Prologue : Héritage

Le premier hurlement de son père lui fit dresser les poils sur les bras. Luc Miller avait beau avoir été élevé pour voir ce jour, il savait que le rituel qui se jouait devant ses yeux n'avait rien de naturel. John Miller, son géniteur, avait fêté ses quarante ans hier. Alors que certains appelaient ça le cap de la vie, Luc savait que dans leur famille, il en était autrement. A quarante ans, chez les Miller, on fêtait la résurrection d'Henry Miller, son arrière-grand-père, dans un tout nouveau corps. Son grand-père l'avait vécu, son père aujourd'hui… Et lui serait le prochain sur la liste dans quelques années.

La pratique était simple, mais douloureuse. Henry la lui avait expliquée un jour. L'âme de l'hôte originel était éjectée de son corps pour y mourir, et, comme un parasite, celle d'Henry prenait sa place lorsque le corps qu'il habitait devenait trop vieux. Un cercle de la vie immortel. Les Miller ne se reproduisaient que dans ce but.

Assis sur sa petite chaise, Luc ne parvint pas à quitter des yeux le corps secoué de spasmes qui s'agitait devant lui, les mains crispées sur le siège. Du sang coulait du nez et des oreilles de celui qui l'avait élevé, il suppliait qu'on lui sauve la vie, une main désespérément tendue vers son fils. Impassible, Luc ne bougea pas. Corrompre le rituel était interdit.

Bientôt, le corps s'immobilisa. Alors les infirmières, qui veillaient au grain, apportèrent une minuscule seringue en apparence vide, mais qui contenait la plus précieuse des matières. Elles la firent glisser doucement dans l'un des yeux du mort et y firent pénétrer la source de la vie. L'homme prit une grande inspiration et se redressa, les yeux écarquillés. Il regarda autour de lui, perdu, avant de se calmer peu à peu. Les femmes retirèrent alors les liens, et l'aidèrent à se relever.

L'homme fit quelques pas difficiles, les jambes encore tremblantes. Il perdit plusieurs fois l'équilibre, mais reprit peu à peu le contrôle de sa motricité. Jambe droite, jambe gauche, et le voici bientôt en train de marcher seul. Un grand sourire éclaircit son visage alors qu'il retrouvait peu à peu les sensations. Luc le regarda faire, le visage neutre. Il n'arrivait pas à détacher son esprit du cadavre de son grand-père qui trainait quelques mètres plus loin, étalé au sol comme une coquille vide.

Il avait réellement cru être prêt. Pourtant, les larmes qui ne tardèrent pas à dévaler son visage lui apprirent le contraire. Il réalisait peu à peu que même si son père était toujours "vivant", celui qui l'avait élevé n'existait plus. Il était orphelin. Il devait désormais l'accepter et faire comme si toute cette mascarade était normale. Pire, il devait maintenant vivre avec l'idée qu'il serait le prochain sur la liste et que le temps de vie qu'il lui restait venait d'entamer son compte à rebours final.

Une fois sa stabilité retrouvée, Henry prit le temps de s'admirer dans le miroir posé dans un coin de la pièce à son attention. Un sourire joyeux ornait son visage et il se permit même quelques pas de danse devant la glace, ravi de retrouver ses jambes de "jeune". Il éprouvait manifestement un intérêt marqué sur la barbe brune qu'il avait désormais au menton et qui n'existait pas dans son autre corps.

— Comment me trouves-tu, mon garçon ?

— Rajeuni, grand-père, répondit poliment l'enfant en retrouvant la maîtrise de sa voix.

— Tu as parfaitement raison. Passer dans le corps d'un non-fumeur change la vie, je sens déjà la différence. Et regarde ces jambes ! Je pourrais peut-être même me remettre au tennis.

Il éclata d'un rire tonitruant, repris en cœur par les infirmières, trop effrayée pour le contredire. Luc ne répondit pas, le regard fuyant. De toute manière, ce bref moment d'euphorie ne dura pas. En quelques secondes, le visage de l'homme se métamorphosa pour arborer un masque froid, dur et sévère, comme il en avait l'habitude. Tétanisé, l'enfant ne put détourner les yeux de son regard de vipère, si différent de celui de son père. Les beaux jours étaient définitivement derrière lui. Henry se tourna vers son cadavre.

— Luc, brûle le corps et apporte-moi mon nouveau jouet, ordonna-t-il d'une voix grave et autoritaire.

— Oui, grand-père.

L'enfant s'exécuta sans un mot. Il attrapa le chariot et s'approcha du cadavre. Déjà raide, il eut bien du mal, du haut de ses dix ans, à le traîner sur la planche de bois. Les pieds trainaient à terre, mais il dut s'en contenter. Il poussa ensuite le "véhicule" jusqu'au fond de la salle. Il souleva avec précaution une grande plaque de métal à l'aide de tiges de bois, puis poussa le corps à l'intérieur. Un grand brasier commença immédiatement à dévorer la chair. Il retira les bâtons et laissa la trappe se refermer. Sa mission n'était pas terminée.

Comme un robot, il se dirigea ensuite vers le "chenil", caché derrière une grande porte insonorisée. Dès qu'il l'ouvrit, une cacophonie de cris et de pleurs retentit immédiatement. Deux rangées de cages lui faisait face. Il déglutit puis avança pas à pas. Dans les blocs de verre, des enfants qu'il l'avait tous un jour appelé "un ami" l'appelait et le suppliait de les aider. Luc n'osa pas les regarder dans les yeux. S'ils étaient là, c'était parce qu'ils avaient été trompés, manipulés et finalement kidnappés. Personne ne les retrouverait jamais. Henry était trop méticuleux pour ça. Après tout, il avait plusieurs dizaines d'années d'expérience derrière lui.

L'enfant poussa le chariot sous la dernière cage de la rangée. Un jeune garçon à peine plus jeune que lui sanglotait, les bras repliés autour de ses genoux, nu et brisé psychologiquement, comme tous les autres. Il n'y avait que comme ça que la transplantation était efficace. Sans plus de cérémonie, Luc poussa la cage vers la sortie. Il prit ensuite la route du laboratoire où l'attendait la suite et la fin de son aventure. Au moins, il serait bientôt libre, songea Luc.

A la vue de Henry, debout à côté de son matériel scientifique, l'enfant poussa un cri strident et se réfugia dans un coin de la boîte, terrifié. Le sourire prédateur qui apparut sur les lèvres de son arrière-grand-père dégoûta profondément le garçon. Il ouvrit la cage et saisit le petit garçon au cou. Celui-ci tenta de s'accrocher du mieux qu'il le put aux rebords de sa caisse, sous le regard vide de Luc, impassible.

— Tu as raison d'avoir peur, dit-il simplement, une fois sa proie sortit de l'isolement.

Il plaça une main derrière son cou et d'un geste expert, lui brisa la nuque d'une simple pression. Luc sursauta au craquement désagréable. Les yeux exorbités, l'enfant cessa subitement de bouger et retomba au sol dans un bruit mou. Immédiatement, Henry se pencha au-dessus de lui et planta une seringue dans son cœur avec violence. Il en tira son âme, jusqu'à la dernière goutte. Il se dirigea ensuite vers une forme titanesque, cachée sous un drap blanc. Il poussa le contenu de la seringue dans un petit container situé dans le bras de la créature, puis il retira le drap.

Nightmare Foxy, comme l'avait surnommé Henry, était monstrueux : trois mètres de haut, une mâchoire avec plusieurs rangées de dents aiguisées capables de hacher une voiture, une langue de serpent qui lançait des fléchettes paralysantes… Il ne ressemblait plus que vaguement au renard robot qui avait bercé l'enfance de Luc. Il s'agissait désormais d'une machine à tuer performante, qui ne s'activa que lorsque l'âme de la dernière petite victime du professeur Miller ne prit possession de son endosquelette. Les oreilles bougèrent les premières, puis la tête. Le robot paniqua immédiatement lorsque son regard se posa de nouveau sur Henry. Malgré les chaines qui le maintenaient prisonnier, il tenta de fuir, affolé. Luc baissa les yeux, coupable. Ce n'était désormais plus qu'une conscience apeurée que Luc devrait transformer en soldat dans peu de temps.

Satisfait, Henry recula d'un pas et lui indiqua d'un signe de tête qu'il devait s'occuper de la suite. Luc hocha la tête et s'avança devant le robot.

— Tu es mort, mais grâce au professeur Miller, tu es désormais immortel. Tu lui dois ton immortalité. A partir d'aujourd'hui, tu appartiens au professeur Henry Miller, ton nouveau maître. Tu vas faire tout ce que l'on te demande de faire et tout se passera bien. Mais si jamais tu oses tenter de t'enfuir ou de nous blesser…

Il débrancha un tuyau du mur avec les fils à nus et électrocuta le robot. Il ne put pas crier, la fonction n'étant pas incluse dans ses programmes, mais ses tremblements de douleur suffirent à lui faire retenir la leçon.