Dickon n'a pas la moindre idée de comment sa vie a pu sombrer dans le cauchemar aussi vite. En fait, peut-être que si : c'est parce que la troupe a décidé de se rendre à Port-Réal. Haly pensait que donner une représentation devant la court leur rapporterait assez d'argent pour le reste de l'année, et un peu plus longtemps que ça s'ils faisaient attention.
Ils auraient dû se méfier. Ils auraient dû changer de route dès l'instant où la puanteur de Port-Réal leur a assailli les narines – remplie de gens riches ou pas, une ville qui pue autant n'est jamais bon signe parce que les mauvaises odeurs attirent la pestilence ou parce que les gens qui y habitent sont trop fainéants pour ne pas chier dans les rues.
Mais il leur fallait l'argent, parce que deux des roulottes avaient besoin d'essieux neufs, et l'oliphant avait besoin de manger encore plus que les chevaux, et tout le monde savait que le roi distribuait l'or à pleines bourses du moment qu'il était suffisamment amusé.
Du moins, c'était ce que racontait la plupart des gens. Quand Maman lui parle – lui parlait – du roi, elle semblait toujours un peu méfiante, un peu réticente. Probablement car elle a dû le rencontrer, la seule et unique fois où la troupe s'est arrêtée à Accalmie, la forteresse ancestrale des Barathéon, et il n'a pas dû lui plaire tant que ça. C'est obligatoirement la faute du roi, parce que Maman est une Grayson et les Grayson aiment tous les gens qu'ils rencontrent.
Techniquement, Dickon ne devrait pas être un Grayson mais un Storm vu que son père est l'actuel Sire d'Accalmie, ou peut-être un Rivers vu qu'il est né dans le Conflans, mais Maman est – était – une Grayson, la sœur aînée de Jon Grayson le chef de famille, et si le chef de famille veut que son neveu porte son nom, personne ne peut discuter là-dessus.
Dickon n'a jamais vraiment pensé aux Barathéon, à la nouvelle famille royale, comme à des gens de sa propre famille. Il ne les connaissait pas, tout au plus avait-il un vague aperçu d'un très grand homme brun quand la troupe passait dans les Terres de l'Orage, un homme qui d'après Maman est son père mais ne vient jamais lui parler. Alors, l'opportunité de parader devant le roi, pourquoi aurait-il dû se tenir sur ses gardes ? Traiter toute l'histoire comme autre chose qu'une bête représentation alors qu'il participe au spectacle depuis ses quatre ans ?
La troupe était donc allée à Port-Réal, et au début, tout s'était passé à merveille. Haly avait réussi à contacter les gens qu'il fallait pour se produire devant la court, personne n'était tombé malade ni ne s'était cassé la jambe juste avant la représentation, et le tigre n'avait pas rompu sa chaîne pour essayer de manger un des lords trop habillés pour pouvoir courir très vite dans l'assistance. Le public avait applaudi, poussé des cris admiratifs et sifflé à tous les bons moments.
Dickon avait participé au numéro avec sa famille, tous les cinq Grayson, lui, Maman, oncle Jon et sa femme Karla et leur fils Tijo qui s'appelait comme ça parce que c'était le diminutif de Petit Jon pour le différencier de son père. Tous habillés en rouge et vert, pour attirer l'attention, et tous un peu maquillés aussi, même Dickon qui n'aimait pas trop ça, du fard doré sur les paupières et les pommettes pour avoir l'air magique.
Sur Maman, le fard doré brillait comme de la poussière d'or véritable, brillait presque autant que les longues tresses blondes de ses cheveux sous la lumière des torches, brillait presque autant que son immense sourire. Maman n'est – n'était – jamais aussi belle qu'au beau milieu d'un sourire ou d'un éclat de rire, et le roi avait dû penser la même chose pour l'inviter à s'asseoir sur ses genoux pendant le banquet qui devait suivre le spectacle.
Maman avait refusé. Devant la court entière, elle avait éclaté de rire avant de prendre Dickon dans ses bras.
« J'ai déjà un beau souvenir bien remuant de la dernière fois que j'ai visité Accalmie, votre Grâce, inutile de m'en laisser un deuxième ! »
Le roi avait eu l'air un peu surpris, un peu abruti de se voir refusé comme ça, puis il avait ri à son tour, et tout le monde avait ri également, surtout Haly qui avait brièvement arrêté de respirer face au culot de Maman.
Non, pas tout le monde. La reine n'avait pas ri, même pas souri du tout, se contentant de pincer les lèvres au-dessus de son gobelet en or ouvragé. Dickon l'aurait sans doute trouvée belle, mais la façon dont elle l'avait regardé lui avait fait l'effet d'une gifle en pleine figure, et il n'avait pas compris pourquoi elle le dévisageait comme ça, comme s'il venait de lui cracher dessus ou de déchirer sa robe en velours et en soie pour la jeter dans le purin.
Comme si elle voulait que ce soit lui, dans la fosse à purin.
La troupe n'était pas restée pour le banquet, allant ranger les costumes et les accessoires, nourrir les animaux et manger dans leur coin avant d'aller se coucher. Ils n'avaient pas de chambres dans le Donjon Rouge, mais ils avaient parqué les roulottes dans la cour du château et c'était dedans qu'ils dormaient les trois quarts du temps, vu que les auberges n'aimaient pas louer aux saltimbanques.
Le problème d'une roulotte, c'est le manque de place, surtout quand vous êtes cinq personnes à la partager. Alors quand Dickon s'était réveillé pour aller faire pipi, il n'avait pas voulu retourner tout de suite dans l'atmosphère confinée où il avait laissé Maman, et il était allé visiter Zitka à la place. Il adorait l'oliphant avec ses oreilles larges comme des couettes et le nez immense que la bête utilisait toujours pour lui souffler dans les cheveux.
Pendant qu'il était avec Zitka, la roulotte des Grayson avait pris feu. Comme tout le monde dormait à l'intérieur, personne n'avait été assez réveillé pour sortir.
Quand le feu avait été éteint à grand renfort d'eau et de sable, il ne restait plus que des os à la place des quatre autre Grayson en dehors de Dickon. Il était tout seul.
Enfin, pas tellement. Ça avait été la cohue après l'incident, tout le monde criait et pleurait, surtout Dickon, et puis un très grand homme maigre était venu, et il avait regardé Dickon de haut en bas, et il avait dit qu'il était l'oncle de Dickon et que maintenant que Maman était morte, c'était à son frère – le père de Dickon – de décider ce qui allait se passer.
Dickon veut juste rester avec la troupe, mais Haly a fait non de la tête et expliqué que ça ne se fait pas de dire non à un lord, même quand vous lui êtes apparenté. Surtout quand vous lui êtes apparenté, et que ça plaise ou non, Bruce Barathéon est le père de Dickon. Et puis, il n'a pas la réputation d'être particulièrement cruel, alors il devrait être facile à vivre pour son fils bâtard, surtout si la rumeur comme quoi il en a un autre qu'il élève ouvertement est vraie.
Alors Dickon ne discute plus et suit l'homme aux allures de squelette, qui s'appelle Stannis Barathéon – et Dickon ne sait pas s'il pourra jamais le considérer comme Oncle Stannis, il a l'air un peu trop renfrogné et grognon pour apprécier ça.
Mais peut-être que Dickon préfère cet oncle renfrogné qui ne sait visiblement pas quoi faire de lui mais qui est venu le chercher, à cette ville qui se prétend belle et riche mais qui a tué Maman.
