Bruce abomine Port-Réal. Même Lancehélion est plus tolérable – et c'est une cité où les putains se promènent ouvertement seins nus dans les rues et où il faut retourner ses bottes tous les matins afin d'en déloger les scorpions.

Port-Réal est pourrie. Un abcès infecté en pleine décomposition – Bruce est probablement la seule personne à considérer que la puanteur qui plane sur la ville exprime parfaitement sa nature véritable, celle de la maladie et de la dégradation aussi bien physique que mentale et morale. Parce qu'il y a quelque chose dans la nature de Port-Réal qui vous pervertit, vous transforme en une hideuse imitation de noble seigneur.

Toute personne saine d'esprit devrait vouloir décamper le plus loin possible de ce maudit château sanglant avec son siège de ferraille inconfortable. Là-dessus, Cregan Stark a eu la bonne idée, même si ça signifie qu'il n'est jamais revenu réclamer la princesse de sang royal supposée se marier dans sa lignée.

Bruce abomine Port-Réal et ses complots qui causent morts et tragédies à n'en plus finir, tout cela pour un goût éphémère de puissance qui ne dure jamais assez longtemps. Et à présent, la cité vient de lui donner une nouvelle raison de la haïr.

C'est la cité où son premier-né a perdu sa mère.

Contrairement à Timo, son si fragile petit dont il a eu la garde depuis pratiquement sa naissance, Dickon a été élevé par la femme l'ayant mis au monde. Comment Bruce aurait-il pu refuser à Mariah Grayson, Mary Jolie comme elle était surnommée par tous ceux qui la rencontraient, de garder son enfant auprès d'elle alors qu'il savait précisément quel vide se creusait dans le cœur d'un garçon privé de mère ?

Ce n'est pas qu'il s'entendait mal avec Steffon Barathéon, mais Bruce gravitait plus naturellement vers Cassana Estremont avec son infinie patience et sa tendresse toujours présente pour un fils qui ne voulait jamais arrêter de poser des questions ni de fourrer son nez dans les affaires des autres. Après le naufrage de la Fière-à-Vent, c'est sa mère que Bruce a appelé plusieurs mois après dans son sommeil.

Mary Jolie était présente alors qu'il se faisait lentement à la réalité d'être orphelin, venue dans le sillage d'une troupe de saltimbanques croyant que lord et lady Barathéon apprécieraient de célébrer en fanfare leur retour à Accalmie. Mais le retour s'était effectué dans les larmes et le deuil, et les baladins s'en étaient repartis les mains vides. À l'exception de Mariah, mais à l'époque personne ne se doutait qu'elle s'en allait des Terres de l'Orage avec un souvenir des Barathéon blotti au fond de sa matrice.

Bruce n'avait appris l'existence de son premier-né que deux ans plus tard, aux alentours du mariage de Rhaegar avec la malheureuse Elia Martell. Des noces royales ne manquaient jamais d'attirer les artistes, et la famille Grayson était suffisamment connue pour leur talent d'acrobates afin de mériter de figurer au programme des réjouissances. Pour ce qui était des Barathéon, Aerys avait tenu davantage à Steffon qu'à Tywin Lannister et décidé de les honorer d'une invitation.

La nostalgie d'un jouvenceau noble pour la pucelle l'ayant initié aux plaisirs de la chair afin de le consoler avait poussé Bruce à chercher la détentrice d'une chevelure blonde qu'il se rappelait avoir caressé à n'en plus finir, et il l'avait trouvée, tenant sur sa hanche un bambin à la tignasse noir de poix qui ressemblait tant à son petit frère Renly que cela devenait perturbant.

Ils s'étaient séparés avec l'accord de laisser Dickon sous la tutelle de Mariah : beaucoup de lords agissaient de même, quand une paysanne venait leur présenter le fruit d'une nuit de passion hors de l'égide du mariage. Ça ou le silence de la mère était acheté – mais Mariah avait refusé toute proposition d'aide venant de Bruce, ne voulant que Dickon.

Elle avait néanmoins accepté son serment qu'il interviendrait si l'enfant avait jamais besoin de lui. Et à présent était venue l'heure.

Stannis ne sourit pas à la vue de son cadet immédiat, mais Bruce sent bien le soulagement se dégager de lui. Parfois, il se dit que la seule chose qui déroute le second de ses frères aînés après leur propre famille, c'est les enfants – et manque de chance, Dickon est un enfant qui lui est apparenté. Et en deuil, par-dessus le marché.

« Comment est-ce arrivé ? » demande Bruce alors qu'il marche avec son frère le long des couloirs menant aux appartements de ce dernier.

Stannis crispe la mâchoire.

« La garde prétend que c'est une torche qui serait tombée sous la roulotte et aurait mis le feu à une roue, avant de consumer toute la structure de bois et les acrobates à l'intérieur. »

« Mais tu n'y crois pas. »

« C'est difficile de croire à un accident quand la porte de la roulotte a été condamnée à l'aide d'une barre de fer. »

La tête de Bruce menace de tourner. Qui voudrait assassiner une famille de saltimbanques alors qu'on peut simplement les faire bastonner, ou les chasser des Terres de la Couronne ? Ça n'a pas de sens de se battre avec une flaque de boue quand bien même celle-ci vous éclabousse, alors des acrobates…

Sauf qu'il n'est pas question d'acrobates ordinaires, n'est-ce pas ? Pas alors qu'il s'agit de la famille maternelle d'un neveu du roi, fusse-t-il bâtard et à moitié paysan.

Bruce sait que le règne de Robert est encore précaire. Le restera probablement jusqu'à la fin, conséquence d'avoir renversé une dynastie tri-centenaire. En dépit de la popularité engendré par son charisme, Robert ne manque pas d'ennemis qui n'hésiteront pas à enfiler des masques en sa présence pour le frapper dans le dos – là où il est vulnérable.

Intérieurement, Bruce souhaite bonne chance à qui espère meurtrir le cœur de Robert en attaquant un des trois autres frères Barathéon. Mieux vaudrait ravager Winterfell ou les Eyrié.

Mais en attendant, l'acte a été commis, et cela laisse un orphelin qui lève à peine la tête lorsque la porte de sa chambre temporaire s'ouvre. Moins de dix ans à son actif et il semble déjà vouloir mourir.

Dickon… maintenant que Bruce a l'opportunité de contempler son premier-né de près, il constate que le garçon est incontestablement un Barathéon, qui promet de ressembler davantage à Renly qui est long et fin plutôt qu'à son père plus massif et large d'épaules. Sous sa frange mal coupée qui part un peu dans tous les sens transparaissent deux larges yeux bleu océanique, le bleu sombre de la mer en automne, opaque et inexpressif.

« Dickon » appelle doucement Bruce depuis le pas de la porte, craignant tout à coup d'approcher, « sais-tu qui je suis ? »

Le garçon le regarde, puis hausse mollement une épaule. Ça pourrait être une confirmation, ça pourrait être une négation. Dans le doute, ne pas hésiter à proférer ce qui paraît évident.

« Je suis ton père. Et je… j'ai promis à ta mère que s'il arrivait quoi que ce soit, je prendrais soin de toi. »

L'enfant renifle.

« Tu… aurais pas pu t'occuper d'elle, à la place ? » dit-il, la voix étranglée.

« J'ai proposé, mais elle a dit non. Mariah… ta mère, elle savait ce qu'elle voulait. Et elle voulait s'occuper d'elle-même sans aide. »

C'est probablement une partie de ce qui constituait le charme de Mary Jolie, sa liberté, l'incapacité des hommes à la retenir car rien de ce qu'ils pouvaient lui proposer ne la tentait. Elle était l'incarnation parfaite du rêve saltimbanque, une fée rieuse et blonde qui disparaissait à la lueur du petit matin.

Disparue à tout jamais, désormais. Laissant son ancien amant avec la lourde tâche de combler le gouffre laissé dans la vie de leur fils.

Bruce ignorait s'il serait à la hauteur.