Quinze jours, ça passe vite, surtout quand on est en plein préparatifs de convention ! Nous allons à la Y-con début Novembre avec mon groupe de fanzine, du coup, je dois avancer sur mon doujin pour le publier à temps... Mais je ne vous oublie pas, la preuve avec ce chapitre 3 qui arrive aujourd'hui, comme prévu ! L'occasion d'en apprendre un peu plus sur Lacosta et de découvrir quelques personnages de mon cru, j'espère que ça vous plaira !
Comme pour les chapitres précédents, j'ai fait une petite illustration que vous pourrez retrouver sur mon compte deviantart (mon pseudo est Atelierdereve)
Merci beaucoup pour vos reviews, à chaque fois que j'en reçois une ça me fait chaud au coeur et me motive à fond pour continuer à écrire cette histoire ! :)
Sur ce, je retourne travailler !
Chapitre 3 : Le temps qui file (Roxane)
Je m'étais réveillée trop tard ce jour-là. Haïssant le réveil qui n'avait pas sonné, j'avais dû me dépêcher de me préparer, dévaler quatre à quatre les cinq étages de mon immeuble et courir jusqu'au Angel's Chest. J'avais pris comme raccourci l'escalier montant jusqu'à la rue Seroletas et tourné jusqu'au boulevard principal, sentant mes jambes coupées par les dizaines de marches montées laborieusement. Mais ça n'avait pas suffit à me permettre d'arriver à l'heure et d'échapper aux remarques sarcastiques de la responsable.
- Mademoiselle Penovac, vous semblez avoir beaucoup de mépris pour la notion de ponctualité.
- Je suis désolée Madame Britten, ça n'arrivera plus, murmurai-je, le souffle court, la gorge serrée.
- Il vaudrait mieux pour vous que ce soit la dernière fois. Notre établissement a une réputation à tenir, nous tenons à ce que toutes nos serveuses soient à la hauteur.
- Oui Madame Britten.
- Allez vous changer, conclu-t-elle d'un ton sec.
- Oui Madame Britten, soufflai-je avec un hochement de tête poli avant de m'enfuir dans les vestiaires.
Je passai le couloir de service à petits pas hâtifs et arrivai devant mon casier. Je tirai la clé de mon décolleté, l'ouvris et sortis mes affaires avant de refermer la porte et d'entrer dans ce que j'appelais dans ma tête le poulailler.
- Ah, Roxy, tu es là ! fit June en me lançant un sourire. Je commençais à m'inquiéter.
- Oui, j'ai eu une panne de réveil, avouai-je en posant le tas de vêtements sur le banc avant de m'y asseoir pour enlever mes chaussures.
- Il faut vraiment que tu t'en rachètes un qui marche correctement, sinon ça va te coûter ton travail, fit remarquer mon amie.
- Oui, fait attention Roxanne, parce qu'il y en a, des filles qui aimeraient avoir ta place ! ajouta Ariane.
- Je sais, répondis-je un peu sèchement pendant que je retirais ma jupe.
En ignorant les papotages des voisines, je me rhabillais à la hâte, enfilant l'uniforme de la maison, une robe blanche et bleu ciel dangereusement courte. June vint m'aider à refermer la fermeture éclair dans le dos sans que j'ai besoin de lui demander son aide, et me passa mon serre-taille. J'attachais le busc devant, puis tirais sur les boucles pour le resserrer, serrant le ventre. A côté de moi, mes voisines finalisaient tranquillement leur maquillage. Le service commençait dans une douzaine de minutes, et je n'avais pas encore fini de m'habiller. Je jetais un coup d'œil à mon reflet dans la glace.
Rousse, et rebondie, j'avais toujours le sentiment de détonner à côté de June, une belle et grand femme à la silhouette effilée et au cheveux noirs, impeccablement lisses. J'avais les seins trop gros, les cheveux trop fouillis, des taches de rousseur partout, bref, j'étais « brouillonne ».
C'est ce que m'avait dit Madame Britten quand j'avais passé l'examen. Si elle avait été la seule à choisir, jamais je n'aurais travaillé ici, et elle me l'avait bien fait savoir. Heureusement que ma voix et mes talents sur scène avaient tapé dans l'œil du propriétaire, qui était convaincu de mon succès durant le spectacle de cabaret du soir. Heureusement aussi que son instinct s'était confirmé.
Je savais très bien que je devais une fière chandelle à June qui m'avait proposée au Angel's Chest. Après l'incendie de l'imprimerie où j'étais coursière depuis des années, je m'étais retrouvée dans une situation vraiment périlleuse. Quand je n'avais plus d'autre alternative que devenir ermite en forêt ou faire le tapin, il avait fallu se résoudre au pire. Comme mon corps attirait bien des convoitises, j'en avais tiré parti, la mort dans l'âme. L'argent gagné m'avait permis de rembourser mes nombreuses dettes, mais vraiment, c'était une période de ma vie à laquelle je n'aimais pas penser. Malheureusement, étant donné mon manque de talent comme serveuse, la perspective de revenir à cette situation n'était toujours pas définitivement écartée.
- Le service commence dans 5 minutes ! claironna une des filles.
Je nouai le lacet à ma taille, enfilai la paire d'ailes qui devait couvrir mes épaules, puis engageai le combat contre les cheveux qui refusaient en bloc d'avoir l'air civilisés. Je n'avais pas le temps de les attacher pour leur donner un apparence respectable, adaptée aux exigences de l'établissement. En désespoir de cause, j'enfonçai l'anneau doré qui ornait ma tête comme un diadème et sautai dans mes chaussures.
- Tes bas ! Tu n'en as mis qu'un ! souffla Ariane avant de quitter la pièce pour les instructions matinales.
- Merde ! lâchai-je en retirant ma chaussure droite pour réparer l'oubli.
Presque tout le monde était parti alors que je me battais encore avec les porte-jarretelles. Si un jour je rencontrais celui qui avait inventé ça, je le lui ferais bouffer. Sans sauce.
- Je n'ai pas le temps de me maquiller, geignis-je en attachant le tablier, si petit qu'il en était purement décoratif. Il faudra que j'attende la pause.
- Mets au moins du rouge à lèvres, fit June en me jetant le sien.
- Merci June, je sais pas ce que je ferais sans toi, fis-je d'un ton éperdu de reconnaissance.
Elle s'arrêta et me répondit par un regard sérieux, car en réalité, nous savions toutes les deux ce que je ferais sans elle : le trottoir.
Je rattachai le pendentif doré en forme de cœur qui complétait la tenue en suivant mon amie, le cœur battant, et arrivai pile à temps pour écouter les instructions de Madame Britten, aussi maniaques qu'à l'ordinaire. Je vis son regard tomber sur moi et étudier ma mise d'un œil désapprobateur, mais elle ne me fit pas de commentaires. Quand la leçon du matin fut terminé, je me détendis avec un petit soupir. Je n'avais pas été plus dénigrée que je ne l'étais déjà.
Je partis m'acquitter de ma première mission de la journée, en l'occurrence, vérifier la propreté des miroirs dans les alcôves de la grande salle. Armée d'un chiffon fin et de produit à vitre, j'étais priée d'effacer la moindre trace de gras, le moindre postillon, la moindre poussière que je pouvais voir sur les murs et le sol. Ce n'était pas une tâche merveilleuse, mais je préférais pourtant ça à l'accueil des clients. Chanter et danser, faire des claquettes, distribuer des journaux, je pouvais le faire, mais ce que j'acceptais de mettre dans mon CV n'allait pas beaucoup plus loin. Et même si l'établissement était réputé comme étant un des plus sévères de la ville à la fois dans la tenue de celui-ci et dans les exigences de respect des clients, je n'étais pas toujours à l'aise quand certains arrivants me scrutaient ostensiblement de haut en bas. Ça me rappelait trop de mauvais souvenirs.
Au moins, quand on est sur scène, ceux qui nous regardent sont dans le noir, on peut imaginer qu'ils n'existent pas.
La matinée se passa sans anicroche, mis à part Ariane qui avait manqué de perdre l'équilibre en amenant un plateau de thé à la menthe un peu trop précipitamment. J'avais eu peur qu'elle se casse une cheville à cause des patins collés sous nos chaussures pour ne pas rayer les glaces qui tapissaient le sol, mais il n'y avait eu qu'un peu de thé renversé que j'avais aussitôt essuyé sous le regard conciliant de quelques clients. Le repas de midi fut plutôt tranquille, et l'après midi, presque morte. Plusieurs serveuses, dont June et Katalyn, furent dispensées de service jusqu'au dîner-spectacle. Sans surprise, je n'eus pas droit à ce traitement de faveur, et le service continua. Heureusement, parmi les clients, personne ne me regarda de travers. En fin de matinée, j'avais eu le temps d'attacher mes cheveux en deux tresses plaquées et de me maquiller pour dissimuler mes taches de rousseur.
J'étais en train de ranger un paiement dans la caisse quand quelqu'un me poussa du coude.
- Hé, voilà ton admirateur, souffla Ariane avec un petit coup de coude et un haussement de sourcils amusé.
Je fis un sourire forcé en voyant entrer Tommy. Il me connaissait depuis l'orphelinat, et nous avions eu des amourettes, mais j'étais passée à autre chose quand j'avais commencé à travailler et il ne s'en était jamais vraiment remis. Depuis qu'il savait que je travaillais au Angel's Chest, il venait dépenser son argent à chaque fois qu'il en avait assez pour venir m'offrir un verre. C'était plutôt rentable pour le cabaret, mais assez gênant pour moi.
Je me souvenais parfaitement de mon embarras quand je l'avais vu entrer dans la première fois dans la grande salle, ébahi au point d'en avoir l'air stupide. Je savais bien que les lieux était impressionnants, avec cette grande pièce haute de plafond, intégralement couverte de miroirs, le gigantesque lustre suspendu à la clef de voûte et les banquettes en fourrure d'un blanc duveteux, importé à prix d'or du nord du pays. C'était kitsch. Spectaculaire, mais profondément kitsch.
Il m'adressa un signe de main et je poussais un soupir avant de m'approcher pour le servir. J'avais déjà essayé d'avoir l'air occupée ailleurs, mais il avait refusé que les autres serveuses s'occupent de lui, comme c'était souvent le cas chez les habitués. Ariane, qui était arrivée un moment avant moi, me rappelait régulièrement que j'avais de la chance d'avoir un client fidèle malgré mon peu d'expérience dans le cabaret. Et même si je trouvais pénible de faire la conversation avec quelqu'un qui n'avait pas changé de mentalité depuis ses douze ans, je savais qu'elle n'avait pas tout à fait tord. Et puis, ça faisait partie de mon travail de leur tenir compagnie. En tout bien tout honneur.
Il commanda deux cocktails, un pour lui, un pour moi, qui lui coûtait le triple. Je pris mon temps pour aller le chercher, le ramener, mais il fallait bien que je m'asseye face à lui pour lui faire la conversation. Heureusement, une fois les verres vides, il ne s'éternisa pas, laissant un généreux pourboire sur la table que je glissai hâtivement dans mon décolleté.
- Avec ça, tu pourras te racheter un réveil, fit June d'un ton taquin alors qu'elle allait chercher de nouveaux cocktails.
Si n'importe qui d'autre avait fait cette remarque, je lui aurait répondu d'un ton acide, mais elle n'eut droit qu'à une moue un peu boudeuse. Puis les clochettes annonçant un nouveau client tintinnabulèrent. Je jetais un coup d'œil à la pièce... Tout le monde était occupé.
Celui-là est pour ma pomme.
Je composais mon plus beau sourire de façade en m'approchant de la porte, mais je parvins pas à cacher tout à fait ma surprise en voyant arriver un adolescent, manifestement mineur, et résolument petit. L'air sévère sous ses cheveux blonds un peu négligés, intégralement habillé de noir, je remarquai immédiatement la finesse de son visage et ses yeux couleur miel, largement ouverts face au décor incongru.
Au moins, il sera joli à voir, celui-là.
- Bonjour monsieur, fis-je avec la petite courbette habituelle.
- Bonjour, répondit-il d'un ton un peu perplexe en jetant un coup d'œil autour. Je suis ou exactement ?
- Au paradis, bien sûr ! débitai-je selon le discours prémâché de l'établissement. Au Angel's Chest, le monde est sans défauts ! Ici, beauté et tendresse sont...
- Vous servez à manger ? coupa-t-il d'un ton sec.
- Ah... euh...normalement oui, mais à cette heure-ci... Je vais demander, bredouillai-je, prise au dépourvu.
Je fis demi-tour à petits pas hâtifs et me ruai sur June le plus discrètement possible pour éviter de tomber en tentant de traverser trop rapidement la pièce. Ces maudits patins collés sous mes talons, un jour ils me tueraient.
- Est-ce que la cuisine est en service ? murmurai-je.
- Le chef vient d'arriver. Ils pourront commencer les entrées dans une vingtaine de minutes, je pense... Je vérifie et je te redis ça.
- D'accord, merci.
Je revins à pas rapides et peu gracieux vers mon client, dont la silhouette noire semblait encore plus petite de loin. Quel âge il pouvait bien avoir ? Certainement pas vingt et un ans. Je me demandais comment il avait pu avoir l'autorisation d'entrer seul. Mais la personne s'occupant de l'entrée devait avoir eu une bonne raison de le laisser passer... Après tout, c'était une des rares maisons de la ville à suivre scrupuleusement le règlement.
- La cuisine est en train de se préparer, le service commencera dans une vingtaine de minutes. Et je peux vous proposer un rafraîchissement en attendant, ajoutai-je en entendant la désapprobation de Madame Britten dans ma tête. Voulez-vous venir vous asseoir ? fis-je avec un geste désignant la salle.
Il hocha la tête sans répondre et se détacha du mur-miroir où il s'était adossé pour me suivre. Je retins une grimace en pensant qu'il faudrait nettoyer la glace, encore, et lui proposai une place excentrée, qu'il accepta d'un air presque déçu. Puis je lui présentai la carte. Il l'ouvrit et la feuilleta en fronçant les sourcils.
- Pourquoi y a-t-il deux colonnes de prix ?
- La colonne de gauche sont le prix des consommations clients. A droite, ce sont les tarifs pour inviter les serveuses à votre table.
- Hein ?! Mais c'est exorbitant ! Je pensais que c'était des tarifs de groupe moi !
- Eh non, répondis-je en sentant un sourire me grignoter le visage malgré moi face à au naturel de sa réaction.
- Mais pourquoi payer aussi cher pour vous avoir à table ? !
Je me retins de rire devant sa candeur. Il avait du se tromper de ville, ici on ne parlait que d'argent et de sexe.
- Eh bien, certains clients aiment avoir des moments de qualité avec l'une ou l'autre d'entre nous, l'établissement en laisse la possibilité sans dévaloriser le temps que nous passons à travailler.
- C'est votre travail, répéta-t-il. Vous servez à boire et à manger, et si on vous paye, vous venez faire la conversation... détailla-t-il avec un mouvement de recul, manifestement désarçonné par le concept.
- Mais nous n'acceptons pas que les clients se comportent de manière déplacée avec les serveuses. C'est d'ailleurs la fierté du Angel's Chest. ajoutai-je avec un sourire professionnel. La tenue de l'établissement est impeccable, et c'est ce qui en fait sa bonne réputation.
- Je vois... Vous travaillez ici depuis longtemps ?
- Bientôt sept mois, monsieur.
- Je vais prendre un cocktail de fruits, en attendant le repas, puis un menu complet, avec le plat du jour. Je suppose que je peux rester pour le spectacle du soir. Et je vais vous offrir un cocktail, pour que vous puissiez discuter avec moi en attendant le repas. Vous voulez quoi ?
- Euh... un Mojito ? bafouillai-je, surprise qu'il prenne une consommation après le doute qu'il avait affiché face à une logique qui le dépassait visiblement.
- Un Mojito, alors.
- Très bien, je vais passer la commande, répondis-je avec un sourire qui ne fit pas disparaître sa mine morose.
- Tu aurais dû lui demander un Screwdriver, c'est plus cher, souffla Carine en passant à côté de moi avec un clin d'œil.
- Vénale, grommelai-je d'un ton un peu méprisant.
Je passai la commande, et revins avec les cocktails et une coupelle de tuiles salées maison. Mon client, qui rougissait en regardant le sol, la mine sombre, avait manifestement découvert l'intérêt des miroirs qui le recouvrait. J'étais tellement habituée à ce que certains attendent avidement notre passage pour scruter le reflet de nos culottes que je trouvais sa gène presque touchante. Il releva les yeux vers moi tandis que je posais les verres sur la table, et son regard s'illumina à la vue des petits gâteaux. J'avais à peine posé le récipient qu'il commença à se ruer dessus. Visiblement, il avait faim. Le silence tomba entre nous, tandis que la nourriture disparaissait à vue d'œil. Je commençais à siroter mon Mojito, appréciant la fraîcheur de la boisson et le moelleux du siège après des heures passées debout à parler jusqu'à en avoir la gorge sèche. L'espace d'un instant, j'oubliais que j'étais supposée travailler. Puis mes obligations me revinrent en tête.
- Posez-moi une question, fis-je en souriant, assise en face de lui dans un de ces petits fauteuils que l'on qualifiait moqueusement de fluffy dans les vestiaires.
L'adolescent était tellement surprenant que je commençais à me dire que ce métier de serveuse pouvait finalement être amusant quelquefois.
- Est-ce que vous connaissiez bien Cindy Edgeer ? demanda-t-il, avant d'entamer son cocktail en me fixant du coin de l'œil.
Mon sourire disparu s'éclipsa puis revint, plus forcé qu'auparavant.
D'où il sort son nom ?
- Cindy... Je ne l'ai pas connue très longtemps, elle est partie quelques mois après mon arrivée.
- Vous ne l'avez pas vue depuis ?
- Non, je n'en ai pas eu l'occasion.
- Vous l'aimiez bien ? fit le petit blond en avalant le dernier morceau de tuile.
J'étais désarçonnée par la tournure que prenaient les événements. Enfantin et à la fois sérieux, presque sévère, il continuait son interrogatoire le plus naturellement du monde, intimidant mais à priori pas méchant. Beaucoup de questions passèrent dans ma tête, avant que je me décide à lui répondre honnêtement.
- Je l'aimais bien, oui. Certaines disaient qu'elle était un peu bêcheuse, mais n'ai jamais compris pourquoi. Elle a toujours été gentille avec moi. Patiente, elle m'a donné beaucoup de conseils quand je suis arrivée. Pour le service, pour le chant...
- Vous savez pourquoi elle est partie ?
- Non, fis-je, en me sentant mal à l'aise, ayant le sentiment de mentir même si ce n'était pas vraiment le cas.
- Pas la moindre idée ? insista-t-il après avoir avalé une nouvelle gorgée de cocktail.
- Les autres filles disent qu'elle est partie avec un riche client, répondis-je du bout des lèvres, en regardant ailleurs. C'est vrai que c'est assez courant, mais...
Comme le silence s'appesantit, je me sentis obligée de tourner les yeux vers lui. Et quand je vis l'expression, silencieusement inquiète, profondément sérieuse et un petit peu triste qui s'était installée sur son visage, je compris que je n'avais rien à craindre de lui.
Il était de son côté.
- Mais vous ne pensez pas que ça soit vrai, ça ne lui ressemble pas, n'est-ce pas ?
- Je pense...
- Roxane, fit June en posant sa main sur mon épaule, me faisant sursauter malgré la légèreté de son geste. Je suis désolé d'interrompre ton moment de qualité, mais il est va être l'heure de se préparer au spectacle.
Déjà ?! Je n'avais pas vu l'heure m'étonnai-je tandis qu'elle repartait aussi sec.
- Vous pensez... répéta à mi-voix l'adolescent, solidement attaché au fil de la conversation.
- Je pense qu'elle aimait beaucoup trop danser, répondis-je évasivement, peinant à formuler quoi que ce soit entre le terrain périlleux de la conversation et l'urgence que j'avais à me préparer pour mon numéro.
- Roxane !
- J'arrive ! fis-je, juste assez fort pour que les filles m'entendent, sans troubler l'atmosphère cotonneuse de la pièce.
- Je paye un Mojito une fortune et vous ne le buvez même pas, grommela-t-il en contemplant mon verre presque plein.
- Je suis désolée... fis-je en m'étonnant de ma sincérité.
- Ça arrive souvent ?
- Pas avec moi, répondis-je en toute honnêteté.
- J'aurais d'autres occasions de discuter avec vous ?
- Ici, tous les jours, répondis-je comme on me l'avait appris, reproduisant par réflexe le même sourire forcé.
- Non, mais...
Il me lança un regard plein de sous entendus d'un autre ordre de ceux que je subissais d'habitude.
- Roxaaaane ! chantonna June qui commençait à sérieusement s'impatienter.
- Au sommet du grand escalier, rue Seroletas, après le spectacle, soufflai-je avant de quitter précipitamment la table.
Bon dieux, ces chaussures ! pensai-je en me sentant glisser dangereusement tandis que je rejoignais les autres aussi vite que les conditions me le permettaient. Une fois arrivée au couloir, je courus pour récupérer mon costume de scène dans mon casier, réalisant que je n'y avais toujours pas rangé mes vêtements de ville, et retournai au vestiaire où tout le monde était déjà en train de s'activer dans cette ambiance fébrile que j'adorais malgré moi.
- Eh bien, c'est pas trop tôt ! fit June qui était en train de poser ses faux cils à plumes d'un geste assuré.
- Roxane, je ne t'ai jamais vu comme ça avec un client, commenta Carine d'un œil amusé tandis qu'elle démêlait sommairement ses cheveux.
- Mais il a quel âge ? ! s'exclama Ariane, encore à moitié nue. Il a vraiment l'air d'un gamin !
- Je ne sais pas.
- Comment il est rentré ?
- Je ne sais pas.
- Vous avez parlé de quoi ?
- Pas grand-chose... on a pas eu le temps d'en dire beaucoup, répondis-je évasivement en desserrant le lacet de mon body corseté de cuir noir.
- Il reviendra demain ?
- Je ne sais pas.
- Tu ne sais pas grand-chose, dis-donc ! fit Carine d'un ton déçu.
- Bah, tu la connais... A part son réveil en panne, Roxy ne dit jamais rien sur elle !
- Hé ! J'ai le droit de conserver un peu d'intimité ! me rebiffai-je en rougissant. Déjà qu'on se voit à poil ou presque plusieurs fois par jour, je vais pas vous raconter toute ma vie, non plus !
- Bah, juste un petit bout alors ! répondit Carine en souriant largement d'un air presque gourmand.
- Non plus, répondis-je en montrant les dents de manière moins sympathique.
- Pas ce soir, en tout cas, on est pas en avance, commenta June en jetant un œil à l'horloge. Ariane, tu passes en deuxième, tu n'es même pas habillée, pesta-t-elle en reboutonnant le dos de son body. Chaque soir c'est la même chose, vous êtes toutes en retard ! Comment c'est possible, alors que ce spectacle tourne depuis des mois ?!
Les chahuts habituels reprirent comme chaque soir, et comme d'habitude, le spectacle commença à temps par un tour de passe-passe acrobatique. Je me retrouvais en coulisses, seule avec June, qui me lança un de ses regards sérieux qui me faisait bien sentir ses cinq années de plus.
- Fais attention, m'avertit-elle.
- Tu dis ça parce qu'il a parlé de Cindy ?
- Oui.
- C'est une personne de confiance.
- Ton petit sixième sens, c'est ça ? fit June avec un petit sourire sans joie.
- On peut dire ça comme ça...
Le silence retomba tandis que résonnait le piano accompagnant l'effeuillage d'Ariane. Quelques rires montaient de la salle. Le metteur en scène avait concocté un numéro en adéquation avec son caractère fantasque et le résultat était un numéro de burlesque à l'humour croustillant... Mais pour l'heure, son spectacle me laissait indifférente, j'avais autre chose en tête.
- Mais tu comprends, il vient peut-être changer les choses ! il peut peut-être l'aider ! justifiai-je en brisant le silence.
- Soit il est envoyé par eux pour la retrouver, et tu risques gros, soit il est honnête, et il te mettra presque autant en danger.
J'ouvris la bouche pour protester, mais la refermai. Si cruel que soit le tableau qu'elle dressait de la situation, il était juste et je le savais. Mais en repensant au papier ou était griffonné un « à l'aide ! » au rouge à lèvres, tombé presque par hasard dans mon casier la nuit où la porte arrière avait été forcée, j'étais résolue à me « mettre en danger ».
