Nouveau chapitre, nouveau point de vue ! Cette fois-ci, c'est un personnage familier, donc je suppose que vous ne serez pas trop dépaysés. Je me suis beaucoup amusée à écrire du point de vue d'Havoc, j'espère que ce chapitre vous plaira, même s'il a un petit côté WTF. Comme toujours, une illustration assortie au chapitre sur mon compte Deviantart, à aller voir après la lecture du chapitre pour ne pas se spoiler. ;)
Sinon, petit mot sur l'introduction que j'ai postée il y a 15 jours : la première intro avait un rapport au secret d'Edward vis-à-vis de son corps, mais la deuxième est un indice sur un autre secret qui sera révélé dans le courant de la deuxième partie. Si vous aimez vous triturer les méninges, c'est le moment de faire des hypothèses à propos de Steelblue ! ;)
Voila, j'arrête là et je vous laisse lire !
Chapitre 14 : Virilité mal placée (Jean)
Moi, Jean Havoc, vingt-huit ans, militaire de terrain récemment muté à Central City, tireur honorable, fumeur invétéré, alors que j'étais assis à mon bureau installé quelques jours auparavant, je songeais à ma situation actuelle et j'en arrivais à la conclusion que j'étais...
Un looser.
Le couperet était tombé en même temps qu'une pile de dossiers sur mon bureau, dont l'intérêt frôlait la rubrique des chiens écrasés d'une feuille de chou locale.
J'aurais pu continuer à progresser dans l'armée, à mon rythme, gagner du respect et un salaire croissants au fil des ans dans le QG d'East City, épouser Joyce, et plus tard, avoir une maison, des enfants... Au lieu de ça, j'étais coincé dans un espace que je partageais avec quatre collègues et qui donnait sur le bureau personnel de la personne qu'actuellement, je haïssais le plus au monde. Mes perspectives d'avenir avaient été coupées en plein élan, ma vie avait été bouleversée, tout ça à cause d'un Dom Juan insensible qui avait cru bon de me faire venir à Central City pour être directement sous ses ordres, coupant court à toute promotion et vie romantique.
A cause de lui, Joyce m'avait quitté après avoir fait quelques dégâts dans mon service de vaisselle. A cause de lui, j'avais dû dire adieu à ma caution de loyer, faute d'avoir eu le temps de repeindre les murs tachés d'éclaboussures de café avant de quitter l'appartement. A cause de lui, la promotion après laquelle j'avais couru pendant trois ans s'était évaporée. A cause de lui, j'avais dû déménager en vitesse, et en démontant le meuble de ma salle de bain, j'avais vu le miroir de la porte de droite voler en éclats, me promettant sept ans de malheur que je ne doutais pas de voir venir arriver très prochainement.
Mais surtout, j'avais le cœur brisé.
Ce n'était pas ma première histoire de cœur, loin de là. J'avais un passé plutôt mouvementé, et j'étais tombé amoureux plus d'une fois. J'avais rarement été très chanceux, d'ailleurs, et ces histoires avaient souvent fini à mes dépends.
Pourtant, quand j'avais rencontré Joyce, et quand nous avions commencé à sortir ensemble, j'avais cru briser le cycle de mes mésaventures. Même si nous n'étions pas en couple depuis si longtemps, je songeais déjà sérieusement à l'épouser, convaincu que c'était la bonne, la seule, l'unique. Elle était belle, avec ses longs cheveux châtains, ses yeux verts aux longs cils et ses... arguments. Elle était drôle, intelligente, vive... Peut-être un peu trop vive, pensai-je en effleurant l'éraflure que m'avait faite un éclat de tasse sur ma joue gauche.
Mais tout ça, c'était fini. Elle m'avait quitté en claquant la porte, humiliée de devoir passer derrière mes obligations de militaires. Et pourtant, moi aussi, j'aurais préféré traiter cet ordre de mutation par le mépris et rester à ses côtés.
C'était donc à cela que je pensais, tandis que je triais et annotais des dépositions. Inutile de décrire à quel point j'avais l'air désespéré en survolant du regard les mains courantes de sacs volés et de bagarres entre voisins avinés. Quand j'avais vu ma tête dans le miroir de la porte de gauche de mon placard de salle de bain, avec mes cernes, mes yeux torves et mon visage creusé comme si on en avait absorbé toute la joie de vivre, j'avais acquis la conviction que personne n'oserait m'adresser la parole aujourd'hui. Jusque-là, c'était le cas mais ce que je ne savais pas, c'est que le retour d'Edward Elric était imminent, et que comme toujours, il allait épicer un peu la journée.
Des pas peu délicats se firent entendre dans le couloir, allant crescendo jusqu'à ce que la porte s'ouvre et s'abatte contre le mur et qu'entre un petit blond vêtu de noir et d'un manteau rouge. Il semblait à la fois énervé et content d'arriver dans la pièce.
- Bon sang, c'est pas trop tôt ! s'exclama-t-il d'une voix étrangement rauque. J'ai cru que je n'arriverais jamais à trouver votre nouveau bureau ! Vous êtes vraiment planqués !
- Bonjour, Edward, répondit Kain Fuery, sans doute le militaire le plus poli de la planète.
Je ne pouvais pas m'empêcher de me demander en le voyant si, lâché sur un champ de bataille, il ne dirait bonjour aux ennemis avant de leur tirer dessus.
- Bonjour, Fuery ! fit Edward en agitant une main un peu machinale. N'empêche, j'ai tourné pendant des plombes pour vous trouver.
- C'est sûr que c'est plus grand que le QG Est, hein ? commenta Breda d'un ton joyeux.
- Alors, ta mission s'est bien passée ? demanda Fuery d'un ton curieux. C'était bien, Lacosta ?
A ces mots, l'adolescent ferma la bouche et rougit jusqu'aux oreilles. Et moi, je redressai la tête, surpris par ce nom à la fois lointain et familier.
- Lacosta, c'est pas la ville où il y a des putes et des casinos à tous les coins de rue ? demandai-je d'une voix un peu mécanique.
- Si, marmonna Edward, les joues carmin, le regard fuyant sous les rires des militaires.
- Petit coquin, tu as fait des choses intéressantes là-bas ? fit Breda en haussant les sourcils, visiblement d'humeur gauloise.
- J'ai mis sous les verrous le plus gros notable de la ville pour enlèvement, meurtre, prostitution et détournement de fonds, je pense que c'était une « chose intéressante », répondit le petit blond avec autant d'aplomb que possible, bien que ses joues n'aient pas encore retrouvé une couleur normale. Dans la foulée, ça a mis à jour la corruption du Commandant de la caserne de la ville et d'un certain nombre d'autres personnes.
- Hé bien, tu n'as pas chômé ! siffla Fuery. Je me demande toujours comment tu fais pour t'acquitter de missions pareilles.
- ...C'est le génie, voilà tout, répondit le petit blond avec un sourire à la fois prétentieux et attendrissant.
Et pour qu'il y ait des génies comme lui, il faut qu'il y ait des gens comme moi, pensai-je avec un peu d'amertume. Breda et Fuery étaient d'humeur bavarde, et Hawkeye coupa une discussion qui s'annonçait longue en posant la question fatale.
- Vous venez remettre votre rapport au Colonel, je suppose ?
Edward blêmit et porta la main à la bouche.
- Hé bien ?
- J'ai complètement oublié de le faire, murmura-t-il, mortifié.
Même les génies ont leurs faiblesses, pensai-je en retenant un sourire, réconforté de le voir faire une erreur qui prouvait qu'il restait humain malgré tout.
- Oublié ? lança la blonde en haussant un sourcil. Ce n'est pourtant pas votre genre.
- D'habitude, je le rédige dans le train, mais là...
Il jetait des coups d'œil alentours comme un animal pris au piège, se frottant machinalement la nuque en bredouillant des fragments d'excuses. A ce moment-là, j'eus une sensation bizarre en le voyant, comme si quelque chose d'indéfinissable avait changé chez lui. Il tourna la tête vers Hawkeye et cette impression s'évanouit aussi soudainement qu'elle était apparue.
- Tu as intérêt à repartir avant qu'il décide de sortir le nez de son bureau, sinon tu vas essuyer un paquet de sarcasmes, fis-je remarquer d'un ton désabusé.
- Tu as raison, Havoc, admit Edward en réajustant son manteau sur ses épaules. Je vais... euh… Je reviendrai quand j'aurai rédigé mon rapport.
Ayant perdu toute son assurance, il quitta la pièce d'un pas presque incertain, sans dire un mot de plus. Il y eut un moment de flottement où tout le monde échangea des coups d'œil perplexes.
- Bizarre, épilogua simplement Breda.
La conversation aurait pu s'arrêter là, mais ce n'était pas le genre de l'équipe, et je le savais. Moi-même, j'étais un peu intrigué. Et je les connaissais. À partir de la prochaine remarque, les questions allaient fuser.
- Ce n'est pas son genre d'oublier de rendre un dossier, murmura Hawkeye d'un ton pensif.
- Il avait une drôle de voix, non ? ajoutai-je.
- Il n'avait pas bonne mine en tout cas, jugea Falman. Vous avez vu ces cernes ?
- J'ai l'impression qu'il a maigri, vous trouvez pas ?
- C'est marrant, j'aurais plutôt dit qu'il avait grossi...
- Une chose est sûre, il n'est pas dans son assiette.
- Mais pourquoi Al n'était pas avec lui ?
La porte du bureau s'ouvrit, laissant passer la silhouette de l'élégant et haïssable Roy Mustang, qui jeta à son équipe rassemblée à papoter un regard perplexe.
- Vous faites quoi, au juste ?
Il y avait dans sa phrase une petite inflexion à la limite entre la curiosité et le reproche, comme s'il nous accusait de ce moment d'oisiveté alors que nous nous doutions qu'il profitait sans remords d'avoir son propre bureau pour bailler aux corneilles. Hawkeye décroisa les bras et lui répondit simplement.
- Edward est revenu de Lacosta. Il vous amènera le compte rendu un peu plus tard.
- Ah... D'habitude, il le donne directement, commenta-t-il en fronçant les sourcils.
- Je crois qu'il a eu un contretemps, fit Falman d'un ton d'excuse.
- Je vois... J'espère qu'il ne tardera pas à rendre son rapport.
Il n'ajouta rien de plus et se contenta d'un regard légèrement intrigué avant de se diriger de nouveau à son bureau. Il s'arrêta sur le pas de la porte en constatant que personne n'avait bougé, et nous jeta un regard empreint de reproche, visiblement d'assez mauvaise humeur. Je replongeai le nez dans mes paperasses et supposai que les autres avaient fait de même.
- Falman, tu es bonne pâte, tu as laissé passer une bonne occasion de mettre Edward en boîte, fit remarquer Breda.
- Pourquoi tu dis ça ? demanda l'homme aux cheveux prématurément blanchis.
- « Il a eu un contretemps »... C'est joliment dit, il avait oublié d'écrire son rapport ! Ce n'est pas la même chose !
- Il avait oublié d'écrire son rapport ?! s'exclama la voix de Roy Mustang qui avait repassé la tête dans l'embrasure de la porte. Et vous me cachez ça ? !
- Ça n'avait pas l'air d'être essentiel, bredouilla Falman, visiblement inquiet.
- C'est essentiel, au contraire ! Ça veut dire que quand il reviendra, j'aurais une occasion supplémentaire de me moquer de lui !
- … Vous n'êtes pas charitable, Colonel, fit Hawkeye avec un soupir désabusé.
- En effet, je ne suis pas charitable, répondit-il avec un sourire, comme si la nouvelle l'avait soudainement mis d'excellente humeur.
- Vous nous espionniez ? demandai-je d'un ton rogue.
- Non, je m'apprêtais à aller voir des collègues, j'ai quelques questions à leur poser.
- Mouais, grommelai-je.
Falman et moi échangeâmes un regard, et je le vis hausser vaguement les épaules tandis que le Colonel traversait la pièce pour sortir dans le couloir, un dossier à la main, le sourire aux lèvres. Face au plaisir qu'avait Breda à mettre de l'huile sur le feu en toute occasion, notre sympathie pour le Fullmetal ne pouvait pas grand-chose. Je me rendis soudainement compte que j'étais passé du stade de déchet émotionnel à celui de collègue désabusé. Face à cette amélioration, j'eus l'ombre d'un sourire en pensant à cet adolescent bruyant qui égayait nos journées.
Je le connaissais assez mal, finalement, mais j'avais beaucoup de sympathie pour lui, il m'évoquait un peu un petit frère que j'aurais pu avoir. A chaque fois qu'il débarquait dans notre bureau, c'était l'occasion d'un peu de désordre, que ce soit les cris de colère quand le Colonel faisait des sous-entendus indélicats sur sa taille, ou bien ses tentatives de dissimuler la manie qu'avait son frère de ramener les chatons errants. Comment ne pas être attendri par ce duo d'adolescents dans ces moments-là ?
C'était à une de ces occasions que nous avions vu arriver un chiot abandonné que Fuery avait recueilli sans réfléchir. Cela nous avait permis de découvrir que Breda avait la phobie des chiens – ce qui nous donnait toujours la possibilité de se venger de lui si un jour il dépassait les bornes – et que décidément, Hawkeye était une personne inflexible.
Le mur de la salle de repos sur lequel Black Hayatte avait eu le mauvais goût de vider sa vessie était resté criblé de balles pendant un moment avant que Grumman finisse par commanditer des travaux. J'avais entendu dire que quand Mustang lui avait demandé pourquoi il avait autant tardé à réparer cela, il avait répondu quelque chose comme « Je trouvais que c'était un bon exemple de l'inflexibilité d'Hawkeye. Indirectement, l'histoire de ces impacts de balles avait appris à certains militaires un peu irresponsables à juger leurs collègues féminines à leur juste valeur et de ne pas avoir de comportement irrespectueux. ». Et en effet, durant les trois années qui avaient suivi, nous n'avions pas entendu la moindre rumeur de harcèlement dans le QG Est.
Dire que je respectais profondément Hawkeye n'était pas tout à fait faux, mais pour être parfaitement honnête, j'aurais plutôt dit qu'elle me foutait les jetons. Je la suivis donc discrètement du regard tandis qu'elle se rasseyait à sa place après avoir fermé la porte du couloir que le Colonel avait laissé ouvert. Elle baissa les yeux sur son bureau, impeccablement rangé, et reprit son travail.
- … Mais vous trouvez pas qu'il a maigri ? jeta Breda, troublant le silence studieux de la pièce.
- Non, vraiment pas. Au contraire, j'ai plutôt l'impression qu'il a pris des pectoraux...
- Et du cul.
Tout le monde se tourna vers Fuery, dont la voix presque enfantine jurait totalement avec ces derniers mots.
- … Comment tu fais pour voir le cul de quelqu'un qui porte un manteau ? lâchai-je, perplexe.
- Non, mais c'est vrai qu'il avait l'air d'avoir un peu pris du poids à ce niveau-là, confirma Falman d'un ton pensif. Il s'est peut-être un peu laissé aller sur la bouffe pendant sa mission.
- Ça serait pas étonnant de sa part. Ce gamin est un ventre, rappelai-je d'un ton tranquille.
- Mais la brioche, c'est plutôt vers la trentaine, genre à l'âge de Mustang. Lui, il est en pleine crise de croissance.
- Quelle croissance ? demanda Fuery en souriant de toutes ces dents.
- Ça, c'est pas sympa, commentai-je sans pouvoir m'empêcher de sourire, m'attendant presque à voir débouler un Fullmetal furieux qui nous aurait entendu parler depuis l'autre bout du bâtiment.
- En même temps, c'est pas faux.
- Bah, il a peut-être pris du muscle, hein.
- T'en penses quoi, Havoc ?
- Moi ? J'en pense rien de particulier. J'ai surtout trouvé qu'il avait l'air un peu malade il a d'énormes cernes, et une voix un peu bizarre.
- C'est vrai qu'il avait l'air enroué.
- Il avait pas une voix plus grave que d'habitude ?
Hawkeye leva les yeux au ciel et décida d'intervenir.
- Vous ne voulez pas travailler, au lieu de jouer les commères ?
- On ne fait pas les commères, on s'inquiète pour notre jeune ami, justifia Breda en fermant les yeux d'un air vertueux qui ne trompait personne.
- Inquiétez-vous en silence.
La réponse avait claqué comme un fouet, et tout le monde comprit que la récréation était définitivement terminée.
C'est d'un œil un peu moins morose que je regardai le reste de la journée s'écouler. Les questionnements de l'équipe sur la santé d'Edward étaient une occasion comme une autre d'alléger l'ambiance et d'oublier le stress récent du déménagement, l'assassinat de Hugues qui m'avait attristé même si je le connaissais finalement assez mal, et tous nos autres soucis. Depuis notre arrivée, nous avions entendu quelques rumeurs sur l'explosion du cinquième laboratoire, et l'hospitalisation du Fullmetal Alchemist, qui été resté cloîtré sans voir personne durant plusieurs jours suite à l'événement, ce qui avait nourri autant notre inquiétude que les potins à son sujet.
Plus tard dans l'après-midi, Falman, qui revenait de la bibliothèque, annonça qu'il avait vu Edward et lui avait proposé de manger avec nous. Apparemment, il avait prévu de passer une nuit à la caserne, et comme nous y étions tous, mis à part Hawkeye qui avait parfaitement su jongler d'un appartement à l'autre, et Mustang qui n'y avait passé qu'une nuit avant de pouvoir se réinstaller dans son nouvel appartement, nous avions de bonnes chances de le retrouver à la cantine. Le seul point positif de ce déménagement un peu impromptu, c'était d'avoir renforcé notre esprit d'équipe. Certes, un peu aux dépends de notre supérieur hiérarchique.
Je pressentais, avec ma maigre motivation, que je risquais de passer un bout de temps dans cette chambre standardisée que j'avais bourrée de cartons à la hâte. J'avais quitté la caserne moins d'un an auparavant, et je vivais ce retour dans un lieu aussi petit comme une régression cruelle. Pourtant, c'était aussi une forme de facilité et de confort, et je le savais. Tant que les autres partageaient mon infortune et mes repas, je ne pouvais pas m'estimer totalement abandonné. Actuellement, c'était plutôt une bonne nouvelle.
Ainsi, quand la troupe quitta les bureaux pour aller manger, je me contentai d'un profond soupir pour leur rappeler que j'étais toujours désespéré par ma rupture. Nous nous apprêtions à entrer dans le bâtiment quand Fuery adressa de grands signes derrière nous. Je me retournai et reconnut la silhouette familière d'un adolescent en manteau rouge.
Il allongea le pas et arriva à notre hauteur, nous adressant un sourire un peu incertain. Ses cernes me sautèrent encore plus aux yeux, et je crois que chacun vit l'épuisement qui l'habitait.
- Ça va ? demandai-je d'un ton un peu compatissant. On dirait que tu n'as pas dormi depuis dix ans.
- Je galère sur mon rapport, grommela-t-il tristement.
- Pourquoi ? D'habitude tu n'as aucune difficulté à l'écrire...
L'adolescent eut un petit sursaut et se mit à rosir, visiblement mal à l'aise.
- C'était une enquête un peu particulière, expliqua-t-il d'une voix lente, j'ai du mal à savoir comment tourner les choses à propos de certaines méthodes.
- Tu as fricoté avec des prostituées pour les besoins de l'enquête ?
- JAMAIS DE LA VIE ! s'indigna l'adolescent en blêmissant.
- Bah, ne fais pas cette tête-là, c'est normal d'être travaillé par ses hormones à ton âge.
- Je ne suis PAS travaillé par mes hormones, protesta-t-il d'une voix hachée.
- Même pas un peu ?
- NON.
Même notre compagnon indélicat sentit qu'il ne fallait pas insister tandis que le petit blond balançait son plateau sur les rails avec une violence inutile. Fuery ouvrit des grands yeux en voyant Edward se servir une plâtrée de pâtes particulièrement volumineuse avec de grands gestes rageurs. Puis Falman lui posa une question et il tourna la tête. Tout le monde s'installa à la table, Edward à côté de moi, Falman à ma gauche. Fuery était assis face à moi et Breda était juste à côté. Tout le monde se mit à manger en parlant de tout et de rien.
- Au fait, Edward, fit Fuery d'une voix qui tentait d'être d'apaisante. Je pense qu'il vaut mieux te prévenir, le Colonel est au courant pour l'oubli de ton rapport.
- Génial, grinça-t-il. J'ai encore moins envie de le lui rendre maintenant.
- Bah, ce n'est qu'un mauvais moment à passer... encouragea le petit binoclard dans une tentative de réconfort.
- C'est facile à dire pour vous... je sais bien que ça vous éclate quand je me fais ridiculiser par Mustang, mais pas moi.
-En disant cela, il jouait machinalement avec ses pâtes du bout de la fourchette, avec l'expression aimable d'un chien de garde. Je me rendis compte qu'il avait à peine touché à son assiette.
- Tu ne manges pas ? questionnai-je, un peu inquiet.
Le Fullmetal Alchemist sans appétit, c'était comme Hawkeye qui faisait des câlins aux gens. Ça n'existait pas.
- Tu fais un régime, fillette ? lança Breda d'un ton taquin.
C'était la remarque de trop. Il lâcha la fourchette qui tomba en faisant résonner son assiette et releva les yeux en lançant un regard profondément assassin, à tel point que Breda sembla se ratatiner l'espace d'un instant.
- Je ne suis pas une fillette. Je suis tout sauf une fillette, gronda-t-il d'un ton glacial, le fixant droit dans les yeux. Je ne fais pas de régime, et je peux manger nettement plus que toi.
- Ça, j'en doute.
- Ne me mets pas au défi.
L'ambiance était devenue électrique. Je jetai un coup d'œil de part et d'autre de la table, me demandant comment on en était arrivé là en quelques phrases. Edward était réellement en colère. Il ne criait pas, mais c'était presque pire. Je n'avais pas souvent eu l'occasion de voir son regard rempli de rage dirigé sur quelqu'un d'autre que Mustang, et ça faisait bizarre.
- Je te mets au défi, lança Breda.
- Parfait, fit-il avec un sourire presque carnassier.
Tous deux plongèrent leurs fourchettes dans leurs assiettes de pâtes, et s'ensuivit un duel de regards spectaculaire, ponctué de bruits de couverts et de déglutition, où la nourriture descendait à une vitesse effrayante. Breda se leva le premier pour se resservir, suivi par Edward quelques minutes plus tard. Le combat repris, nous laissant fascinés. Quand le coup de fourchette commença imperceptiblement à ralentir, nous avions déjà fini nos propres assiettes depuis un bon moment, et nous n'avions aucune envie de manger du rab face à ces estomacs féroces.
Nous étions déjà fortement impressionnés. Face au sérieux des adversaires, les paris commencèrent. Je pariai quelques cents sur la victoire d'Edward, Falman sur celle de Breda. Fuery fut proclamé juge et arbitre et les encouragements commencèrent à fuser, attirant l'attention de quelques voisins de table qui s'approchèrent pour se renseigner sur le duel et parier à leur tour. La présence de spectateurs supplémentaires leur redonna un coup de fouet et ils accélérèrent la cadence dans une ambiance de combat de coqs. Fuery ramena de nouvelles assiettes, puis une fois celles-ci terminées, on fit passer des petits pains et des yaourts dont les pots s'empilèrent au-dessus de leurs quatre assiettes vides respectives. Ils commençaient à peiner sérieusement.
- Alors, on regrette de m'avoir provoqué ? fit Edward avec un sourire un peu crispé.
- Ne cherche pas, tu as les yeux plus grands que le ventre. Tu ne m'auras pas, répondit Breda malgré un teint un peu verdâtre.
- Ne te fie pas aux apparences, grinça l'adolescent en ouvrant son sixième yaourt. L'alchimie, ça bouffe de l'énergie.
En voyant leurs visages ou la nausée commençait à gagner sur le défi, je me dis que je devais peut-être essayer d'empêcher que ça dégénère.
- Vous devriez peut-être vous arrêter là les gars... Vous allez être malades...
- Il m'a traité de fillette ! s'insurgea Edward en tendant un index accusateur vers son voisin de table. C'est une question d'honneur !
- Oui, c'est une question d'honneur, confirma Breda, qui semblait avoir un peu perdu confiance face à l'acharnement de son ennemi.
J'aplatis une main désespéré sur mon front. Il n'y avait rien à tirer de ces deux-là. J'étais condamné à les voir s'empoisonner avec des quantités de bouffe indécentes. Comment pouvait-on être aussi stupide, franchement ?
- Vous avez l'honneur mal placé. Vous pouviez, pas, je sais pas, faire une partie d'échecs ? demandai-je, un peu écœuré.
- Ça ne serait pas équilibré, il y joue sans arrêt ! s'exclama Edward d'une voix étouffée avant d'avoir un haut-le-cœur.
- Eh bien, on dirait que tu arrives au bout, commenta Breda, lui-même verdâtre et chancelant, les deux mains calées sur la table. Tu déclares forfait ?
Il y eu un silence. Il y avait presque une vingtaine de personnes autour de la table, toutes suspendues aux lèvres du petit blond. Edward ne répondit pas, mais ouvrit lentement un nouveau pot de yaourt avec un regard clairement provocateur, amenant quelques applaudissements de la part de ses supporters improvisés. Breda poussa un soupir et en empoigna un à son tour. Ils semblèrent mettre un temps quasiment infini à le manger, arrivant visiblement à leur extrême limite. Fuery en profita pour recompter leurs pots de yaourt vides, ils en étaient à treize chacun.
Le militaire semblait étouffer dans son uniforme trop tendu et termina le dessert dans un ultime effort, avant de tendre victorieusement le pot devant lui, visiblement sur le point de vomir.
En face de lui, l'adolescent avait un pot d'avance, entamé à moitié, et lui lança un sourire presque moqueur en léchant sa cuillère. Tout le sang qui marbrait le visage de l'homme reflua, le laissant blême et mou.
- Alors ? articula péniblement Edward.
- ...Je... Je laisse tomber, murmura l'homme dans un filet de voix.
Une clameur victorieuse résonna dans la cantine, et le brouhaha couvrit toute tentative des deux adversaires de parler. Les copains tiraient la monnaie de leur poche ou réclamaient leur dû à leur voisin, et je tendis la main vers Falman avec un sourire. Leur concours stupide m'aura au moins rapporté un peu d'argent. Il me tendit un billet avec une expression vexée. Quelques militaires s'approchaient de mon voisin pour le féliciter de la victoire à grand renfort de claques dans le dos. Il lâcha un énorme rot et leur dit d'une voix aussi calme et assurée que possible.
- Ne me touchez pas où je vais vous vomir dessus.
Les militaires s'écartèrent aussitôt, renonçant à leurs démonstrations de soutien. Ils sentaient bien que le jeune Alchimiste pesait ses mots. Il profita de l'espace libéré pour se lever avec d'infinies précautions, puis se dirigea vers la sortie, la démarche chancelante. Si l'on ne savait pas ce qu'il venait d'avaler et justifiait sa démarche, on aurait pu se dire qu'il était complètement paf. Avant de quitter la salle, il se retourna pour nous lancer un dernier sourire de frimeur, s'attirant quelques saluts de militaires admiratifs, et referma la porte derrière lui. Quelque part, je me demandais sérieusement s'il n'avait pas vomi aussitôt la porte refermée.
- C'est un monstre, ce gamin.
- C'est pas n'importe quel gamin, c'est le Fullmetal Alchemist.
- Ah oui ! Je comprends mieux ce qu'il fichait ici. Je ne m'aviserai pas de lui manquer de respect, il a l'air super sérieux, commenta un militaire assez jeune, le visage criblé de taches de rousseur.
- Ça va, Breda ? demanda Fuery en constant que notre collègue était de plus en plus verdâtre.
- Je ne le traiterai plus jamais de fillette, promit-il d'une voix souffreteuse.
- Peut-être que ça te motivera à ne plus chercher des noises à tout bout de champ, tentai-je, cherchant une morale à cette scène qui en était pourtant manifestement dépourvue. A force de chercher, tu trouves.
Il fallut un moment à Breda pour trouver le courage de se lever, et Falman lui proposa de l'accompagner jusqu'à sa chambre, ce qui semblait vraiment utile. De mon côté, je m'inquiétais un peu pour Edward. Si j'étais effaré par la stupidité de ces deux-là, mes peines de cœur m'étaient sorties de la tête. Les autres militaires étaient partis, et je me chargeai avec Fuery de débarrasser cette table un peu trop remplie de reliefs de repas, nous attirant les regards soupçonneux du personnel de la cantine.
Puis tout le monde marcha vers le dortoir en commentant l'événement. Une chose était sûre, ça allait devenir le potin du quartier général pour trois jours au minimum. Une fois arrivés, chacun se dirigea vers sa propre chambre. J'étais le seul de la bande à loger au deuxième étage. La solitude me retomba dessus comme une chape de plomb, et le souvenir de Joyce se raviva comme une plaie qui ne voulait pas cicatriser. Il me faudrait du temps, beaucoup de temps, pour me remettre de cette histoire.
Je lâchai un profond soupir en poussant la porte des toilettes communes. J'entendis le son caractéristique de quelqu'un qui vomissait et je me figeai, surpris et inquiet. Je pensai aussitôt à Edward, mon bon sens me dictant que la probabilité que ça soit lui était très élevée. Je restai planté à l'entrée quelques secondes, hésitant à me manifester pour vérifier que ça allait. J'entendais la respiration tremblante de celui qui avait du mal à s'en remettre, et je me fis quelques pas pour toquer à la porte. Elle s'ouvrit largement à ce moment-là, laissant passer un Edward rouge et tremblant.
Je le vis lever la tête vers moi en blêmissant, et je ressentis un choc énorme en réalisant. Mes yeux avaient glissé malgré moi de son visage vers quelque chose de profondément anormal. Il avait enlevé son manteau et sa veste et était juste en débardeur. Un débardeur noir, mettant en évidence une paire de seins qui, si elle n'était pas énorme, était manifestement réelle.
Edward avec des seins.
La phrase résonna en boucle dans ma tête tandis que je restais stupéfait et que le visage de la personne en face de moi se décomposait de plus en plus. Je sentis ma mâchoire me décrocher en assimilant progressivement le concept d'un Fullmetal Alchemist au féminin, et en comprenant soudainement la raison de sa réaction disproportionnée aux paroles de Breda.
Puis la bulle éclata et il y eut un mouvement de recul. Edward rougit brutalement et croisa les bras sur sa poitrine dans une tentative bien maladroite de la dissimuler, le regard voltigeant comme pour fuir la confrontation. L'espace d'un instant, l'image d'une adolescente empêtrée dans sa pudeur éclipsa celle du petit blond que je connaissais, me faisant réaliser que manifestement, et sans que je ne puisse comprendre pourquoi ni comment, c'était une fille. Puis il releva les yeux et me lança un regard meurtrier, comme si la colère, après avoir reflué de son corps, était revenue en une vague encore plus puissante. Il ouvrit la bouche pour parler d'une voix profonde.
- Un mot à ce sujet, à qui que ce soit, et je te tue, murmura-t-il en détachant chaque syllabe et en insistant particulièrement sur le dernier mot.
Je me sentis pâlir, reculai en butant contre le carrelage inégal du sol, chancelai avec de grands mouvements de bras maladroits, puis détalai sans demander mon reste. Peut-être que j'aurais pu rire de la situation dans un autre contexte, mais je sentais encore le regard brûlant de haine suivre ma silhouette dans le couloir, et après la scène de ce soir, je ne tenais absolument pas à tester sa parole.
Une fois dans ma chambre, je me plaquai contre ma porte et poussai le verrou d'une main presque tremblante. Je croisai mon regard halluciné dans l'unique glace de mon meuble de salle de bain qui s'était retrouvée à l'entrée, au sommet d'une pile de cartons dont je ne savais pas quoi faire. J'empoignai mes cheveux dans un geste d'incrédulité, comme si tirer dessus allait miraculeusement me remettre les idées en place. Les questions se bousculaient dans ma tête plus vite que je ne pouvais les formuler.
- Que... que... Quoi... COMMENT ?! bafouillai-je, incapable de sortir une phrase construite, me parlant à moi-même avec plein de gestes qui m'auraient fait passer pour un fou s'il y avait eu des témoins.
J'étais sûr qu'Edward était un garçon. Avant. Mais j'étais sûr qu'il avait un corps de fille, maintenant enfin, je n'avais pas vu si... Nononononon, je ne voulais surtout pas en savoir plus, et je ne voulais même pas y penser. Mais c'était toujours Edward, il avait le même caractère de merde, peut-être même qu'il était pire que d'habitude aujourd'hui. Ce qui pouvait se comprendre. Comment était-ce possible ? Quand ? Qu'est-ce qui s'était passé ? Pourquoi ? Les questions déboulaient à toute vitesse, et je lâchais un mot par-ci, par-là, exprimant mon choc par un monologue totalement incompréhensible. La seule certitude que je pouvais avoir, c'est qu'il ne maîtrisait pas la situation. Progressivement, je réalisai que j'aurais voulu lui demander pourquoi, comment, essayer de comprendre, peut-être même le soutenir, passer outre cette anomalie pour retrouver le jeune garçon que je connaissais depuis longtemps, et pourtant si mal. J'aurais voulu lui parler.
Mais le regard qu'il m'avait lancé m'avait dissuadé de tenter le moindre mot, je n'avais même pas osé lui répondre un « OK » pour lui faire comprendre que le message était passé.
- Je m'attendais pas à ça, lâchai-je à mi-voix, accoudé au mur de l'entrée, fixant le vide devant moi. Putain, je m'y attendais pas.
Ce soir-là, ces questions et beaucoup d'autres tourneboulèrent dans ma tête, se heurtant, se fondant, s'empilant, s'effondrant, m'étouffant. Je savais que je ne pourrais en parler à personne, pas à Edward, encore moins à qui que ce soit d'autre, et que je n'aurais sans doute jamais de réponses à mes interrogations. Je restai allongé sur le dos, les yeux grands ouverts, fixant la forme nette que formait la lumière du réverbère sur le plafond, le cerveau tournant à cent à l'heure.
Je ne pensais plus à Joyce. Mais je ne dormis pas bien pour autant.
