C'est l'heure du nouveau chapitre ! Après vous avoir fait attendre en allant voir ce qui se passait du côté des militaires, revenons au point de vue qui vous intéresse, à savoir celui d'Edward, que nous avions laissé en mauvaise posture...
Comme d'habitude, ce chapitre est accompagné d'une illustration assortie, visible sur deviantart sur mon compte Atelierdereve.
J'aurais bien envie de vous raconter plein de choses mais il est déjà tard, et je pense que vous avez envie de savoir la suite, je vais donc me contenter d'une conclusion classique : Bonne lecture !
Chapitre 29 : L'île de Yock (Edward)
Quand je repris conscience, étendu de tout mon long sur la terre, je me sentis d'abord saisi par le froid. Puis une deuxième vague de sensations déboula alors que je tentais de me redresser. La douleur. Izumi ne m'avait pas épargné. Je renonçai provisoirement à me lever et me laissai retomber douloureusement sur le sable, les yeux grands ouverts dans le silence et l'obscurité.
- Al ? tentai-je d'une voix claire mais hésitante.
Rien ne me répondit. Je l'avais senti instinctivement, mais cela ne faisait jamais plaisir. J'étais seul.
La nuit était tombée, le genre de nuits sans lune où on ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Je levai pensivement les yeux vers le ciel où les étoiles scintillaient d'un éclat dérisoire, attendant de m'habituer à la douleur. Je savais que j'aurais sans doute dû paniquer davantage en me réveillant seul au milieu de nulle part après un passage à tabac, mais je me sentais étrangement serein. J'entendais le clapotis de l'eau près de moi, je devinais le sable sous mes doigts et je reconnaissais l'odeur de la végétation humide qui m'enveloppait, même si c'était la première fois que je la sentais aussi intensément. J'étais sur l'île de Yock, celle-là même où nous avions commencé notre apprentissage auprès d'Izumi. Elle m'avait sans doute lâché ici en guise de punition, pensant que le souvenir de cette épreuve me ferait méditer.
Elle voulait que je me médite ? Très bien. De toute façon, j'étais perclus de douleur, et pour l'instant, rien ne me motivait à bouger d'un pouce.
Je levai un regard presque provoquant vers le ciel. Pourquoi nous avait-elle séparés, Al et moi ? Peut-être que parce que j'étais devenu Alchimiste d'État, je méritais une peine plus lourde ? Après tout, elle les avait toujours profondément détestés, être rentré dans l'armée devait être une sacrée trahison à ses yeux...
Ou alors elle avait gardé Al parce qu'elle avait remarqué son apparence anormalement jeune. Cela avait de quoi l'intriguer, qu'un gamin n'ait pratiquement pas changé en quatre ans...
Quoi qu'il en soit, ça ne m'arrangeait pas vraiment. Si j'étais venu la voir, ce n'était pas pour me prendre une raclée et être isolé sur une île en méditant sur ma conduite pendant un mois, c'était parce que j'avais des questions à lui poser, au hasard, sur la transmutation humaine, les Homonculus, et surtout, sur le lien entre les deux. Je voulais lui demander les véritables raisons de son aversion pour l'armée, solliciter ses connaissances et son aide pour lutter contre ces ennemis qui semaient le chaos dans l'ombre. Et ça, peu importe ce qu'elle pensait de ma conduite, ça me paraissait plutôt urgent.
Devais-je revenir par mes propres moyens ou attendre son retour ? Je tournai les yeux de part et d'autre, pesant le pour et le contre.
Pour le départ, je pourrais lui parler rapidement, retrouver mon frère, Winry, et le confort de la civilisation.
Contre, je ne savais pas nager, ce qui aurait été de toute façon impossible avec le poids de mes automails, et elle n'avait sûrement pas laissé de barque. Pour quitter les lieux, il faudrait fabriquer un bateau par alchimie et rompre l'une des règles tacites de l'île, et je la connaissais assez pour savoir qu'elle se mettrait dans une colère noire si j'avais le malheur d'oser faire ça.
Ceci dit, elle était déjà dans une colère noire… et je n'allais quand même pas attendre qu'elle vienne me chercher dans un mois, alors que les Homonculus contrôlaient impunément l'armée et mettaient en danger les militaires !
D'un autre côté, si Winry et Al étaient avec elle, ils sauraient bien lui faire part de la gravité de la situation d'une manière ou d'une autre, et je doutais qu'elle me laisse lanterner une fois au courant.
Je pris ma décision : s'ils ne revenaient pas demain, je rentrerais par mes propres moyens. Les coups qu'elle m'avait portés tout à l'heure me cuisaient, et je me disais que réflexion faite, rester un peu à l'écart de la furie qui nous servait de mentor ne serait pas plus mal pour ma santé.
Et puis, ça me donnait un peu de temps pour faire face à cette idée terrible que j'avais honteusement fuie ces derniers jours. L'idée que quelque part à Central-city, il existait un monstre qui portait le visage de ma mère, et que c'était de notre faute. De ma faute surtout. Secrétaire du Généralissime, elle était pour ainsi dire à la tête du pays et je n'avais aucune idée de ce qu'elle voulait en faire. Mais vu les méthodes que les Homonculus avaient employées jusque-là, je craignais le pire. Inhumains, cruels, retors, ils étaient en tout point l'opposé de notre mère, et en pensant à l'existence de cet Homonculus, j'avais l'impression d'avoir trahi sa mémoire, de l'avoir traînée dans la boue, d'avoir détruit le souvenir de Maman après avoir perdu sa présence.
Pire encore, j'avais cherché un moment propice pour en parler à Al, mais avec le voyage, les lubies de Winry et mes rapports à envoyer, il y avait toujours eu quelqu'un ou quelque chose pour m'en empêcher… Et en vérité, j'en étais soulagé, même si plus j'attendais, plus l'aveu serait pénible. Je n'avais pas hâte de voir l'expression qui se peindrait sur son visage quand je lui annoncerais ça… mais je lui avais fait la promesse de tout lui dire, et j'étais en train de m'asseoir dessus depuis plusieurs jours. Impossible de penser à ça sans sentir mes entrailles se nouer.
Pour cela, comme pour le reste, la vérité, c'est que c'était toujours moi le coupable : si je n'avais pas eu l'idée stupide d'espérer faire revenir Maman, rien de tout ce que nous avions vécu ne serait arrivé. Je n'aurais pas perdu mes membres, il n'aurait pas perdu son corps, puis ses souvenirs, je ne serais pas rentré dans l'armée, nous n'aurions affronté aucun des ennemis dérangeants que les missions nous avaient amenés à rencontrer.
Je repensai à Barry le Boucher, aux corps démembrés, éviscérés, qu'il avait semés sur son passage. Quand j'étais arrivé sur les lieux du crime avec Hawkeye, et qu'ils avaient découvert le corps de la victime, exactement comme il y a trois ans, j'avais failli m'évanouir de nouveau, et seule sa poigne ferme sur mon bras m'avait permis de rester debout. Le souvenir de la carcasse informe dont j'avais croisé le regard le soir de ma transmutation, ce moment d'horreur quand j'avais été traqué par ce tueur, le souvenir des femmes agressées de Lacosta m'avaient assaillies…
Depuis cette enquête s'y étaient ajoutés le visage volé de ma mère, mais aussi le passage Floriane, avec le craquement affreux que j'avais senti sous moi au moment de ma chute, qui m'était revenu de plein fouet après coup durant mon insomnie à l'hôpital, me faisant réaliser que j'avais tué quelqu'un. Il y avait aussi le regard victorieux du terroriste qui m'étranglait, et la puanteur infâme du passage que j'avais traversé sur un brancard. J'avais fermé les yeux, obéissant à l'ordre protecteur d'Havoc, mais je n'avais pas pu effacer de ma conscience que c'était l'odeur des cadavres jonchant le sol à quelques mètres de moi. Depuis le passage Floriane, le souvenir d'Ian Landry rejaillissait beaucoup trop souvent, me faisant replonger dans le sentiment de terreur impuissante que j'avais eue avant de trouver la force de briser mes menottes. Tout cela se superposait dans des spasmes de terreur, qui, depuis plusieurs nuits, me réveillaient régulièrement, me laissant tremblant et nauséeux, et me privaient d'un sommeil dont j'avais cruellement besoin.
Et bien que je sois parfaitement éveillé cette fois, ces idées déboulaient pour me hanter de nouveau, abattant mes dernières défenses. Je réalisai à quel point j'étais à bout, épuisé par l'horreur et le manque de sommeil. Je fermai les yeux et sentis mon visage se crisper irrépressiblement. Une partie de moi s'indigna, désabusée. Je n'allais quand même pas me mettre à pleurer maintenant ?! Je n'avais pas mieux à faire, comme réfléchir à ce que j'avais à dire à Izumi, dans quel ordre ? Les Homonculus, les souvenirs d'Al, mon corps, de quoi devais-je parler en premier ? Comment exposer la gravité de la situation ?
Rien n'y faisait. Les larmes que j'avais retenues tant bien que mal quelques jours auparavant éclatèrent soudainement. Il n'y avait personne pour me voir, personne pour m'entendre. Personne pour me mépriser, personne pour compatir. Rien que le silence et l'obscurité, complices de ce moment de faiblesse. Alors, pour une fois, je pouvais bien me laisser aller à pleurer.
Les spasmes réveillèrent la douleur qui habitait tout mon corps et je me roulai sur le côté pour me recroqueviller, endolori et insignifiant sur cette bande de sable terreux. Les larmes coulèrent le long de ma tempe et trempèrent mes cheveux déjà englués de sang séché. Je ne devais pas être beau à voir. Mais personne ne le saurait. Cette pensée me soulagea étrangement.
Je happai ce moment de solitude imposée pour laisser dévaler tous les sentiments dévastateurs qui d'habitude restaient sagement rangés, mais me rongeaient de l'intérieur et me limaient les nerfs à chaque instant. L'impuissance, la peur, la honte, la faiblesse, la solitude, la nausée, et tous les sentiments les plus noirs que mon cœur pouvaient cacher : l'exaspération que j'avais pour Winry qui prétendait savoir mieux que moi ce dont j'avais besoin, la colère pour Izumi qui ne m'avait pas laissé le temps d'expliquer la raison de ma présence ici, et surtout la haine insidieuse et incontrôlable que j'avais quelquefois pour mon frère, qui ne me réconfortait plus de son omniprésence rassurante, qui malgré tous mes récits, malgré tous mes efforts, ne se souvenait pas et m'abandonnait à une solitude insupportable. Je leur en voulais à eux tous, je m'en voulais à moi-même pour ces sentiments infects, et dans un accès de rage, j'en voulais au monde entier, depuis les inconnus croisés dans la rue jusqu'aux militaires les plus hauts gradés.
Alors que mes pensées s'égarèrent vers le Colonel Mustang, que je pouvais haïr entre tous avec sa propension à m'humilier et ses manières retorses, le souvenir de la douceur de la main qu'il avait posée sur mon épaule rejaillit et fit reculer un peu ma colère, laissant la tristesse prendre sa place. Le moment embarrassant où il m'avait arraché aux balles en me serrant contre lui me revient lui aussi, me noyant d'embarras. Au moins, j'avais eu la chance qu'il n'ait pas mis à jour mon secret. Cette pensée me laissait un réconfort teinté de culpabilité. Peut-être aurais-je dû lui dire la vérité ? Il l'aurait sans doute mérité, mais je m'en sentais incapable.
Je ne cessai pas de pleurer, mais mes sanglots se firent moins convulsifs. Les larmes coulaient comme le sang infecté d'une plaie, me laissant un peu plus vide et soulagé, minute après minute.
Le souvenir de la nuit où j'avais tué Barry le Boucher me revint en mémoire. J'avais débarqué chez lui, trempé et ensanglanté, l'esprit en miettes, et j'en étais reparti plus tard, épuisé mais serein. Je me remémorai l'odeur raffinée de son appartement, les craquements de son canapé de cuir, la brûlure du whisky dans ma gorge, sa voix grave, la couleur chaude du bois de sa table basse en marqueterie. Tous ces fragments disparates m'enveloppèrent d'un souvenir réconfortant qui me calma peu à peu. Allongé sur le flanc dans le sable, n'entendant que le ressac infime du lac et le bruissement du vent dans les feuilles, je finis par me taire tout à fait.
Maintenant que le calme était revenu, je me rendis compte à quel point j'avais froid. La sensation était moins désagréable que je l'aurais cru. Je me sentais lavé, neuf comme le ciel au lendemain d'une nuit d'orage. Peut-être même prêt à affronter le monde. Je me redressai en grimaçant. J'étais couvert d'écorchures et d'ecchymoses, mais je n'avais rien qui ne guérirait pas rapidement. Je contemplai l'eau noire qui s'étendait à mes pieds, les yeux perdus dans d'infimes nuances d'obscurité.
Je n'aurais pas dû m'énerver en pensant à Al et m'apaiser au souvenir de Mustang, ça n'avait pas de sens. Je ne pouvais pas rechercher la présence de mon supérieur comme on se réfugie dans les jupes de sa mère, c'était absurde et immature. Et pourtant, je sentais que sa présence me manquait plus qu'elle ne l'aurait dû. Quand était-il devenu aussi réconfortant ?
J'avais envie de le revoir, de sentir sa présence, et malgré la pression que j'avais à lui dissimuler mon secret, je me sentais étrangement bien en sa présence. Même si sa main sur mon épaule m'avait mortellement embarrassé ce soir-là, je n'avais pas senti la peur me vriller le ventre comme c'était le cas avec la plupart des gens depuis Lacosta. Et ça…
Un craquement de branches derrière moi chassa brutalement ces réflexions, me replongeant brutalement dans la réalité. Je me raidis, soudainement aux aguets tandis que les souvenirs de notre dernier séjour ici me revenaient en mémoire. Comment avais-je pu oublier qu'un psychopathe masqué vivait sur cette île, alors qu'il avait fait de notre séjour un enfer ? Je bondis d'un mètre sur le côté, m'attendant presque à voir une masse s'écraser là où j'étais une seconde auparavant. Mais non. Pas d'arme, pas d'armoire à glace pour me faire face, la plage était déserte. Seul un bruit s'éloignant dans les fourrés, évoquant un animal prenant la fuite. Était-ce un simple renard ? Après tout, j'en en avais déjà croisé sur l'île, l'un d'eux m'avait même mordu à l'épaule.
J'en doutais. Un renard aurait été plus discret que ça. D'un autre côté, si le psychopathe était encore là, plusieurs années après, pourquoi aurait-il changé ses habitudes et fui au lieu de m'attaquer ? Je n'en savais rien, mais une sourde angoisse me vrilla le ventre. J'avais la conviction que je n'étais pas seul.
Je me levai et m'époussetai en grinçant un peu des dents, sentant des élancements dans tout mon corps. La douleur n'allait pas me lâcher tout de suite… mais pas question de se laisser aller. Humain, animal ou monstre, je n'en savais rien, mais il y avait quelque chose, et il ne valait mieux pas que je baisse ma garde. Je devais faire du feu pour m'éclairer, manger quelque chose, et je ne dormirais que si je trouvais un moyen de me mettre en sécurité. En sécurité de quoi ?
Je me mordillai l'intérieur de la joue, réfléchissant. J'avais eu le temps d'apprendre à démarrer un feu avec des silex ou des morceaux de bois la dernière fois que j'étais là, mais ma tête me lançait, il faisait nuit noire, et mon obéissance à Izumi avait ses limites. Après avoir mis la main sur quelques fragments de bois, je retirai mon gant droit et le fourrai dans ma poche, et claquai sèchement mes doigts métalliques pour produire une étincelle. Piquer l'idée à Mustang m'amena un sourire malgré la situation peu reluisante. Au bout de quelques essais, je parvins à enflammer une brindille, et le reste prit la suite sans résistance. Heureusement pour moi, les nuits n'étaient pas trop humides dans le coin.
La lueur du feu minuscule que j'avais fait naître paraissait dérisoire et m'éclairait à peine, aussi me levai-je rapidement pour l'alimenter un peu plus et surtout, trouver de quoi me faire une torche. J'avais les crocs, il fallait que je parte en exploration pour trouver quelque chose à manger, des champignons, des racines, n'importe quoi…Et pour ça, il fallait que j'y voie un minimum.
Je trouvai une branche morte suffisamment sèche pour faire l'affaire et la cassai pour la raccourcir. Je ne voyais pas de résineux à proximité, ça aurait été l'idéal… à défaut d'autre chose, je transmutai quelques grandes feuilles du buisson le plus proche pour en faire une bande de tissu rustique dont j'enveloppai ma torche. Un peu de sève aurait été encore mieux, mais je n'allais pas cracher dans la soupe. Je plongeai la branche dans le foyer et attendis patiemment qu'elle s'enflamme, ce qui prit quelques secondes.
De l'extérieur, je devais avoir l'air ridiculement placide, mais je bouillonnais intérieurement, guettant le moindre son suspect. Si c'était un animal que j'avais entendu tout à l'heure, le feu le ferait fuir. Sinon… s'exposer de la sorte en s'éclairant était peut-être totalement stupide. Je serrai les dents.
Si c'était un ennemi, j'aurais autant aimé qu'il me tombe dessus à bras raccourcis. Je détestais rester dans l'expectative. Là, je ne savais vraiment pas à quoi m'attendre, et ça me faisait enrager intérieurement. Enfin, ce n'était pas une raison pour se laisser mourir de faim. Le déluge d'émotions qui m'avait assailli m'avait laissé affamé. Je relevai la torche qui flambait allégrement et m'enfonçai parmi les arbres en tâchant d'ignorer l'appréhension qui me gonflait le ventre. Je fouillai des yeux cette forêt familière et angoissante à la fois, cherchant le signe de quelque chose à manger.
Des feuilles caractéristiques attirèrent mon attention au bout de quelques minutes de recherches. C'était mon jour de chance. Je reconnaissais cette plante, ses tubercules nous avaient sauvés de la faim quelques années auparavant. Ce n'était pas spécialement bon, mais nous ne nous étions pas empoisonnés en les mangeant, et même si je ne savais toujours pas son nom, retrouver cette plante comestible me mit du baume au cœur. Je tâchai de caler ma torche entre deux pierres avant de me mettre à creuser pour arracher les racines de mon futur repas. Je m'attelai à la tâche en essayant de ne pas trembler. J'avais de nouveau entendu un bruissement derrière moi. Je sentis un regard peser sur ma nuque sans savoir d'où il venait exactement.
Un nouveau craquement. L'être qui s'approchait de moi ne devait pas être très massif, je ne sentais pas de grand mouvements, les sons étaient furtifs, légers. Mais s'il s'approchait, ce n'était pas un animal. Ou alors un animal vraiment anormal. J'attendis dans le silence, continuant machinalement à creuser alors que mes tubercules affleuraient depuis longtemps. Je n'étais plus qu'un paquet de nerfs prêt à détaler ou à frapper au moindre mouvement. Mais il n'y avait rien. Je n'osais pas me retourner.
Puis tout à coup, je l'entendis bouger, et dans le silence oppressant de l'attente, le bruissement des arbres me sembla assourdissant. Quoi que ce soit, ça se déplaçait vite. Très vite. Je me redressai comme un ressort, près à jeter mon poing dans ce corps qui bougeait près de moi, mais ne rencontrai que le vide. J'en perdis l'équilibre et titubai, donnant un malencontreux coup de pied qui fit rouler ma torche. Celle-ci tomba dans le sable et s'étouffa, ne laissant plus qu'une braise. Je me redressai, le souffle court, mais je le savais déjà. Les sons s'étaient éloignés précipitamment. La chose était repartie.
J'avais du mal à m'estimer hors de danger pour autant. Avoir quelqu'un en train de nous observer, c'était finalement pire que d'être attaqué frontalement. Impossible d'agir, impossible de savoir les intentions qui se cachaient derrière ce silence.
Je me sentais ridicule de céder à la paranoïa, mais les derniers événements m'avaient donné des raisons d'être méfiant. Je fis les quelques pas qui me séparaient de ma torche en gardant mes sens affûtés, claquai dans les mains pour donner un coup de pouce alchimique à la flamme prête à s'éteindre, puis tendis les doigts vers elle. En l'empoignant, le feu se remit à flamber de plus belle, éclairant comme un éclair la nature environnante. Pas la trace d'humain ou d'animal à proximité. Par contre, mes cheveux avaient failli s'enflammer.
J'en venais à faire des transmutations mal dosées sous l'effet du stress, j'étais pourtant censé être plus doué que ça ! Je serrai les dents, la torche dans une main, les racines dans l'autre. Une chose était sûre : ce n'était pas ici que j'allais avoir une nuit tranquille. Je me frayai un chemin au milieu des broussailles pour retrouver ce qui ne méritait même pas le nom de campement.
Quand je débouchai sur la plage, ma torche était presque complètement consumée, et quelqu'un se tenait près du feu presque éteint. Ladite silhouette se jeta littéralement sur moi en m'entendant approcher avant que je voie quoi que ce soit. Je ne pus faire autrement que d'envoyer un coup violent pour repousser l'attaquant, qui bascula en arrière et tomba avec un cri scandalisé et tout à fait humain.
Tout à fait fraternel.
Ma torche n'était à peine plus qu'une braise, mais je reconnus quand même le profil qui se dessinait en contre-jour sur le sable, et passé le coup instinctif que m'avait dicté la peur, c'était maintenant la honte qui m'envahissait.
- Mais qu'est-ce qui te prend, Ed ? ! lança Al d'une voix hachée, le souffle encore coupé par le coup de poing que je venais de lui mettre dans le ventre.
- Al, c'est toi ? bafouillai-je, perdu et confus.
- D'après toi ? ironisa mon frère d'un ton qui laissait deviner la grimace sarcastique qu'il me lançait dans l'obscurité.
- Je suis désolé, murmurai-je en portant la main à la bouche.
- La vache, on dirait que Winry a une mauvaise influence sur toi… Tu n'y es pas allé de main morte, marmonna-t-il en s'asseyant.
Mortifié, j'attrapai des branches de bois mort que j'empilai pour ranimer le feu déclinant, nous éclairant davantage. Les flammes montèrent de nouveau et éclairèrent le visage tuméfié de mon frère.
- Houla, Izumi ne t'a pas raté, commenta-t-il en voyant ma tête.
Je lançai un pauvre sourire.
- Tu ne t'es pas vu pour dire ça, lançai-je. Je suis désolé d'en avoir rajouté une couche.
- J'avoue, t'abuses ! Alors que j'ai bravé la nuit et la colère d'Izumi pour te rejoindre ici !
- Elle nous avait vraiment séparés, alors, soupirai-je.
- Oui. Elle devait être sacrément en colère pour aller jusque-là. D'habitude elle nous massacre, mais ensemble.
- Ouais.
Je frottai les racines que j'avais fait tomber tout à l'heure pour les débarrasser de leur terre avant de les mettre à cuire, tandis qu'il faisait quelques mètres pour ramasser un peu plus de bois, tout en restant à la lisière du cercle de lumière. Dans la nuit, sa silhouette paraissait minuscule, et pourtant, sa présence suffisait à me rassurer. L'angoisse qui m'avait taraudé depuis tout à l'heure s'était évanouie à l'instant où j'avais entendu sa voix.
- J'avoue, après la raclée qu'elle m'a mise, il faisait déjà nuit quand je me suis réveillé… mais dès que j'ai su que tu avais été lâché sur l'île, je suis venu te rejoindre. Winry avait essayé de soigner mes plaies, elle était horrifiée de voir l'accueil qu'Izumi nous avait réservé.
- Horrifiée ? Elle qui nous balance des clés à molette à la gueule à chaque fois qu'on rentre à Resembool, c'est l'hôpital qui se fout de la charité ! rappelai-je ironiquement.
Un éclat de tristesse traversa son regard. Même s'il l'avait vu une fois en revenant de Central avec moi, il ne se souvenait pas que cela tenait du rituel chez elle… Elle avait pris cette habitude après notre transmutation.
- C'est vrai, murmura-t-il. Tu me l'avais dit.
Il y eu un instant de flottement, sa tristesse était palpable. Je lui fis un sourire gêné et un geste pour l'inciter à s'asseoir près de moi, et il vint me rejoindre, sa pile de bois sous le bras.
- Enfin, je suis quand même surpris que tu m'aies directement frappé tout à l'heure, je veux dire, même si j'avais été un inconnu ce n'était pas un peu violent comme approche ? fit-il d'un ton un peu moqueur pour changer de sujet. Je sais que tu es sanguin, mais quand même !
- Bah tu as vu comment tu m'as sauté dessus, aussi ? Et puis, disons que… être seul sur cette île m'a peut-être joué des tours, mais je me sentais observé avant ton arrivée. J'ai entendu des bruits tout à l'heure.
- Des bruits ? demanda Al en se redressant, tout à coup beaucoup moins détendu. Tu crois que le psychopathe est encore là ?
- Non, je ne pense pas, il nous aurait attaqué depuis longtemps c'était le cas… Par contre, il y a quelque chose, c'est sûr. Mais je n'ai rien réussi à voir, à chaque fois, la chose fuyait sans demander son reste.
- Ce n'était pas un bête renard ? demanda Al avec un sourire forcé. On sait qu'il y en a plein par ici…
- Un renard qui s'approche de moi alors que j'ai une torche enflammée à la main ? murmurai-je.
A ces mots dits posément, je le vis blêmir, et je compris qu'il partageait maintenant mon angoisse. Il se tourna vers la forêt qui se découpait derrière nous, masse obscure dans l'obscurité. Maintenant qu'il était là, ce n'était pas que je n'avais plus peur, mais… en voyant sa mine inquiète, son visage d'enfant, je me sentis coupable. Je devais le rassurer. Je me rendis compte que toutes ces années passées dans son armure, il devait avoir eu les mêmes inquiétudes… combien de fois les avais-je négligées sans le savoir, ne voyant pas le malaise qui se cachait derrière le masque impassible de son casque ? Je me sentis mal à cette idée.
Bah, ne te fais pas trop de bile, si cette chose nous voulait du mal, elle nous aurait déjà attaqués, lui dis-je avec un sourire aussi franc que le permettait mon incertitude, bien décidé à le rassurer avant tout. Une fois qu'il fera jour, on essaiera d'en savoir plus. Et vu la couleur que prend le ciel, ça ne devrait pas tarder !
En effet, face à nous, le ciel était passé du noir au bleu sombre et un peu terne qui annonçait l'aube. Ce n'était pas la première fois que nous assistions au lever de soleil sur cette île, notre séjour précédent avait été plutôt agité. Comme nous ne pouvions pas vraiment dormir, nous restâmes à côté du feu à attendre que les racines cuisent en évoquant les souvenirs de nos nombreuses mésaventures. Alphonse avait les yeux brillants, et me rappela avec un grand sourire tel ou tel moment, les déconvenues, et les victoires, les champignons pas vraiment comestibles qui nous avaient rendus malade comme des chiens, le premier poisson que nous avions réussi à pêcher, le renard qui avait volé notre première prise au collet…
Je me rendis compte que ses souvenirs étaient beaucoup plus vivaces que les miens, j'étais étonné de voir tout ce qu'il se remémorait et que j'avais oublié. Certains récits me remettaient la scène en mémoire, d'autres me laissaient dans le flou. Évidemment, ces aventures étaient pour lui beaucoup plus récentes que pour moi. Mais ce déferlement de souvenirs me réconforta, parce que lui seul pouvait savoir tout ça. Cela effaçait le doute insidieux qui me traversait quelquefois depuis les mots assassins de Barry le Boucher. « Ton frère, tu l'as peut-être recréé toi-même pour ne pas te sentir seul ! »
Cette idée, j'avais beau l'avoir repoussée à plusieurs reprises, aidé entre autres par les mots encourageants de Mustang cette nuit-là, puis par la sincérité que je lisais dans les yeux d'Al, ils restaient gravés dans ma tête et je me demandais sincèrement si j'arriverais un jour à les oublier complètement. J'aurais voulu demander à Al, le Al qui était en armure, ce que ça faisait de retrouver son corps, la sensation de faim, de pouvoir dormir de nouveau. J'aurais voulu lui demander s'il ne m'en voulait pas trop de l'avoir réduit à cette condition. Mais à présent, je ne pouvais plus lui demander tout ça. Je ne saurais jamais ce qu'il avait ressenti.
Comme nous avions fini de manger nos racines au goût fade et à la texture farineuse, Al poussa un soupir fatigué et posa sa tête sur mon épaule, somnolent, tandis que le ciel se parait d'un dégradé de bleu, rose pâle et gris. L'arrivée imminente du soleil chassait la peur qui m'avait taraudé cette nuit, et je me sentais presque ridicule à présent. Je baissai les yeux vers mon petit frère et glissai autour de lui un bras protecteur. Il ne pouvait pas imaginer ce que ça représentait pour moi de sentir la chaleur de sa peau percer à travers ses vêtements, contre mon bras. Il était là, réellement là. Ce n'était pas ce que j'avais imaginé, mais je l'avais ramené. En levant les yeux au ciel, j'eus une dernière pensée pour le fantôme de mon frère, pour cette vie qu'il n'avait pas vécue… Peut-être aurait-il apprécié cette fin ? Peut-être que c'était mieux comme ça, ainsi, il ne se souviendrait pas de ces interminables nuits qu'il avait passé éveillé dans le silence et l'obscurité, de cet état de conscience permanent, des sensations dont même le souvenir s'effritait.
Une nouvelle vie s'offrait à lui. Ce n'était pas la première fois que j'arrivais à cette conclusion, mais même avec le temps, j'avais du mal à m'habituer à cette idée. La relation fusionnelle que nous avions me manquait terriblement, et même si je tentais de me persuader que cette conclusion était sans doute la meilleure pour lui, les mêmes questions revenaient me tourmenter régulièrement.
Je serrai mon frère contre moi, comme pour le protéger, mais finalement, c'était peut-être moi qui cherchais du réconfort par ce geste. Il n'avait pas besoin d'être rassuré il commençait à s'endormir comme un bienheureux sur mon épaule.
- Al ? fis-je d'une voix un peu traînante.
- Moui ?
- J'ai la dalle.
- T'as qu'à pêcher si t'as faim, grommela-t-il en se laissant tomber en arrière dans le sable pour me laisser me relever, visiblement pas motivé à faire plus d'efforts que celui-là.
- Et tu me laisserais pêcher tout seul ? m'indignai-je.
- Mouais.
- Tu as conscience que je te filerais rien de ma récolte même si tu me suppliais à genoux ? signalai-je d'un ton sarcastique.
Mon frère resta affalé pendant les quelques secondes que durèrent son silence méditatif, puis après avoir pesé le pour et le contre, il se releva à contrecœur pour m'accompagner à la petite crique où nous péchions souvent. Une fois arrivés, le souvenir du temps passé à tailler des harpons, façonner des fils et tisser des nasses nous revint en mémoire et nous arracha une grimace. Aucune de ces méthodes n'avait été terriblement efficace. Je n'avais pas envie de m'enquiquiner à faire ça ce matin. De toute façon, le programme du jour était simple : petit déjeuner, traquer la chose qui nous espionnait et rentrer affronter Izumi. Je n'avais pas envie de prolonger inutilement notre séjour.
- Al, si Izumi demande si on a utilisé de l'alchimie, tu mens, ok ?
- Mais… bredouilla-t-il.
- Tu lui as déjà désobéi en venant me rejoindre, alors on n'en est plus à ça près, répondis-je joyeusement en gambadant au milieu des rochers.
Je m'approchai d'une zone où l'eau était plus profonde, m'accroupis et me penchai pour voir s'il y avait des poissons dans le coin. Un éclat argenté me le confirma, et un sourire dévora mon visage. Je le voyais déjà dans l'assiette. Je claquai des mains et les posai sur l'eau, qui gela aussitôt, frappant le poisson comme un éclair. Je cassai ensuite l'éclat et brandis mon pic de glace ridiculement surdimensionné au bout duquel le poisson que j'avais capturé semblait minuscule. Al, qui restait encore stupéfait de me voir utiliser l'alchimie sans tracer de cercle, éclata de rire quand je revins sur la rive, quelques minutes plus tard, en tenant une demi-douzaine de harpons de glace aux formes biscornues.
- Tu te prends pour un dieu avec tes éclairs de glace ?
- Qu'est-ce que tu racontes comme conneries encore ? marmonnai-je en fronçant les sourcils.
- Je me moque de toi parce que je suis mortellement jaloux ! Pourquoi tu peux transmuter sans cercle et pas moi, hein ? s'exclama-t-il en se laissant tomber sur la grève.
Il claqua des mains comme il m'avait vu le faire, les sourcils froncés, et les posa brutalement sur le sable. Rien ne se passa. Il y eut un silence, moi avec mes harpons de glace qui commençaient à fondre, lui assis par terre, la mine dépitée.
- J'ai découvert que je pouvais transmuter sans cercle peu de temps après la transmutation de Maman. Je suppose que ça a un rapport avec la Porte.
- La porte ? demanda-t-il en levant vers moi des yeux perplexes.
Il ne se souvenait pas de ça non plus, bien sûr. Le souvenir de ce que j'avais vu après la transmutation de Maman remonta, la blancheur aveuglante, la Porte qui me barrait le passage, les mains noires qui m'avaient arraché mes membres, ces yeux inquiétants, et le maelström de connaissances qui s'était abattu sur moi juste après… J'aurais bien voulu essayer de lui raconter ce que j'avais vécu à ce moment-là, mais je me rendis compte que j'aurais été incapable de lui expliquer clairement. C'était juste… indescriptible.
- Bon, on les fait cuire, ces poissons ? proposai-je avec un sourire un peu forcé, conscient de ma lâcheté.
Voir mon frère ravaler sagement sa déception me blessa plus encore que s'il s'était énervé. Avec le temps, il s'était un peu habitué à notre écart, et ne s'indignait plus autant de mes silences. Il semblait… résigné.
Une fois revenu au feu, nous nous activâmes pour l'alimenter, obtenant de nouveau de grandes flammes destinées à faire cuire les poissons. Al, qui avait eu le bon sens de prendre un couteau avant de partir, se chargea de vider les poissons. Aucun de nous deux n'aimait cette tâche, mais la motivation à manger nous faisait passer outre, et comme il était un peu vexé de n'avoir rien pêché, il était résolu à compenser en préparant le repas. Je n'allais pas m'en plaindre.
Je m'allongeai sur le dos, les bras croisés derrière la tête, et levai les yeux vers le ciel qui nous surplombait. Il était d'un bleu clair et lumineux, voilé par des nuages blanc et légers comme des rideaux dans le vent. Il faisait beau, mais moins chaud que la dernière fois que j'étais passé par ici. On sentait bien que l'automne arrivait, même dans la région chaude qu'était le Sud. Septembre touchait à sa fin. Et il s'était passé tant de choses… Dire qu'un mois auparavant, j'étais à Lacosta, en train d'enquêter sur Ian Landry et de dresser des plans rocambolesques avec Roxanne… Je me demandais vaguement ce qu'elle et les autres filles du cabaret étaient devenues depuis mon départ. Concrétiserait-elle son projet d'aller tenter sa chance à Central-city comme danseuse ? Je le lui souhaitais. Sa rencontre comptait parmi les rares bons souvenirs de ces dernières semaines.
J'étais en train de méditer sur tout ça, quand un bruit attira mon attention. Un bruissement dans les feuilles, derrière moi. Sans bouger, mais tout-à-coup très attentif, je lançai un coup d'œil à Al pour voir s'il avait entendu. Il était encore concentré le vidage de ses poissons, et ce n'est que quand le son se fit de nouveau entendr qu'il jeta son regard vers moi, sans bouger la tête. Restant sagement immobile, je laissai le bruit se rapprocher peu à peu, tâchant de ne pas donner de signe extérieur de nervosité. Les lèvres serrées, nos yeux s'étaient aimantés. Comme la chose semblait maintenant près de nous, je comptai dans ma tête les secondes que je laissais s'écouler avant mon attaque. Al sembla deviner que l'action était imminente.
Puis, d'un coup, je bondis vers les sons que j'avais entendu, suivit de près par mon frère qui avait compris le signal invisible. La chose s'enfuyait de nouveau, mais cette fois, ni l'obscurité ni la solitude n'allaient m'empêcher de la poursuivre de toutes mes forces. Elle ne faisait plus aucun effort pour être discrète, et traversant buissons et branches à sa suite, sautant de racines en rochers, je commençais à entrevoir sa silhouette furtive, qui ressemblait à la silhouette d'un jeune garçon à la longue crinière noire, d'une silhouette similaire à la mienne. J'entendais Al courir derrière moi, il était un peu à la traîne mais me suivait de près. En cas de problème, il pourrait me rattraper rapidement pour me prêter main-forte.
Raffermi par cette pensée, je bondis sur ma proie et lui tombai dessus à bras raccourci, lui faisant perdre l'équilibre avec un petit cri. Je m'agrippai fermement à ses vêtements, entraîné dans sa chute mais résolu à ne pas le lâcher, et nous finîmes dans un roulé-boulé qui s'enfonça dans un buisson, nous laissant coincés dans un amas de bras et de jambes. La chute était moins brutale que le jour où j'avais sauté du troisième étage du passage Floriane, mais j'avais cogné toutes les parties de mon corps qu'il était possible de laisser traîner, et les coups réveillèrent les bleus et les écorchures de la veille, me laissant très endolori, et dans une position assez inextricable.
Maintenant que le mystérieux observateur était attrapé, il n'avait plus grand-chose d'effrayant. C'était un gamin assez petit, plutôt plus maigre et moins fort que moi, et je n'avais aucune peine à le maîtriser.
Du moins, c'était ce que je pensais, quand je reçus un coup violent dans la tempe. Je tournai la tête vers ce qui m'avait frappé, et découvris avec stupéfaction un poing totalement gris. Comment était-ce possible ? Il avait changé son bras en pierre ? !
J'esquivai un nouveau coup et empoignai son bras pour le rabattre à terre. Il ne pouvait pas lutter contre mon automail, même s'il essayait de se dégager de toutes ses forces avec des hurlements d'animal sauvage. Pesant de tout mon poids sur son ventre, un bras coincé sous mon genou, l'autre maintenu fermement par mon automail, j'empoignai vivement son col pour l'obliger à me regarder en face, prêt à lui hurler des menaces.
- Ed !
Al déboucha à côté de moi quand le tissu que j'avais sous la main céda en se désagrégeant, devenant des feuilles d'arbres qui retombèrent alentour. C'était tellement inattendu que j'en ouvris des yeux ronds et me figeait d'un air ahuri. C'était de l'alchimie, sans doute, mais je n'avais jamais rien vu de pareil.
- Ed, ne le maltraite pas comme ça, regarde comme il est terrifié !
En entendant les paroles de mon frère, je refis le point sur la situation : il avait plus ou moins cessé de se débattre, tremblait de tous ses membres, et semblait au bord des larmes. Bon, et il était maintenant nu comme un ver, ce qui m'embarrassa fortement. Je levai les yeux pour éviter de le regarder. Je ne savais pas comment me dépêtrer de cette situation, et comme il ne se défendait plus, l'assise que j'avais sur lui avait un je-ne-sais-quoi d'obscène. Mais si je le lâchais, il risquait de me frapper ou de s'enfuir de nouveau, sans doute les deux, et son mystère resterait entier. Comment s'arranger d'une situation pareille ?
Heureusement, Al arriva à ma hauteur, posa une main sur mon poignet, m'incitant à lâcher son bras qui n'était plus dur comme la pierre. En baissant les yeux vers celui-ci, je remarquai un galet rond, qui avait roulé à quelques centimètres de la main du gamin. J'étais presque sûr qu'il n'était pas là avant. Mon frère se pencha vers l'inconnu et lui adressa le regard le plus doux et rassurant qu'il avait en réserve. Et bon sang, il fallait avouer que c'était un expert dans le domaine.
- Ça va, tu ne t'es pas fait mal ? demanda-t-il avec le genre de voix douce qu'on réserve habituellement aux chevaux effrayés. Je suis désolé, mon frère est une brute épaisse, mais il n'est pas méchant.
Je me mordis la lèvre pour ne pas m'indigner à sa phrase. Si je me mettais en colère contre lui, ça n'allait pas aider à en savoir plus sur ma capture. Et comme elle semblait tenir davantage de l'animal que de l'humain pour l'instant, il valait mieux éviter de m'énerver de nouveau.
- Nous ne te voulons pas de mal, d'accord ? On cherchait juste à comprendre qui nous observait, et pourquoi, tu comprends ? Tu comprends ce que je dis ?
L'enfant rouvrit les yeux, tremblant encore sous mon corps, et les tourna vers Al qui le regardait toujours avec douceur, un sourire flottant au coin des lèvres. Il hocha doucement la tête d'un geste imperceptible, juste assez pour montrer que oui, il avait bien compris. Et moi, je restai figé, stupéfait.
- On va te lâcher si tu ne t'enfuis pas. On veut juste discuter avec toi, d'accord ? Tu peux parler ?
- Oui, croassa-t-il d'une voix rauque.
- Bien. Ed, tu t'écartes, s'il te plaît ?
Je restai figé, fixant le visage de celui que j'avais attrapé, les yeux grands ouverts. Il aurait fallu que j'obéisse aux ordres de mon frère, mais je n'arrivais pas à détacher mon regard de ses yeux.
De grands yeux d'un violet incroyable. J'avais déjà vu ce regard. Et je ne pouvais pas empêcher la peur de me vriller de nouveau le ventre, peu importe l'apparence frêle de cet enfant, je m'en méfierais comme de la peste.
- Ed, tu m'écoutes ? Mets-y un peu du tien, aussi !
J'avais déjà vu ces deux, cette couleur inhumaine, c'était celle des Homonculus. Cela voulait-il dire que c'en était un ? Que devais-je faire ?
Nous avions fait une erreur fatale en l'attrapant. Il aurait mieux valu repartir sans remarquer sa présence. Maintenant, je ne pouvais pas le laisser en liberté en sachant le danger qu'il pouvait représenter. Al ne comprenait pas ce qu'il était, et le traitait comme un simple enfant. Comment lui faire comprendre sans le mettre en danger ? Que je révèle sa nature, et il nous sauterait à la gorge pour nous tuer. Enfin, je le supposais, pour avoir fréquenté Envy d'un peu trop près, je savais que c'était tout à fait son genre. A bien y regarder il lui ressemblait un peu…
- Allez, pousse-toi, tu vois bien qu'il n'arrive pas à respirer, coupa Al en perdant patience, appuyant une main ferme sur mon épaule.
Je lui obéis machinalement, incapable de stopper le déferlement de pensées qui m'envahissait. Je devais avoir l'air d'être un imbécile fini, vu de l'extérieur étant donné le contexte, ce n'était pas plus mal. En tout cas, il était trop tard. Je fixai donc les branches mortes et les feuilles que nous avions fait voler pendant notre chute, évitant d'affronter de croiser ses yeux d'assassins et la nudité gênante. Le gamin s'était libéré et recroquevillé contre le buisson, levant un regard de chien battu vers Al. La fragilité sans doute factice qu'il dégagea à ce moment-là me tapa immédiatement sur les nerfs. Il le senti probablement, car il s'écarta, se renfonçant un peu plus contre les branches de feuillages qui semblaient vouloir l'avaler.
- Je me présente, je m'appelle Alphonse, et voici mon grand frère, Edward, fit mon frère d'une voix lente. Nous sommes alchimistes. Et toi ? Comment t'appelles-tu ?
- Je… ne sais pas… répondit-il d'une voix rauque, le genre de voix qu'ont les gens qui parlent trop rarement.
- Tu n'as pas de nom ? Où est ta famille ? Depuis combien de temps es-tu ici ?
Il regarda mon frère, un peu ahuri. Comment pourrait-il répondre à ces questions, lui qui n'était même pas humain.
- Je ne sais pas, murmura-t-il.
Il avait l'air sincère… mais comment le croire ? Restant silencieux, je profitai du fait qu'il avait une posture décente pour chercher une confirmation que je trouvai rapidement : là, sous son pied droit, j'entrevoyais une tache noire. A moitié cachée sous sa cuisse, je ne la distinguais pas assez bien pour en reconnaître la forme, mais j'aurais mis ma main à couper que c'était un Ouroboros, le signe des Homonculus.
- Tu es amnésique ? demanda Alphonse d'un ton compatissant en penchant la tête de côte. Moi aussi, alors je comprends. Prends ton temps, la mémoire te reviendra peut-être !
- Je… peut-être.
Mon regard alla de Al à l'inconnu, de l'inconnu à Al. Je ne maîtrisais absolument pas la situation, et je n'avais aucune idée de la tournure qu'allaient prendre les événements après ça. Je tâchai d'avoir l'air impassible mais restai prêt à lui sauter à la gorge s'il faisait mine de vouloir m'attaquer, ou pire, s'en prendre à mon frère. Je le vis trembler, et glisser les mains sur ses épaules comme pour se réchauffer.
- J'ai froid, murmura-t-il.
- Tu n'as qu'à refaire des vêtements comme ceux que tu portais… C'est toi qui les as fait, non ? fis-je remarquer d'un ton accusateur. Avec l'alchimie.
Al me regarda d'un air outré. Il faut dire que le ton que j'avais employé n'était vraiment, vraiment pas engageant.
- Je… bafouilla le gamin d'un air perdu. Je ne…
Je poussai un soupir agacé. Ça faisait longtemps que je n'avais pas eu autant envie de frapper quelqu'un que je venais de rencontrer.
- Ed, prête-lui ton manteau, ordonna mon frère.
- Quoi ? ! Mais… !
- Ed…
Mon frère soutint mon regard, et j'y reconnus le même genre d'expression douce et sévère à la fois qu'empruntait Maman quand elle nous ordonnait de faire quelque chose qui nous déplaisait fortement. Impossible de désobéir à ces yeux-là. Je poussai un soupir agacé et retirai mon manteau à contrecœur avant de le tendre à l'Homonculus.
- Tiens, grognai-je. Ne l'abîme pas.
- Euh… merci, fit-il, comme s'il cherchait le mot qu'on devait dire dans cette situation-là.
Toujours cette voix rauque.
Le silence retomba entre nous. Le gamin s'enveloppa dans mon manteau et croisa les pans devant pour mieux s'emmitoufler. Le vêtement tombait plutôt bien sur lui, il devait avoir approximativement le même gabarit que moi. Cette réflexion fit naître une pique agaçante : moi qui le trouvait petit et l'appelait « le gamin » dans ma tête, je n'étais pas tellement plus grand que lui. Mon honneur venait d'en prendre un coup.
Comme le moment de flottement s'éternisait et que la situation ne me mettait pas à l'aise, je finis par croiser les bras et jetai un regard à mon frère qui avait décidé de prendre les devants sans prendre en compte mon avis.
- Et maintenant, on fait quoi ? demandai-je d'un ton provoquant.
- Tu as faim ? fit Al en m'ignorant à moitié.
- … Ou… oui, fit le gamin avec un éclat brillant dans le regard.
- On a du poisson à griller, on peut le partager avec toi si tu veux ?
Mon poisson ? ! Que MOI, j'avais pêché ? ! Il allait finir dans le bide d'une de ces enflures d'Homonculus ? Je m'étouffai dans mon indignation. J'aurais mieux fait de ne pas demander son avis à mon frère si c'était pour en arriver à des conclusions pareilles. Mais il était trop tard, le gamin hochait vigoureusement la tête, enthousiaste, et tout le monde se leva pour revenir sur la plage. Il était temps, puisqu'en revenant, nous découvrîmes que des cormorans étaient en train de se repaître de notre repas négligemment abandonné sur la plage. Je me précipitai en courant pour les chasser, furieux, mais il était trop tard : des sept poissons que j'avais pêché, il n'en restait plus que deux. J'avais du mal à ne pas m'étouffer d'indignation, et Al, témoin de la scène, ne parvint pas à s'empêcher de rire.
- Non mais ils nous ont piqué notre bouffe ! Ces saloperies de piafs nous ont piqué notre repas, les enflures ! Vous mériteriez d'être passés à la broche ! leur hurlai-je en dressant le poing vers le ciel.
Bien sûr, les oiseaux n'en avaient rien à carrer de ces menaces en l'air, ils se savaient hors de ma portée.
- Ed, ne t'énerve pas comme ça… Ce n'est pas comme si tu n'avais mis que quelques minutes à attraper ces poissons, on a qu'à en pêcher d'autres…
- Non mais c'est pas ça, c'est une question de principe, tu vois ! Ils nous ont piqué notre bouffe, quoi !
- C'est des animaux, qu'est-ce qu'ils en ont à faire des principes, soupira Al avec un sourire.
Mon frère prenait tout beaucoup trop bien. J'en venais presque à regretter les débuts après mon réveil à l'hôpital, quand il était mortifié et prenait tout très mal. L'optimisme des autres était finalement très agaçant. Mais de toute façon, il n'avait pas tort, alors je me dirigeai vers un amas de cailloux sur la rive. Je n'avais pas le courage de retourner jusqu'à la crique, et surtout, je voulais rester à proximité de mon frère en train d'alimenter le feu. L'inconnu était à ses côtés et je voulais être là en cas de problème. Ici, ils étaient à portée de vue. J'espérais que ce soit une dissuasion suffisante. Je scrutai l'eau en quête d'une proie, entendant encore la voix de mon frère qui parlait d'un ton léger et posait des questions comme si nous étions à un pique-nique. De loin, la situation me paraissait vraiment absurde.
Je repérai un poisson, et l'attrapai dans un éclair de glace comme je l'avais fait plus tôt dans la matinée. Je cassai l'arc de glace que j'avais créé pour le poser à côté de moi, puis regardai de nouveau autour de moi. Il y en avait un gros, là, sur ma droite. Je lançai de nouveau mon harpon d'alchimie pour l'attraper. La glace de frappa de plein fouet, l'immobilisant dans sa course. C'était un peu cruel, mais de toute façon, la pèche était cruelle par nature, il fallait s'y faire. Je ramenai ma prise vers la rive quand j'entendis un bruit de plongeon derrière moi. Je me retournai en sursaut. A quelques mètres de là, l'Homonculus avait plongé dans l'eau.
Je me maudis, il allait s'enfuir… Pourquoi diable Al l'avait-il laissé s'écarter comme ça ? J'allais me tourner vers mon frère pour mieux comprendre ce qui se passait, mais avant que je ne puisse m'indigner, je vis l'Homonculus ressortir de l'eau, un poisson dans chaque main, et un troisième avec la queue coincée entre les dents. Il le lâcha dans ses bras et serra ses prises encore frétillantes avec le large sourire d'un enfant fier de lui.
- Du poisson ! s'exclama-t-il.
J'étais terriblement vexé. Non seulement il avait été plus rapide que moi, mais en plus, ses poissons étaient plus gros que les miens. Difficile de ne pas se sentir évincé dans ces conditions.
- Hé bien, je suppose qu'à nous deux, nous avons pêché assez à manger, marmonnai-je avec un sourire crispé.
Il partit en courant vers le feu ou Al nous attendait, et je lui emboîtai le pas. Je ne savais pas depuis combien de temps il était sur cette île, mais une chose était sûre : il savait parfaitement subsister par ses propres moyens. Il fallait être sacrément rapide pour réussir à attraper des poissons à mains nues comme il l'avait fait. Il devait, à l'occasion, être un ennemi sacrément redoutable. En y pensant, j'étais presque étonné d'avoir réussi à l'attraper.
- Eh, c'est toi qui as pêché tout ça ? s'étonna Al en nous voyant arriver. Tu te débrouilles sacrément bien dis-moi !
Il n'eut pas un mot pour ma récolte, et je me sentis terriblement vexé. Je me rendis compte à ce moment-là que j'avais pris l'habitude que mon frère m'admire et m'encourage en toutes circonstances. Je ne savais pas ce qui m'énervait le plus. Qu'il arrête de le faire, ou que je me rende compte que c'était assez détestable et immature de ma part d'attendre de lui qu'il soit en perpétuelle admiration devant moi. Al s'était toujours effacé pour me laisser la place au-devant de la scène. Et je l'avais toujours prise. Je me laissai tomber en tailleur sur le sable, plus dépité et irrité que je ne voulais le laisser voir.
- Eeeh, attends, qu'est-ce que tu fais ?! s'exclama Al d'un ton horrifié.
Je bondis, près à frapper, même si la voix de mon frère n'était pas vraiment un cri de panique, et vis le garçon aux cheveux noirs se figer, l'air pris en faute. Il était sur le point de croquer à pleines dents dans le poisson encore vivant. Il se ravisa et l'écarta lentement de sa bouche avant de lui répondre en haussant un sourcil interrogateur.
- Bah… je mange ?
- Mais il faut les vider ! les cuire !
- … Ah ?
La perplexité qui se peignait sur son visage était telle que même moi, je ne pus pas m'empêcher de rire en le voyant. Mon hilarité était d'autant plus forte que j'avais accumulé beaucoup de nervosité pendant les heures passées seul sur cette île.
- Attends, on va te montrer, promis Al en essuyant une larme de rire sur sa joue.
Joignant le geste à la parole, un sourire jusqu'aux oreilles en repensant à cette vision, Al prit le couteau, attrapa un poisson au hasard et commença à le vider sous les yeux intrigués du garçon. Ce dernier suivi des yeux la lame qui se plantait à la base de la nageoire, puis s'enfonçait, incisait le ventre du poisson et en chassait les viscères, complètement fasciné par ce spectacle. Al s'appliquait à sa tâche, sentant le regard de l'inconnu peser sur le moindre de ces mouvements. Celui-ci s'approcha de plus en plus pour l'observer, tandis que mon frère s'attelait à vider les autres poissons d'un geste assuré. L'Homonculus avait le même genre de regards qu'ont les chats quand ils observent quelque chose avec attention, quelques secondes avant de se jeter dessus pour jouer avec. Cette animalité me mettait mal à l'aise.
Comme Al continuait à préparer notre repas, je repoussai un peu les braises pour les rassembler un peu au centre du foyer. La situation était tellement absurde que je ne savais même plus vraiment quoi en penser : Ce gamin était sûrement un de nos ennemis, un monstre dangereux, et je m'apprêtais à partager mon repas avec lui, pendant que mon frère lui enseignait des techniques de cuisine. Couvert de poussières et d'écorchures, drapé dans mon manteau trop grand pour lui, les cheveux noirs lui tombant jusqu'à la taille dans un épais tapis de nœuds, il avait tout d'un Robinson. Je remarquai en l'observant qu'il avait un je-ne-sais-quoi de déséquilibré, comme s'il était bancal, mal construit. Mais plus que tout, c'était son apparente ingénuité, cachant sans doute une grande cruauté, qui me mettait mal à l'aise.
J'aidai Al à installer le poisson au-dessus du feu pour qu'il cuise, puis ne desserrai plus les dents. Je doutais que mon frère soit assez stupide pour ne pas remarquer que j'étais d'une humeur massacrante, mais il n'en laissait en tout cas rien paraître, discutant avec le gamin qui demandait pourquoi on faisait cuire les poissons, au juste.
- Eh bien… pour ne pas tomber malade, le feu tue les microbes. Et puis, ça a meilleur goût quand c'est cuit, c'est plus facile à manger. De toute façon, on n'a pas les dents assez solides et affutées pour manger de la viander crue, expliquait-il en montrant sa propre dentition de l'index.
- Ah… moi j'y arrive, remarqua simplement le petit brun avant de triturer ses dents. Les miennes sont peut-être plus pointues ?
- On dirait bien, oui, répondit mon frère en le regardant à son tour.
Comment peut-il être aussi joyeux et sympathique alors qu'on est attablé avec notre ennemi ? C'est insensé !
Je n'avais plus qu'une hâte… Rentrer chez Izumi et me débarrasser de la présence de cet énigmatique gamin d'une manière ou d'une autre. La situation était déjà assez compliquée comme ça sans que nous ayons besoin de rajouter un Homonculus supplémentaire !
Le poisson sembla mettre un temps infini à cuire, et les discussions légères qu'avaient les deux autres me faisaient intérieurement grincer des dents. Quand enfin, vint le moment de se servir, je ne pus m'empêcher d'esquisser un sourire satisfait en voyant l'inconnu se brûler en essayant de manger trop vite. Oui, c'était mesquin. J'attendis quelques minutes avant de m'attaquer à mon propre poisson. Sous la peau noircie par le feu et craquante, la chair était cuite et encore tendre. Personne ne pouvait imaginer le bonheur que c'était de manger un poisson qu'on avait attrapé soit-même et cuit au feu de bois, il fallait y avoir goûté pour comprendre. La satisfaction du repas me radoucit, et si je ne cessai pas d'être méfiant, je perdis mon humeur mesquine.
Nous étions en train d'entamer notre deuxième poisson quand Al remarqua un bateau qui s'approchait de l'île. Je tournai la tête, devinant les silhouettes d'Izumi, de Sig et de Winry. Je leur fis des signes avec un mélange de soulagement et d'appréhension. Izumi n'avait sans doute pas fini de nous frapper, et Winry avait l'inquiétude contondante.
Quelques minutes plus tard, le bateau échoua sur la grève et le trio en descendit. Winry avait un regard larmoyant de colère, notre maître rejetait sa masse de cheveux tressés en arrière d'un mouvement agacé et faisait déjà craquer ses phalanges, visiblement mécontente de l'escapade nocturne de mon frère qui pâlit en la voyant. Sig, quant à lui, restait égal à lui-même, un calme olympien derrière ses kilos de muscles. Heureusement : deux furies, c'était déjà bien assez.
Al tendait déjà le dos face aux coups et hurlements imminents, mais Izumi se figea en voyant que nous n'étions pas seuls. L'enfant leva vers lui ses grands yeux violets, l'observa quelques secondes, et lança un timide sourire qui sembla faire fondre toute sa colère. Incroyable.
- Qui est-ce ? nous demanda-t-elle de sa voix sévère.
- On ne sait pas, on l'a ramassé ici… répondis-je en haussant les épaules.
Les nouveaux arrivants s'arrêtèrent, contemplant la scène. Winry qui avait eu le temps de s'inquiéter mille fois pour nous cette nuit, et Izumi, qui était furieuse de constater qu'Al avait pris la poudre d'escampette pour me rejoindre, ne s'attendaient visiblement pas à nous retrouver en train de manger tranquillement du poisson grillé avec un inconnu qui ne portait rien d'autre que mon manteau. Winry s'en rendit compte et détourna le regard, d'un air embarrassé.
Si elles connaissaient la véritable nature de notre invité surprise, je ne doutais pas qu'elles auraient été encore plus stupéfaites. Izumi se gratta la tête en fronçant les sourcils, tâchant d'estimer la situation et de décider de la conduite à tenir, visiblement désarçonnée.
- Bon, vous ne pouvez jamais rien faire simplement, vous deux, capitula la femme aux cheveux noirs. C'est bon, je vous ramène et j'écoute ce que vous avez à me dire. Par contre, je ne promets pas de ne pas vous écorcher vifs quand vous aurez fini de parler.
- Et lui ? demandai-je. On en fait quoi ?
- On le ramène, bien sûr. Que voudrais-tu faire d'autre d'un gamin abandonné sur une île ?
J'ouvris la bouche pour lui dire que ce n'était pas un simple gamin, puis la refermai. Elle semblait décidée à nous accorder un répit, je n'allais pas avoir la stupidité de la provoquer. Je finis de mâchonner mon poisson tandis qu'Al et Sig s'appliquaient à recouvrir le feu de sable pour l'éteindre, puis tout le monde monta dans l'embarcation. Winry était assise en face de moi et me regardait d'un air anxieux. Il faut dire qu'entre les coups que m'avaient portés Izumi et l'expression de chat sauvage que je devais avoir à l'idée de partager l'embarcation avec un Homonculus, je devais faire un peu peine à voir. Là où c'était un peu déprimant, c'est que je commençais à en avoir l'habitude, de ces regards mêlant inquiétude et pitié. Et avec l'impression que j'avais d'être tombé parmi les fous, ça ne risquait pas de s'arranger.
J'étais mortellement déçu qu'Izumi accueille notre ennemi aussi simplement. Autant, Al était naïf et gentil de nature, ce qui expliquait la facilité avec laquelle il se liait d'amitié avec à peu près n'importe qui, pour ne pas dire n'importe quoi, autant j'espérais un peu plus de discernement de la part de notre Maître. J'en étais là de mes réflexions quand, en levant les yeux vers elle, je surpris dans son visage une expression extrêmement sérieuse et attentive pendant qu'elle observait l'Homonculus à la dérobée.
A ce moment-là, je compris que ce n'était peut-être pas par naïveté qu'elle avait décidé de le ramener avec nous, mais au contraire parce qu'elle prenait cette rencontre très au sérieux.
