Bonsoir ! Bonne rentrée à tous ! (courage, vous allez survivre)

Comme toutes les 3 semaines, un nouveau chapitre arrive. Cette fois-ci, c'est au tour d'Alphonse de nous livrer son point de vue, avec de petits changements en perspective. L'illustration est en cours, mais il me reste la couleur à faire, je la publierai sur deviantart dès qu'elle sera terminée (ce qui devrait arriver demain)

Merci aux reviewers, les commentaires, persévérants ou ponctuels, sont ma source n°1 de carburant. Je les lis avec attention, j'y réponds quand c'est possible, et je les relis quand je sens la motivation commencer à baisser, ça me rebooste à tous les coups... Bref, merci beaucoup pour vos précieux commentaires ;)

J'espère que ce chapitre vous plaira, en tout cas, vous avez de la lecture ! Vous l'aurez sans doute remarqué, le chapitre précédent était nettement plus gros que les autres... Hé bien, sachez que c'est plus ou moins la taille "normale" des chapitres à venir. Hé oui, j'ai la maladie des chapitres qui grossissent ! (vous comprenez mieux pourquoi j'ai du espacer la publication maintenant ? XD)

Donc, calez-vous confortablement, prévoyez-vous un peu de temps, et je vous laisse en vous souhaitant une bonne lecture !


Chapitre 22 : Être présent (Alphonse)

Soudainement, tout me paraissait limpide.

Je m'étais réveillé à trois heures du matin, ouvrant brutalement les yeux dans l'obscurité. Des cauchemars, dont je n'arrivais pas à déterminer l'origine, revenaient régulièrement me hanter, et s'évanouissaient dès que j'ouvrais l'œil. J'avais gardé les yeux ouverts, respirant fort et trop vite dans l'obscurité, en attendant que la peur se calme. Je ne cherchais plus à me souvenir. Je savais que c'était peine perdue. Tout dans ma vie glissait entre mes doigts, échappant à mon contrôle, et mes rêves n'y faisaient pas exception.

J'attendais. J'attendais que Winry achève son travail pour aller à Central-City avec elle ou bien qu'Edward termine sa mission pour venir à Resembool nous rejoindre. J'attendais qu'il se passe quelque chose, pendant que les autres vivaient, travaillaient, se battaient. Je me roulai sur le bord du lit, pelotonné en boule. La vie m'avait tiré en arrière, et depuis, je restais bien sagement là où elle m'avait posée. Je ne faisais rien. Dans le silence profond de la nuit, cette phrase enfla et prit progressivement toute la place dans ma tête. Je ne faisais rien.

Je ne faisais rien.

Je ne faisais rien pour qu'on ne me considère plus comme un enfant. Je ne faisais rien pour avoir l'air mature. Je n'essayais pas de devenir adulte. Je n'essayais pas de me rendre indispensable, ou de devenir plus fort. Je me contentais d'attendre en me lamentant sur mon sort, comme un gamin capricieux. Comme si je n'avais pas conscience que si Winry et Ed ne s'occupaient pas davantage de moi, c'est parce qu'ils avaient des responsabilités d'adultes à assumer. Moi, j'étais libre, je n'avais de comptes à rendre à personne, et qu'est-ce que je faisais de cette liberté ? Rien, trois fois rien.

Mes yeux étaient écarquillés dans le noir tandis que cette évidence me tombait dessus. Si j'étais là, à me morfondre, c'est bien parce que je ne faisais rien pour y changer. Je me plaignais, mais je ne faisais rien pour qu'on me prenne plus au sérieux, pour maîtriser la situation, prendre des initiatives, ou tout bêtement, apporter de l'aide.

J'avais passé un mois à me morfondre, convaincu que le monde entier m'avait évincé, mais finalement, c'est moi qui m'étais exclu tout seul, en étant passif.

Je me rendis compte que j'avais bloqué ma respiration.

J'expirai, tandis que tout devenait clair dans ma tête. Je n'avais pas le droit de gémir sur mon destin si je n'essayais pas, au moins un peu, de le prendre en main. Une fois cette résolution prise, tout devint tellement limpide. Ce que je voulais faire, là maintenant ? Voir Edward.

Lui parler, l'aider, d'une manière ou d'une autre. Nous avions affronté la mort de Maman ensemble, nous avions lutté pour progresser en Alchimie côte à côte, et tout ça, ce n'était pas pour être séparés aujourd'hui. Je devais aller à Central-City. Maintenant.

Je me relevai et allumai la lumière à mon chevet. Je regardai la pièce, presque vide. Il faut dire que je n'avais pas grand-chose comme affaires, après toutes ces années passées à être une armure itinérante. J'attrapai le sac qui se trouvait au pied du lit et y fourrai pêle-mêle toutes les fringues qui traînaient dans la pièce. J'eus un instant d'hésitation avant de lever la tête vers le plafond.

Dans le grenier, il y avait toujours les carnets de Maman. Je pris la lampe à huile qui se trouvait sur la table de chevet, grattai une allumette et l'allumai, puis je traversai le couloir de l'étage à pas de loups pour aller au grenier. Pour monter l'échelle, je dus coincer la poignée de la lampe entre les dents. La trappe me parut plus difficile à ouvrir et plus bruyante que d'habitude dans le silence de la nuit, mais je parvins à me faufiler par l'ouverture.

Je traversai d'un pas sûr cette pièce que je connaissais maintenant très bien et ouvrit d'une main le loquet. Bien calés le long du fond de la malle, j'avais rangé verticalement tous les carnets pour pouvoir y accéder plus facilement. J'avais lu la totalité de ses journaux intimes dans l'ordre chronologique, depuis son départ pour East-City où elle avait tenté sa chance comme violoniste et chanteuse sous la protection de son vieil oncle, son retour précipité à Resembool à la mort de son père, puis toute sa vie jusqu'à la naissance de mon frère.

Pour moi, ces carnets étaient un trésor. Je les avais lus plus d'une fois, j'avais dévoré le récit de sa rencontre avec notre père, les chamailleries avec sa mère, j'avais retenu sa chronologie, je savais où chercher tel ou tel événement, entre ces pages, pour retrouver un peu de nostalgie, d'amour, de drôlerie. J'avais dévoré des yeux les coupures de journal, fredonné les partitions qui se trouvaient parfois entre deux pages. Caché dans la tête de ma mère durant ses premières années d'adulte, je m'étais senti protégé et rassuré, et j'avais découvert une autre facette que celle que j'avais connue. Et ce trésor, je voulais le partager avec mon frère.

Seulement, il y avait bien une trentaine de carnets, je ne me voyais pas tout embarquer dans mon sac qui n'aurait de toute façon pas suffit. Je m'agenouillai devant la malle, réfléchissant rapidement. Je pris le tout premier carnet, recouvert d'un tissu fleuri, défraîchi et patiné. C'était le récit de son arrivée à East-City et de ses premiers spectacles. Imaginer ma mère aventurière, c'était à la fois incongru et enthousiasmant. Je pris le carnet en cuir rustique qui contenait le début de son idylle avec Honenheim. Je doutais qu'Ed veuille le lire, mais s'il changeait d'avis, il y avait fort à parier que cette lecture le ferait réfléchir. Enfin, je pris le dernier carnet, celui qui correspondait à sa première grossesse, jusqu'à la naissance d'Edward. Je fourrai les trois dans mon sac, refermai la malle après avoir rabattu les vêtements pour dissimuler les carnets restants.

Je redescendis ensuite, rabattant derrière moi la trappe avec d'infinies précautions, puis me dirigeai vers la cuisine pour dénicher de quoi manger. Den, roulé en boule dans son coin habituel, leva une tête paresseuse en me voyant arriver et la reposa paisiblement après m'avoir reconnu. Je me servis trois verres d'eau à la suite sous le coup de la soif, puis fouillai pour me constituer un repas. Je me fis un sandwich avec des tranches de pain de trois abondamment beurrées, où j'avais glissé de la rosette et du fromage, et pris deux pommes. Le tout atterrit dans mon sac avec tout le reste, j'ouvris le placard pour en tirer une gourde de métal que je remplis au robinet. J'avisai la table à l'entrée et songeai que je devais quand même avertir les Rockbell. Je ne voulais pas attendre avant de partir, comme si j'avais peur que ce choix qui me semblait évident ne le soit plus du tout une fois face à Winry. J'attrapai donc un papier et un crayon et griffonnai quelques mots.

« Je ne vais pas rester à attendre éternellement, alors je suis parti pour rejoindre Ed à Central. Si vous pouvez le prévenir que j'arriverais par le train de 14 heures 30, ça sera bien. Sinon, je me débrouillerai. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Bises, Al »

Ça me paraissait bien. Je reposai le crayon à côté de la feuille et relus le mot. Un instant, je repensai à la tête que ferait Winry, et faillis le froisser et le jeter en me disant que c'était scandaleux et stupide de partir à la va-vite sans prévenir personne. Mais en levant la tête, je vis qu'il était quatre heures à la grande horloge de la salle à manger. J'avais noté les horaires de train à mon retour à Resembool, sachant que j'allais repartir tôt ou tard, et je les avais relus assez souvent pour les connaître par cœur. Le premier train de la journée partait à quatre heures cinquante-trois. Avec la marche que j'avais à faire, et devant acheter mon billet, il valait mieux que je parte maintenant.

J'éteignis la cuisine, traversai l'entrée à l'aveuglette dans cette maison que je connaissais si bien, déverrouillai la porte d'entrée, la refermai derrière moi précautionneusement. Dehors, la nuit était claire, le ciel commençait doucement à se délaver à l'approche de l'aube. Quelques nuages épars formaient des taches claires qui émettaient une lueur un peu diffuse, masquant une partie du ciel piqueté d'étoiles vacillantes. A leur pieds, la ligne d'horizon n'était plus qu'une masse d'un noir sans fond, les arbres se découpant élégamment en ombres chinoises, dansant sous un vent léger. Seules les routes et les murets en pierre calcaire de la région dessinaient des lignes à peine perceptibles dans l'obscurité. C'était tout juste assez pour pouvoir s'orienter.

Je me mis en route, marchant sur les gravillons blancs et gris du chemin qui menait à la maison des Rockbell, pas du tout inquiet dans cette obscurité familière, dans ces collines que je connaissais comme ma poche. Plus d'une fois quand nous étions enfants, nous avions échappés à la vigilance de Maman durant la nuit pour gambader à travers champs, admirer les étoiles, et jouer à se faire peur en entrant dans les bois par des nuits de grand vent. Nous revenions crottés de boue, le sourire jusqu'aux oreilles, et nous nous faisions pincer une fois sur trois à peu près.

En y repensant, un petit sourire mélancolique aux lèvres, je songeai que nous n'avions pas été des enfants faciles. Nous étions souvent des sauvageons couverts d'écorchures, prêts à expérimenter les pires bêtises... Et pourtant, elle nous pardonnait toujours. Peut-être parce que quand venait l'heure des récoltes dans le grand potager qu'elle cultivait, nous étions toujours présents, le sourire aux lèvres, pour cueillir les tomates et les haricots en chantant avec elle. Ces chants qu'elle nous avait appris, nous en connaissions des dizaines, nous les chantions avec bonheur, à plusieurs voix, en canon... La vie en musique était tellement plus légère, plus dansante, plus joyeuse, quand Maman était là.

Du jour où elle est morte, plus une mélodie n'était sortie de nos lèvres, à mon frère et moi. Chanter sans elle n'avait pas de sens. Nous n'avions pas eu besoin de parler ce jour-là, il avait suffi d'échanger un regard.

A l'Est, le ciel pâlissait pendant que les étoiles disparaissaient les unes après les autres. Le petit jour approchait, cette heure où des silhouettes indéfinissables et sans couleur nous faisaient imaginer toutes sortes de choses.

Je risquais d'être en retard. Je hâtai le pas, la gare n'était plus très loin.


Fébrile, le voyage m'avait paru interminable, que ce soit le train qui m'avait mené à East-City, l'attente de la correspondance, ou le trajet jusqu'à la capitale. J'avais piétiné, regardé le paysage derrière les vitres, relu les carnets de Maman, je m'étais étiré dans tous les sens possibles et imaginables dans le compartiment désert que j'occupais, et quand un contrôleur avait poussé la porte pour vérifier mon billet, j'étais vautré à l'envers sur le siège du fond, les jambes étendues le long du dossier, en train d'énumérer tous les corps simples dans l'ordre. J'avais aussitôt bondi sur mes pieds, le rose aux joues, et extirpé mon billet de mon sac, mort de honte.

Sans aucun doute possible, j'avais la bougeotte. J'étais heureux, profondément heureux à l'idée de retrouver mon frère. Un peu inquiet de sa réaction, aussi, car je craignais qu'il ne me passe un savon pour être parti sur un coup de tête. Malgré ça, j'étais impatient, parce qu'une fois ce mauvais moment passé, je serais de nouveau avec lui, et je l'espérais, pour longtemps.

Aussi, quand le train se mit à ralentir, approchant de son terminus, je me mis littéralement à trépigner d'impatience. Les quelques minutes passées au ralenti au milieu des voies de la gare de triage et des bâtiments de tôle ondulés posés sur une mer de ballast me parurent absolument interminables. Quand, enfin, les quais de la gare apparurent sous ma fenêtre et qu'on commençait à voir les piliers de la verrière, je bondis de ma banquette et me précipitai vers la porte. Le train n'était pas désert comme au départ de Resembool, mais loin d'être bondé pour autant. Je me faufilai rapidement dehors et me retrouvai rapidement sur le quai, le cœur battant. Est-ce que Winry l'avait prévenu ? Est-ce que Edward serait là, au bout du quai ? Je l'espérais très fort, mais je commençais déjà à dresser des plans pour aller au QG de Central-City dans le cas contraire. J'allais avoir besoin d'un plan de la ville, et puis...

Et puis, finalement, je n'aurais besoin de rien de tout ça. J'avais reconnu la silhouette au bout du quai, drapée dans un manteau rouge qui la rendait facilement repérable. Edward était là. Un sourire dévora mon visage tandis que je hâtais le pas. Il me vit à mon tour, et s'avança vers moi d'une démarche un peu incertaine qui m'intrigua alors que je le saluai d'une exclamation familière. La distance qui nous séparait s'évanouit brutalement quand il m'attrapa et me serra dans ses bras, très fort, d'une poigne presque tremblante. Je restai figé sous cette étreinte à laquelle je ne m'attendais pas. Ce n'était pas la franche accolade que feraient des frères ou de bons amis heureux de se retrouver, ce n'était pas non plus le contact hésitant d'une personne intimidée par nos rapports devenus compliqués, même si la chaleur de son corps me paraissait toujours aussi étrange. Non, tandis qu'il me serrait de toutes ses forces, sans m'étouffer, mais sans me laisser la moindre liberté de mouvement, je compris qu'il se raccrochait à moi comme a une bouée de sauvetage. Etait-ce à cause de cela, je n'en savais rien, mais il me semblait moins grand que la dernière fois. Je le sentais trembler de manière infime.

Alors je posai ma tête sur son épaule et dis doucement :

- Je pensais que tu m'engueulerais d'être parti sans prévenir.

- Winry fera ça très bien la prochaine fois qu'elle t'aura au téléphone, murmura-t-il d'une voix un peu cassée et lasse. Je sais que je devrais sans doute être furieux, mais je suis trop soulagé de te revoir pour ça.

- Je suis là, répondis-je un peu maladroitement, étonné de cette détresse si mal dissimulée.

Que s'était-il passé en mon absence ? Je regrettais d'avoir suivi Winry, si c'était pour abandonner mon frère à des événements peu reluisants.

Il relâcha un peu son étreinte et je glissai mes bras autour de son corps pour le garder contre moi, le rassurer. Je sentais sa taille un peu trop fine, ses épaules qui flottaient dans ses vêtements qui n'étaient plus taillés pour lui. Un instant, je la sentis fragile.

Et puis, je chassai aussi vite qu'était venue cette idée d'Edward au féminin en songeant qu'il détesterait ça. Il s'écarta et me relâcha avec un petit sourire un peu penaud, comme s'il était honteux de ces effusions. En revoyant son visage, je me rendis compte qu'il avait les traits tirés et des cernes marquées, comme s'il n'avait pas dormi ces derniers jours, et je me sentis inquiet.

- Ed, tu as une tête de déterré. C'est ton enquête sur Barry le Boucher qui t'a mis dans cet état ?

- Oui, entre autres, marmonna-t-il en se pinçant l'aile du nez. Mais au moins, il est hors d'état de nuire.

- Tu l'as arrêté ? demandai-je en ouvrant de grands yeux, admiratifs malgré moi.

- Il est mort, répondit-t-il un peu froidement.

Je sentis qu'il ne voulait pas trop s'étendre sur le sujet, je fermai la bouche et levai les yeux vers la verrière qui surplombait la gare. J'aurais pu commencer à bouder en sentant qu'il me faisait des cachotteries, mais je fis l'effort d'accepter l'idée qu'il avait peut-être de bonnes raisons de ne pas parler ici et maintenant. C'était aussi à moi d'être patient.

Après tout, si j'avais eu le moindre doute, maintenant, j'en étais sûr. Edward avait besoin de moi.


- Me revoilà ! claironna mon frère d'un ton joyeux en poussant la porte du bureau où travaillaient plusieurs militaires.

- Hé, salut, ça faisait un moment qu'on ne t'avait pas vu avec l'enquête. Tu as ramené Al avec toi ?

J'avais vu dans le regard de l'homme qui venait de parler une hésitation, comme si le visage ravagé de fatigue lui avait sauté aux yeux mais qu'il avait préféré parler d'autre chose.

- Eh oui, fit-il en m'ébouriffant les cheveux, dans un geste de grand frère protecteur qui m'agaça plus qu'autre chose.

- Tiens, Edward, justement, je voulais te demander ce que tu pensais du rapport d'enquête... J'ai fait tout ce que j'ai pu, mais je n'étais pas là au moment où tu l'as neutralisé, alors...

- Je suppose que l'armée va réclamer deux rapports séparés, étant donné la manière dont cela s'est passé, soupira-il en se frottant l'arrière du crâne.

- Tu ne serais pas parti en fonçant tête baissée sans jamais m'attendre, on n'en serait pas là.

- Je voulais le neutraliser avant qu'il arrive dans le quartier des théâtres et fasse un massacre ! Ne le prenez pas personnellement.

- Allons, il a bon dos le quartier du théâtre ! Dis plutôt que tu n'étais pas en accord avec mes méthodes.

- Ce copycat était un cas très particulier, j'ai eu de la chance en le retrouvant. Je ne critiquerai pas vos méthodes qui sont excellentes dans le cadre d'une enquête normale, soupira Edward, visiblement las.

Pendant cette discussion, je ne pouvais pas m'empêcher de laisser traîner mes yeux partout dans la pièce, frappé par l'étrangeté de la scène. J'avais beau savoir qu'il faisait partie de l'armée, le voir parler aussi familièrement avec des militaires que je ne reconnaissais pas me mettait mal à l'aise, surtout quand ils m'adressaient des sourires complices. Il y avait une femme au chignon strict et au regard sévère, et plusieurs hommes, un grand blond qui mâchonnait pensivement un mégot, un rouquin un peu gros, un petit binoclard aux cheveux noirs qui semblait être à peine plus vieux que mon frère, et enfin, l'homme avec qui il parlait, plus âgé si on en croyait ses cheveux blancs, dont les yeux se réduisaient à deux petites fentes à peine entrouvertes.

Sans aucun doute, ils me connaissaient tous. Et moi, même si Edward m'en avait parlé depuis mon retour dans mon corps, j'étais incapable de coller un nom sur leurs visages. En vérité, le seul que je reconnaissais vraiment dans son équipe était...

- Fullmetal, toujours aussi doué pour bavarder, à ce que je vois, lança le Colonel Roy Mustang en ouvrant la porte de ce qui devait être son bureau personnel. Je suppose que tu as fini ton compte-rendu ?

- Pas encore Colonel, je tâche de rendre un travail exhaustif, répondit mon frère d'un ton égal, tandis que je me sentais malgré moi me renfrogner face à l'homme qui venait de parler.

- Tant que ce n'est pas un prétexte pour rendre ton dossier aussi en retard que celui de l'affaire Lacosta...

- Colonel, vous êtes aussi mesquin que d'habitude.

- Étant donné que tu as ramené ton petit frère dans les locaux de l'armée, je suis en droit de douter de l'efficacité du travail que tu fourniras cet après-midi.

Le petit frère, c'est-à-dire moi, lui lança un regard assassin. Il baissa les yeux vers moi avec une expression indéchiffrable, mais pas vraiment amicale. Si j'avais été un animal à fourrure, tous les poils de mon dos se seraient hérissés sous le coup de la colère.

- Mon rapport sera prêt ce soir, répondit Edward d'un ton sec tandis que le rose lui montait aux joues.

- J'attends de voir ça ! N'oublie pas que tu dois repartir en mission le 20 septembre !

- Ça, je ne risque pas de l'oublier, grommela-t-il tandis que le Colonel retournait à son bureau.

Je regardai d'un œil noir la porte se refermer derrière cette silhouette en uniforme, et Edward poussa un soupir.

- C'est toujours le grand amour entre vous deux à ce que je vois, commenta le militaire un peu gros d'un ton moqueur.

Je vis Edward sursauter, comme piqué par la remarque, avant de s'indigner de l'expression utilisée.

- C'est tout sauf de l'amour ! Ce mec est un con.

Ah ! Là, je suis d'accord avec lui, pensai-je au milieu des éclats de rire des militaires.

- Toujours aussi impulsif, décidément, commenta le grand blond d'un ton amusé.

Depuis que j'avais retrouvé mon corps, tout ce que je voyais, c'était que mon frère était à la botte de ce Colonel, et qu'il le traitait mal. Il l'avait quand même envoyé en mission à l'autre bout du pays alors qu'il était encore en pleine convalescence. Cette action, la froideur dont il avait fait preuve lors de l'enterrement de Hugues et ce regard ombrageux qu'il me lançait quand il remarquait ma présence, tout cela me faisait le détester de manière instinctive.

Je ne comprenais pas pourquoi Edward acceptait de se faire marcher sur les pieds par un type pareil. Il me parlait de respect, mais je n'en voyais pas la couleur. Tout ce que je constatais, c'était que quand son supérieur lui ordonnait de partir en mission sans moi, il obéissait sans sourciller. Voir cela me rendait un brin jaloux.

Non, soyons honnêtes, terriblement jaloux.

Il y eu un nouvel éclat de rire, et je me rendis compte que je n'avais pas écouté un mot de la conversation.

- Mais du coup, Ed, ton frère est vachement plus petit que toi.

- Ah ! Bah oui, vous ne l'avez vu qu'en armure... C'est sûr que c'était pas sa vraie taille, répondit-il en plaçant sa main comme une toise au-dessus de ma tête.

- Mais je n'ai pas fini ma croissance, moi, répondis-je d'un ton un peu bougon en repoussant sa main.

- Hé, saleté, va ! Tu as intérêt à rester mon petit frère ! répondit-il en riant.

- Je resterai toujours plus jeune, que toi, si c'est ce que tu veux dire.

- Tu sais très bien ce que je veux dire !

- Hé bien, ça fait plaisir de vous voir comme ça, commenta le grand blond qui venait d'allumer une cigarette.

Je me tournai vers lui, surpris. Autant le Colonel était détestable, autant ce militaire, dont j'avais bien sûr oublié le nom, m'était plutôt sympathique.

- Du coup, il paraît que tu as tout oublié, Al ? fit-il en craquant une cigarette.

Edward perdit son expression joyeuse à ces mots, et je sentis un grand froid s'abattre sur moi. Les regards des autres pesaient soudain sur mes épaules.

- Autant recommencer du début alors : Je m'appelle Jean Havoc.

- Euh, bonjour Havoc, bafouillai-je, en serrant la main qu'il me tendait.

De manière toute simple, ça changea tout. Les autres se présentèrent à leur tour, subissant une description pas toujours très valorisante de leurs camarades qui m'arracha quelques rires. Il avait suffi que ce militaire prenne l'initiative de m'accorder un peu d'attention pour que tous les autres l'imitent. C'était un peu embarrassant d'être au centre de la conversation, mais j'étais content qu'on prenne le temps de me parler.

- Edward a eu le temps de te raconter le combat de bouffe qui a eu lieu la semaine dernière ? demanda Fuery, le petit binoclard. Parce que c'était quelque chose !

- Tu as fait un combat de bouffe ? demandai-je à mon frère en ouvrant des yeux ronds.

- Breda m'avait provoqué, grommela-t-il en rougissant malgré lui.

- Ah, ça, il y avait une sacrée tension ! Il y a même eu des paris !

- Sérieusement ? !

- Oui, j'ai même gagné 20 cents en pariant sur lui. fit Havoc. Ton frère est un bon cheval.

- Qui vous traitez de cheval ?! s'insurgea Edward.

- Je te fais un compliment, ne réagis pas comme ça voyons !

- Où vous avez vu que c'est un compliment de me comparer à un cheval ? !

Il y eut un nouvel éclat de rire, un petit éclat de tristesse pour moi. Ed chahutait avec ses collègues, rien de plus normal, mais malgré les efforts des uns et des autres, je me sentais quand même en décalage. Et je me rendais compte que je me sentais incapable de rétorquer au nez d'adultes avec l'aisance de mon frère. Il avait toujours été plus grande gueule que moi, et à cet instant, je me sentais terriblement fade et transparent.

- Euhm, Ed... fis-je d'un ton hésitant en attrapant inconsciemment la manche de son manteau. Il va être long à rédiger, ton rapport ?

- Ah mince, c'est vrai que j'ai du pain sur la planche ! s'exclama-t-il. Bon, on va se poser dans un coin pour travailler. Al, ça te va si on va à la bibliothèque ?

- J'ai le droit d'y être, en tant que non-militaire ?

- Dans celle du secteur 1, tout le monde peut venir, répondit-il avec un petit sourire. Allez, on y va !

Il avait posé sa main sur mon épaule en prononçant ses derniers mots, et salua les autres d'un geste en sortant. Ce geste anodin me fit bizarrement plaisir. Nous nous retrouvâmes dans le couloir.

- Je vais tâcher de finir rapidement mon rapport... mais je suppose qu'une bibliothèque sera encore le lieu où tu t'ennuieras le moins. Il y a pas mal de livres intéressants sur l'Alchimie dans le secteur 1, je pense que certains te plairont.

Je hochai la tête avec un petit sourire. Évidemment, Ed me connaissait bien.

- Par contre, je ne suis pas sûr d'être très bavard ce soir, je manque cruellement de sommeil ces jours-ci, avoua-t-il dans un bâillement. J'ai beau avoir dormi toute la matinée, je suis encore à côté de mes pompes.

- C'est pas grave, répondis-je avec un sourire. On n'est pas pressés.

On avait de grandes discussions à venir, il avait beaucoup de choses à me raconter. Mais on avait le temps. Je serais encore là demain. Et après-demain. Et le jour d'après.

Je n'allais plus l'abandonner.


L'après-midi s'écoula paisiblement. Nous étions restés des heures à la bibliothèque, mais comme Ed ne m'avait pas menti sur la présence de livres passionnants, je n'avais pas vu le temps passer. Un rapide crochet au bureau pour déposer son rapport, et nous étions repartis. Comme je demandais où nous allions, il me répondit qu'il logeait chez Hawkeye depuis quelques jours. J'ouvris des yeux ronds, me demandant comment mon frère s'était retrouvé à loger chez une femme aussi intimidante. Il me confia qu'elle était beaucoup plus gentille qu'elle ne le laissait paraître, et qu'il ne se plaignait vraiment pas de l'accueil.

Puis, une fois arrivé, il ouvrit la porte et me fit entrer. Je découvris Black Hayatte, qui ressemblait pas mal à Den, le chien des Rockbell. Je lui fis quelques caresses, puis mon frère me présenta rapidement les lieux et se débarrassa de ses bandages qui lui compressaient la poitrine, avant d'atterrir avec moi sur le canapé pour expliquer la véritable raison de sa colocation avec Hawkeye.

J'appris donc comment Havoc avait découvert son secret, et je ne pus m'empêcher de rire aux éclats tout en sachant à quel point c'était embarrassant. En revanche, quand il me toucha deux mots sur les règles qui lui étaient tombées dessus le lendemain, je laissai de côté les moqueries, compatissant à la situation et découvrant la situation avec une certaine horreur pendant qu'il se scandalisait de cette aberration de la nature.

- Sérieusement, qui a eu une idée aussi pourrie ?! s'étrangla-t-il avec une indignation sans cesse renouvelée.

- Ouais, je vois ce que tu veux dire... je crois... ça doit être super stressant !

- Comme tu dis ! J'ai passé cinq jours sur les charbons ardents. Quand je pense que ça revient tous les mois, j'en suis malade d'avance ! J'espère que je n'aurai pas à subir ça longtemps !

- Tous les mois, hein ?

Je levai les yeux, dans le vague, réfléchissant à notre discussion.

- A quoi tu penses ?

- Je suppose que Winry aussi a ça... marmonnai-je en rougissant.

- Sûrement, mais si tu lui poses la question, à mon avis, tu risques de te prendre au minimum une clé à molette dans la gueule. Sans doute plusieurs.

J'éclatai de rire et m'affalai dans le canapé à côté de lui. Il me parut étrangement petit à côté de moi. Avais-je grandi ?

- Je ne m'y risquerais pas, c'est sûr, répondis-je en jetant un coup d'œil attendrit à mon frère.

- … Pfff, en tout cas, j'ai pas signé pour ça, grommela-t-il, ramenant ses jambes contre sa poitrine.

- On va faire des recherches pour que tu retrouves ton corps normal, promis, répondis-je d'un ton rassurant.

- Et tes souvenirs, aussi.

- Et mes souvenirs. Mais ça, à la limite, c'est moins grave. Tu pourrais aussi me raconter ce qui s'est passé.

- Mais ça n'aurait plus grand-chose à voir avec tes propres souvenirs...

- Mh... c'est vrai... ça ne sera pas pareil.

- Tu sais, cette nuit... Enfin, ce matin, murmura-t-il d'une voix lente. Je me suis promis de tout te raconter.

- Tout ?

- Bah, tout ce qui s'est passé à Lacosta pendant notre séparation, mais aussi ici, et avant... comment je suis devenu Alchimiste d'état, et puis... détailla-t-il dans un filet de voix qui avait ralenti jusqu'à s'arrêter complètement.

Je tournai la tête vers lui et vis qu'il avait les yeux fermés.

- Ed, tu es en train de t'endormir sur place.

- Ah, pardon ! fit-il d'un ton coupable en sursautant, rouvrant les yeux.

- Non mais, tu as travaillé dur, je te comprends, répondis-je avec un sourire. Repose-toi un peu, on pourra toujours discuter après.

- Mais si je dors, tu vas t'emmerder, non ?

- Nooon, t'inquiètes pas, j'ai de la lecture, répondis-je en désignant les quelques livres de théorie alchimique qu'il avait emprunté pour moi à la bibliothèque. Ça ne me gêne pas de faire le chien de garde.

- Tu joues les gardes du corps ?

- Si ça peut t'aider à dormir sur tes deux oreilles, avec plaisir ! répondis-je en me levant pour lui laisser tout le canapé.

- Merci, répondit-il d'une voix où perçait sa sincérité.

Il me lança un regard fatigué et un sourire très doux, un peu triste. Je me dis avec un pincement au cœur qu'il ressemblait à celui de Maman quand elle regardait au loin. Il s'étala de tout son long, le nez dans les coussins, avec un soupir d'aise. Deux minutes après, il ronflait. Assis par terre et adossé au canapé, je jetais de temps en temps un coup d'œil au visage de mon frère endormi, mon livre ouvert sur les genoux.

Quand il est endormi, il a l'air tellement fragile... pensai-je avec un sourire, étonné d'avoir envie de protéger ce grand frère tellement plus mature et puissant que moi. Même son visage est plus féminin.

En fait, endormi comme ça, sans son attitude bourrue et sa voix grave un peu forcée, sans ses sourcils froncés en permanence, et surtout sans ses bandages pour lui aplatir les seins, ça crevait les yeux que c'était une fille. Peut-être encore plus qu'avant qu'on ait été séparés. Je me demandais si c'était parce que j'étais plus attentif à ces détails, ou si, d'une manière ou d'une autre, son corps avait continué à changer à son insu.

Après tout, le corps change bien à la puberté... un jour, j'aurais de la barbe et du poil aux pattes... Je suppose que c'est possible que son corps à lui évolue pour devenir plus féminin.

Mais dans ce cas-là, ça deviendra de plus en plus difficile pour lui de dissimuler la vérité...

Je regardai de nouveau ce visage à la fois si familier et si étrange. Je n'avais qu'une vague idée de ce qu'il vivait en ce moment, mais je n'avais pas envie qu'elle souffre. Non, qu'IL souffre.

Bon sang, il me frapperait s'il m'entendait penser ça ! pensai-je, en me voûtant instinctivement sous l'effet d'un coup imaginaire, avant de me redresser, me rappelant qu'il était endormi et que je n'avais pas ouvert la bouche. Je lui jetais un nouveau coup d'œil dans un silence pensif.

Ça ne change rien.

Qu'il ait un corps de garçon ou de fille, des membres de chair et de sang ou de métal... et même qu'il soit soudainement devenu beaucoup plus âgé que moi, ça ne changera rien entre nous. Edward sera toujours mon frère, le dernier membre de ma famille, et la personne à qui je tiens le plus.

Tous mes questionnements s'évanouirent quand je formulai mentalement cette réflexion. C'est serein comme je ne l'avais pas été depuis des semaines que je replongeai dans mon livre, adossé au canapé où dormait Edward, le chien roulé en boule à ma droite, tout contre moi.


Comme Fuery était tombé malade, Edward et moi nous étions installés à sa place, parmi les autres militaires de l'équipe. Enfin, pour être plus exact, il était en train de travailler, et moi en train de lire, assis sur un tabouret et adossé aux tiroirs du meuble. Je jetais de temps en temps un coup d'œil aux uns et aux autres. L'atmosphère était plutôt studieuse, troublée seulement par des questions pratiques, comme les échanges, un peu tendus, entre Falman et mon frère qui travaillaient sur leurs rapports respectifs.

Dans le silence concentré, tout le monde entendit sonner le téléphone dans la pièce d'à côté, puis des bribes de conversation rendues incompréhensibles par le mur qui nous séparait. Puis la porte du bureau du Colonel s'ouvrit, et le snob en question passa la tête par l'entrebâillement pour dire d'un ton froid.

- Fullmetal, apparemment quelqu'un t'attend à l'accueil.

- Hein ? Je vois pas qui ça peut-être, marmonna mon frère.

- Je ne sais pas non plus, on ne me l'a pas précisé. Mais quand tu y seras, tu pourras leur dire que je ne suis ni ton secrétaire ni ton babysitter. J'ai mieux à faire que de m'occuper de toi.

- Message reçu, répondit sèchement Edward en repoussant son rapport sur la table et rebouchant son stylo. Tu viens, Al ?

- Oui oui, j'arrive... répondis-je d'un ton absent, peinant à quitter des yeux le paragraphe que j'étais en train de lire.

- Réflexion faite, ne t'embête pas.

Je levai les yeux vers lui et le vis me lancer un sourire doux et un peu triste. Le sourire de Maman. Je sentis ma gorge se serrer.

- Non, mais je viens, dis-je, glissant le doigt dans le livre pour en garder la page.

- Ne t'embête pas, tu peux aussi bien rester lire ici... de toute façon j'en aurai sans doute pour quelque minutes.

Cette phrase était tournée comme une proposition, mais je ne pouvais pas la refuser, tout en me sentant un peu coupable. J'ouvris la bouche pour lui dire que je l'accompagnais, mais il était déjà parti.

Comme s'il refusait mon aide.

L'idée me mit mal à l'aise, alors je replongeai dans ma lecture pour l'oublier.

La porte s'ouvrit quelques minutes plus tard, laissant passer mon frère, les bras encombrés par une énorme gerbe de fleurs.

- Eh bien ? commenta simplement Havoc les yeux brillants. C'est quoi, ça ?

- Un cadeau de remerciements, marmonna-t-il en rougissant, refermant la porte derrière lui d'un petit coup de talon.

- Hé bien, quel succès ! s'exclama Breda avec un sifflement admiratif.

- Tu parles, qu'est-ce que je vais faire d'un bouquet de fleurs ?! Ça pèse un veau mort en plus ! grommela-t-il en l'abattant sur le bureau de Fuery. Est-ce que j'ai une tête à aimer les fleurs ?

Je passai sous silence les après-midi passées quand nous étions enfants à composer des bouquets pour les offrir à Maman, quand il s'acharnait à aller dans les endroits peu pratiques dans l'espoir de trouver une variété précise. Il aimait les fleurs plus qu'il ne voudrait jamais l'avouer. Les autres militaires le regardaient d'un air narquois, le faisant passer progressivement par différentes nuances de rouge, pour finir par un pourpre intense.

- C'est bon, arrêtez de me regarder comme ça, j'ai rien fait de particulier !

- C'est un beau bouquet, tu sais si c'est une jolie fille qui te l'a offert ?

- Certainement pas, lâcha-t-il d'un ton acide. C'est un gendarme bedonnant de 40 balais qui me l'a envoyé.

Breda partit dans un fou rire et peina à articuler sa question :

- Qu'est-ce que tu lui as fait pour qu'il tombe sous ton charme ?

- Je l'ai juste écarté du passage pour qu'il ne se fasse pas couper en deux par Barry le Boucher.

Personne ne sut quoi répondre, et je sentis malgré moi mon regard changer. Ce genre de moments où on réalise que son frère est un héros.

- Enfin bon, il n'est pas rancunier, ce gars... Dans la précipitation, je lui ai quand même fêlé trois côtes, jeta-t-il en se grattant la tête avec un petit sourire contrit avant de se rasseoir. On se remet au boulot ?

Le ton était tranquille mais sans appel. Il avait croisé le regard d'Hawkeye qui semblait compter les secondes restantes avant un rappel à l'ordre. Il se pencha sur son rapport et les autres baissèrent de nouveau les yeux vers leur bureau. Personne ne tient à contrarier quelqu'un qui fêle des côtes par mégarde.


- Tu peux sonner, Al ? J'ai un peu les mains prises…

- Ah, oui, bien sûr, répondis-je en attrapant la chaîne métallique, faisant résonner la clochette à l'intérieur du bâtiment.

Son chant résonna un peu dans la maison, puis s'évanouit progressivement, laissant place à un crescendo de petits pas précipités. La porte s'ouvrit en grand avec un cri plein d'espoir.

- Papa !

Le coup était rude. Je baissai la tête vers Elysia, dont les yeux, un instant étincelants, s'éteignirent, incapables de cacher sa déception. Me voir à côté d'Edward tenant une gerbe de fleurs, ça ne valait pas grand-chose comparé à l'idée de revoir son père. J'avais mal pour elle.

- Bonsoir, Edward, Alphonse, fit la voix douce de Gracia. Je ne m'attendais pas à vous voir ici !

- Oh, désolé, je n'ai pas pensé à vous prévenir, on vous dérange peut-être ? demanda mon frère, soudainement embarrassé.

Je m'en doutais, on aurait dû appeler avant de passer, me dis-je en voyant l'expression de Gracia. Ed ne sait pas se tenir en société décidément…

- Non, je n'ai rien de prévu ce soir. Mais je n'ai plus grand-chose dans les placards pour vous recevoir correctement… avoua-t-elle d'un ton gêné.

- Un verre d'eau nous suffira amplement, ne vous inquiétez pas pour ça, c'est vous que nous sommes venu voir !

- Et ce bouquet de fleurs, c'est… ?

- C'est un cadeau de remerciements qu'on m'a fait aujourd'hui. Je suis très touché par le geste, mais j'avoue que je ne sais pas quoi en faire, comme je suis toujours en vadrouille… alors je me suis dit que s'il vous plaisait, vous pourriez… en prendre soin… plus que moi en tout cas…

Je lançai un regard en coin à mon frère qui rougissait et bafouillait de plus en plus sous le regard attentif de Gracia. Son embarras était tellement intense qu'il commençait à me gagner aussi, jusqu'à ce que la femme le coupe avec un sourire en lui prenant le bouquet des mains.

- Elles sont très belles, répondit-elle simplement.

- Alors elles sont pour vous.

Elle baissa les yeux vers le bouquet et le pencha pour qu'Elysia puisse mieux le voir. La petite leva les yeux, admirant poliment les fleurs. Il y eut un instant de flottement, et pendant quelques secondes, je me dis que nous étions très mauvais pour visiter des personnes en deuil. Puis Gracia nous invita à entrer.

Suivant les autres, je passai dans ce couloir familier, et le souvenir des rires et des chahuts de Hugues avec sa fille me revinrent en mémoire. Elysia était à côté de moi, le nez baissé sur ses chaussures. Elle n'avait pas dit un mot depuis qu'elle avait ouvert la porte, la voir comme ça me rappelait ma propre peine à la mort de ma mère. Je caressai machinalement le sommet de sa tête dans un geste qui se voulait réconfortant. Elle ne releva pas la tête mais sa petite main s'agrippa à ma manche alors que nous franchissions le seuil de la cuisine.

- Vous êtes mineurs, donc je ne vous propose pas d'alcool… vous voulez du jus de pomme ? Une tisane ?

- Du jus de pomme m'ira très bien, assura mon frère avec un sourire.

- Moi aussi, ajoutai-je. Elysia, tu en veux ?

Elle n'ouvrit pas la bouche, mais hocha affirmativement la tête. C'était naturellement que je m'assis à côté d'elle tandis que sa mère sortait une bouteille neuve de l'arrière-cuisine. Sans doute parce qu'elle avait senti que j'étais moi aussi assez secoué dans les derniers événements, elle se tournait bien plus facilement vers moi que vers mon frère. Cette préférence était flatteuse, mais je savais, pour avoir perdu mes parents très tôt, à quel point on avait besoin de réconfort et de tendresse dans ces moments-là. Elle devait avoir senti que mon frère était beaucoup trop débordé pour faire preuve de l'attention dont elle avait besoin. Je réfléchissais à tout ça, gardant un œil sur la fillette en écoutant vaguement la conversation.

- Ce n'est pas trop dur ?

- Comme il est mort assassiné, je touche une pension de veuve de guerre, ce qui nous met à l'abri du besoin. Je n'ai au moins pas à me soucier de ça... Pour le reste... je préfère ne pas en parler.

- Je comprends, murmura Edward, maladroit dans sa compassion.

- Je pense que je vais déménager. Cette maison est trop grande pour deux, et demande beaucoup d'entretien. Et puis, il y a trop de souvenirs...

Je la comprenais... Après la transmutation ratée de Maman, nous avions brûlé notre maison. Je ne m'en souvenais pas, et je le regrettais aujourd'hui, mais ce geste avait sûrement du sens pour nous à l'époque. Sans doute était-ce une manière de nous rappeler qu'il était impossible de revenir en arrière, qu'on ne la reverrait plus jamais. Mais dans son cas, c'était peut-être faux. Je le lui souhaitait, elle qui manifestement aimait Hugues de tout son cœur. En y repensant, il y avait plusieurs chambres, assez pour que nous puissions dormir à l'aise, Winry et moi, quand les Hugues nous avaient logés pendant la convalescence d'Edward... Sans aucun doute, ils aimaient recevoir, mais... ils espéraient sûrement que la famille s'élargirait.

- Mais c'est difficile, quand on est seule, soupira-t-elle. J'ai tâché de prendre des rendez-vous, je devrais visiter quatre appartements demain, mais Elysia est très jeune, je ne peux ni la laisser seule ni l'emmener avec moi pendant toutes ces visites, elle a encore besoin de faire la sieste en journée et risquerait de s'ennuyer beaucoup.

- Vous ne connaissez pas quelqu'un qui puisse la garder, le temps d'une après-midi ? demanda mon frère.

- J'ai quelques amies à qui j'ai demandé, mais elles ne peuvent pas se libérer, ou ne se sentent pas capables de s'occuper d'un enfant aussi jeune. J'avoue que je suis un peu coincée, j'étais tellement sûre que trouver quelqu'un pour la garder ne poserait pas de problème que je suis prise au dépourvu. Il faut que j'appelle pour reporter ces rendez-vous.

- Je peux la garder, si vous voulez, proposai-je tout à trac.

Gracia se retourna vers moi, elle semblait aussi surprise que touchée.

- Je n'ai pas de contraintes particulières, je suis venu voir mon frère, mais si je peux rendre service, ça sera avec plaisir.

- C'est gentil de ta part, mais tu ne te sens pas un peu jeune pour prendre cette responsabilité ?

- Croyez-moi, Gracia Hugues, mon frère est plutôt plus responsable que moi pour ce genre de choses, répondit Edward, m'épargnant d'avoir à répondre à sa question, qui, bien que justifiée, était un peu vexante. Et de toute façon, demain, je n'ai rien de prévu à part rendre un rapport que j'ai à finir. Je pourrai être là aussi.

- J'avoue que si ça ne vous dérange pas, ça m'ôterait une épine du pied. Elysia, est-ce que ça te dit de rester avec Edward et Alphonse demain ?

- Avec Al ? demanda-t-elle d'une voix un peu grêle.

- Oui.

- Ça serait bien, oui, murmura la fillette en me regardant. On pourra jouer au petit cheval ?

- Si tu veux, répondis-je en souriant.

Le petit cheval, c'était ce jeu que nous avions eu, où je la portais sur mon dos en trottinant, sautant et tournant dans le jardin, quand Hugues était encore présent. Elle avait ri aux éclats ce jour-là, si je pouvais lui changer les idées demain, ça serait une petite victoire. Une fois la décision prise, nous discutâmes rapidement de l'organisation, l'heure de la sieste, de quoi se composait son goûter, et d'autres détails techniques, puis nous prîmes congé, car il était déjà tard. Gracia nous adressa un geste de la main, pendant que nous fermions le portillon du jardin derrière nous, visiblement soulagée.

- Au moins, on peut veiller sur elles, murmurai-je en repensant à ce que Edward avait dit, quand il avait raconté l'évasion.

- Ouais. Elysia t'a à la bonne... Tu as vu comme elle m'a ignoré ? grommela Edward, sans doute plus vexé que ne le méritait la situation.

- Ed, tu as vu la tête que tu tires en même temps ? Elysia a passé plus de temps avec Winry et moi qu'avec toi, et il faut avouer que la dernière fois, tu n'étais pas très... engageant.

Je me souvenais de mon frère drapé de noir, le visage encore couvert des écorchures qu'avait laissé son combat contre Envy, la mâchoire serrée et le regard sombre. Ce n'était pas le comportement qui incitait une fillette à venir chercher du réconfort.

- Tu dis ça, mais ce n'est pas la seule raison. Tu es gentil, Al... Tu sais tellement mieux que moi prendre soin des gens. Quel que soit ton âge, tu as toujours eu un truc pour ça.

- Vraiment ?

- Vraiment, confirma mon frère en hochant la tête.

C'est avec un fin sourire, touché par le compliment, que j'attendis le trolley, assis à côté de mon frère.


La journée avait pourtant bien commencé.

Edward et moi nous étions levés assez tôt pour rejoindre Gracia avant qu'elle ne parte. Elysia était toute pimpante, sa mère venait de la coiffer impeccablement, tout en se doutant sans doute que cela ne durerait pas. Elle donna à mon frère les clefs de la maison et nous expliqua quelques dernières petites choses, comme ce que nous pouvions manger ce midi, combien de temps elle faisait la sieste, les jeux qui lui étaient interdits et son histoire favorite.

Puis Gracia mit son manteau, embrassa sa fille et partit, nous laissant tous les trois les bras ballants. En baissant la tête vers la fillette, mon frère et moi vîmes ses yeux s'embuer, et un mouvement de panique fusa à l'idée que la journée commence par une crise de larmes. Elle risquait d'être inconsolable, et vu le contexte, on pouvait difficilement lui en vouloir.

- Elysia, tu veux jouer au petit cheval ? demanda mon frère tout à trac.

Elle ouvrit des grands yeux, la surprise succédant à la peine.

- Avec toi ? demanda-t-elle d'un ton hésitant, comme si elle avait un peu de méfiance envers Edward.

- Avec moi ou avec Al. C'est comme tu veux.

- … Avec toi, lança-t-elle après un temps de réflexion. Tu es plus grand, ça sera plus rigolo.

J'aurais pu me sentir vexé par la réponse, mais le sourire qui avait poussé sur le visage d'Edward était tellement magique que je me contentai de regarder la scène d'un peu plus loin, m'accoudant à la barrière tandis qu'Edward se pliait docilement aux instructions de la fillette. Il avait lancé ça sans trop réfléchir, sans doute parce qu'il m'avait entendu en parler auparavant, mais n'avait aucune idée du jeu en lui-même. Je le regardai s'exclamer de surprise, puis s'accroupir pour qu'elle monte sur le dos, se lever, se faire à moitié étrangler. Durant de longues minutes, il dut courir lourdement, tourner, sauter, sous les ordres d'une Elysia adorablement autoritaire.

- Mais tu sais pas faire le petit cheval, en fait ! lança-t-elle impitoyablement entre deux éclats de rire.

- Les chevaux aussi doivent apprendre ! répondit-il avant de s'ébrouer et souffler comme le ferait un vrai cheval.

Je ne pouvais pas ne pas rire en voyant mon frère agir comme ça. Je me rendis vite compte qu'il s'amusait sans doute encore plus qu'Elysia elle-même. Dur de croire en le voyant qu'il était un Alchimiste d'Etat, un héros, même. En le regardant comme ça, je me demandai soudainement s'il regrettait d'être la personne qu'il était devenu. S'il avait essayé de me cacher les événements au début, peut-être que c'était dans l'espoir de m'offrir la jeunesse insouciante qu'il n'avait pas eue. Cette idée me toucha et m'agaça à la fois. Fallait-il que tout le monde me considère comme un enfant ?

- Rhaah... soupira Edward, complètement essoufflé. Elle a la forme !

- Encore ! s'exclama Elysia. Encore le trot !

- Très bien princesse, soupira-il, se pliant de bonne grâce à sa requête. Il repartit en sautillant exagérément le long de l'allée gravillonnée du jardin. Ils allèrent jusqu'au bout, puis revinrent, la fillette brandissant victorieusement une pomme.

- Je l'ai cueillie TOUTE SEULE !

- Si tu veux la manger, il faut qu'on aille l'éplucher dans la cuisine ! fit remarquer mon frère, en sueur à force de porter ce petit bout de femme sur le dos.

- Allons dans la cuisine ! S'exclama-t-elle, en talonnant mon frère qui grimaça.

- Tu sais Elysia, il faut que tu descendes de cheval pour entrer dans la maison.

- Ah bon ? Pourquoi ?

- Parce que les chevaux ne rentrent pas dans les maisons, ça n'est pas fait pour eux.

- Mais, tu es sûr ?

- Tu as déjà vu un cheval dans une maison ?

- Non.

- Moi non plus. Al, tu en as déjà vu ?

Le sourire aux lèvres, je secouai négativement la tête.

- Tu vois, les maisons, c'est pas fait pour les chevaux. Il faut descendre.

- Ah, zut. Bon bah tant pis. Tiens, Al, tu peux manger la pomme. Nous, on retourne se promener.

Je vis le visage de mon frère se défaire à la conclusion de la petite. Son plan avait échoué, et il dut repartir, courir, bondir et sautiller en obéissant au doigt et à l'œil. Je mis mes mains en porte-voix pour lui lancer d'un ton moqueur :

- Bien essayé, Ed !

Quelques minutes plus tard, une découverte motiva Elysia à quitter sa monture pour observer quelque chose au fond du jardin. Intrigué, je m'approchai pour les rejoindre, et les retrouvai tous les deux accroupis, en train de contempler un crapaud.

- Oh, un crapaud ! commentai-je en m'accroupissant à leurs côtés. C'est pas courant en ville pourtant !

- C'est pas beau ! s'exclama-t-elle.

- C'est vrai, c'est pas très beau, commenta Edward. Mais ça a un joli chant.

- Ça chante, les crapauds ? demanda la fillette en se tournant vers lui, surprise.

- Oui. Il y a des animaux qui ont des cris très jolis, comme les oiseaux ou les crapauds, on dit qu'ils chantent, expliquai-je brièvement.

- Attends, il ne faut pas les toucher ! arrêta mon frère en la voyant tendre la main vers l'animal.

- Ah ? Pourquoi ? questionna-t-elle, perplexe.

- Parce qu'il a de la pâte sur la peau qui peut rendre malade si on y touche.

- Pourquoi ?

- Pour qu'on le ne touche pas.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il n'aime pas ça.

- Pourquoi ?

- … Parce qu'il est tout petit, et que nous, on est très grands. Alors ça lui fait peur, répondis-je en tâchant d'utiliser des mots simples pour la fillette. Du coup, il fabrique une pâte qui pique pour qu'on le laisse tranquille. Si on le touche, après, on peut tomber malade. Quand j'étais petit, j'en avais attrapé un, puis je m'étais frotté les yeux, et après, ils piquaient, ils étaient tous gonflés. C'est parti au bout d'un moment, mais ça m'avait fait mal !

- Oh... fit-elle, buvant mes paroles. Mais alors, c'est méchant les crapauds.

- … Non, c'est pas vraiment méchant, murmura Edward d'une voix douce, le menton posé sur les genoux. Si on l'embête pas, il ne nous fait rien. Et il chasse les insectes qui mangent les plantes du potager, c'est grâce aux crapauds qu'on peut manger des belles salades sans trous dans les feuilles.

- Oh... répéta la fillette, d'un ton différent.

Imitant la posture de mon frère, elle nicha son menton sur ses genoux, entourant ses jambes de ses petits bras, et regarda le crapaud avec une concentration infinie. Nous restâmes immobiles un moment, observant le batracien dont les joues palpitaient de peur. L'animal se calma, constatant que le danger semblait être passé, puis s'éloigna à pas lents et maladroits au milieu des feuilles mortes et des brins d'herbe.

- Il marche pas vite, murmura la fillette.

- C'est vrai.

- Peut-être qu'il est vieux.

- Peut-être... murmurai-je, regardant l'animal disparaître dans les herbes hautes qui bordaient la haie.

- Il y a une chanson sur les crapauds, fit remarquer mon frère. Je ne sais pas si tu t'en souviens de celle-là, Al...

- Mmh, les crapauds ? fis-je d'un ton songeur. Ça commençait comment déjà ?

- La nuit est tranquille, l'étang est sans ride, dans le ciel limpide, luit le croissant d'or. Orme chêne ou tremble, nul arbre ne tremble, au loin le bois semble, un géant qui dort.

J'entonnai avec lui la suite du chant, d'abord à l'unisson pendant le deuxième couplet, puis il commença à faire la deuxième voix au couplet suivant. Cette chanson était toujours aussi apaisante. Un peu mélancolique, aussi.

- … Ils disent : « Nous sommes, haïs par les hommes, nous troublons leur somme, de nos tristes chants. Pour nous point de fêtes, Dieu seul sur nos têtes, sait qu'il nous fit bêtes, et non point méchant.

Elysia avait relevé la tête et nous regarda, l'un, puis l'autre, écoutant la chanson que nous déroulions sans accroc dans un silence subjugué.

- Nous aimons la mare, qu´un reflet chamarre, où dort à l´amarre, un canot pourri. Dans l´eau qu´elle souille, sa chaîne se rouille, la verte grenouille, y cherche un abri. Là, la source épanche, son écume blanche, un vieux saule penche, au milieu des joncs. Et les libellules, aux ailes de tulle, font crever des bulles, au nez des goujons.

Il y avait un grand silence autour de nous, comme si le monde s'était suspendu à nos lèvres. Je chantais avec application, mais je me sentis ému par la voix d'Edward. Il avait toujours chanté mieux que moi. Il y avait beaucoup de choses qu'il avait toujours fait mieux que moi, comme le grand frère qu'il était, mais le chant avait toujours eu quelque chose d'inné chez lui, et l'entendre là, avec cette voix douce, féminine, au tremblement infime, était particulièrement bizarre et émouvant. Etait-ce l'âge qui l'avait tant changé ? Son changement accidentel de sexe ? Je n'en savais rien, mais j'étais bien plus impressionné que je ne pouvais le montrer.

- Quand la lune plaque, comme un vernis-laque, sur la calme flaque, des marais blafards,
Alors, symbolique, et mélancolique, notre lent cantique, sort des nénuphars.

J'aimais particulièrement ce couplet dont les sonorités claquaient sous la langue, sans perdre la douceur du reste de la chanson, qui touchait à sa fin, à mon grand regret. Cette douce litanie, Maman la chantait avec nous pour nous endormir. Ce souvenir n'était pas si lointain pour moi, mais j'avais l'impression que pour Edward, c'était un émouvant voyage dans le temps.

- Orme, chêne ou tremble, nul arbre ne tremble, au loin le bois semble, un géant qui dort. La nuit est limpide, l´étang est sans ride, sous le ciel splendide, luit le croissant d´or...

La dernière note s'évanouit doucement, puis il y eu un moment de silence.

- C'était très joli, murmura Elysia, calme et un peu mélancolique. C'est une berceuse ?

- En quelque sorte, répondit mon frère.

- Vous savez, j'ai une berceuse faite rien que pour moi, murmura-t-elle en jouant avec la terre du bout du doigt.

- Ah bon ? demanda Edward. Tu as de la chance d'avoir une chanson rien qu'à toi. Tu voudras nous la chanter ?

Comme je savais à quoi elle faisait allusion, je me mordis la lèvre quand il demanda ça. Ce n'était pas une bonne idée. Je pensais qu'Edward s'en souvenait, puisque qu'il m'avait dit que nous étions chez les Hugues le jour de sa naissance, mais manifestement, il avait oublié cette anecdote, et faute d'avoir logé avec nous chez Hugues, il n'avait pas eu l'occasion de l'entendre récemment. Mais Elysia pris une grande inspiration, et se mit à chanter, avec sa maladresse enfantine.

- Dooors, ma princess-euh, serre donc tes petits points, dehors le vent ceeess-euh, la neige s'étend au loin. Dans les bras, de Papa, à l'abri du froid, toujours là pour toi. Toujours là pour t-toi

Comme je le craignais, sa voix de brisa à ses mots. Bien sûr que cette chanson lui rappelait son père, c'était lui qui l'avait inventée pour elle. Edward vit les yeux de la petite s'embuer de larmes et comprit alors l'ampleur de son erreur. Je passai un bras autour de l'épaule de la petite, lui montrant que je comprenais sa tristesse, et lui demandai d'une voix douce quelles autres chansons elle connaissait. Elle s'appliqua à chanter une ou deux comptines, puis Edward et moi lui apprîmes à chanter la chanson du coucou, l'éloignant à petit pas de ce souvenir douloureux, soulagé d'avoir échappé de justesse à ce qui promettait d'être une gigantesque crise de larmes.

La journée continua paisiblement. Après le chahut du matin, nous revînmes dans la maison pour un atelier dessin et pliages sur la table de la cuisine. Pendant qu'Edward terminait laborieusement son rapport malgré les pépiements d'Elysia, celle-ci dessinait fièrement des fleurs, des crapauds, des maisons, à grands coups de crayons de couleur. Vu son enthousiasme, je surveillais attentivement son travail, prêt à tout instant à la rattraper pour qu'elle ne déborde pas sur la nappe.

Puis je lui montrai comment faire des cocottes, des renards, des bateaux en papier, et elle s'appliqua, tirant la langue, à imiter mes pliages, avec une précision toute relative. Elle acheva fièrement son premier renard et le montra à Edward qui la félicita chaleureusement.

- J'ai fini mon rapport, annonça-t-il avec un soupir de soulagement. Ça ne te dérange pas trop si je vais le rendre maintenant ? Ça traîne depuis des jours, et Mustang me harcèle pour que je le lui donne et que l'enquête puisse continuer.

A ses mots, mon visage s'assombrit. Je savais que je ne devais pas me montrer aussi jaloux, mais l'idée que mon frère obéisse au doigt et à l'œil à un homme antipathique comme lui m'agaçait vraiment. Me souvenant de la promesse que je m'étais faite d'agir de manière mature, je tâchai de prendre sur moi.

- Tu penses en avoir pour combien de temps ?

- Une heure et demie, deux heures tout au plus.

- Oui, ça va, je devrais pouvoir m'occuper d'Elysia pendant ce temps, répondis-je avec un sourire un peu forcé. Par contre, vu l'heure, il vaut mieux qu'on mange ensemble et que tu y ailles après.

- Tu as raison.

- On va manger ? s'exclama Elysia, l'œil brillant, salivant d'avance à cette idée.

Nous n'avions pas eu d'autre choix que de nous mettre aux fourneaux, ce qui fut plus laborieux que nous le pensions. Nous pouvions pêcher, chasser, et faire un feu, mais de là à dire que nous savions cuisiner... Heureusement, Gracia avait de nombreux livres et nous avait laissé de nombreux ingrédients, et Elysia une idée très précise de ce qu'elle voulait manger. Pendant la préparation de l'omelette aux champignons,, elle fit de nombreux commentaires à base de « ça a pas l'air très bon. » et autres « Maman ne fait pas comme ça. » Et force était d'avouer, quand le plat arriva sur la table, qu'on pouvait difficilement lui donner tort. Ce n'était pas très présentable. Heureusement, les heures passées à s'agiter et l'exotisme de notre présence avaient aiguisé sa faim et son caractère aventurier. Elle goûta, aima, et mangea honorablement pour son gabarit. Bien sûr, ce n'était pas comparable à ce qu'Edward avala dans le même temps. Mais certaines choses resteraient toujours un mystère, et l'estomac de mon frère en faisait sûrement partie.

Après m'avoir aidé à débarrasser la table, il partit avec un sourire et un signe de main. Je fis la vaisselle en répondant patiemment aux questions d'Elysia sur les crapauds et les grenouilles. Puis comme elle se frottait les yeux et semblait fatiguée, je lui annonçai que c'était l'heure de la sieste. Elle protesta mollement, mais quand je lui promis de lui lire une histoire, elle fut toute gagnée à ma cause, et j'eus son entière coopération pour qu'elle aille aux toilettes, qu'elle se mette en chemise de nuit et s'installe dans son lit. Ce rituel prit bien vingt minutes à lui seul, et je ne pus m'empêcher de me demander si c'était si long de s'occuper de nous quand mon frère et moi étions enfants. Puis je m'assis sur le bord du lit à côté d'elle avec le livre qu'elle m'avait désigné. Je lui lus l'histoire avec application, tâchant d'y mettre le ton, répondant à ses questions le mieux possible. Une fois arrivée au bout du livre, elle poussa un soupir de contentement, puis demanda :

- Tu peux me relire l'histoire ?

Comment lui refuser ? Sa mère le faisait sans doute, mais moi, je n'étais pas immunisé contre les grands yeux bleus de la fillette, prêts à larmoyer sur commande. Et puis, la situation était un peu exceptionnelle, je pouvais bien la gâter. Cette fois-ci, en relisant l'histoire, je pris un ton différent, lisant à voix de plus en plus basse, ce qui fait que je terminai l'histoire dans un chuchotement.

La ruse marcha, et la petite était presque endormie quand je lui souhaitai bonne nuit dans un murmure et sortis de la pièce à pas de loup. Je descendis l'escalier et vis que le temps avait tourné pendant la lecture. Edward ne devrait plus trop tarder à rentrer.

Profitant de la sieste d'Elysia pour souffler un peu, j'errai un moment dans les couloirs de cette maison familière. Je sentis la mélancolie monter progressivement. Winry, Hugues, Gracia et Elysia étaient ceux qui avaient le plus été à mes côtés alors que je venais de réapparaître dans un monde que je ne comprenais qu'à moitié. Les discussions, les jeux, l'attention que m'avait porté le militaire et père de famille, qui m'en avait dit plus sur les militaires en général et les actions d'Edward en particulier, m'avaient été d'une grande aide. C'était lui qui m'avait permis de remettre le pied à l'étrier dans un monde qui me paraissait complètement instable. Je ne l'avais jamais vraiment remercié pour ça, et je le regrettais maintenant que je ne pouvais plus le faire. J'étais embourbé dans mes questions à l'époque, et je n'avais pas su profiter de ces instants qui étaient, je m'en rendais compte à présent, du bonheur à l'état pur.

Je souhaitais de tout mon cœur que les Homonculus soient battus, et que tout puisse revenir comme avant. Mais si la transmutation ratée de Maman m'avait appris quelque chose, c'est que rien ne redevenait comme avant. Certaines choses étaient indélébiles... et même si un jour Hugues pouvait retrouver sa famille, le souvenir de ses mois d'absence serait toujours présent. Et ça, rien ne pourrait le ramener.

Comme Edward n'arrivait pas et que je commençais à avoir des idées noires, j'attrapai le premier livre qui me tombait sous la main, un recueil de poésie, et commençai à le lire pour me changer les idées. Je m'assis au sommet de l'escalier, restant à proximité de la chambre d'Elysia pour pouvoir la rejoindre rapidement en cas de problème, tout en pouvant garder un œil sur la porte d'entrée. Ainsi, je verrais tout de suite à travers la porte de verre dépoli si quelqu'un arrivait.

Je lus le livre en entier, absorbé malgré moi par cette écriture dont je ne comprenais pas vraiment le sens mais qui me transportait par sa musicalité. Une fois arrivé au bout, je levais les yeux vers l'horloge du couloir ça faisait presque trois heures qu'Edward était parti.

- Deux heures, tu parles, grommelai-je amèrement.

Je tâchai de me raisonner. Il avait loupé le trolley et avait dû marcher, ou un militaire l'avait attrapé dans un des couloirs du QG pour l'inonder de questions... Il avait plein de raisons d'être en retard. Après tout, il avait des responsabilités d'adulte... Je ne devais pas m'énerver contre lui, ça n'avait pas de sens. En plus, c'était moi qui avais proposé de garder Elysia, et j'étais prêt à le faire seul à la base. Je devais assumer ma responsabilité le mieux possible.

Je me levai et approchai de la chambre le plus silencieusement possible. En jetant un œil par la porte entrebâillée, je vis Elysia, dormant paisiblement dans son lit qu'elle avait transformé en champ de bataille. Tout allait bien.

Je revins vers ma place, rangeai le livre où je l'avais pris, en attrapai un autre, et me remis à lire, tout en restant aux aguets du moindre son suspect. Une réflexion monta doucement malgré ma lecture. Hugues avait été attaqué. Sa femme et sa fille le seraient aussi, peut-être. S'il y avait un problème, si quelqu'un essayait de l'enlever, est-ce que je serais à la hauteur ? Ma responsabilité n'était pas juste de la garder et de l'empêcher de faire des bêtises, c'était aussi de la protéger d'éventuels malveillants.

Cette idée ne me rassura pas, et je sentis l'attente du retour de mon frère se transformer en impatience fébrile. Le temps passait avec une longueur cruelle, et il ne rentrait pas. Mes prétextes s'accumulaient, mais ne suffisaient plus. Il était en retard. Il aurait dû rentrer. Ça n'était pas normal.

Des sanglots étouffés me tirèrent de la lecture. Elysia s'était réveillée, d'un cauchemar manifestement. Je refermai le livre et rejoignis hâtivement la chambre, pour la trouver assise sans son lit, désorientée en larmes.

- Papa, t'en va paaaaaas !

Le cri déchirant me fit mal au cœur. Je m'approchai d'elle et la pris maladroitement dans mes bras. Elle se laissa bercer en hoquetant pendant un moment, alors que je lui murmurais des phrases sans queue ni tête d'un ton réconfortant, et se calma peu à peu.

- Elle est ou Maman ? murmura la petite fille d'une voix rauque.

- Elle est partie en ville, elle va revenir tout à l'heure.

- Elle revient quand ?

- Dans quatre heures, lui répondis-je, pas très sûr que cette réponse lui apprenne grand-chose.

- Oh. C'est dans longtemps, murmura-t-elle tristement.

- Mais ça va passer vite, promis-je avec un sourire. Déjà, on va descendre prendre le goûter. Ensuite on pourra retourner jouer dehors, ou dessiner, ou bien faire encore autre chose. On va bien s'amuser, et quand ta maman reviendra, tu n'auras pas vu le temps passer. D'accord ?

- D'accord, fit-elle.

Même si elle était parfois peu charitable, elle restait une enfant obéissante et plutôt gentille. Elle descendit de son lit en se frottant les yeux, pas encore bien réveillée. Je l'aidai à se rhabiller, elle qui avait encore du mal à retrouver le trou de sa manche de veste. Par contre, elle voulut fermer elle-même les boucles de ses chaussures. Je la laissais faire, luttant contre la tentation de le faire moi-même face à la lenteur maladroite dont elle faisait preuve. Puis, la félicitant avec un sourire soulagé, je descendis avec elle.

Dans la cuisine, je fis chauffer du lait dans la casserole pour y faire fondre du chocolat, et fis griller deux tranches de brioche. Je tartinai dessus du beurre qui fondit sur la mie encore chaude, et après avoir mis à fondre quelques carrés de chocolat dans le lait, j'en râpai deux autres sur les tartines qui se couvrirent progressivement de copeaux bruns. Elysia observait mes faits et gestes avec des grands yeux fascinés.

- Tu fais quoiiii ?

- Du pain-beurre-cocolat-grapigné, répondis-je avec un sourire.

- Du pinbeur-cocolagrapigné ? répéta-t-elle avec un rire surpris.

- C'était comme ça que l'appelait ma Maman, expliquai-je. J'en mangeais tous les jours au goûter quand j'étais petit.

- Parce que là, tu n'es plus petit ? demanda-t-elle perplexe.

Sa remarque aurait pu me vexer, mais elle me fit éclater de rire. C'est vrai, j'avais sans doute plus l'air d'un camarade de jeux que d'un babysitter. En même temps, quel que soit le rôle qu'elle me donnait, je pensais plutôt bien m'en tirer.

- Je suis moins petit. Je ne suis pas encore un grand, c'est vrai, mais je suis moins un petit que toi. Tiens, tu peux l'amener sur la table ? demandai-je en lui tendant les deux tartines qu'elle prit précautionneusement et amena à pas lents.

Je me retournai, découvrant le lait qui était en train de bouillir, sur le point de faire une éruption hors de la casserole. Je poussai un petit cri et la retirai du feu avant qu'il ne déborde et repeigne la gazinière.

- Ouf ! C'était juste ! m'exclamai-je soulagé. J'avais oublié que le lait montait aussi vite !

- Le lait il monte ? demanda Elysia en fronçant les sourcils, penchant la tête d'un air perplexe.

- Quand on fait chauffer l'eau, elle fait des bulles au bout d'un moment. Le lait, c'est pareil, sauf qu'il fait plein de bulles tout d'un coup, alors si on ne fait pas attention, il déborde de la casserole et coule partout.

- Aaaah... fit-elle en hochant la tête, d'accord. Maman ça lui arrive jamais.

- Ta Maman elle est très forte, c'est pour ça, répondis-je avec un sourire.

Je mélangeai un peu mieux le chocolat chaud, puis le versai dans deux chopes et les amenai, encore fumantes, sur la table.

- Attends encore un peu, c'est très chaud, fis-je alors qu'elle tendait les mains vers sa tasse. Mange plutôt les tartines.

- D'accord, répondit-elle avant d'ouvrir une grande bouche pour avaler une première bouchée.

Le goûter se déroula dans une atmosphère paisible, et les jeux reprirent. Je m'appliquais à me concentrer sur Elysia, écartant de mon mieux les questions inquiétantes qui essayaient de m'envahir. L'aiguille des heures continuait inexorablement sa ronde, et Edward ne revenait pas. La petite colère que provoque un retard se transformait petit à petit en vraie angoisse. Mon frère n'était pas non plus du genre à traîner pendant des heures. Il se passait quelque chose. Quoi ? Je n'en avais aucune idée. Est-ce que c'était grave ? Il y avait des risques... Est-ce que mon frère était en danger ?

- Aaaaal ! Tu rêvasses ! commenta Elysia en mettant les mains sur les hanches. C'est à toi de mettre un cube.

Je sursautai et repris la construction du bâtiment sous les ordres d'un maître d'œuvre haut comme trois pommes. Puis Elysia posa un cube de bois à son tour, faisant monter la pile un peu plus.

- Ed, il est pas rentré encore ? demanda-t-elle.

- Non, répondis-je sans pouvoir m'empêcher de lâcher un soupir.

- Il est en retard, commenta-t-elle.

- Oui.

- Mais il va revenir, hein ?

Dans cette phrase, je sentis percer l'inquiétude de la fillette qui n'avait pas vu revenir son père. La peur m'étreignit à l'idée que mon frère ne revienne pas, et je faillis éclater en sanglots face à cette incertitude et l'idée qu'il se passe quelque chose de grave sans que je le sache. Avec tout ce qui se tramait, je sentais bien que mes angoisses n'étaient pas infondées. Mais si je laissais trop voir mon inquiétude, cela atteindrait beaucoup la fillette, et elle était déjà assez secouée par la disparition de son père pour que je ne l'accable pas de mes propres inquiétudes. Alors je déglutis pour ravaler mes larmes, baissai les yeux vers elle et lui fis le sourire le plus lumineux que je pouvais.

- Je suis sûr qu'il va revenir, oui.

La journée avait pourtant bien commencé.