait certes pas imaginée.