On est lundi, et le chapitre est là (et c'est un gros chapitre) ! Vous vous demandez sans doute ce qui arrive à Edward, paumé tout seul à l'île de Yock... Et bien, ce sera pour une autre fois ! XD Pour l'instant, on revient côté militaires, avec le point de vue de Riza... car durant cette même journée, il se passe d'autres choses à Central.

Ce chapitre n'était pas le plus facile à écrire, mais ça m'a fait vraiment plaisir de développer le point de vue de Riza. Je trouve que c'est un personnage cruellement sous-exploité (y compris par moi dans mes autres fics). L'illustration est terminée, j'ai testé quelque chose d'un peu nouveau et je suis assez fière du résultat ! J'espère que vous l'apprécierez autant que moi.

Sur ce, assez blablaté, bonne lecture ! :)


Chapitre 28 : Premières leçons (Riza)

Comme souvent, j'étais arrivée la première ce matin-là. Je m'installai à ma table, contemplai la pile de paperasses, et poussai un long soupir. Nous n'avions pas fini d'entendre parler du Front de Libération de l'Est. La prise d'otages, puis le transfert de Bald dont Mustang attendait le compte-rendu d'Edward, c'était autant de dossiers à traiter.

Nous n'avions pas quitté le QG Est pour que ces engeances viennent nous poursuivre jusqu'à Central. Malgré le travail de fond, et l'infiltration de trois soldats dans les rangs ennemis, nous étions bien loin de pouvoir démanteler le réseau. Les interrogatoires menés jusque-là nous avaient appris peu de choses, faute d'avoir les têtes pensantes parmi les prisonniers. Nous avions réussi à obtenir quelques noms et autres informations, mais rien qui ne permettait d'atteindre la tête du mouvement. Et étant donné la situation actuelle au QG, cela risquait de ne pas changer de sitôt. Avec mon sérieux habituel, je n'avais pas traîné à faire mon rapport, je préférais régler ce genre de choses au plus vite mais Havoc, entre autres, était loin de l'avoir terminé. Il était sans doute perturbé par les retombées et les incertitudes laissées après cette affaire.

Ce fut justement lui qui poussa la porte en premier.

- Oh, bonjour Hawkeye, vous êtes déjà arrivée ?

- Oui.

- Je suis venu plus tôt en espérant finir mon rapport aujourd'hui. Je ne suis vraiment pas à l'aise avec l'écriture, grimaça-t-il.

- Je sais, répondis-je simplement.

Havoc était un grand gaillard droit et sans génie, qui savait mieux se battre qu'échafauder des stratégies… mais il était loyal et d'une grande gentillesse, l'avoir dans mon équipe ne me déplaisait pas. Il s'assit à sa table avec un sourire un peu nerveux et se mit à travailler. Cependant, à peine avait-il posé le crayon sur sa feuille qu'il releva la tête.

- Dites, Lieutenant vous voyez qui c'est, le sergent Bulter ?

- Oui.

- Je crois qu'il s'intéresse à vous. Je veux dire… Vous voyez ce que je veux dire ? bafouilla-t-il avec une maladresse qui prêtait à sourire.

Mais je ne souris pas. Sans lever les yeux de ma feuille, je lui répondis d'un ton un peu sec.

- Je vois. Mais je ne suis pas intéressée.

- Oh. Je m'en doutais, marmonna-t-il avant de pousser un soupir. Bon, je lui dirai.

Je restai silencieuse quelques secondes, secouant vaguement la tête d'un air désabusé, mais la curiosité finit par l'emporter sur mon professionnalisme.

- … Havoc, comment vous êtes-vous retrouvé à faire l'entremetteur ? demandai-je d'un ton où perçait quand même un peu d'amusement.

- Il est au même étage que moi à la caserne, donc on a pu discuter. Je lui ai dit qu'aucun militaire ne semblait vous intéresser, mais il a quand même insisté pour que je lui demande.

- Aucun militaire ne m'intéresse, hein ? fis-je en levant les yeux de ma feuille.

Il fut surpris de croiser mon regard et se figea comme un renard pris dans les phares d'une voiture. Je me demandai ce qu'il savait de mes penchants. J'avais toujours pris soin de les cacher soigneusement, alors s'il avait réussi à me démasquer, j'allais devoir réviser mon opinion à mon sujet.

Je ne vous ai jamais vu manifester d'intérêt prononcé pour qui que ce soit depuis que je vous connais, c'est ce que veux dire. Je suppose que vous vivez votre vie à l'écart de votre travail, et c'est sans doute la meilleure chose à faire, bafouilla-t-il. Mais ça ne me regarde pas !

Il était complètement confus, et la vision du grand blond ne sachant plus où se mettre m'arracha une expression assez rare.

Un sourire.

En le voyant, il sembla se rassurer, comme si c'était le signe qu'il était hors de danger.

- C'est vrai, aucun militaire ne m'intéresse, répondis-je en baissant les yeux vers ma feuille.

Et aucun homme ne m'intéresse, ajoutai-je intérieurement.

- J'espère qu'Edward va bien, lança Havoc tout à trac.

Cette discussion ressemblait à une tentative d'amitié. Je ne m'y attendais pas, mais ça avait un côté réconfortant. Surtout quand je partageais les mêmes inquiétudes.

- Moi aussi. Mais il est à Resembool, avec ses proches, donc je suppose que tout se passe bien pour lui.

- Sûrement.

Cette fois-ci, il se replongea pour de bon dans ses dossiers, et je pus en faire autant. Nous n'avions à peu près rien en commun, si ce n'est d'avoir le même supérieur et de partager le secret du corps d'Edward. Il semblait infiniment rassuré de pouvoir se confier à au moins une personne à ce sujet, et cela avait créé une proximité inattendue entre nous. Pas de quoi être les meilleurs amis du monde, non, nous étions définitivement trop différents pour cela. Mais assez pour avoir une forme de sympathie.

Et de sympathie, j'en avais besoin en ce moment. Le départ des frères Elric avait laissé un grand vide dans mon salon et dans ma tête, et je ne savais pas quoi penser de cette situation à laquelle je ne m'étais pas préparée. Cela faisait longtemps que je n'avais pas laissé quelqu'un m'être aussi proche, et je me souvenais maintenant pourquoi.

Parce que les départs sont toujours douloureux.

Breda poussa la porte et entra avec un petit sourire. Il portait encore un pansement à la tête d'un éclat qu'il avait reçu pendant l'assaut, mais nous assurait que la plaie dessous était bénigne et qu'il le gardait surtout par prudence. Mustang traversa la pièce peu de temps après, ce qui nous permit de constater qu'il ne portait plus son bras en écharpe. En revanche, son expression était si sévère que toute l'équipe s'était bornée à un salut poli, le laissant passer sans chercher à le retenir.

C'était compréhensible. Peu après son retour de l'hôpital, ses supérieurs lui étaient tombés dessus à bras raccourcis pour insubordination. Sa décision d'avancer le départ du convoi de Bald et d'avoir fait changer l'itinéraire depuis son lit d'hôpital n'était pas passée inaperçue. Et elle n'avait vraiment pas plu. Il devait comparaître aujourd'hui devant un bureau de l'armée pour justifier de ses actes. J'espérais qu'il saurait se défendre et ne se laisserait pas ébranler par le jugement sévère du comité. Enfin, d'aussi loin que je le connaissais, il avait toujours su s'attirer la grâce de ses supérieurs. Je lui faisais confiance pour retourner la situation à son avantage.

Fuery et Falman arrivèrent en dernier. Ils avaient tous deux rendu leur rapport rapidement. Falman était un rat de bibliothèque, écrire ne lui posait aucun problème. Quant à Fuery… il y avait fort à parier que son rapport était truffé de jargon technique au point que j'aurais de la peine à le comprendre.

L'atmosphère fut extrêmement studieuse pendant la matinée. Mustang passa une ou deux fois le museau par l'entrebâillement de la porte pour vérifier que nous étions là, étonné par la discrétion de ses subordonnés habituellement si bruyants. Même moi, que leurs discussions avaient tendance à agacer, j'en venais à me dire que cette atmosphère détendue me manquait.

Je me rendis compte qu'Edward avait laissé un grand vide en partant. Tant qu'il était là, les autres chahutaient, et moi, je partageais sa compagnie le soir. Il était, en quelque sorte, notre distraction, le gosse qui venait semer le trouble dans le bureau le temps de son passage, et auquel on s'était tous terriblement attachés. Mais là, avec son absence, le souvenir encore vivace du passage Floriane, et la menace qui pesait sur notre supérieur, l'ambiance n'était définitivement pas à la fête.

J'avais du mal à me concentrer sur les dossiers, je n'arrêtais pas de lever les yeux vers l'horloge accrochée au-dessus de l'entrée en attendant l'heure de l'entrevue du Colonel avec ses supérieurs. Je redoutais la rencontre, et en même temps, j'étais impatiente qu'elle soit passée et que cette affaire soit derrière nous. Je préférais ne pas penser à ce qui nous attendait si les problèmes se confirmaient. Si son équipe était dissoute, comment les choses se passeraient-elles pour nous ? Il était mon supérieur direct depuis des années, et il avait toute ma loyauté, toute ma confiance.

Je me rendis compte que je ne m'imaginais pas travailler sous les ordres de qui que ce soit d'autre. Pour la première fois depuis très longtemps, je songeai un instant à donner ma démission.

Mais que pourrais-je faire d'autre ? Je n'avais pas d'autres compétences notables que celle d'être un sniper hors pair, et de savoir faire travailler un supérieur hiérarchique un peu cossard. Ça ne me laissait pas beaucoup de perspectives d'avenir.

Je secouai la tête pour me chasser ces idées de la tête. Je m'inquiétais sans doute pour rien. Mustang avait été transféré à Central il y a un mois à peine. Cette promotion était le signe que les hauts dirigeants lui accordaient beaucoup d'intérêt, il y avait peu de chance qu'ils l'enterrent complètement au premier faux pas. Que ce choix ralentisse sa carrière et lui cause quelques soucis, c'était un risque. Qu'il finisse au placard à cause de ça, connaissant son habileté, c'était tout de même très improbable.

En attendant, c'était moi qui étais terriblement inefficace, à regarder mes dossiers sans les voir, remplie par un trouble et une inquiétude qui ne me ressemblaient pas. Non pas que je sois du genre à ne jamais rien ressentir mais d'habitude, j'arrivais à garder ces réflexions à l'intérieur et à ne rien en laisser transparaître. En croisant le regard de Breda, je sentis une pointe d'inquiétude dans son expression. Mon masque de lieutenant appliqué était en train de se fissurer. Et plus j'essayais de prendre du recul, plus je me perdais dans des réflexions angoissées sur l'avenir.

Je détournai la tête et ce furent les yeux de chien battu de Fuery qui rencontrèrent les miens. Quand je me rendis compte que même lui semblait s'inquiéter de me voir distraite, je compris que quelque chose n'allait pas.

J'étais censée être professionnelle et insondable, ou en tout cas, c'était comme ça que mes collègues me voyaient. Si je commençais à avoir l'air troublée, ils ne pouvaient que se dire que l'heure était grave. Mon inquiétude augmentait la leur, très nettement, comme si j'étais leur baromètre. Tant que j'étais calme, ils pouvaient se persuader qu'ils n'avaient rien à craindre.

Finalement, c'est à moi de les rassurer ? pensai-je, surprise. Je n'étais pas le genre de personne à qui on pensait quand il s'agissait de relations humaines. Je savais bien que ma froideur était en fait le fruit d'une certaine maladresse. Mais après tout, j'étais bien parvenue à rassurer Edward lors de son séjour chez moi, cela voulait sans doute dire que je n'étais pas aussi socialement inapte que je voulais le croire.

- Breda, vous ne semblez pas très concentré ?

Pour une fois, ce n'était pas un reproche, mais une marque d'attention.

- Ah, Désolé. Je me posais des questions sur notre mutation.

- Quel genre de questions ?

Tout le monde se tourna vers moi, stupéfait de me voir participer à leur conversation autrement qu'en les rappelant à l'ordre.

- Vous croyez qu'ils nous ont donné la gestion de ce procès pour nous punir ? demanda Breda. Quand je vois l'emplacement complètement paumé de nos bureaux, ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient une dent contre Mustang.

- Je pense que vous êtes un tantinet paranoïaque, répondis-je. Le Colonel est affilié à East-city depuis son entrée dans l'armée. D'une part, le Quartier général de Central-city est nettement plus grand et concentre davantage de hauts gradés, d'autre part, il est rare qu'on arrive par la grande porte lors d'une mutation. Ils ne vont pas dérouler le tapis rouge pour l'équipe d'un nouvel arrivant. Pour l'heure, nous ne sommes que des remplaçants.

- Quand même, on était mieux traités dans l'Est, grommela Havoc.

- Mais ici, on a plus de perspectives d'avancement, rappela joyeusement Fuery.

- Et c'est important pour toi, l'avancement ? demanda le grand blond, un peu surpris.

- … pas spécialement, admit le petit brun après un temps de réflexion.

- Voila. C'est quand même moins important que sa vie de couple ou la vue que j'avais sur le belvédère depuis le balcon de mon ancien appartement.

- Tu parles pour toi, là, fit remarquer Falman. Moi je ne serais pas contre un avancement.

- Tu as besoin d'argent ? s'étonna Breda.

- Pour m'acheter plus de livres.

- C'est vrai que tu n'en as pas assez dans ta chambre, ironisa Breda. Tu as des murs entiers de cartons, je ne sais même pas comment tu fais pour circuler dans la pièce.

- Je suis moins large que toi, répondit l'homme aux yeux éternellement plissés.

- ça, c'est mesquin ! se rebiffa Breda.

- Euh… tu ne te prives pas de dire des vacheries aux autres, rappela Havoc.

Sur ce point, il n'avait pas tort. J'avais depuis un moment repris mon travail, tâchant de me concentrer malgré la discussion. Même si ça n'était pas des conditions de travail idéales, les entendre bavarder d'un ton badin m'apaisait. La situation semblait presque normale. Je me demandais à quel moment j'étais censé retrouver mon rôle habituel et les reprendre pour qu'ils se remettent au travail. Pour l'instant, leur babillage familier était réconfortant.

- Enfin, avant d'acheter de nouveaux livres, tu devrais déjà songer à trouver un appartement, non ? fit remarquer Fuery, plein de bon sens. Tant qu'ils sont entassés dans des cartons, tu ne peux pas lire ces livres, c'est un peu triste… Je trouve toujours que les objets inutilisés ont mauvaise mine…

Sa remarque amena un sourire, mi-attendri, mi-moqueur, sur les lèvres de ses collègues.

- Tu sais que les objets ne sont pas vivants, hein ? rappela Breda.

- Je sais, mais ils nous accompagnent au quotidien, et s'ils sont bien traités, on voit bien qu'ils durent plus longtemps. Après tout, les plantes poussent mieux quand on leur parle et qu'on leur témoigne de l'affection.

- D'où tu sors ça ? demanda Falman. Ça ne me paraît pas très scientifique comme approche. Comment veux-tu faire des observations là-dessus étant donné qu'on ne peut pas quantifier l'affection ?

- Tu n'as aucune sensibilité, Falman, tu ne peux pas comprendre, défendit Havoc. Je peux te dire, ma mère parle à ses plantes, et quoi que tu lui amènes, elle le ressuscite en une semaine.

- Tu confonds corrélation et causalité, rétorqua-t-il. Le fait de leur parler n'a rien à voir, c'est la manière dont elle les entretient, le taux de luminosité et d'humidité de son appartement, ainsi que la température, qui ont un impact mesurable, et donc prouvé. Le reste, c'est de la religion.

- Falman, tu dis ça, mais tu es bien obligé d'admettre qu'il y a des choses que la science ne peut pas expliquer.

- C'est parce que nous n'avons pas encore inventé les outils nécessaires pour mesurer ces choses et étudier leurs liens de causalité.

- Dans ce cas, si on invente une machine permettant de mesurer la bienveillance portée par quelqu'un envers une personne ou un objet, qu'on fait un protocole et qu'on mesure que celle-ci a un impact positif sur la croissance des plantes, tu admettras t'être trompé ? demanda Fuery d'un ton très sérieux.

L'homme grisonnant ouvrit grand la bouche et la referma, pris au dépourvu d'être attaqué sur son propre terrain. Je décidai que la discussion avait assez duré. Si je les laissais faire, qui sait de quoi ils parleraient trois minutes après ?

- Vous ferez tous les protocoles scientifiques que vous voudrez quand vous aurez fini de traiter le dossier Gibson-Lautrec, mais pour l'instant, je vous conseille d'utiliser votre intellect pour faire le travail pour lequel vous êtes payé.

La récréation prit fin, et un silence studieux retomba sur la pièce comme un voile de soie lâché de haut. Mais cette discussion sans queue ni tête m'avait soulagée, même si, comme toujours, je n'y avais pas vraiment participé. J'aurais été bien en peine de prendre parti pour l'un ou l'autre camp. Je m'adressais quelquefois à la plante qui habitait mon salon, mais c'était plus pour exprimer des pensées à voix haute que dans l'idée que lui accorder cette attention favoriserait sa croissance.

Le temps s'écoula à petits pas, et quand le tas de dossiers que j'avais traités commença à s'épaissir, je décidai de les apporter au Colonel, qui devait y apposer sa signature après une dernière vérification. Je me levai, demandant aux autres d'ajouter le fruit de leur travail à la pile, qui devint assez imposante, puis toquai à la porte.

- Entrez.

Baissant la poignée du coude, j'entrai dans son bureau et refermai la porte derrière moi d'un petit coup de talon. Un claquement sec se fit entendre. Il leva un visage plein d'espoir vers moi, mais son expression se rembrunit quand il vit l'accumulation de paperasses que je lui apportais. S'il espérait de la distraction, ce n'était sans doute pas celle-ci.

- Nous avons terminé de vérifier ces dossiers, ils auront besoin de votre signature.

Il hocha la tête, dépité, et je m'avançai pour poser la pile de papiers sur son bureau déjà bien encombré de dossiers en cours. Finalement, je l'installai prudemment dans l'angle gauche du meuble, profitant d'une surface inoccupée. Difficile de ne pas penser à son rendez-vous à venir, mais je sentais confusément que lui en parler n'arrangerait rien. Je pensais donc repartir en silence pour me réinstaller à mon bureau pour m'attaquer de nouveau à la quantité imposante de travail qui m'attendait.

- Dites-moi Hawekye… commença-t-il en me lançant un regard en coin.

- Oui, Colonel ?

- Est-ce que vous accepteriez de prendre des élèves ?

- Des élèves ? demandai-je, surprise par cette question saugrenue.

- Oui, pour leur donner des cours de tir.

- Je suppose que je pourrais… soupirai-je sans entrain. Mais je doute d'être un bon professeur, j'ai commencé il y a tellement longtemps que je ne me souviens même plus comment il est possible d'être mauvais.

- Mh, je vois… répondit-il d'un ton songeur en se frottant pensivement le menton.

Le silence retomba dans le bureau, et je songeai sérieusement à quitter la pièce pour retrouver ma place et me mettre au travail. Son mutisme m'agaçait un peu.

- Vous avez quelqu'un de particulier en tête ? demandai-je dans l'espoir de clore la conversation.

- Oui. Moi.

J'ouvris la bouche sans répondre. Je ne m'y attendais pas, à celle-là. Le Flame Alchemist, véritable arme humaine durant la guerre d'Ishbal, venait de me demander des cours particuliers de tir ?

- … Vous voulez apprendre à vous servir d'une arme à feu ?

- Ma technique d'Alchimie est peut-être puissante, mais elle est imprécise et pleine de limites. Durant l'attaque du passage Floriane, avec la présence d'explosifs, j'étais assez… impuissant sur le terrain. Je connais les bases du tir, mais autant se l'avouer, je suis vraiment mauvais avec une arme traditionnelle.

- Je vois.

Cette attaque l'avait marqué plus qu'il ne voulait bien l'admettre. Pourtant, lui et moi, nous avions survécu à des champs de bataille bien plus terribles que celui que nous avions affronté quelques jours auparavant. Je me demandais pourquoi il restait si amer.

- J'ai vu que l'homme allait déclencher le détonateur. Mais je n'étais pas assez rapide, et de toute façon, pas assez bon tireur pour l'en empêcher.

Avec l'ombre d'un sourire, je compris. Ce qui l'avait choqué, ce n'était pas le combat en lui-même, c'était d'avoir vu Edward sauter dans le vide pour nous sauver la vie à tous. En même temps, je le comprenais. En le voyant faire, j'avais eu peur comme jamais. Heureusement qu'il s'en était sorti sans séquelles. Un véritable petit miracle, cet adolescent.

- Je n'aimerais pas me retrouver de nouveau dans des situations où mes compétences de tir posent problème.

- Je vois. Dans ce cas, vous pouvez compter sur moi. Voulez-vous me retrouver ce soir au champ de tir ?

- Dès ce soir ?

- Vous voulez apprendre avec moi ? Vous me connaissez, je serai un professeur impitoyable.

Mustang me regarda en ouvrant de grands yeux surpris, et ses lèvres s'étirèrent en un fin sourire.

- Je n'en doute pas une seconde.

- Très bien, répondis-je. Rendez-vous à sept heures à l'armurerie du centre de tir. Je compte sur vous pour être ponctuel.

- Pour aujourd'hui, ça ne sera pas de mon fait s'ils me retiennent plus longtemps que prévu.

Je fis un petit signe de tête. Je comprenais.

Il hocha la tête avec une expression satisfaite, puis son regard retomba sur son bureau encombré de dossier et son sourire s'évanouit.

- Bon courage Colonel, commentai-je en suivant son regard.

- Merci Lieutenant.

Je ressortis de la pièce, les yeux baissés, puis me rassis à ma table en réfléchissant intensément. Donner des cours… Ce n'était pas vraiment ma spécialité. Il fallait que je planifie un minimum la séance pour que tout se passe bien. Depuis le temps que je le côtoyais, je ne l'avais presque jamais vu avec une arme à feu à la main, je ne doutais pas qu'il serait nul. Le problème étant que je trouvais à peu près tout le monde nul au tir, il allait être dur de réussir à le faire progresser si j'étais incapable de remarquer ses améliorations. Je n'arrivais plus vraiment à me rappeler ce que c'était que débuter, c'était tellement loin…

J'avais, littéralement, grandi une arme à la main. Depuis ce dimanche pluvieux où j'avais erré dans le manoir, explorant les pièces inexplorées aux meubles drapés de blanc, vestige d'une autre époque, et trouvé une arme et des munitions en fouillant dans les tiroirs d'un secrétaire. J'avais hésité un moment, avant de glisser ma trouvaille dans les poches de ma veste trop grande. Le pistolet dans l'une, la boîte en fer-blanc contenant les munitions dans l'autre. Et j'étais partie.


Le domaine était étendu, aussi, au premier jour de beau temps après ma trouvaille, je pris mon sac, mon chapeau de paille, et partis, talonnée par Junon, une chienne de race qui m'avait prise d'affection. Le domaine de mon père était immense, je marchai dans les bois assez longtemps pour m'exiler loin de tout.

Puis je sortis l'arme. Je l'étudiai sous tous les angles, sans tout de même avoir la stupidité de regarder à l'intérieur du canon. A huit ans, je savais déjà que ce genre d'objet était mortellement dangereux. Pourtant, je n'avais pas pu m'empêcher de m'en emparer, pas plus que je ne pouvais m'empêcher de le manipuler en me demandant vaguement s'il était chargé ou non, et comment on faisait pour remettre des munitions.

Après une longue hésitation, je l'empoignai de la main droite, visai un nœud dans le tronc d'un arme à quelques pas de moi, et lentement, appuyai sur la détente en plissant les yeux, me préparant au bruit et au choc de l'explosion. Ce fut finalement un cliquetis presque décevant qui me répondit. L'arme était vide.

Il me fallut un long moment pour comprendre comment faire pour la charger, mais au bout de nombreux tâtonnements, je devinai maladroitement le principe. Assise par terre dans l'humus encore humide de la dernière pluie, chassant les nuées de moucherons qui voletaient aux alentours, rageant de ne pas réussir à ouvrir l'objet, je préférais malgré tout cet instant à toutes ces journées d'ennui passés dans l'atmosphère lourde et feutrée du manoir, suivie en permanence par l'appréhension de croiser la silhouette immense de mon père dans un couloir.

Je parvins à ouvrir l'engin, glissai une balle un peu maladroitement, refermai, puis visai de nouveau le même nœud dans l'arme, Toujours assise dans les feuilles mortes et la boue. Je restai un long moment à hésiter. Et si je me blessais ? Si on m'entendait et qu'on me trouvait en flagrant délit ? Je risquais de me prendre la raclée de ma vie. Je savais bien que je faisais une bêtise, et que ça ne me serait pas pardonné facilement.

Malgré tout ça, je finis par appuyer sur la détente. Doucement, en tremblant un peu. Je la sentais se renfoncer de manière imperceptible. Et d'un coup, elle lâcha sous mon doigt, et le coup partit, véritable explosion qui me tapa les oreilles. Je sentis l'arme reculer dans ma main comme si on y avait donné un coup. Je clignai des yeux, hésitant quelques secondes, puis comme le silence avait reflué, reprenant aussitôt ses droits après avoir été bafoué, je repris mes esprits, remarquant la douille vide qui avait roulé à mes pieds. Je la ramassai et la glissai dans la poche de ma jupe, puis me levai et marchai vers le tronc, cherchant une trace que je trouvais finalement, un peu à droite du nœud que je visais. La balle avait éclaté l'écorce irrégulière et s'était enfoncée dans la chair dure de l'arbre. En voyant comment ce petit éclat de métal s'était frayé un chemin dans une matière aussi dure, je me fis une idée de sa puissance.

Je reculai à dix pas de l'arbre, rechargeai mon arme en y glissant une nouvelle balle, et tirai de nouveau. Moins surprise par la déflagration et le recul, je me sentis grisée par cette sensation. Tenir le revolver et me concentrer sur la cible me faisait respirer plus lentement, plus profondément, et me plongeait dans une sorte de silence intérieur qui étouffait les bruits autour de moi, créant une étrange distance avec le reste du monde. Plongeant à deux pieds dans cette sensation presque effrayante, je mis de nouveau une balle, d'un geste plus assuré, à présent que j'avais compris le fonctionnement de l'objet. Puis, après avoir pris le temps de laisser cette atmosphère s'installer, je tirai encore une fois. Le troisième coup érafla le nœud de la branche arrachée, et mon cœur battit un peu plus fort. J'avais touché ma cible. Sur le bord, maladroitement, mais j'avais réussi. Je n'avais aucune idée de si c'était bon ou mauvais, je n'avais aucune autre échelle à l'époque, mais ça me suffisait. Je rouvris l'arme pour vérifier qu'il y restait aucune munition, cherchai un peu les douilles et les ramassai parmi les feuilles, puis m'approchai de nouveau de l'arbre, regardant les trois coups.

Les balles étaient trop enfoncées pour que je les retire à mains nues, il aurait fallu que j'aie un couteau ou quelque chose comme ça pour y arriver. Je décidai que ce n'était pas si important. Cela ne se voyait pas tant que ça si on n'y faisait pas attention, et puis, de toute manière, personne ne passerait par ici. Quant à ma jupe humide et teintée de boue, si on me posait des questions, je prétendrais avoir perdu l'équilibre et être tombée durant ma promenade.

Par la suite, le tir devint mon jardin secret, j'allais me perdre dans ces bois que je connus vite comme ma poche, et tirais quelques balles quand je me sentais envahie par la colère, la peur ou le chagrin. Malgré tout, je n'avais qu'une boîte de munitions et aucun moyen d'en récupérer d'autres. Chacune des balles m'était précieuse, chaque tir mûrement réfléchi. Je passais de longs moments à viser à vide, et souvent, cela me suffisait pour me calmer. Quand je n'avais pas mon arme à la main, je me promenais, guettais les animaux, cherchais leurs traces, et observais comment, presque imperceptiblement, une saison remplaçait l'autre. Au fil de mes promenades, j'avais pris mes marques, mes petites routines, sans me douter qu'un événement allait bouleverser mes promenades solitaires.


- Lieutenant ?

Je sursautai, retombant à pieds joints dans le présent. Havoc m'avait appelée, et vu son expression, il avait bien dû le faire deux ou trois fois avant que je réagisse.

- Excusez-moi Havoc , j'étais un peu ailleurs. Vous disiez ?

- Je voulais savoir si vous pensiez si vous étiez d'accord avec la supposition du Colonel, sur la présence d'une taupe dans l'armée.

- Hum… Dans la mesure où nous avons évité le pire au passage Floriane, et où le transfert de Bald s'est déroulé sans encombre, on manque de preuves tangibles, mais j'aurais tendance à le suivre. Après tout, quand ils étaient sur écoute, ils semblaient avoir reçu des confirmations qu'ils n'auraient dû avoir que par le biais de l'armée… mais pour l'instant il est difficile d'étayer quoi que ce soit, encore plus de savoir d'où vient la fuite.

Breda hocha la tête, il était visiblement du même avis que moi.

- D'autant plus que remettre en question l'intégrité de l'armée est toujours un terrain glissant. La force d'inertie de la hiérarchie des supérieurs ne sera pas en faveur du jugement du Colonel.

- Je crois que je préférais travailler sous les ordres de Grumann, il était moins procédurier, grommela Havoc, accoudé à sa table avec une mine déconfite. Lui, au moins, il n'était pas trop à cheval sur la discipline, tant que les enquêtes étaient résolues.

- Justement, il a peut-être donné de mauvaises habitudes au Colonel, répondis-je en soulevant ma liasse de dossiers pour les rassembler en une pile bien nette. Après tout, ce n'est pas comme ça que l'armée est censée fonctionner.

- Les règles sont faites pour être respectées, c'est ça ? demanda Breda.

- Mais si elles sont injustes ou absurdes ? demanda Fuery. Que doit-on faire ?

- C'est une excellente question.

Le silence retomba dans la pièce et chacun continua à travailler, méditant chacun de son côté sur cette question insoluble. L'heure qui suivit se déroula lentement dans un silence studieux, puis Mustang poussa la porte de son bureau, signalant qu'il était déjà midi. Les militaires lâchèrent leurs dossiers sans trop d'hésitation pour se diriger vers la cantine. Après quelques secondes de réflexion, je décidai de partir de mon côté et leur annonçai que j'allais manger à l'extérieur. Je savais qu'ils seraient plus détendus si je n'étais pas là. En mon absence, ils pourraient mieux se changer les idées en chahutant et échangeant des blagues paillardes qu'ils n'oseraient jamais prononcer en ma présence.

De plus, je n'étais pas de très bonne humeur et j'avais davantage envie d'être seule et de profiter du beau temps. Après tout, nous étions maintenant en automne, les jours n'allaient pas cesser de raccourcir et le temps de se voiler dans les mois à venir, autant profiter des derniers jours de grand soleil pour se poser dans un parc.

Les militaires me laissèrent partir avec un regard un peu plus appuyé que d'habitude, s'interrogeant sans doute sur les raisons de mon choix, et je me dirigeai vers l'entrée du bâtiment, marchant à contre-courant des militaires qui se dirigeaient vers le réfectoire.

Toutes ces personnes que je croisais sans les connaître me laissaient une impression de vide, me rappelant que ma vie était redevenue tristement solitaire depuis le départ d'Edward et d'Alphonse. Si celui-ci n'était manifestement pas aussi à l'aise avec moi que son grand frère, il était resté l'adolescent prévenant et peu bavard que j'avais toujours connu. Faute de savoir quoi dire, il avait passé son séjour à écouter en rendant service à la moindre occasion, et malgré la brièveté de son séjour, savait sans doute mieux que son frère où je rangeais les choses.

Cette discrétion mêlée de gentillesse le rendait touchant, même si je n'avais pas su lui parler simplement, mon affection pour les deux frères s'était confirmée.

Mais à présent, ils n'étaient plus là. Rentrés à Resembool, dans leur véritable famille. Les choses étaient redevenues normales.

Tristement normales.

Une fois sortie du complexe de bâtiments que formait le quartier général, je traversai la grande place pavée ornée d'une statue de je-ne-savais-quel Général d'une autre époque, puis m'avançai dans une ruelle où j'avais repéré un restaurant qui faisait des sandwichs débordants de garnitures en tout genre. J'en achetai un aux crudités et à la viande marinée, puis arpentai les rues durant une dizaine de minutes pour aller m'installer dans le parc attenant au quartier général. Comme je marchai dans l'allée gravillonnée piquetée d'éclats de lumière filtrant à travers les feuilles, je commençai à déplier le papier qui entourait mon sandwich avec une certaine gourmandise. Après une matinée aussi studieuse, j'avais besoin de me remplir l'estomac.

Je relevai la tête pour chercher des yeux un banc libre où m'installer, mais je n'étais pas la seule à avoir décidé de ma pause pour m'installer dehors. J'arpentai les chemins en quête d'un banc libre, et mes pas me firent passer devant une cabine téléphonique. Mes entrailles se nouèrent à cette vue, alors que je me souvenais que c'était dans ce parc que Hugues avait failli mourir. En regardant l'abri de verre et de bois, je me demandai si c'était à cet endroit précis que s'étaient déroulés les événements. C'était probable, il ne devait pas y avoir des milliers de cabines téléphoniques dans le parc, même s'il était assez étendu. Je restai quelques secondes à fixer le lieu, avant de détourner la tête pour me détacher de la scène et revenir au présent.

Je trouvai finalement un banc libre au soleil et m'y installai avant de commencer à manger, tentant de chasser les souvenirs et questions qui s'entremêlaient dans ma tête, en regardant les passants se promener ou se hâter le long des allées aux graviers blancs. D'une pensée à l'autre, je choisis finalement de m'attarder sur la perspective de devoir faire du Colonel un tireur potable. Pour donner des cours, il fallait que j'arrive à trouver comment transmettre ce qui m'était devenu tellement naturel et instinctif que je ne pouvais même pas le décrire.

Après avoir dévoré une partie de mon sandwich, je le posai sur mes genoux et dévissai le bouchon de ma gourde pour boire à petites gorgées, méditant sur la question. J'avais finalement eu assez peu de cours de tir depuis mon entrée dans l'armée, et ils n'avaient pas eu l'imbécilité de me faire passer par les formations pour débutants.

Non, si on y réfléchissait bien, mes cours, je les devais surtout à John Brooks. En y repensant, je ne pus m'empêcher de sourire. Parmi les personnes que j'avais côtoyées durant ma jeunesse, il faisait partie des rares que je n'avais pas envie d'oublier.


John Brooks était le garde-chasse du domaine, un homme grand et massif comme une armoire de chêne, avec une voix de tonnerre, des mains comme des battoirs et des yeux d'un gris d'acier, aussi lumineux que ses cheveux et sa barbe était noirs. Il avait la silhouette d'un ours et le genre de regard qui vous perçait de part en part et mettait à sac tous les secrets.

Autant dire que durant les premières années de ma vie, cet homme me terrifiait. Je voyais en lui un de ces loups-garous que décrivaient les contes, et je me faufilais bien souvent pour éviter de le croiser au rez-de-chaussée du manoir quand il venait faire ses rapports à mon père.

Les années passant, j'étais devenue moins irrationnelle, mais il restait toujours aussi cet homme taciturne et impressionnant qui m'effrayait. Aussi, le jour où il m'avait surprise en train de tirer au pistolet dans une partie du domaine que je pensais naïvement inexplorée, j'avais eu la peur de ma vie.

J'étais en train de viser un arbre à une trentaine de mètres, quand une voix profonde tonna derrière moi, me faisant sursauter au moment où je pressai la détente de l'arme. Le coup partit je ne sus où, couvrant à peine le cri de l'homme qui était arrivé et m'avait empoigné mon poignet droit pour lever le canon vers le ciel, me faisant presque pendre à son bras, en penchant vers moi sa tête noyée de cheveux et de barbe hirsute.

- ON PEUT SAVOIR CE QUE TU FOUS AVEC CA ?!

J'avais ouvert la bouche, et j'étais restée là, tétanisée, le poing enfermé dans une poigne qui aurait pu me soulever de terre dans effort. Face à son immense silhouette, je me sentis fluette et fragile comme une brindille. Ses yeux brillaient de colère, et à travers son regard, je vis celui de mon père, et la correction qui m'attendait s'il apprenait à quoi je passais mes dimanches après-midi ensoleillés. Je ne parvenais pas à savoir ce qui m'effrayait le plus des deux.

Il me fixa de ses yeux gris clair qui ne cillaient pas et attendit que je réponde pendant d'interminables secondes. La gorge nouée, j'ouvris et fermai la bouche sans parvenir à en sortir le moindre son, sentant les larmes monter. A mon échelle d'enfant, cette situation était pire que la mort.

Comme je ne répondais toujours pas, il finit par ouvrir mes doigts pour me reprendre l'arme, avec des gestes aussi délicats qu'implacables, puis lâcha ma main.

Je titubai plus que je reculai avant de me cogner au tronc d'arbre derrière moi. Il me fixa encore quelques secondes de ce regard dont on ne pouvait pas se détacher, avant de baisser les yeux vers l'arme qu'il étudia avec un soupir agacé. Je ne songeai même pas à m'enfuir, il lui aurait suffit de deux pas pour me rattraper par la peau du cou, et cela aurait empiré mon cas.

- Gamine, je t'ai posé une question.

Il avait parlé beaucoup moins fort, mais son ton restait inquiétant. Je ne pus m'empêcher de me dire que si les torrents pouvaient parler, ils auraient eu la même voix grondante.

- Je… je l'ai trouvé, lâchai-je du bout des lèvres, sentant que garder le silence ne ferait que prolonger cet horrible moment.

- Où ?

- Dans un tiroir de bureau au manoir, répondis-je.

Etant donné la situation, cela ne servait à rien de lui mentir.

- Et tu l'as pris.

- Oui, fis-je d'une voix un peu plus assurée.

- Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

Il me scrutait attentivement, d'un regard glacial et brûlant à la fois, et cette question enfla pour prendre toute la place dans ma tête.

C'est vrai, pourquoi je l'ai pris, au juste ?

- Je… Je voulais comprendre.

J'avais prononcé ces mots d'une voix hésitante, mais je me raffermis en entendant ma propre voix.

- Je voulais savoir ce que ça faisait de tirer avec cette arme.

Peut-être qu'après avoir dit ça, j'allais ne plus avoir le droit de sortir du manoir durant des mois, peut-être qu'on me prendrait pour une folle, peut-être que mon père allait me gifler à m'en démettre la mâchoire. Mais de toute façon il était trop tard pour changer le cours des choses.

- Et qu'est-ce que cela te fait, de tirer avec ce pistolet ?

Je relevai les yeux vers lui, cherchant à comprendre ce qui se tramait derrière son regard de glace. Il parlait étrangement calmement quand on pensait à ce que j'avais fait, mais je supposais qu'il masquait juste sa colère le temps d'en savoir plus, et qu'elle m'exploserait ensuite au visage. C'était donc mon dernier répit, le calme après la tempête. Autant en avoir pleinement conscience. Je pris une grande inspiration et commençai à parler, pesant mes mots pour essayer de me faire comprendre.

- Quand je vise, il n'y a plus que moi et la cible, le monde s'efface, et le temps disparaît. C'est apaisant. Il y a comme un grand vide, un grand silence, comme si dans ma tête, il n'y avait plus qu'une prairie battue par les vents, sans rien d'autre que de l'herbe à perte de vue, ébouriffée par les bourrasques. C'est un silence comme je n'en avais jamais entendu.

Il me fixa longuement sans parler, avec une expression indéchiffrable.

- Et quand tu tires ? fit-il finalement, prolongeant mon répit avant le jugement final.

- Quand je tire… Quand la balle part, je sens le temps qui s'écrase. On ne peut rien faire contre une balle, une fois que le coup est parti, il est trop tard pour corriger ou renoncer. C'est pour ça que je tire le moins souvent possible. C'est viser qui est intéressant.

Il resta silencieux encore un moment, comme plongé dans une réflexion intense, puis baissa les yeux vers l'arme, qui paraissait minuscule dans la paume de sa main, et me la tendit.

- Montre-moi comment tu vises, ordonna-t-il de sa voix grondante.

J'avais quelquefois surpris les domestiques en train de dire de moi que j'étais une enfant froide et inexpressive, mais là, j'ouvris des yeux ronds comme des billes tant j'étais stupéfaite de sa réaction. Après quelques secondes d'hésitation, je pris le pistolet qu'il me tendait en me demandant ou était le piège, puis comme je sentais le métal sous mes doigts, je me sentis rassuré par le contact de cet objet familier. Il me regarda le prendre en main, ses sourcils se plissant un peu, puis je regardai alentour, cherchant ce que je devais prendre pour cible. Il me désigna une direction.

- Tu vois l'orme qui se trouve là-bas ? Je voudrais que tu vises le nœud dans le bois qui se trouve juste sous la fourche. Montre-moi de quoi tu es capable.

Je regardai le point qu'il désignait et déglutis, hochant la tête avec hésitation. L'arbre était bien à cinquante mètres. Saurai-je toucher la cible ? Je sentais confusément que c'était important, et la peur me repris, une peur légèrement différente toutefois.

Comme si mon destin semblait se jouer dans cette balle. Il était dur pour moi de voir à quel point c'était le cas, et à quel point ma vie pouvait basculer à ce moment-là, mais je sentis confusément que c'était important.

C'était donc avec une expression particulièrement fermée que je levai mon arme pour la diriger vers la cible, envahie par l'idée qu'il ne fallait pas que je rate mon coup. Je m'installai donc, écoutant les bruits de mon corps, l'ouïe étouffée de mes oreilles, la pulsation de mon cœur dans mes tempes, sentant mes yeux cligner, ma mâchoire trop crispée. Je pris de profondes inspirations pour me concentrer et ralentir les battements de mon cœur, jusqu'à ce que je retrouve cette sensation de détachement que j'aimais tant. J'en oubliai presque que la silhouette du garde-chasse me surplombait du double de ma taille et me scrutait avec attention.

J'aurai pu rester comme ça longtemps, mais je savais que je devais tirer. Alors, quand je sentis que je ne pourrai pas faire mieux, je lâchai la balle qui parti se vriller dans l'arbre dans un sifflement perçant. Je relâchai la fin de mon expiration, fixant le petit point brillant qui s'était fiché au milieu de la boursouflure du bois. Je n'avais pas besoin de m'approcher pour voir que j'avais visé juste, et j'étais fière d'avoir fait aussi bien. Mais Brooks attrapa le pistolet par le canon pour me le faire lâcher, sans un regard pour la cible. Comme cela m'arrivait régulièrement depuis quelque temps, la culasse était restée coincée au début de sa course. Il tira sur l'arrière pour forcer le mouvement et finir d'éjecter la douille qui s'était coincée.

- Bon sang, ce Walter est dans un état ! grogna-t-il en forçant par petits coups successifs pour décoincer le mécanisme. Depuis quand il n'a pas été nettoyé ?!

- Je ne sais pas, murmurai-je d'un ton honteux.

L'homme poussa un soupir agacé.

- Depuis combien de temps tu l'as volé ?

Je ne relevai pas le terme utilisé et fouillai mes souvenirs. Cela faisait au moins un an que je l'avais trouvé, puisque c'était au début des vacances d'été que j'avais mis la main dessus.

- Je crois que c'était en juin, l'année dernière, répondis-je d'un ton hésitant.

- Hum, ce n'est pas possible d'utiliser une arme aussi longtemps sans l'entretenir, c'est un coup à ce qu'elle finisse par te péter à la gueule.

Je le regardai d'un air surpris et vaguement inquiet. Son langage et son accent détonnaient parmi les propos propres et lisses des habitants du manoir, et je n'étais pas tout à fait sûre de comprendre ce qu'il disait, ni de savoir comment j'étais censée réagir. Il se retourna et se mit à marcher en me faisant signe de venir. Je partis à sa suite, courant à moitié pour suivre ses enjambés plus longues que ma taille.

- Viens, il faut nettoyer ça.

Je le suivis avec application, tâchant de ne pas me prendre les pieds dans les racines, sentant mon dos se couvrir de sueur et ma respiration se hacher sous l'effort. Quand nous arrivâmes à destination, j'avais réussi à ne pas trop me faire distancer, mais ma gorge me lançait douloureusement sous la mâchoire.

Obéissant à cet homme-ours qui ne m'avait toujours pas passé de savon, j'entrai à sa suite dans sa cuisine et l'observai silencieusement tandis qu'il s'affairait à sortir un chiffon, du savon, et à remplir une casserole d'eau qu'il mit à chauffer sur le poêle. Une fois son matériel préparé il s'assit à la table et m'ordonna d'en faire autant, avant de commencer à démonter l'arme, sans parler beaucoup, mais en attirant mon attention sur tel ou tel détail du mécanisme, tantôt d'un simple geste, tantôt en expliquant brièvement son utilité. Une fois le pistolet complètement démonté, il nettoya longuement chaque pièce à l'eau chaude et savonneuse avant de la sécher méticuleusement. Ses grosses mains velues étaient étonnamment habiles et délicates tandis qu'il manipulait les pièces de métal L'eau avait rapidement tourné au gris beige, témoignant de toute la saleté qui s'était accumulée dans l'arme, et il la changea deux fois au cours de son nettoyage.

Pendant ce temps, je me contentais d'observer en silence, bien droite sur ma chaise, fascinée par l'application et la douceur de ses gestes, tandis que Junon, la chienne labrador de mon père, s'était faufilée par la porte entrouverte pour venir nicher sa tête sur mes genoux, quêtant des caresses que je lui donnais machinalement. Fébrile, j'attendais ce sermon qui n'arrivait pas, mais comme l'atmosphère était étrangement paisible, je finis par comprendre qu'il n'aurait pas lieu, aussi absurde que cela puisse me paraître.

Au bout d'un temps qui me sembla infini avec tous mes questionnements, le garde-chasse acheva de revisser la dernière pièce et releva vers moi ses yeux de glace, attendant que je parle.

- Vous n'allez pas me dénoncer ? fis-je finalement, posant les mots sur ma plus grande inquiétude.

- Tu voudrais que je te dénonce ? répondit-il avec ce que je reconnus longtemps après comme étant de la malice.

Je secouai négativement la tête. Pour rien au monde je ne voulais expérimenter la colère de mon père. L'homme assis en face de moi esquissa l'ombre d'un sourire.

- Ton avenir risque de ne pas être facile, alors savoir te servir d'une arme ne sera peut-être pas inutile, surtout si c'est quelque chose qui te plaît.

Je hochai la tête sans trop savoir ce qu'il voulait dire par là.

- Mais tu ne peux pas tirer n'importe comment. Il y a des règles.

- Je ne les connais pas, répondis-je à voix basse.

- J'ai bien vu. Mais pour quelqu'un qui ne connaît pas les règles, tu n'es pas une mauvaise tireuse. Tu as un excellent instinct.

Il fit une pause, se grattant la barbe avec son habituelle expression sérieuse.

- Ce serait dommage de gâcher ça, ajouta-t-il sans intonation particulière.

A ce moment-là, je compris que j'avais gagné un allié. Et cela se vérifia, quand, dans les semaines suivantes, il devint mon mentor, me faisant nettoyer ses armes, étudier leur fonctionnement, m'entraînant à tirer, me reprenant sur ma posture, mes gestes et ma respiration. Cette boîte en fer-blanc qui ne contenait plus qu'une poignée de munition lors de notre rencontre ne connut plus de pénurie. Il m'apprit également à préparer les munitions, et à doser au mieux les quantités de poudre selon les armes et la manière de tirer, m'initiant à toutes les subtilités cachées du tir, se délectant sans le montrer de me voir absorber toutes les informations qu'il me donnait sur le sujet avec une passion pleine de retenue.

Au fil des mois, puis des années, il devint ce qui se rapprochait le plus d'un ami au milieu de mon enfance solitaire. Le tir, mais aussi l'entretien des armes, les escapades en forêt pour aller observer les animaux et entretenir les arbres, et même l'administration des lieux, quand je l'aidais à tenir les imposants registres à la couverture de cuir.

Pour fêter mon dixième anniversaire, il organisa une expédition de chasse, et après une nuit entrecoupée de réveils incessants dus à mon impatience, je me faufilai hors du manoir à l'heure où la nuit s'éclaircissait tout juste. Tandis que je marchais dans les hautes herbes des marais, portant une lourde veste à poches, des bottes de cuir et une casquette sans âge, je me sentais comme un petit bout d'homme, libre et sauvage comme jamais. Et quand, quelque temps plus tard, nous mangeâmes au manoir le chevreuil que j'avais abattu ce jour-là, ce secret m'amena une fierté immense que je savourai en silence, tâchant de la dissimuler aux autres le sourire qui voulait se frayer un chemin jusqu'à mon visage.

Une enfant de mon âge aurait sans doute dû éprouver du dégoût ou de l'horreur face aux carcasses d'animaux, mais cela me fascinait plutôt de pouvoir observer de si près leur corps, leurs muscles, leurs os, leurs articulations si différentes des nôtres. Bien sûr, il y avait aussi le sang et la mort, je connaissais les conséquences de mon tir... Brooks m'avait enseigné comment viser pour le faire le plus efficacement et le moins douloureusement possible, me disant que c'était une question de respect. Mais finalement, côtoyer et causer la mort d'aussi près ne m'avait pas tant marqué à l'époque, et les souvenirs que j'en avait retirés étaient surtout ceux des longues heures passées à observer et tenter de comprendre les plantes, les animaux et leur traces, en surveillant les signes d'un déséquilibre dans cette harmonie infiniment complexe qu'était la nature.

Je ne pouvais pas oublier comment l'immense silhouette de Brooks jetait sur ses épaules une biche, avant de la porter avec autant de désinvolture que si c'était une écharpe, pour la ramener au pavillon de chasse où il s'occupait de la dépecer. Il me faisait parfois prendre le relais, une fois que je l'avais assez vu pour être capable de l'imiter. Dans ce monde sauvage et silencieux, je me sentais étrangement à ma place, au point de me demander quelquefois si je n'aurais pas mieux fait de naître animal au lieu de côtoyer ces hommes et femmes étouffants qui lissaient tout ce qu'ils disaient et dissimulaient tout ce qu'ils pensaient… Au moins, le monde sauvage n'avait ni politesse ni hypocrisie, il était logique et compréhensible.

J'aurais voulu que ce quotidien ne change jamais.


Un ballon roula à mes pieds, me tirant de mes rêveries. Quelques secondes plus tard, une fille en robe bleue arriva pour le ramasser et bredouilla des excuses après s'être fait rappeler à l'ordre par sa mère. Je baissai les yeux vers mon repas encore à moitié entamé et cillai quelques secondes, sonnée, entendant soudainement les cris et rires des enfants qui chahutaient à proximité, comme si on venait de pousser le son d'une radio mal réglée. Il était rare que je me perde à ce point dans ses souvenirs.

Je remontai la poignée de ma manche pour regarder l'heure sur ma montre bracelet, et constatai qu'il n'y avait plus beaucoup de temps avant de retourner au bureau. Je m'attelai à finir mon sandwich, chassant de mon esprit cette sensibilité inhabituelle qui m'avait poussée à la nostalgie et me rappelant avec sévérité la raison pour laquelle j'avais pensé à mon mentor en premier lieu.

Je devais donner des cours de tir à Mustang. Pour cela, je devais être capable de poser des mots et des gestes explicables sur ce que je faisais par instinct. Je devais me rappeler ce que m'avait dit Brooks pour me faire comprendre et transmettre tout ce que je savais si bien que cela s'était dissous en moi avec le temps.

Comment viser. Comment poser ses gestes. Comment respirer.

Comment faire comprendre le tir.


Ces questions m'avaient taraudée une bonne partie de l'après-midi, et ma pile de dossier était descendue moins vite qu'à l'accoutumée, même si je restais la plus efficace de l'équipe. Les autres militaires mirent mon trouble sur le compte de la convocation du Colonel, qui partit pour son rendez-vous vers quinze heures. Ce n'était sans doute pas tout à fait faux, même si je ne pensais finalement plus tant que ça à cette réunion.

Ce fut avec un certain soulagement que j'abandonnai le dernier dossier de la journée après le départ de Falman et fermai la porte des bureaux pour me diriger vers le complexe de tir.

Il était composé de plusieurs bâtiments et de deux grands terrains soigneusement surveillés. Il y avait un immense couloir d'entraînement destiné aux snipers, ainsi qu'un espace clos qui mêlait obstacles et cibles modulables, avec une série de mécanismes qui animaient les objets et mettaient les soldats dans des situations plus proches du combat réel que les couloirs de tir. L'équivalent en intérieur existait également, avec d'autres types de mécanismes. Des séances d'entraînement aux scénarios variés testaient la réactivité et la précision des tireurs avec des munition à blanc ou des balles de peintures. Je faisais toujours ce genre d'exercices à contrecœur, préférant le silence et la patience du travail de sniper au combat rapproché. Cela convenait mieux à mon caractère.

Mais pour Mustang, une fois qu'il saurait tenir convenablement une arme, ce genre d'entraînement était exactement ce qu'il lui fallait. Je regardai le mur cerclant le terrain, sur lequel étaient affichés les horaires d'utilisation de la semaine, avec le type de parcours et les différents soldats inscrits. Le calendrier était sous clé sous une vitrine, pour le protéger des éléments, mais aussi pour rappeler son caractère solennel. Dans un lieu où s'alternaient tirs à blanc et balles réelles, il ne fallait pas rigoler avec la sécurité.

Je détournai le regard et me dirigeai vers le lieu qui m'intéressait.

Le rendez-vous n'était qu'à sept heures, il me restait donc un peu de temps pour tirer en solitaire, ce dont j'avais bien besoin après cette journée pesante. Je passai par l'armurerie pour saluer Sullivan. En me voyant arriver, le quadragénaire cessa de lisser sa moustache et leva les yeux vers moi.

- Bonjour, fis-je.

- Bonjour, vous avez besoin de moi ? C'est rare, d'habitude, vous venez avec votre matériel

- En effet, mais ce n'est pas pour moi, répondis-je. Je vais avoir besoin de vous pour des conseils.

Le moustachu se redressa sur son siège, visiblement flatté d'entendre ces mots. Toutefois, il ne répondit rien et attendit poliment que je lui en dise davantage.

- Je vais avoir un élève ce soir. Débutant au tir, mais habitué au combat. Il lui faudrait un arme pour s'entraîner, pas trop lourde, mais capable de faire du dégât en situation réelle.

- Il n'a pas d'arme de service ? s'étonna l'homme.

- Non, il n'en a pas besoin. Enfin, il n'en avait pas besoin jusque-là.

- Hum, quelqu'un qui veut améliorer ses compétences ?

- Plutôt protéger son équipe, en réalité, répondis-je avec un ton plus doux qu'à l'accoutumée.

Sullivan hocha la tête. Cette raison lui paraissait valable.

- Quand arrive-t-il ?

- Vers sept heures, si tout va bien, répondis-je.

- Hum, je vais me pencher sur la question, marmonna-t-il en me tendant la feuille d'émargement où devaient être répertoriés toutes les armes et munitions empruntées. Repassez tout à l'heure je vous aurai préparé quelque chose.

- Merci, répondis-je avec sincérité.

J'étais encore en train de signer quand l'homme se leva péniblement et partit en boitant vers la réserve de l'armurerie. J'entrevis la prothèse de sa jambe droite tandis qu'il disparaissait derrière une étagère. Il avait été réformé après avoir perdu son bras et sa jambe droites lors d'une explosion à la guerre d'Ishbal, le privant de ses qualités de sportif et de tireur. Depuis, il finissait ses années de service dans l'armurerie du QG en compensant sa perte par une compréhension toujours plus pointue des armes. Je savais que ses connaissances dépassaient largement les miennes sur le sujet, je faisais donc confiance à son jugement.

Je traversai l'entrée de l'armurerie pour arriver au hall d'entraînement, prenant un casque antibruit dans le sas qui le précédait. Il y avait une vingtaine de couloirs, certains occupés par quelques militaires en cours d'entraînement. Je reconnus de dos la silhouette d'Havoc, mais cela n'altéra pas le chemin rectiligne que je m'étais tracé jusqu'à l'avant-dernier couloir, celui que j'occupais presque systématiquement.

Je tirai une cible du stock à ma gauche et la fixai au support mobile avant de le faire reculer au maximum, à cent mètres. Puis je chargeai mon pistolet et attendit patiemment que le feu passe au vert pour tirer.

Tâchant de trouver mon état de concentration habituel, je vidai quelques chargeurs successifs sur ma cible. Étant donné le nombre de balles que je lâchais à chaque séance, j'avais pris l'habitude de viser successivement plusieurs points précis de la cible, économisant quelques cartons par la même occasion. Après deux séries de tir, sentant que j'étais relativement en forme, je pris un nouveau carton et m'appliquai à suivre le cercle des cinq points en perçant la ligne à intervalles les plus réguliers possible. Le genre de fantaisies qu'un professeur n'aurait pas apprécié, mais plus personne ne me donnait de leçon depuis longtemps.

Une fois mon cercle complété d'impacts tous les cinq centimètres, je vidai mon arme et l'ouvrit avant de me retourner pour constater que l'heure du rendez-vous était proche. J'appuyai sur la pédale qui actionna le filin, rapportant vers moi ma cible dans un chuintement. Je fronçai les sourcils en constatant qu'une balle avait touché le côté de ma cible, bien en dehors de mon cercle. J'avais compté les balles, celle-ci n'était pas la mienne, l'impact était d'ailleurs nettement plus gros.

Une fois le feu passé au rouge, je détachai le carton, puis jetai un coup d'oeil à mon voisin de droite qui avait eu le mauvais goût de déborder sur ma cible. Celui-ci croisa mon regard et se voûta avec une expression coupable, et retira son casque pour engager la conversation, peut-être pour s'excuser.

Je repris mes affaires et commentai simplement.

- Apprenez déjà à utiliser votre arme de service avant de tirer du magnum.

Le soldat baissa les yeux vers la cible que j'avais sous mon bras et hocha la tête en ravalant sa salive, découvrant notre différence de niveau. C'était manifestement une nouvelle recrue qui se croyait plus forte que les autres. Il découvrirait vite que ce n'était pas le cas. En arrivant à l'entrée, je jetai les cartons dans la poubelle prévue à cet effet, puis quittai la pièce en posant mon casque sur les épaules. Ce qui était pour certains un trophée n'avait plus pour moi de valeur particulière depuis longtemps.

Je me dirigeai tranquillement vers l'entrée, et reconnus la silhouette de Mustang. Il se tourna vers moi à l'approche de mes pas, et je tentai de jauger à l'expression de son visage comment s'était passé la rencontre.

- Vous n'avez pas l'air heureux, commentai-je en arrivant à sa hauteur.

- En effet, répondit-il avec le même détachement apparent. J'ai expliqué de mon mieux les raisons de mon comportement et les indices qui laissent penser à l'existence de fuites dans l'armée, mais ça n'a pas eu un grand poids. On m'a retiré l'affaire du passage Floriane jusqu'à nouvel ordre, et j'ai reçu un blâme pour insubordination. Enfin, je ne peux pas dire que je ne m'y attendais pas, fit-il en haussant les épaules.

Je ne répondis rien. Sachant avec quel acharnement il combattait les terroristes, et ce réseau en particulier, il n'y avait rien à dire. Je savais parfaitement que cette décision devait le faire bouillonner intérieurement.

- Enfin, ça aurait pu être pire, j'aurais pu être suspendu, ajouta-t-il d'un ton plus léger. Le général de division Doyle semblait particulièrement favorable à cette idée, à croire qu'il m'en voulait personnellement.

Je pinçai les lèvres en l'écoutant, mortifiée. Je n'avais pas pris conscience en exécutant ses ordres que ceux-ci le mettraient dans une telle posture. Je me demandai subitement si je n'aurai pas dû lui désobéir et m'en tenir au trajet initial, afin de lui épargner cela.

Non, bien sûr que non, jamais je n'aurais fait ça.

- Enfin, rien ne sert de se morfondre, une séance de tir nous attend, conclut-il, me faisant comprendre qu'il ne voulait pas en parler davantage.

- J'ai demandé à Sullivan de vous choisir une arme d'entraînement, allons le voir, répondis-je simplement.

Quelques pas plus loin, nous étions au comptoir, et le soldat leva vers nous un regard entendu. Sans se lever de son siège, il me confia une boîte de balles et un pistolet parfaitement reconnaissable.

- Un Luger P08 ? m'étonnai-je, lisant une légère déception dans le regard du Colonel.

Lui comme moi nous attendions confusément à voir sortir une arme aussi extraordinaire que méconnue.

- Oui, après mûre réflexion, je suis revenu à l'arme de service, répondit-il en lissant sa moustache de sa main gauche. Après tout, c'est celle à laquelle vous aurez le plus facilement accès, autant savoir la manipuler. Et cela reste un très bon modèle, ce n'est pas pour rien qu'il a été choisi pour équiper nos soldats. Les classiques ne le sont pas sans raison.

Je hochai la tête, saisissant parfaitement ce qu'il voulait dire, puis tendis à Mustang la feuille d'émargement pour qu'il signe l'emprunt. Il griffonna son nom et sa signature anguleuse, puis prit le pistolet d'un geste légèrement hésitant. Je saluai Sullivan d'un bref remerciement, puis nous nous dirigeâmes vers le stand de tir. Je profitai du trajet dans le couloir pour lui exposer les règles de sécurité.

- La première règle à retenir, c'est qu'une arme est toujours dangereuse. Même si vous savez pertinemment qu'elle n'est pas chargée ou que vous avez mis la sécurité, pointez toujours le canon vers le sol ou vers la cible. On n'est jamais à l'abri d'une erreur. Dans le hall de tir, il y a plusieurs stands, il est autorisé d'être côte à côte, mais personne ne doit se trouver dans la ligne de tir. Nous alternons phases de tir et repos, afin que les mouvements des cibles dans les couloirs adjacents ne perturbent pas les tirs.

- Pourtant, nous n'avons pas ce luxe en situation de combat.

- Nous sommes ici pour le tir de précision, Il y a d'autres lieux plus adaptés dans le complexe, auquel je vous emmènerai quand vous m'aurez prouvé que vous n'êtes pas un danger public.

Il ouvrit une bouche ronde, comme pour s'indigner, puis la referma bien vite. Je l'avais prévenu que je serai un professeur impitoyable, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il hocha la tête et continua à écouter mes explications en tenant soigneusement l'arme qu'il avait dans la main canon vers le sol, tandis que je lui exposais brièvement comment fonctionnait la sécurité et quelques autres règles. Arrivée à l'entrée du hall, là ou se trouvaient les casques, je claquai des talons et m'arrêtai.

- Vous pouvez répéter, Colonel.

Pris au dépourvu, il bafouilla maladroitement ce que je lui avait expliqué. Une fois qu'il eut terminé, je le fixai d'un air sévère.

- Vous avez oublié quelque chose, répondis-je d'une voix de gorge.

- Ah ! Pas de doigt sur la détente excepté quand on est en train de viser ! lâcha-t-il.

Je hochai la tête, rassurée. C'était la base, et je ne comptais pas le laisser rentrer s'il n'avait pas su corriger son oubli de lui-même.

- Ça ira pour cette fois. Prenez un casque.

L'homme regarda les casques au cuir patiné et sali par le temps avec un enthousiasme modéré.

- Ne soyez pas coquet. Croyez-moi, vous ne voulez pas vous rendre sourd, ajoutai-je.

Mustang se mordit la lèvre dans l'ombre d'un sourire et s'avança pour chercher le moins défraîchi des casques disponibles, avant de l'ajuster sur sa tête. Il fallait avouer que ça ne lui allait pas très bien, mais je me gardai bien de le lui dire. Je réajustai mon propre casque et le fit entrer à ma suite.

Les tirs retentissaient bruyamment dans la pièce, tantôt grondant, tantôt sifflants selon les munitions utilisées. Qui sait, est-ce que Mustang serait capable un jour de reconnaître ces sons familiers ?

Je secouai la tête pour moi-même. Je n'espérais pas en faire un expert, juste un tireur passable. Ce genre de compétence ne lui serait d'aucune utilité.

J'avisai les deux galeries inoccupées au fond et les désignai du doigt. Il n'y avait plus beaucoup de monde, mais ainsi, nous serions à l'écart, ce qui ne serait pas plus mal pour la réputation de Mustang. Utilisant la petite étagère, je posai mon arme déchargée et ouverte, ainsi que les munitions, et fit signe à Mustang d'en faire autant en préparant une cible que je reculai à 25 mètres.

- D'après vous, qu'est-ce qui permet un tir réussi ? demandai-je en profitant que l'indicateur était passé au rouge, et que les autres tireurs récupéraient leur cible.

- … Je suppose que c'est une question d'alignement de l'arme sur l'axe entre l'oeil et la cible ? fit-il d'un ton hésitant.

Je secouai la tête, blasée, même si je m'attendais à cette réponse, et chargeai mon arme en laissant le silence planer. Quand le feu repassa au vert, je pris ma visée puis tournai la tête vers lui.

- Dans ce cas, expliquez-moi ceci.

Je lâchai trois balles sans cesser de le fixer, m'amusant intérieurement de son expression choquée, puis je rouvris mon pistolet pour le poser sur l'étagère et regarder ma cible, sans m'inquiéter plus que cela du résultat. Ce ne fut pas le cas de Mustang, qui ouvrit des yeux ahuris en constatant que mes impacts se trouvaient tous dans les deux premiers cercles. Et encore, j'avais déjà fait mieux. Quand les tirs cessèrent de nouveau, je repris mes explications.

- La visée à son rôle à jouer, mais elle ne suffit plus au delà d'une vingtaine de mètres. C'est avant tout une question de posture et de respiration. Il faut trouver la bonne position et s'y tenir sans se crisper. Tenez, regardez.

Je repris cinq balles et remis en joue la cible. Respirant amplement, je pris ma visée, et tirai, sans hâte, les balles que j'avais dans le chargeur, plus pour me remémorer ma posture dans l'espoir de savoir la décrire, que dans un véritable soucis de m'entraîner. A cette distance, je manquais de challenge.

- A vous.

Une fois ces mots prononcés, je vis un éclat de panique dans son regard, et compris que l'observation ne lui suffirait pas. Je lui donnai donc les instructions que je pouvais sur sa posture, lui faisant prendre ma place, reprenant l'angle et l'écartement des pieds, le mouvement de ses bras. Une personne plus expansive que moi aurait sans doute ri en le voyant, raide comme un piquet, la tête rentrée dans les épaules, la mâchoire serrée dans une concentration contre-productive. C'est en l'observant que je compris réellement pourquoi Brooks avait choisi de m'instruire plutôt que de me dénoncer : le tir était aussi une question d'instinct, et Mustang en était manifestement dépourvu.

- Décrispez vos épaules, Colonel, vous n'arriverez à rien comme ça. Imaginez que vous êtes… comme une marionnette, avec un fil qui tient votre tête bien haut, et le corps bien détendu.

- L'idée d'être une marionnette ne me détend pas vraiment, grommela-t-il entre les dents.

- Vous ne m'aidez pas, répondis-je sèchement.

Il y eut un silence d'une dizaine de secondes, enfin, ce qui aurait été un silence si les autres n'avaient pas continué à tirer à leur rythme habituel. Je finis par reprendre la parole durant une nouvelle pause.

- Imaginez que vous avez la tête légère comme un ballon d'hélium, retentai-je, et que seul vos pieds vous raccrochent au sol et vous empêchent de vous envoler.

- … Je ne vous savais pas aussi mystique, commenta le grand brun en me jetant un regard perplexe.

- Essayez, répondis-je simplement.

Cette fois-ci, il obéit et reprit sa visée avec son arme vide, dans une posture un peu moins rigide. Ce n'était pas encore ça, mais il y avait du progrès.

- Ne tendez pas complètement vos bras, votre coude doit être légèrement plié pour conserver de la souplesse. Ecartez un peu plus les jambes, et tournez-vous un peu plus vers moi. Voilà, c'est un début. Avec le temps, vous saurez instinctivement reconnaître et retrouver la posture idéale pour tirer.

Il hocha la tête pour faire signe qu'il m'écoutait, sans cesser de scruter la cible d'un air sérieux. Je le voyais se crisper de manière imperceptible à chaque fois qu'un coup était tiré au magnum. C'était une munition particulièrement bruyante, et pour quelqu'un qui avait commencé à côtoyer les armes à feu sur un champ de bataille, il était difficile d'avoir l'approche détachée qui était la mienne. Il avait trop conscience du danger mortel que cela représentait. Je baissai les yeux sur sa main et m'approchai.

- Vous la chaussez mal, commentai-je. Il faut que vous puissiez presser la détente avec la pulpe de votre index, pas votre articulation. Comme ceci, fis-je en lui prenant les mains pour réajuster sa prise.

- Ce n'est pas très naturel, avoua-t-il.

- Ça le deviendra, lançai-je d'un ton que j'espérai rassurant. Essayez de presser la détente, pour sentir sa dureté.

Le militaire obtempéra, et si le lieu, bruyant, ne me permettait pas d'entendre le clic caractéristique, je devinai tout de même qu'il l'avait fait. Je lui fit quitter et reprendre cette position, encore et encore, jusqu'à ce qu'il sache à peu près se replacer correctement. Enfin, sa posture n'était pas très bonne, mais il lui faudrait sans doute du temps pour sentir ce qui n'allait pas avec assez de finesse pour le corriger de lui-même. En attendant, je lui donnais des instructions pour qu'il s'améliore, n'hésitant pas à poser les mains sur ses poignets ou ses épaules pour le replacer au mieux. J'avais cet avantage avec lui de ne pas courir le risque qu'il lise en ces gestes autre chose qu'une volonté de lui permettre de viser correctement sa cible. Pendant ce temps, les lieux s'étaient vidés, et quand je l'invitai à faire son premier tir à balle réelle, sur une cible à 10 mètres, nous n'étions plus que trois dans le bâtiment. Son premier tir retentit comme un coup de tonnerre dans la pièce devenue étrangement silencieuse.

- Vous avez tiré trop bas, commentai-je d'un ton placide. Et vous avez dévié. Vous êtes beaucoup trop crispé.

- Je pensais compenser le recul, répondit-il d'un ton vaguement coupable.

- Le recul ne vous fera pas dévier votre tir, la balle est déjà partie quand vous en sentez les effets. C'est pour viser quand on enchaîne les tirs que cela devient un problème, mais vous n'en êtes pas encore là. Ce que vous devez compenser, c'est le coup de doigt. Essayez encore, en étant plus souple. Le but n'est pas de frapper la détente comme une brute.

Il se remit en position et réessaya, avec une balle moins basse, mais tout aussi imprécise. Cette leçon de tir n'était vraiment pas du luxe, il était encore plus mauvais que les soldats que je voyais d'habitude. Je lui fis recommencer, en tirant plusieurs balles de suite à chaque fois, pour observer s'il saurait repérer et corriger de lui-même ces imprécisions. La plus notable était cette main tremblante, crispée, terriblement imprécise, mais il avait aussi du mal à bien placer ses épaules, ses jambes, et à trouver le bon rythme de respiration.

- Expirez un peu avant de bloquer votre respiration au moment du tir. Si vous avez les poumons trop pleins, vous risquez de trembler davantage.

Il reprit l'entraînement, et je l'observai attentivement, espérant naïvement voire une amélioration immédiate dans la qualité de ses tirs avec l'application de ce conseil, ce qui ne fut pas le cas. Je me mordillai la lèvre inférieure, rageant de le voir stagner dans les cercles périphériques de la cible avec une telle persévérance. Il n'était pourtant qu'à dix mètres ! Comment pouvait-il être mauvais à ce point ?

La leçon continua un moment comme cela, entre ses essais peu concluants et mes remarques sèches, le dernier tireur avait quitté son couloir depuis un long moment quand je réalisai que je n'irais nulle part comme ça.

Non seulement il ne visait pas mieux, mais il tremblait de plus en plus. Je mis de côté mon agacement et tâchai de prendre du recul pour l'observer attentivement. La mâchoire crispée, le regard froncé comme souvent quand il était concentré, son front s'était voilé de sueur, et sa respiration n'était pas assez régulière. Il me fallut un moment pour comprendre que le tremblement de son bras n'était plus dû à la crispation mais à la fatigue.

- Restons-en là. Vous n'arriverez à rien de mieux aujourd'hui, abdiquai-je sans parvenir à dissimuler totalement ma déception.

Le militaire relâcha aussitôt son bras avec un soupir de soulagement, portant sa main gauche à son avant-bras pour masser son épaule, visiblement endolorie. Je réalisai alors que cela faisait sans doute un long moment qu'il luttait en essayant de ne pas le laisser paraître, refusant de se plaindre. Cette pensée m'amena un peu de réconfort. Il était nul, mais au moins, il essayait.

- Pensez bien à décharger votre arme, rappelai-je. Les balles et les douilles vides doivent être ramenées à l'armurerie pour la comptabilité.

Je l'observai d'un oeil attentif tandis qu'il obtempérait, avec la maladresse d'une main ankylosée. L'arme qu'il portait n'était pourtant pas bien lourde, j'étais étonnée de voir que l'entraînement avait été aussi éprouvant pour lui.

-Si vous voulez progresser rapidement, vous allez devoir vous entraîner plus longtemps et améliorer votre endurance. Pour cela, il va falloir vous muscler les bras un peu mieux que ça.

Il tourna vers moi un regard d'autant plus vexé qu'il avait parfaitement conscience que j'avais raison de lui dire ça. Il m'avait déjà vue m'entraîner avec des armes bien plus lourdes sans fléchir, et pour avoir testé l'autre côté de la barrière, il était bien forcé d'admettre que si nous faisions un bras de fer, je le battrais sûrement à plates coutures.

Voila qui ne faisait sans doute pas de bien à son amour-propre. Il hocha la tête en ravalant péniblement sa fierté. Cette constatation l'avait sûrement piqué au vif, et j'espérais que cela le motiverait à corriger cette faiblesse au plus vite.

Tandis qu'il récupérait soigneusement les douilles vides pour les ranger dans la boîte compartimentée, j'en profitai pour lâcher quelques tirs à cent mètres dans le couloir adjacent. J'avais besoin de me recentrer après cette première leçon laborieuse. Je n'imaginais pas que cela puisse être crispant à ce point d'enseigner à un débutant.

Constatant qu'il avait fini, je rangeai à mon tour les dernières douilles avant de vider mon arme, prête à partir. Il était déjà tard, et Black Hayatte m'attendait.

Je poussai la porte d'un coup d'épaule, tenant les armes et munitions avec précaution, suivie du Colonel qui en fit tout autant, puis je posai le matériel sur l'étagère le temps de reposer le casque, imitée par le militaire. A peine avait-il finit son geste qu'il tourna la tête vers moi, vaguement inquiet.

- Je suis mauvais, n'est-ce pas ?

- Excécrable, répondis-je en toute honnêteté.

Il poussa un soupir dépité en reprenant son équipement.

- Mais vous progresserez, je n'en doute pas, ajoutai-je d'une voix plus douce qu'à l'accoutumée.

Il me lança un sourire indécis.

- J'espère. Je ne voudrais pas que mon incompétence mette en danger les autres une fois de plus…

"Une fois de plus…" Il ne parlait pas seulement du passage Floriane, je le sentais. Je hochai la tête sans répondre, marchant sans hâte vers l'armurerie, calquant mes pas sur les siens. Après un bref passage pour rendre les armes à Sullivan, nous nous retrouvâmes dehors, dans l'atmosphère fraîche du début de l'automne.

- Vous savez, des fois, j'y pense encore… murmura-t-il, comme pour lui-même. Si j'avais su tirer aussi bien que vous, à l'époque, j'aurais peut-être pu…

Je devinais à quoi il faisait référence. S'il en était à évoquer ça, il devait vraiment avoir les idées noires. Je posai une main réconfortante sur son épaule, et ce geste inhabituel le fit sursauter.

- J'avais un ami qui disait "J'aurais pu, j'aurai dû : mots effroyables.", lançai-je, un peu gauche. Vous ne pouvez pas changer le passé, laissez-le derrière vous.

C'était sans doute maladroit de ma part, mais à ces mots, Mustang avait tourné vers moi un regard adouci par la tristesse, et je vis la commissure de ses lèvres remonter légèrement.

- Vous avez sans doute raison, Lieutenant. Je ne peux pas revenir en arrière. C'est le futur qu'il faut changer.

- Eh bien, aidons le futur à être meilleur.

Ma réponse fit raffermir son sourire, et je me sentis un peu rassurée. Échangeant un regard complice, nous nous quittâmes au niveau des voies de trolley, rentrant chacun chez nous. En levant les yeux vers un ciel opaque de nuages, je me demandais si lui aussi, en évoquant le futur, voyait se dessiner la silhouette d'un adolescent en manteau rouge.