Dickon ne sait pas exactement ce qu'il pense de son père. En colère contre lui, effrayé par lui, reconnaissant envers lui, tout ça se bouscule à l'intérieur de son corps avec une telle violence qu'il en attrape mal au ventre et le monde se met à vaciller quand il ouvre les yeux au point qu'il ne tient presque plus debout. C'est douloureux et c'est fatigant, et il voudrait s'allonger jusqu'à ce que ça passe, mais il sait bien que ça ne va pas s'arrêter tout seul.

Il aimerait bien, pourtant.

De son côté, Bruce Barathéon a l'air un peu perdu, un peu effrayé aussi devant Dickon mais c'est juste stupide. C'est lui le lord après tout, et il est tellement grand et musclé qu'il pourrait facilement tordre le cou à Dickon ou le jeter par la fenêtre et ça ne le ferait même pas suer.

Il ne ressemble pas beaucoup à Stannis avec ses airs de squelette renfrogné ni même au roi avec sa barbe hirsute et son ventre menaçant de faire craquer les coutures de son pourpoint. Les seuls points communs entre les trois, ce sont leurs cheveux et les yeux. Des cheveux noirs et des yeux bleus que Dickon partage aussi.

Il ne sait pas s'il veut ressembler à son père ou à ses oncles en grandissant. Son oncle Jon répète – répétait constamment que Dickon est né avec la silhouette Grayson, et le garçon prie tous les dieux dont il peut se rappeler – et il y en a, en plus des Nouveaux et des Anciens la troupe de Haly a visité plein de ports où les marchands de terres au-delà des mers discutaient de leurs propres dieux tous plus drôles les uns que les autres – pour que ce soit vrai, qu'il puisse garder au moins ça de Maman.

Tous les souvenirs qu'il aurait pu garder d'elle ont brûlé avec la roulotte. Si son corps pouvait juste conserver une trace d'elle, il prendra cette chance.

Bruce Barathéon n'est pas très bavard, mais il ne perd pas de temps. À peine il s'est présenté à Dickon qu'il l'emmène dans ses propres chambres, et il l'introduit à Timo – son second fils, le petit frère de Dickon qui l'observe la bouche grande ouverte et les yeux ronds sous sa frange sombre, à croire qu'il se trouve devant le tigre ou l'oliphant plutôt que devant un apprenti baladin aux habits rapiécés et au visage bouffi de larmes qui refusent d'arrêter de couler.

Timo ressemble à une poupée avec son petit gabarit, sa peau toute pâle et ses beaux habits – un jouet si cher et si fragile que c'est mieux de le poser sur une étagère et de l'admirer de loin plutôt que de risquer jouer avec. Dickon a presque peur de lui adresser la parole, mais ça n'arrête pas le garçon plus jeune, bien entendu.

« Est-ce que tu es mon grand frère ? Papa a dit que mon grand frère allait venir habiter chez nous à Accalmie, et tu es comme nous. »

Dickon s'efforce de ravaler la boule coincée dans sa gorge et de sourire, un sourire assuré comme il en fait lors des représentations. Timo est juste un bébé, ce serait méchant de le faire pleurer ou paniquer.

« Je suis ça, oui » déclare-t-il, une crampe sous le nombril alors qu'il dit les mots.

Tout à coup, Timo rosit jusqu'au bout des oreilles et baisse la tête, permettant au garçon plus âgé de voir que ses mèches noires rebiquent un peu sur sa nuque.

« Est-ce que tu va m'embêter ? Parce que Arianne n'arrête pas d'embêter ses cousines, et ce sont des cousines et pas des sœurs, mais elle dit que c'est presque pareil et que les grands sont obligés d'embêter les petits... »

« Pas si tu veux pas » s'empresse de le rassurer Dickon, se demandant vaguement qui peut être Arianne. Une fille de noble, ou la gamine d'un serviteur quelconque ? Ça dépend du type de maisonnée entretenue par le Sire d'Accalmie ; certains lords ne voient aucun souci à laisser les gens moins bien nés s'adresser à eux sans chichis, tandis que d'autres donnent le fouet aux paysans qui ont regardé dans leur direction en faisant la grimace.

Dickon ne pense pas que son père soit le type qui s'en prenne à quelqu'un pour pas grand-chose, mais c'est un des grands lords du Royaume alors il est forcément un peu collet monté.

Timo se triture un peu les mains, à présent.

« … Papa m'a dit que ta maman est morte, et c'est pour ça que tu va venir à Accalmie. Est-ce que tu es très triste ? »

Dickon ouvre la bouche, puis la referme. Ses yeux se sont remis à brûler, à croire que le feu qui a dévoré la roulotte avec Maman et ses oncle et tante et son cousin à l'intérieur est venu se réfugier sous ses paupières, menaçant de déborder sur ses joues en rivières qui font mal.

« Est-ce que tu veux un câlin ? Papa m'en donne un quand je me sens mal. Tu préfères que ce soit lui ou moi qui te le fasse ? »

Dickon répond avec un hoquet mouillé avant de s'accroupir sur le tapis et de prendre Timo dans ses bras. Il sent très propre, un vague relent d'herbes fraîches, et malgré son air fragile le garçon plus jeune est concret d'une manière que tout le monde autour de Dickon n'a pas été depuis l'incendie de la roulotte.

Il ne sait pas quoi exactement penser de son père, mais si c'est le petit frère que les dieux Anciens, Nouveaux et Inconnus ont décidé de lui attribuer, il pense pouvoir vivre avec.


Bruce confessera avoir été tendu lorsqu'il a décidé de présenter ses fils l'un à l'autre, pour diverses raisons. La première étant l'état d'esprit actuel de Dickon – qui sait comment réagira un enfant en deuil à ce qui pourrait être perçu comme une tentative de remplacer la famille qu'il vient de perdre, surtout un enfant dont les ancêtres paternels n'étaient pas renommés pour leur patience et leur compréhension ?

La seconde étant le statut respectif des deux garçons – Dickon est officiellement un bâtard, un à moitié baladin ce qui est encore pire que d'être un vulgaire paysan, alors que Timo est né de deux parents nobles et a été lavé de la souillure de l'illégitimité afin de faciliter ses futures noces princières. La Rébellion Feunoyr est trop bien connue pour laisser quiconque croire que des frères ne s'entre-déchireront jamais pour des questions d'héritage.

La troisième enfin étant leur hérédité paternelle – les Barathéon préfèrent choisir eux-mêmes des frères de cœur plutôt que d'avoir à endurer les frères de leur sang, c'est presque aussi connu que la Rébellion Feunoyr. Qu'il le fasse délibérément ou par inadvertance, Robert ne cesse d'enrager Stannis et Bruce, Renly ne cesse d'irriter ses trois aînés, Stannis ne cesse d'éreinter son aîné comme ses cadets et Bruce ne cesse de dérouter le reste de leur fratrie.

Autant dire qu'il était tout à fait justifié de se préparer à intervenir pour empêcher des coups et des blessures, ou des insultes si les garçons décidaient de se montrer modérés.

Heureusement, les choses n'en sont pas venues là. Bruce se demande de qui Timo a hérité une telle astuce sociale – certainement pas de lui, et si Jeyne ne manque pas d'intelligence elle n'a guère de temps à perdre avec la compassion. Le septon accuserait probablement les dieux, mais si les dieux peuvent laisser des parents se noyer sous les yeux de leur progéniture, toute bienveillance de leur part en devient aussitôt suspecte.

En attendant, il observe ses deux enfants cramponnés l'un à l'autre, et permet au soulagement de se répandre dans ses veines.