Un nouveau chapiiiiitre !

Après la frustration d'une introduction très courte, voila de quoi vous mettre sous la dent avec un chapitre de taille "normale" (selon mes critères, quoi). On entame la partie 4, et le chapitre 40, avouez que c'est spectaculaire ! XD. En route pour la joie avec le point de vue de Winry ! (ceci était ironique)

Je comptais faire une illustration, mais ça ne sera pas pour tout de suite, entre le inktober qui m'a pris pas mal d'énergie et une maladie idiote qui m'a coupée dans mon élan la semaine dernière, j'ai pris pas mal de retard sur mes travaux... Mais j'espère pouvoir pondre un petit dessin prochainement.

Sinon, en ce moment, je replonge dans l'écriture à l'occasion du Nanowrimo, je pense beaucoup à vous en rédigeant la suite de cette fic !

Bref, bonne lecture à vous, j'espère que ce chapitre vous plaira, n'hésitez pas à papoter en MP, et à dans 3 semaines ! :)


Chapitre 40 : En suspens (Winry)

En ouvrant les yeux et en voyant la lumière froide du matin qui baignait la pièce, je me sentis aussitôt inondée par une profonde tristesse. Allongée sur le dos dans les draps froissés par une nuit agitée, les yeux levés vers le plafond, je me sentais écrasée par la conscience aiguë d'une chose à laquelle j'aurais préféré ne pas penser.

Nous étions le premier novembre. Cela faisait plus de deux semaines qu'Edward, Izumi et Cub avaient disparu sans laisser de traces. Vingt jours, pour être exacte.

Vingt jours passés dans une maison étrangement silencieuse, entre Alphonse et Sig Curtis, tous deux écrasés de peine et de solitude.

Vingt jours de surveillance attentive de la part de soldats de la région, qui épiaient nos faits et gestes, espérant nous voir remonter la piste des fugitifs pour mieux les emprisonner.

Vingt jours d'incertitude et d'angoisse.

Vingt jours de larmes. J'avais pleuré, Alphonse plus encore, noyé dans la douleur d'avoir été abandonné par son frère sans avoir pu se réconcilier avec lui.

Vingt jours d'interrogatoires aussi réguliers que vains de la part des militaires. De nous trois, personne n'avait la moindre idée de là où ils étaient partis. Quand bien même nous aurions eu la liberté de partir à leur recherche sans craindre d'être suivis, nous ne saurions même pas par où commencer.

Vingt jours mélancoliques et monotones.

Et ce qui était douloureux, ce qui me décourageait même de me lever de mon lit, c'était la conscience qu'aujourd'hui allait sans doute s'ajouter à la pile des journées d'attente, sans changement, sans perspective d'amélioration.

Bien sûr, nous ne restions pas totalement inactifs, Al et moi aidions Sig Curtis à tenir la boutique en attendant le retour de son employé, parti voir sa famille pour deux semaines. Celui-ci devait revenir demain. Mais pour aujourd'hui encore, j'étais censée me lever, accrocher un sourire à mon visage et tenir la caisse, laissant à Sig le travail délicat et peu ragoûtant du débitage de la viande. Quand bien même j'aurais eu les compétences techniques nécessaires, le souvenir de Barry le Boucher continuait à me hanter, me dissuadant de passer trop de temps dans la chambre froide.

Tenir la caisse me convenait bien plus, même si je n'aimais pas particulièrement ce travail, il avait le mérite d'être dans mes compétences, et pourrait, qui sait, me resservir.

Il faut que je me lève…

Je lâchai un immense soupir, puis coulai hors du lit à contrecoeur, attrapant de quoi m'habiller. Je défroissai machinalement ma chemise et ma jupe après les avoir enfilées, puis, en croisant mon reflet dans la glace de la coiffeuse, constatai que mes cheveux tenaient plus de la meule de foin qu'autre chose. J'entrepris donc de les démêler durant de longues minutes, sans le moindre enthousiasme. Quand enfin, ils retrouvèrent figure humaine, je les rattachai en queue de cheval. Hors de question de travailler dans la boutique les cheveux détachés, ce serait dégoûtant. D'ailleurs, pour faire les choses bien, il aurait fallu que je les attache en chignon, mais je n'avais jamais réussi à faire quelque chose qui tienne plus de quelques minutes et avais fini par renoncer.

Aussi prête que je pouvais l'être, je sortis de ma chambre et je descendis les marches à pas lents. La porte vitrée qui donnait sur le jardin était constellée de pluie, et un ciel gris, épais comme un couvercle, pesait sur nous, achevant de me saper le moral. L'automne était bel et bien là.

Je poussai la porte de la cuisine et trouvai Al, assis devant son bol de thé, fixant la fenêtre d'un regard vide, comme si ce qu'il regardait n'existait pas vraiment. Je n'avais pas besoin de lui demander à qui il pensait pour le savoir. J'étais dans la même situation que lui. Alors, oui, j'avais pris conscience, peu avant son départ que je n'étais sans doute pas vraiment amoureuse, mais c'était mon ami d'enfance et je tenais énormément à lui, même si les derniers événements avaient créé chez moi une pointe de peur face à son caractère ombrageux. Il n'avait pas retenu ses coups contre Al, et il s'était battu contre les militaires, quitte à être exclu de l'armée. C'était comme s'il était devenu un animal sauvage.

En même temps, je ne pouvais qu'imaginer ce qu'il avait ressenti en découvrant qu'il avait donné naissance à un Homonculus à l'apparence de sa mère, ce qui lui était passé par la tête en réalisant que Cub portait son bras et sa jambe. Lui avait volé son bras et sa jambe. Enfin, moi-même, je ne savais plus quoi en penser. Et ils n'étaient plus là pour que je leur pose la question.

Je m'étais figée à l'entrée, abattue par ces questions. Quand je le réalisai, je sortis de ma léthargie en m'ébrouant et me dirigeai vers la gazinière pour refaire du thé. Al m'entendit et se retourna vers moi, sans perdre totalement le vide déchirant de son regard. Je me sentais le coeur serré à chaque fois que je le regardais dans les yeux.

- Bonjour, fis-je, songeant qu'il faudrait inventer une salutation différente pour les mauvais jours.

- Bonjour, lâcha-t-il d'une voix distante.

- Ça va ?

Il hocha les épaules.

- On fait aller. Et toi ?

- Pareil.

Je m'attablai en face de lui avec un vague sourire, puis me fis quelques tartines, sentant tout le poids du silence de la maison.

Dire que l'ambiance avait changé depuis les derniers événements était un doux euphémisme. La moitié des personnes qui vivaient ici avait disparu, et ce n'était pas la moins bruyante. Entre Edward et son caractère de cochon, Cub, Homonculus peut-être, mais curieux et joueur avant tout, et Izumi, matronne aussi caractérielle que généreuse, je ne savais pas qui mettait le plus d'animation jusque-là. Mais maintenant, les repas se déroulaient pour la plupart dans un silence pesant. Sig Curtis n'avait jamais été un grand bavard, mais le désespoir de ne plus être aux côtés de sa femme était palpable et le rendait encore plus taciturne. Quand, un matin, je l'avais rejoint pour ouvrir la boutique et trouvé en larmes, j'avais senti mes convictions s'effondrer. Je ne le connaissais pas depuis si longtemps, mais je l'avais assez côtoyé pour voir en lui une forteresse sur laquelle rien n'avait prise, austère mais rassurante. Mais finalement, il était humain, comme Al et moi.

Une autre chose qui rendait l'ambiance encore plus rigide, c'était l'omniprésence des militaires. Il y en avait un dans la boutique, toujours prêt à espionner les discussion et scruter les passants, et deux autres, collés à mes basques et celles d'Alphonse. Cela nous avait scandalisés au début, et nous nous étions retrouvés, les nerfs limés par leur omniprésence, râlant contre eux, leur demandant des moments de tranquillité qu'ils nous refusaient, puisque leur tâche était officiellement de nous protéger d'une éventuelle attaque, officieusement de surveiller à chaque instant qu'Edward ou Izumi ne tentait pas de reprendre contact. Mais avec cette escorte permanente, quand bien même ils l'auraient voulu de tout leur coeur, jamais ils n'auraient pris le risque.

Difficile de ne pas les haïr quand leur simple présence nous isolait sur un îlot qui nous coupait, non seulement des fugitifs, mais même, du monde en général. Qui aurait envie d'entamer la discussion avec l'un d'entre nous alors qu'un militaire le suivait comme son ombre, franchement ? Même la fréquentation de la boutique était impactée par leur présence.

Dire qu'Izumi détestait les militaires, si elle voyait ça, elle entrerait sans doute dans une rage folle. Mais ni Sig, ni Al, ni moi n'étions des rageux. Alors on subissait. En silence. Patiemment.

On attendait. On ne savait pas trop quoi, au juste. Un signe, un événement qui changerait la situation, tout en se disant que vu le contexte, il serait forcément mauvais. Nous mourrions d'envie d'avoir de leurs nouvelles, mais étant conscient que si elles arrivaient, elle seraient mauvaises, nous acceptions le silence à contrecoeur.

Nous tolérions la présence des militaires, essayant de continuer à vivre malgré ce poids, malgré cet uniforme bleu vif au coin de l'oeil qui nous rappelait en permanence que nous n'étions pas seuls, que nos conversations étaient surveillées, que nos vies étaient sous contrainte. Et le pire, c'est que nous nous rendions compte que, peu à peu, nous finissions presque par nous habituer à ce qui était devenu notre quotidien.

La seule vraie rébellion de notre part, avait eu lieu quelques jours après leur fuite. J'étais partie chercher le courrier, le militaire m'emboîtant le pas malgré mon regard noir, et j'avais dû, selon le rituel habituel, ouvrir la boîte aux lettres et laisser l'homme feuilleter le courrier. Entre deux enveloppes de factures et des prospectus sans importance, mon regard tomba sur une carte postale. Quand le soldat la prit, j'entrevis au dos la photo de trois enfants assis sur une barrière, et mon coeur bondit, avec la certitude instantané et absolue que c'était Edward qui nous l'avais envoyée.

L'homme me tendit le courrier, à l'exception de cette fameuse carte. Je plantai dans son regard des yeux assassins. Pour un peu, j'aurai jeté par terre le reste du courrier, qui n'avait aucune importance.

- Donnez-moi cette lettre.

- C'est une pièce à conviction.

- C'est notre courrier.

L'homme écarta le carton de moi avec une expression méfiante, comme s'il sentait à quel point j'avais envie de me ruer sur lui pour le lui arracher des mains.

- Je ne peux pas me permettre de prendre cette décision, je dois en référer à mes supérieurs. Ce sont eux qui jugeront si ce courrier peut vous êtres remis.

- Quoi ?!

Mes yeux se plissèrent sous le coup d'une colère intense, et, tout militaire qu'il était, il sembla avoir peur de moi. Il faut dire que j'étais très tentée de lui casser la gueule pour ce qu'il venait de dire, mais il ne fallait pas… je ne ferai qu'empirer la situation. Nous étions en prison… et la seule libération possible était pour bonne conduite.

Je poussai un soupir tremblant et desserrai les mâchoires à contrecoeur.

- Est-ce que vous pouvez au moins me la montrer ? Juste me la montrer.

Ça m'arrachait la bouche de devoir le supplier, mais, étant dans l'incertitude que nous pourrions la récupérer un jour, je me disais que la seule solution était d'espérer lire son contenu. Au moins ça. Que, s'il y avait un message de sa part, il nous arrive à destination. Voyant que je m'étais un peu radoucie, l'homme hésita, baissa les yeux vers l'objet, se mordit les lèvres, se demandant visiblement ce qu'il devait faire.

- S'il vous plaît ?

Mon regard suppliant sembla l'emporter, et il hocha la tête, avant de me montrer le dos de la carte postale. Je reconnus l'écriture rigide d'Edward, qui avait écrit nom et adresse à droite. A gauche, là où la plupart des gens se battaient pour faire rentrer tout ce qu'ils avaient à dire dans un espace décidément trop petit, se tenait un seul mot, écrit tout en majuscule.

PARDON.

Rien d'autre.

Des larmes me montèrent aux yeux sous le coup de la déception. Je me rendis compte que j'espérais plus, quelques mots rassurants, un message codé, une marche à suivre, n'importe quoi. Mais tout ce qu'il avait envoyé, mis à part un signe qu'il était en vie, c'était un mot, un seul. Pardon.

Le militaire reprit la carte pour la soustraire à mon regard, comme pris en faute. En voyant mon expression dévastée, il se radoucit un peu.

- Je tâcherai de les convaincre de rendre la lettre, une fois qu'ils auront vérifié qu'il n'y a pas d'information cachée. Je ne pense pas qu'ils y verront d'objection.

Je hochai la tête, trop vidée pour réagir davantage.

- Je suis désolé, murmura-t-il. Vous, vous n'avez rien fait pour mériter ça.

- Mais vous nous surveillez quand même, rappelai-je avec un sourire amer.

- C'est mon travail.

Je hochai les épaules, puis repartis vers la maison pour rapporter le courrier à Sig. Il fallait que je trouve Al et que je lui dise ce qui s'était passé. Il serait sans doute aussi frustré que moi, mais je le savais, cet unique mot qu'Edward avait choisi de nous envoyer, il lui était directement destiné. A cette idée, je me dis que j'avais bien fait d'insister pour le voir. Je pouvais au moins lui transmettre ce message. Cette demande d'excuse. Et je savais à quel point Al en avait besoin.

- Du coup, tu sers à la boutique aujourd'hui aussi ? fit Al, me tirant de mes pensées.

- Oui… Meisson revient ce soir, je peux bien aider un jour de plus.

Il y eut un silence. Je n'aimais pas tellement faire ce travail, mais l'idée de rester oisive m'inquiétait bien davantage. Quand il serait de retour et que je n'aurai plus d'obligations, à quoi allais-je bien pouvoir tuer mes journées ? Al, lui, avait trouvé que quoi s'occuper après quelques jours d'apathie, et avait frappé aux portes des alentours pour se proposer comme coursier. Il avait finalement trouvé un travail de livreur de journaux qui le faisait lever aux aurores et traverser toute la ville. Les militaires qui nous observaient tiraient à la courte paille pour savoir qui était le malheureux qui devrait le surveiller durant cette période, et il fallait avouer qu'il tenait un rythme assez intense, puisque, alors que je venais de me lever, il avait déjà parcouru des kilomètres à pied et à vélo. Et il cherchait souvent d'autres travaux à faire l'après midi.

- Tu as prévu quoi aujourd'hui ?

- Les Guffs ont une livraison à la droguerie cette après midi, je leur ai proposé d'aider à décharger. Je ne sais pas trop à quelle heure ça me mènera, mais ça devrait m'occuper un moment.

Je hochai la tête. S'occuper… Depuis combien de temps n'avions-nous pas fait quelque chose par plaisir ? Je sentais qu'en choisissant un travail qui lui faisait arpenter la ville, il espérait trouver une occasion d'apercevoir Edward, ou du moins d'avoir une piste à son sujet. Pourtant, il n'y avait aucune raison pour qu'il soit resté dans la région, encore moins dans la ville.

Depuis l'attaque de Devil's Nest, et l'assassinat de Dante, l'ambiance était tendue dans la ville, l'armée étant particulièrement résolue à remettre la main sur les assassins de la vieille alchimiste. On entendait des rumeurs à leur sujet, comme quoi ils avaient décidé de monter un réseau terroriste. Mais jusque-là, nous n'avions rien vu de spectaculaire dont ils seraient indubitablement coupables. Néanmoins, ces bruits de couloir me laissaient mal à l'aise, car il me rappelaient la guerre d'Ishbal où mes parents étaient morts, et, plus récemment, les actions du front de libération de l'Est. Je n'avais pas envie que la paisible ville de Dublith soit elle aussi défigurée par une guerre civile. Même si nous en étions loin, je ne pouvais pas m'empêcher de m'inquiéter à cette idée.

- Je ne sais pas ce que je ferai à partir de demain, avouai-je avec un soupir.

- Tu n'as qu'à livrer des journaux aussi, ça te fera sortir.

- Tu rigoles ? Je n'ai pas ton endurance. En plus, il va faire un temps de plus en plus infect dans les semaines à venir… De toute façon, je ne suis pas un animal d'extérieur comme toi.

- Mhm, fit-il, n'appréciant pas l'appellation d'animal, mais trop morose pour répliquer davantage.

Un nouveau silence, pendant lequel je coulai un regard désabusé au militaire planté dans un coin de la pièce.

- J'ai pas mieux, comme idée.

- Je sais. Moi non plus.

Je levai les yeux vers l'horloge de la cuisine et poussai un soupir.

- Bon, je vais aller aider Sig. Au moins pour aujourd'hui, je sais quoi faire, profitons-en.

Al hocha la tête avec le regard sombre qui ne le quittait plus depuis le départ de son frère. Je devinais que derrière ses silences, son cerveau tournait en permanence, cherchant des signes, des sens cachés. Quand les militaires avaient fini par nous remettre la lettre, il avait passé des heures à l'étudier sous tous le angles, à chercher un sens caché à cet unique mot, refusant d'accepter ce qui était pourtant la cruelle vérité. Il avait envoyé cette demande d'excuse, et rien d'autre. Ni indice, ni conseil, aucune piste de ce qu'il espérait de lui.

Son frère l'avait laissé sur le carreau.

Nous avait laissés sur le carreau.

Il avait toujours eu un côté petit chef, autoritaire au point d'être cassant, mais en vérité, il y avait quelque chose de rassurant à être guidé. En son absence, c'était à Al et moi de prendre les décisions, et nous étions tellement envahis par la volonté de bien faire que nous en étions presque paralysés. Si seulement Ed avait pu être télépathe, nous dire où aller, que chercher, quoi faire ? Continuer pour lui les recherches sur les Homonculus ? Nous ne savions pas par où commencer, encore moins comment faire pour ne pas trop attirer l'attention. Ou privilégier notre propre sécurité ? Nous n'allions pas rester les bras croisés pendant des mois, tout de même !

Je saluai Sig, ignorai l'homme en bleu qui se tenait dans un coin, côté clients, relevai les panneaux des prix, puis traversai la pièce pour retourner l'écriteau des horaires et déverrouiller la porte. Malgré tout, j'avais reconnu le militaire ; c'était celui qui m'avait laissé voir la lettre. J'avais entrevu le sourire un peu penaud qu'il m'adressait. À ce qui semblait, il m'aimait bien, et cherchait à briser la glace, visiblement pas heureux de nous pourrir l'existence. Malheureusement pour lui, je n'étais pas prête de lui pardonner ce fait.

Je m'assis face à la caisse, l'ouvris machinalement pour vérifier que les pièces étaient en bon ordre, que les tickets de caisse de la veille avaient tous été retirés.

J'ouvris la machine pour vérifier qu'il restait assez de ruban de papier pour les facturettes à venir, imprimai un ticket de test pour vérifier l'encre, puis refermai le tout et calai mes coudes sur la table, mon menton sur mes mains croisés, me mordillant la lèvre en attendant le premier client. Sig, qui m'avait observé du coin de l'oeil en réinstallant les pièces de viande fraîche dans la vitrine, se contenta d'un hochement de tête approbateur sans se départir de son air sinistre, puis repartit travailler dans la chambre froide pour débiter des morceaux de viande. Heureusement qu'il fermait systématiquement la porte derrière lui, entendre le son du hachoir s'abattant sur les carcasses d'animaux m'amenait toujours des frissons d'angoisses. En pensant à la discrétion dont il faisait preuve, je me demandai si Izumi lui avait parlé de mon malaise, le jour de mon retour de Rush Valley.

Rush Valley.

Je repensai à la ville avec une lueur d'amertume dans le regard. Dire qu'à ce moment-là, les choses me paraissaient compliquées. Quelle blague ! Nous étions ensemble. Je croyais encore être amoureuse d'Edward. Je ne savais pas grand-chose sur les Homonculus, je ne soupçonnais pas l'existence de Cub, et je croyais — naïvement — que nos questions trouveraient leur réponse aussitôt que nous rencontrerions Izumi Curtis.

Je n'avais pas eu d'autres soucis que d'écumer les boutiques d'automails, de rencontrer des forgerons, maréchaux-ferrants, et autres artisans. J'eus la nostalgie de ces bons moments passés à discuter, et regardai à travers la vitrine de la boutique sans réellement voir les passants, voitures et chevaux qui arpentaient la rue. A ce moment-là, je pris conscience de quelque chose qui aurait du me paraître évident.

J'avais un travail, c'était de faire des automails. C'était ce qui me passionnait le plus au monde. J'avais choisi de suivre Edward et son frère jusqu'ici, parce que je pensais être utile, mais au fond, j'avais pris de longues vacances. Je m'étais rendue compte qu'Edward ne serait jamais l'amoureux prévenant que je m'escrimais à imaginer, et je me retrouvais seule avec Al, à ne pas savoir quoi faire de mes journées…

Il me fallait un but, et celui-ci, au bout du compte, était évident : Je devais recommencer à faire des automails.

Il faut que je demande à Alphonse s'il a vu des fabriquants d'Automail dans la ville. Lui qui passe son temps à la traverser dans tous les sens, il l'aura forcément remarqué si c'est le cas. Je pourrai demander s'ils prennent des apprentis. Je pourrai travailler. Apprendre les choses… retrouver l'odeur du métal.

A cette idée, pour la première fois depuis des jours et des jours, un vrai sourire parvint à se frayer un chemin jusqu'à mon visage.


Le soir même, j'avais fait part à mon idée à Alphonse, qui fut presque enthousiaste. De la même manière que le voir maussade me fendait le coeur, il était triste de me voir me morfondre, et avoir un projet, un but, même s'il était peut-être futile à ses yeux, était un soulagement. Il m'avoua avoir vu une petite boutique vers le quartier sud et me promit de m'y emmener demain. Pour la première fois depuis des semaines, je me couchai en espérant quelque chose de la journée à venir. Cette idée me rendit si nerveuse que j'eus du mal à dormir. Je me levai bien avant l'heure, et m'attelai à préparer des oeufs au bacon dans une pulsion de motivation culinaire qui éclaira un peu le visage d'Alphonse quand il revint dans la cuisine et vit les assiettes fumantes. Il posa manteau et écharpe sur le dossier de sa chaise après s'être ébroué.

- Merci Winry, tu as eu une idée de génie.

- Pour une fois que j'avais faim le matin, je me suis dit que ça valait le coup.

- Carrément !

Al hocha la tête, et je vis en m'attablant qu'il avait les cheveux trempés.

- Il pleut dehors ?

- A torrents. Il paraît qu'il y a eu un glissement de terrain vers la Mairie.

- Hé bien… fait attention, quand même.

- T'inquiète, répondit-il avant d'engloutir une bouchée d'oeuf. Je suis pas en sucre.

Je mangeai à mon tour, lui jetant des petits coups d'oeil en silence. J'avais envie de lui parler de Rush Valley, parce qu'au cours de cette longue nuit d'insomnie, j'avais eu tout le temps de me retourner dans mon lit et d'y penser, avant d'être bien obligée d'avouer que j'avais envie d'y retourner. Mais je ne voyais pas comment lui en parler. Parce que tant que nous restions ici, nous avions l'espoir qu'Edward puisse nous recontacter d'une manière ou d'une autre, et je sentais qu'il n'était pas près à abandonner ça. Si vain que ça puisse être.

- Toi, par contre, couvre-toi bien, rappela-t-il.

Il avait raison de me le rappeler. Cela faisait des jours que je n'avais pas mis les pieds dehors, et que je regardait le monde à travers la vitrine de la boutique, coupée de l'extérieur dans la tête comme dans les faits.

Alors, quand je remontai dans ma chambre, je pris le pull le plus chaud que j'avais embarqué pour le mettre par dessus le précédent, des collants épais, et mes bottes noires, sentant mon coeur se pincer en me rappelant qu'Edward les avait portées pour se travestir. Puis fouillai pour retrouver une écharpe et redescendis pour décrocher mon manteau de la patère de l'entrée. J'avais pris des bagages pour l'été, et malgré toutes ces couches superposées, je sentis le froid me saisir quand nous poussâmes la porte pour aller chez le mécanicien dont Al m'avait parlé. Les soldats qui nous surveillaient nous emboîtèrent le pas, mais je ne pris pas la peine de leur tenir la porte. Leur présence était déjà assez agaçante comme ça.

Une pluie torrentielle nous accueillit une fois sortis de la maison. Je grimaçai et remontai ma fermeture éclair jusqu'au menton avant de déplier le parapluie et de me décider à quitter la verrière protectrice. Je devinais déjà que j'allais rapidement avoir froid.

- Rassure-moi, elle n'est pas loin sa boutique ?

- …Pas trop.

Après trois quarts d'heure de marche sous une pluie battante qui n'avait pas tardé à traverser mon manteau et s'infiltrer dans mes chaussures, me laissant grelottante de froid, je notai à moi-même de me méfier de l'appréciation des distances d'Alphonse. Quand enfin, il désigna l'enseigne, je crus que j'allais pleurer de joie.

Enfin, être au chaud et au sec !

Je hâtai le pas pour arriver aussi vite que possible dans la boutique à l'enseigne verte, dont l'éclairage rougeoyant était prometteur d'une meilleure température. Je vis sans m'y attarder le panneau de la devanture, où était marqué en lettre noires "Chez Biff. Réparation et maintenance d'automails." et poussai la porte qui fit résonner une clochette. Al entra juste derrière moi, et, après un instant d'hésitation, garda la porte ouverte à l'intention des deux militaires qui nous suivaient.

J'eus l'ombre d'un sourire. Al était gentil. Désespérément gentil. Même avec eux, ils parvenaient à trouver la force de faire preuve de politesse.

Je jetai un coup d'oeil alentour. La partie droite de la pièce aux dimensions modestes était occupée par un comptoir qui barrait l'accès à l'arrière boutique, et était encombré par un tiroir-caisse, une boite de bonbons, quelques outils qui traînaient, de quoi écrire et une flopée de flyers. Sur le meuble lui-même étaient scotchées quelques affichettes de petites annonces, gardes d'enfants, écrivains publics, épavistes et concerts, dans le plus grand mélange. À notre gauche, un petit coin aménagé comme un salon, avec un canapé et des fauteuils sans âge rassemblés autour d'une table basse encombrée de vieux journaux, ainsi que quelques chaises rangées contre le mur orné d'une rangée de patères, dont une seule était occupé par un manteau bleu marine. Un ancien obus avait été vidé et servait visiblement de porte-parapluie. Et surtout, dans le coin, une cheminée ronflait chaleureusement, réchauffant la pièce et achevant de lui donner une atmosphère accueillante.

J'en étais là de mes constatations quand la porte de l'arrière-boutique s'ouvrit, laissant passer un homme qui devait avoir entre trente-cinq et quarante ans, les cheveux hirsutes, avec une barbe et une moustache naissantes qui poussaient par touffes en dépit des lois du bon sens. Il s'essuya les mains enduites de cambouis sur son tablier sale et remonta ses lunettes sur son nez.

- Bonjour ? Erwan Biff, que puis-je faire pour vous ? fit-il avec un ton dont la politesse tranchait étrangement avec son apparence débraillée.

- Bonjour, je m'appelle Winry Rockbell, répondis-je en lui tendant la main sans me formaliser du fait qu'elles étaient noircies de saleté. J'ai cru comprendre que vous fabriquiez des automails, et je me demandais si vous étiez prêt à prendre un apprenti.

- Hum, je suis désolé de devoir vous interrompre mademoiselle, fit-il en se grattant la joue, y laissant une traînée charbonneuse. Je ne fabrique pas d'automails, je me contente de faire des réparations et de la maintenance.

- Oh, fis-je sans parvenir à dissimuler ma déception.

- Je suis désolé de vous décevoir. J'aurais été ravi de vous prendre en apprentissage, mais je crains que vous n'ayez pas grand-chose à apprendre de ma part. Je n'ai pas énormément de travail, je répare même d'autres objets pour arrondir mes fins de mois. J'étais en train de me battre avec un vélo lorsque que vous êtes arrivés.

- Oh.

Je le sentis profondément honteux, à tel point que cela me mit mal à l'aise. Je tournai un regard vers Al, qui me renvoya une expression compatissante. Ce n'était pas vraiment ce que je m'imaginais. Je m'étais mentalement préparée à débattre, argumenter, prouver ma valeur, et ne trouvai aucune résistance.

- Mais… Il n'y a que vous, dans la ville ? murmurai-je.

- En effet.

- Et vous peinez à trouver du travail ?

Je ne pouvais pas m'empêcher de le regarder en me demandant s'il était mauvais, pour que personne ne lui demande de fabriquer des automails.

- Hé bien, Rush valley est si proche en train, la plupart des gens y vont lorsqu'ils ont besoin d'un automail neuf ou de grosses réparations. Ils ont tout le loisir de voir ce qui se fait, et de comparer avant de l'acheter. Je peux difficilement rivaliser contre ça, je ne suis pas aussi bien équipé que les grands ateliers… Alors, je suis surtout là pour dérouiller tout ça et resserrer les vis.

Je me sentis mortifiée. Expliquer cela devait être humiliant pour lui, en tout cas, je me serais mal sentie à sa place.

- Je suis désolée, bredouillai-je. Je ne voulais pas…

Enfoncer le couteau dans la plaie ? Comment pouvais-je continuer cette phrase sans être encore vexante ?

- Ce n'est rien, fit-il avec un geste apaisant de la main. Ne vous inquiétez pas, j'ai mon utilité ici, les gens savent qu'ils peuvent venir me voir dès qu'ils en ont besoin, et c'est plus important à mes yeux que d'être réputé en tant que fabriquant.

Je hochai la tête, préférant ne rien dire.

- Créer les automails, c'est un beau métier. Mais ce n'est pas le tout de leur donner naissance, il faut aussi les entretenir. Certains fabricants ne prennent plus cette peine, préférant proposer de nouveaux modèles à la place.

Sa remarque fut une pique involontaire, me rappelant que j'avais fabriqué de nouveaux modèles pour Edward alors que les précédents étaient parfaitement fonctionnels. Depuis l'opération, ils étaient d'ailleurs restés en plan dans la chambre qu'il occupait chez les Curtis. Je n'avais pas eu le courage de remettre les pieds dans la pièce depuis leur départ.

- Je vois ce que vous voulez dire, murmurai-je.

- Mais vous, c'est la conception qui vous intéresse, n'est-ce pas ? fit-il en s'accoudant au comptoir avec un sourire compréhensif.

- Oui.

- Je peux comprendre ça, fit-il avec un clin d'oeil. Vous avez des choses à montrer ?

- J'ai apporté des plans. Vous voulez voir ? répondis-je en tirant de mon sac le cylindre dans lequel je les avais glissés.

- Avec plaisir, répondit l'homme joyeusement. Par contre, je vous laisserai les manipuler, je ne voudrais pas les salir.

Je déroulai les plans sur son comptoir, et il se pencha dessus, visiblement très intéressé. Je le voyais hocher la tête d'un air complice, lisant manifestement parfaitement les lignes dessinées sur le papier. Il resta silencieux un moment, puis pointa du doigt un endroit un peu en dessous du coude.

- Ici, fit-il simplement.

- Quoi ? demandai-je interloqué.

- Si ce vérin se coince, comment fais-tu pour le réparer ?

J'ouvris la bouche pour répondre, et, tandis que je faisais le déroulé mental de l'opération, qui impliquait de démonter trois plaques de recouvrement et une partie de l'articulation, je compris où il voulait en venir.

- Je dois retirer ces trois plaques là, fis-je en les désignant, dans cet ordre. Puis je dois enlever la pièce qui est ici, et démonter cette structure d'articulation, et après seulement, je peux changer le vérin avant de remonter l'automail.

Il hocha la tête avec un sourire.

- Combien de temps cela te prendrait en tout pour changer cette pièce ?

- Probablement une heure et demie, un peu moins si je suis efficace.

- Tu dois travailler vite.

Je hochai la tête.

- J'ai l'habitude des délais serrés. Cet automail a été conçu pour quelqu'un qui met souvent ses prothèses en miettes.

Je me défendais comme je pouvais, mais en réalité, j'étais mortifiée d'être passé à côté d'un défaut pareil. Voyant mon expression, l'homme me fit un clin d'oeil et dit d'un ton encourageant.

- Même des fabriquants d'automails réputés font des erreurs de ce genre. Mais vu ta réaction, on voit que tu prends ce métier à coeur. Ça me paraît être bon signe pour la suite.

Je hochai la tête, ravalant un peu mon orgueil tout de même. Al se pencha à son tour sur le plan, cherchant visiblement à comprendre ce dont nous parlions. Il devait probablement s'ennuyer à nous écouter parler technique.

- Honnêtement, ça m'a tout l'air d'être une belle pièce. J'espère avoir l'occasion de voir l'original.

- Moi aussi, répondis-je du tac au tac avant de rougir.

Biff baissa vers moi des yeux surpris, puis me scruta, augmentant mon embarras. Choisissant de ne pas détourner les yeux, je vis à son expression qu'il me comprenait un peu trop bien.

- Oh, un amoureux en cavale ?

- Ce n'est pas mon amoureux ! persiflai-je maladroitement sans pouvoir m'empêcher de rougir.

Son sourire s'élargit presque malgré lui, puis il toussota et repris son sérieux, comme s'il venait de se rappeler que ce qu'il venait de faire n'était pas complètement poli.

- Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors, je m'en voudrais de vous laisser sortir sous une pluie pareille… Est-ce que vous voulez vous réchauffer autour d'un café ou d'un chocolat chaud en attendant que ça se tasse ?

Je jetai un coup d'oeil à la vitrine ruisselante d'eau, puis tournai la tête vers les militaires, qui étaient restés silencieux durant la conversation, les bras croisés, nous observant depuis un coin de la pièce, et enfin vers Al, n'étant pas sûre qu'il accepte de rester ici. Je croisai son regard brun-vert, et il hocha la tête, m'encourageant à rester sans prendre part à la conversation pour autant.

- Je veux bien, un chocolat, oui.

- Et vous autres ? Vous préférez quoi ? fit-il aux trois autres. café ou chocolat chaud ? Vous pouvez accrocher vos manteaux sur la patère à gauche.

Al me suivit, tandis que les adultes acceptèrent un café avant de s'asseoir sur les tabourets hauts, près de l'entrée, gardant un oeil sur nous tout en nous laissant un peu d'espace. Al s'affala sur le canapé et je le suivis de près, poussant un soupir d'aise en constant qu'il m'avait laissé la place la plus proche de la cheminée. Je tendis les mains vers le feu, autant par besoin de me réchauffer que par plaisir, et jetai un coup d'oeil au mécanicien parti se laver les mains et s'affairer derrière le comptoir.

Quelques minutes après, il arriva, un plateau chargé à la main, et posa celui-ci sur la table aussitôt après que j'ai repoussé les quelques journaux qui y traînaient. Il versa les boissons dans des mugs de céramique émaillée et nous les tendit. Je pris la tasse brûlante dans mes mains et la posai sur mes genoux, tandis que nous reprenions notre discussion sur la fabrication d'automails, et, à demi-mot, l'idéologie qui se cachait derrière. Je me rendis compte qu'il me tutoyait depuis un moment. Cela ne me dérangeait pas, au contraire, j'avais tellement peu l'habitude d'être vouvoyée que je trouvais ça plus gênant qu'autre chose.

- En tout cas, ça fait plaisir de voir une mécanicienne, ça change !

- Ah… oui, bredouillai-je machinalement.

- Je trouve ça bien, c'est assez rare, les femmes, dans le milieu. Défends ta place !

- Comment ça ? fis-je, un peu surprise.

J'avais grandi aux côtés de Pinako, et j'en avais tiré tout naturellement la conclusion que c'était un métier féminin. Pourtant, à ces mots, une réalité me frappa. Lors de mes promenades à Rush Valley, je n'avais parlé presque qu'avec des hommes.

- Hé bien, ne laisse pas les autres sous-estimer la qualité de ton travail. Parce que si ta réalisation est à la hauteur de tes plans, tu as déjà un niveau assez remarquable.

Le compliment me fit rosir.

- Enfin, si tu veux progresser, ce n'est pas en restant ici que tu trouveras de quoi faire. Va à Rush Valley, et bataille pour être engagée dans un des meilleurs ateliers. A mon avis, s'ils te refusent d'y entrer, quand on vois ce que tu fais à quinze ans, ils s'en mordront rapidement les doigts !

- Merci, fis-je en pataugeant dans mon embarras et ma déception, mais je ne suis pas sûre de pouvoir faire ça… Je n'ai pas prévu de quitter Dublith.

- Oh… c'est dommage. J'espère que tu y réfléchiras !

Je hochai la tête, et le silence retomba, à peine troublé par les cliquetis de la pluie sur le rebord de zinc à l'extérieur de la vitrine et les craquements du bois dans le feu. Pour la première fois depuis des jours, et malgré le dilemme qui me tiraillait entre rester ici et partir pour Rush Valley, je me sentis bien.

Nous restâmes un moment à discuter tandis que la pluie cognait les vitres, étrangement distante depuis ce canapé auprès du feu. Après avoir parlé technique, le mécanicien adressa la parole à Alphonse, qui lui répondit et démarra avec lui une discussion sur les commerces de la ville. Bien que jusque-là, Al n'ait pas décroché un mot, il y eut une sorte de complicité immédiate entre eux. Il connaissait bien Dublith, et on sentait dans leurs échanges l'affection qu'ils portaient à cette ville. Et puis, Al avait toujours eu cette facilité presque écoeurante à prendre contact avec n'importe qui… à croire qu'il ne comprenait pas le concept de timidité.

Le mécanicien, dans un acte de tolérance, entama la discussion avec les deux militaires qui répondirent poliment à ses questions, sans trop oser sortir de leur réserve. A cette occasion, j'appris leurs noms, âge, grade, et quelques petites choses sans importance, comme s'ils aimaient le café bien noir et les chiens. Me désintéressant de la conversation, je plongeai le regard dans le feu en me mordillant pensivement l'intérieur de la joue. Ces petits fragments d'informations les rendaient un peu plus humain, et je n'y tenais pas spécialement. Je savais bien, au fond, qu'ils ne faisaient que leur travail, et que celui-ci ne leur plaisait probablement pas… mais voilà, il était plus facile de haïr quelqu'un quand on pouvait le considérer comme l'incarnation du mal. Je n'avais pas envie qu'ils soient des humains comme les autres.

Toutefois, en me perdant dans les flammes, ce furent surtout les souvenirs de forge, et l'envie de travailler de nouveau le métal qui m'envahirent. Je sentais presque les doigts me démanger, et tapotait machinalement du pied pour évacuer quelque part cette frustration. Al, qui l 'avait sans doute remarqué, me tapota l'épaule, et je tournai la tête vers lui.

- Ça va ?

- Ça va, répondis-je en lui lançant mon sourire habituel, en espérant que celui-ci ne soit pas trop crispé.

Il me regarda avec une expression rassurante qui détonnait avec son visage trop jeune, et me tapota l'épaule avant de revenir à la conversation. Je m'enfonçai un peu plus dans le canapé informe et plongeai les yeux dans l'âtre dont les flammes dansantes m'hypnotisèrent un moment.

- La pluie a l'air de se calmer… vous devriez en profiter pour rentrer chez vous, commenta Biff.

- Oui, vous avez raison… Winry, tu as encore des questions, ou on rentre ?

- Hum… pas vraiment.

En vérité, j'aurais bien demandé à visiter son atelier, voir l'équipement, et passé des heures à parler mécanique avec cet homme, si je n'avais pas été engoncée à ce point dans mon incertitude. Pour travailler, il fallait partir… Voulais-je vraiment partir ? En avais-je le droit ?

Sans avoir réussi à chasser ces questions, je remis mon manteau réchauffé par la cheminée qui chuintait et crépitait amicalement. Personne n'avait envie de ressortir affronter la pluie de Novembre, mais bon… il fallait bien partir ? Nous étions déjà restés bien plus longtemps que prévu, et il aurait été dommage d'inquiéter Sig Curtis, qui gardait tout de même un oeil sur nous.

Nous prîmes congé de Biff qui nous invita à repasser quand bon nous semblait, avec une politesse affable, avant retourner travailler une fois que nous avions fini de faire tinter la clochette de la porte.

Il pleuvait beaucoup moins, mais le froid restait bien présent, et mon manteau n'avait pas complètement fini de sécher, me donnant quand même hâte d'arriver chez les Curtis. Planquée sous mon parapluie, tandis qu'Al reboutonnait son manteau et revissait sa casquette à côté de moi, je vis du coin de l'oeil les militaires rabattre leur col de manteau en maugréant. Il allait falloir s'habituer à ce temps comme nous nous étions habitués à leur présence… à contrecoeur.

- Tu ne veux pas venir sous le parapluie ? Il y a moins de vent, donc il sera plus utile qu'à l'aller.

- Ne t'inquiète pas, j'ai ma casquette, et puis j'ai l'habitude, je passe mes journées dehors, fit-il avec un sourire rassurant, avant de voir l'expression incertaine de mon visage et se ranger à côté de moi avec l'air aussi sérieux que si j'étais sur le point de pleurer.

Peut-être que j'avais l'air sur le point de pleurer, en fait. L'attente, l'incertitude, les militaires, et ce temps morose qui n'aidait en rien, tout cela ne laissait pas beaucoup d'espoir. Nous nous mîmes à marcher en silence, devinant que les militaires nous emboîtaient le pas.

- Bon, ça ne va pas, hein ? murmura-t-il.

- Et toi, ça va, peut-être ? répliquai-je, un peu acide.

Il eut un sourire triste, et je regrettai aussitôt d'avoir répondu de manière aussi désagréable. Nous continuâmes à marcher à pas lents sur les pavés glissants, hésitant à rompre le silence troublé par les gouttes qui frappaient la toile de mon parapluie.

- Tu devrais aller à Rush Valley pour t'engager comme apprentie.

Il avait dit ça d'une voix calme, mais l'entendre énoncer comme une évidence cette idée que je n'osais pas formuler trop clairement me fit rougir d'embarras. À croire qu'il pouvait lire dans mes pensées.

- Tu crois ? croassai-je, échouant à garder un ton neutre.

- Je crois cet homme. Et je crois ce sourire jusqu'aux oreilles quand tu étais là-bas.

- Mais… si… si je partais…

- Je t'accompagnerai, répondit Al avec une mine résolue.

- Mais… tes jobs ? bredouillai-je.

- Franchement, je trouverai sûrement quoi faire à Rush Valley, répondit-il en s'étirant. Ce n'est pas comme si je cherchais quelque chose de spécifique, et puis, ils trouveront bien à me remplacer ici, j'en suis sûr ! Si un gamin comme moi peut le faire, c'est à la portée de n'importe qui.

Je coulai un petit coup d'oeil vers lui, songeant que ce n'était pas parce qu'il avait l'apparence d'un gamin de dix ans qu'il n'avait pas des compétences hors du commun. Mais bon, je devais avouer que si je devais partir pour Rush Valley, je préférais ne pas être seule. Et, quitte à être avec quelqu'un, autant que ce soit une personne qui me connaisse bien et me comprenne. Cette idée était donc très réconfortante, et ne pas devoir chercher comment aborder le sujet était un gros soulagement pour moi. Malgré tout, il restait une question en suspens, qui, plus que les autres, me préoccupait.

- Tu es sûr d'être prêt à partir ? Si… si il revient…

- Il ne reviendra pas.

Net comme une coupure au cutter. Sans colère, sans tristesse apparente. Sa phrase me fit pourtant un coup au coeur. Sans doute parce qu'il avait dit ce que je n'avais pas envie de croire depuis des jours.

- Mais, qu'est-ce qu'on en sait ?

- Ça fait vingt jours qu'il est parti, et on a eu aucune nouvelle à part cette carte. Il ne compte pas nous contacter pour le moment, et s'il veut le faire plus tard, il trouvera bien une solution. Sig Curtis aura notre adresse, les militaires aussi, ce n'est pas comme si nous allions être difficiles à trouver.

- C'est vrai. Je suis désolée de remuer le couteau dans la plaie, mumurai-je.

- Bah, il m'a fallu du temps pour accepter cette idée, murmura-t-il en fourrant les mains dans ses poches, les yeux baissés sur les pavés luisants avec un sourire désabusé. Mais maintenant je le sais. Il faut avancer par nous-mêmes, et nous trouver des buts.

Je hochai la tête. Nous en étions arrivés aux mêmes conclusions.

- Au moins, il s'est excusé, souffla-t-il d'une voix à peine perceptible.

Je baissai les yeux vers lui en continuant de marcher à côté de lui, ému par sa tristesse, et frappé par sa maturité. Depuis les derniers événements, il était devenu terriblement sérieux, et même quand il souriait, il semblait le faire en étant conscient du rôle que ça pouvait avoir. En l'occurrence, me remonter le moral, et se persuader lui-même que tout n'allait pas si mal.

- Et pour toi, ce n'est pas trop dur ? fit-il en levant vers moi un regard compatissant.

- C… Comment ça ?

- Tu es amoureuse de lui, non ?

À ces mots, je me figeai au milieu du trottoir, sentant une explosion de chaleur me monter au visage. Il avait lâché ça, presque avec nonchalance, comme si c'était l'évidence même.

Était-ce l'évidence même ? Peut-être. Sans doute que ça l'était. Mais il n'avait pas tout à fait raison. Il me regarda avec le sourire triste de celui qui constatait qu'il avait vu juste. Je me remis à marcher en détournant les yeux vers les façades ternies par le temps et tentai de préparer une réponse.

- Je… j'étais amoureuse de lui. Mais… plus maintenant, bredouillai-je. Je l'adore, tout comme je t'adore, mais, je me suis rendue compte que… non, ce n'est pas vraiment ça.

- … À cause de son corps ?

Je poussai un soupir, tremblant un peu sous l'effet de la gêne. Je ne m'imaginais pas parler de ça à voix haute, mais voila, les soldats étaient en retrait et n'entendaient sans doute que des bribes de notre conversation, et les questions que posaient Al, si elles étaient embarrassantes, ne contenaient aucun jugement. Peut-être avais-je aussi besoin de prononcer ces mots à voix haute.

- En… en partie, c'est vrai. Je ne lui dirai jamais ça, il serait furieux je crois, de savoir que je ne me n'arrive pas complètement à le voir comme le garçon qu'il a toujours été. Mais… au fond… ce n'est pas que ça. Je me faisais une idée de lui qui n'était… juste… pas vraie, tu vois ?

Il hocha la tête, m'écoutant sans en perdre une miette.

- J'imaginais qu'il ferait pour moi des choses qui ne lui ressemblaient pas, en oubliant qui il était vraiment. Tu sais, son côté grognon et un peu solitaire, par exemple. Il ne changera sans doute jamais ça, hein ?

Il acquiesça. Il était bien placé pour savoir de quoi je parlais.

- Bref, je me suis rendu compte que j'étais plus amoureuse de l'image que je m'en faisais que de la personne qu'il est réellement… Est-ce que ça fait de moi une personne horrible ? ajoutai-je à mi-voix.

- Non, répondit-il d'une voix tout aussi basse. Je crois que tout le monde reconnaît dans les gens ce qu'ils ont envie d'y voir. Regarde Cub. J'ai voulu y voir un allié, quand Ed l'a toujours considéré comme un ennemi… Et Izumi y voit son enfant avant tout. La réalité est sans doute quelque part au milieu de tout ça….

- Tu es tellement sérieux.

- J'ai eu un paquet de temps pour réfléchir à la question, répondit-il avec un rire un peu nerveux.

Je le regardai quelques secondes, et il détourna la tête en croisant mon regard, préférant contempler les devantures de la rue d'en face. J'eus une émotion étrange, sur laquelle j'avais du mal à mettre les mots, et que je méditai en continuant à marcher en silence. Entre les discussions et les silences, nous avions fait une bonne partie du trajet qui nous séparaient de la boucherie Curtis, ce qui me laissa de longues minutes pour réussir à mettre des mots là-dessus.

Stupide.

Je me sentais profondément stupide. Parce que même s'il n'avait pas raison sur absolument tout, Alphonse me donnait l'impression de lire en moi comme un livre ouvert, ce qui était quand même un peu perturbant. Et parce que quand il disait quelque chose, cela semblait toujours posé et évident. J'eus soudainement l'impression d'être une abrutie qui n'était bonne à rien d'autre qu'à monter des automails, et qui ne servirait jamais à rien quand il s'agissait d'aborder des sujets un peu plus profond ou de gérer des situations graves. Peut-être qu'Edward n'avait pas tort quand il m'envoyait des vacheries.

Je me mordis la lèvre, un peu abattue par cette idée, et le trajet s'acheva en silence.


Il faisait encore nuit quand le réveil sonna. Je me redressai dans mon lit et restai assise en équilibre précaire, avant de réussir à me lever par une sorte de courageux automatisme. J'attrapai le tas de vêtements posés sur ma table de nuit, traversai la pièce au plancher nu, puis sorti dans le couloir où le militaire somnolant sur sa chaise se réveilla en sursaut, pour toquer à la porte de la chambre d'Al, en me disant qu'au moins, je ne m'étais pas laissé le temps, ni la possibilité de me rendormir. Un grommellement ensommeillé me répondit à travers la porte, et je me sentis sourire.

Je me dirigeai vers la salle de main, espérant que l'eau allait me réveiller, et me préparai sans trop de hâte, comme si mon corps était resté endormi. Prendre une douche me secoua tout de même un peu, puisque l'eau mit, comme toujours, une quinzaine de secondes à chauffer, me laissant grelottante à l'opposée du bac en tenant la poire de douche comme un serpent à la morsure mortelle.

Malgré tout, ce fut dans un nuage de vapeur que je ressortis de la pièce un moment plus tard, après m'être lavée, coiffée et habillée, réchauffée pour le compte. Je croisai Al qui y entra à son tour, les yeux encore collés de sommeil, en m'adressant un vague signe de main.

Je souris sans me retourner et continuai à marcher vers ma chambre pour glisser ma trousse de toilette et mon pyjama dans mon sac de voyage, avant de le descendre dans la cuisine. Autant j'avais eu du mal à me lever le matin ces dernières semaines, autant, aujourd'hui, j'étais motivée à sortir du lit et bien réveillée.

Je mis l'eau à chauffer et sortis du pain que je coupai pour le mettre à griller, coupant un bon nombre de tranches pour Al et moi, et en mettant d'autres de côté pour préparer des sandwiches. Sig poussa la porte de la pièce, se figea un seconde sur le seuil en remarquant ma présence, puis entra avec un petit hochement de tête qui était sa manière de dire bonjour.

Il tira du garde-manger les fromages, trancha un peu jambon fumé, puis commença a préparer un café. Il venait de s'asseoir à table quand Al poussa la porte avec son sac en bandoulière. Dire que tout ce qu'il possédait tenait là dedans !

- Bonjour. Merci d'avoir préparé à manger, Winry ! fit-il en s'installant à son tour.

Je haussai les épaules. Pour le nombre de fois où je m'étais levée en trouvant un petit déjeuner prêt, je pouvais au moins faire ça. Je m'attablai à mon tour devant mon thé et mes tartines. Je me sentais fébrile à l'idée de partir. Nous en avions discuté tous les deux, pris cette décision difficile de renoncer à l'espoir de voir Edward réapparaître dans nos vies par magie. Nous avions parlé à Sig, la boule à la gorge, nous sentant coupable de le laisser seul dans cette demeure autrefois aussi animée. Meisson nous avait encouragé avec sa bonhomie habituelle, promettant qu'il veillerait sur Sig et l'aiderait à la boutique aussi longtemps qu'il le faudrait. Il avait fallu beaucoup de phrases rassurantes de sa part pour réussir à nous débarrasser de cette culpabilité qui nous vissait le ventre.

Et à présent, nous prenions notre dernier repas dans la demeure des Curtis. J'aurais voulu me dire que ce n'était qu'un au revoir, que nous allions revenir à l'occasion… mais je commençais à prendre conscience que rien n'était moins sûr, et que notre avenir était plus qu'incertain.

- Faites attention, gronda la voix de Sig, sortant de nulle part, me faisant sursauter.

Je me tournai vers lui, qui me fixait de ses petits yeux sombres et sévères, et sentis toute l'affection et l'inquiétude qu'il y avait dans ces mots. Je hochai la tête en guise de remerciement.

- Oui. On appellera régulièrement pour vous tenir au courant.

- Oui.

Al jeta un oeil à l'horloge, avala ses dernières gorgées de thé et se leva.

- Il ne faut pas qu'on tarde, chargée comme tu es, il vaut mieux prévoir plus de temps pour aller jusqu'à la gare…

- C'est vrai, fis-je avant d'enfourner ma dernière tartine et de me redresser à mon tour en mâchonnant la fin de mon petit déjeuner.

Al attrapa le pique-nique et la gourde pour la mettre dans son sac, où il restait encore plein de place. Je baissai les yeux vers mes propres bagages, avec une expression dépitée. On ne pouvait pas en dire autant de mes propres affaires. Entre mes vêtements, mon matériel et les deux automails d'Edward, que j'avais fini par avoir le courage de récupérer dans la chambre qui avait pris des airs d'autel endeuillé depuis son départ, j'allais être bien chargée. Alphonse suivit mon regard, traversa la pièce et empoigna le sac le plus lourd pour se le mettre sur l'autre épaule. Je m'apprêtais à protester que je n'étais pas une faible femme, mais il fallait admettre qu'une répartition équitable des bagages seraient encore le meilleur moyen de ne pas louper notre train. Je soulevai les autres sacs, et m'approchai de Sig pour lui dire au revoir.

Je ne m'attendais pas à ce qu'il nous attrape chacun par un bras et nous serre contre lui. Il relâcha son étreinte avant que nous suffoquions, et toussota, gêné de s'être laissé aller à autant d'expression.

- Vous allez me manquer.

C'était peut-être la phrase la plus longue qu'il avait jamais dite en ma présence. J'eus un sourire un peu tremblant et levai les yeux vers cette armoire à glace qui était, au fond, aussi gentil qu'Alphonse. Juste aussi massif que timide.

- Vous aussi, vous allez nous manquer, avoua Al.

- Mais on vous donnera des nouvelles, ajoutai-je.

Il hocha la tête, comme s'il avait évacué son quota de mots, puis, un peu maladroitement, nous quittâmes la maison, dans une ambiance bien différente que lors de notre arrivée. Et même si certaines choses avaient été éclaircies durant notre séjour, les nouvelles questions dépassaient de loin les mystères résolus.

Je levai les yeux vers le ciel noir et opaque au dessus de nos têtes tandis que nous traversions le jardin, sentant le poids de mes bagages sur les épaules et celui de l'incertitude dans mon coeur. Marchant dans l'obscurité opaque aux côtés d'Alphonse, qui ne s'inquiétait pas une seconde, tellement habitué aux lieux et à l'atmosphère du petit matin, et suivi comme notre ombre par le duo de militaires qui n'étaient manifestement pas ravis de devoir nous suivre ici et là. Nous n'avions pas marché deux minutes qu'il se mit à crachiner.

- Décidément, marmonnai-je en me renfrognant dans mon écharpe, avant de fouiller dans mon sac pour y retrouver mon parapluie.

Al, qui portait sa casquette, ne semblait même pas avoir remarqué la pluie. En le voyant se retourner et s'arrêter, quelques pas plus loin, en remarquant que j'étais à la traîne, je songeai qu'il avait changé depuis le départ de son frère. Comme si, en son absence, il avait été obligé de commencer à exister pour lui-même, et qu'il s'était découvert de l'assurance. Comme s'il avait prématurément vieilli, devenant bien plus sérieux que moi. J'ouvris le parapluie qui claqua au-dessus de ma tête en se dépliant, puis, après une seconde d'hésitation, me remis à marcher pour revenir à sa hauteur.

Il me semblait qu'il avait grandi.


Le trajet se fit sans histoires, tout comme notre arrivée à l'auberge. En l'absence d'Edward, nous ne pouvions pas nous permettre de nous payer l'hôtel hors de prix où nous avions logé la dernière fois, aussi avais-je cherché un lieu moins cher, qui m'avait été conseillé par Dwyer, le prothésiste. Encore et toujours suivis par les militaires qui nous imitèrent dans leur choix, nous avions donc cherché une brasserie où nous pûmes manger des escalopes montagnardes posées sur un lit de pommes de terres et noyées de lard et de fromage, qui nous donnèrent assez de calories pour affronter le froid qui était tombé sur la région et faire le tour des mécaniciens avec qui j'avais déjà eu l'occasion de discuter lors de mes précédentes venues. Plusieurs me répondirent négativement, faute de travail, ou parce qu'ils avaient déjà pris quelqu'un, mais leurs commentaires à tous étaient encourageants.

Je m'adossai à une façade et fouillai pour sortir une gourde de mon sac bien encombré par mes plans et l'automail du bras d'Edward que j'avais amené avec moi en guise de démonstration, et bus quelques gorgées avant de la passer à Al qui avait manifestement soif aussi, puis poussai un profond soupir.

- Pfff… je pensais que ça serait plus facile, soupirai-je.

- Ça va, ce n'est que le premier jour, fit Al d'un ton rassurant. Et puis, il y a tellement de boutiques, tu trouveras bien ton bonheur !

- J'aimerais entrer dans un gros atelier, répondis-je en remettant la gourde dans mon sac. Plus il y a de commandes, plus j'ai de chances d'apprendre des choses.

- Mais du coup, le prochain endroit qu'on visite, c'est le cas, non ?

- Marshall & Co. C'est l'un des plus gros ateliers de la ville, ils emploient pas mal de monde à ce que j'ai compris. Apparemment, ils ont un accord avec l'armée pour leur fournir des prothèses.

- Oh… ils doivent avoir du travail, commenta Al avant de réaliser en même temps que moi le cynisme de ce qu'il venait de dire.

- Comme tu dis, confirmai-je néanmoins. Allez, on ferait mieux de bouger, j'ai les pieds gelés, fis-je avec un soupir.

J'avais gardé le souvenir d'une ville chaude et ensoleillée, mais les choses avaient bien changé ici. Le temps en montagne était plus extrême qu'à Resembool ou même qu'à Dublith, et en remontant la rue principale vers notre destination, je songeai que j'allais devoir songer à m'équiper pour des températures plus froides. Nous n'étions qu'en automne, et l'hiver promettait d'être sacrément rude ici.

Enfin, je pourrais davantage me permettre de dépenser quand j'aurai un travail, pensai-je. En plus, je dois encore de l'argent au prothésiste pour le recouvrement des automails d'Edward.

Au moins, ça lui servira sûrement.

Je n'en avais pas parlé à Alphonse, parce que je n'en étais pas sûre, mais j'avais cru reconnaître Edward dans une passante devant la boucherie, le jour de sa disparition. Sans doute parce que son regard s'était planté dans le mien quelques secondes… mais, distraite par les militaires venus nous interrogés, j'avais dû regarder ailleurs, et la silhouette avait disparu aussitôt après.

Même si ce n'était pas forcément lui, c'était probablement ce genre d'apparence qu'il avait emprunté. Mon acharnement n'avait peut-être pas été si inutile que ça, finalement…

Je repensai au contrat et pouffai de rire avec amertume. C'était tellement ironique. Il avait signé qu'il me fournirai en matières premières à vie si le recouvrement de sa prothèse lui était utile, mais au bout du compte, il n'était même pas dit que je le revoie un jour, même si je m'accrochais toutes griffes dehors à cet espoir.

Toute à ces pensées, je ne vis pas le trajet se faire, et me retrouvai devant la porte de l'atelier. Ou de l'usine, rectifiai-je intérieurement. Face au grand portail de fer forgé qui s'ouvrait sur une cour intérieur où s'affairaient des hommes en train de charger des camionnettes, je sentis monter une grosse bouffée de trac.

- Whoah, commenta Al. Ça a l'air animé ici…

Je fis quelques pas dans l'allée, cherchant des yeux vers quel bâtiment de vieille pierre j'étais censée me diriger. Un des manutentionnaires, voyant ma mine incertaine, posa sa caisse de bois au cul de la camionnette qu'il chargeait et désigna une porte de verre et d'acier droit en face du portail.

- Vous semblez perdue mademoiselle… vous deviez allez à l'accueil.

- Euh, merci, bredouillai-je nerveusement avant de m'y diriger.

L'homme répondit par un clin d'oeil avant de monter dans le coffre pour continuer son empilage. En voyant les gens s'affairer ici, je pris soudainement conscience de l'importance de l'entreprise. L'angoisse monta, et j'eus soudainement une profonde envie de m'enfuir en courant, convaincue qu'ils allaient non seulement refuser ma candidature, mais de surcroît me rire au nez. Qui serait intéressé par la force de travail d'une gamine de quinze ans ? En plus, je n'avais rien fabriqué depuis l'automail d'Edward… J'avais tellement peu d'expérience… Ici, ils devaient sortir des prothèses en continu. Autant il était facile de discuter avec des mécaniciens qui avaient leur petite boutique avec pignon sur rue, autant ces grands bâtiments fourmillant d'activité étaient intimidants.

Je me figeai devant la porte, le coeur battant, la gorge sèche, et me tournai vers Al qui sembla lire dans mon regard mon envie de prendre mes jambes à mon cou. Il me répondit par un sourire encourageant, serrant son poing dans un signe de détermination, et je parvins à sourire.

"Allez ! Tu peux le faire !" semblait dire son regard. Et cette pensée fut le coup de pied au cul qui me manquait pour oser pousser la porte. J'entrai dans la pièce, voyant un comptoir de métal auquel était installée une femme. Le long des murs derrière moi, quelques personnes attendaient sur des sièges au rembourrage rouge sang, et les murs étaient tapissés de photographies de personnes exhibant leurs automails, de prix, et autres certificats. Derrière l'hôtesse, une grande affiche encadrée annonçait victorieusement "fournisseur officiel de l'armée d'Amestris", achevant d'asseoir leur autorité.

Al, qui avait parcouru la pièce du regard en même temps que moi, secoua la tête avec un sourire désabusé. Pour une fois, je devinais ce qu'il pensait.

" Ça va, les chevilles ?" ou quelque chose comme ça. Il fallait avouer qu'il y avait un peu d'esbroufe dans cet empilage de gages de qualités.

- Bonjour, que puis-je pour vous ? demanda la femme d'un ton poli, avec un sourire un peu lisse.

- Bonjour, je m'appelle Winry Rockbell, et je voulais savoir si vous preniez des apprentis ?

- Il n'y a pas de poste libre en secrétariat actuellement, répondit-elle.

Je retins un soupir, agacée qu'on parte du principe que je venais pour ça.

- Je ne venais pas pour ça… je suis mécanicienne.

- Oh. Je vois, fit-elle avec un petit sursaut, comprenant pourquoi mon regard s'était un peu refroidi. Je crois qu'ils cherchent à embaucher. Veuillez m'excusez, je vais contacter le directeur.

La standardiste décrocha son téléphone, composa un numéro et appela, me jetant des petits regards emprunts de jugement.

- Oui, Monsieur Marshall, quelqu'un s'est présenté pour un poste de mécanicien. Une jeune femme… Oui… Je suppose… fit-elle en jetant un nouveau coup d'oeil vers moi. Oui… Très bien.

Elle raccrocha et me désigna une des chaises à sa gauche.

- Pouvez-vous me redire votre nom ?

- Winry Rockbell.

- Monsieur Marshall va vous recevoir. Si vous pouvez attendre ici…

Je hochai la tête et me dirigeai vers les chaises, tandis qu'elle levait les yeux vers les militaires derrière mois avec une expression plus chaleureuse.

- Vous désirez, messieurs ?

- Oh, rien, nous les escortons juste.

Elle hocha la tête et nous laissa partir. Je traversai le hall inutilement grand et m'affalai sur un des sièges avec un soupir.

- Oh, le stress, commentai-je.

- Tu t'en tires bien, je trouve, me réconforta Al. Et puis, elle a dit qu'ils recherchaient des gens.

- C'est vrai. J'ai peut-être mes chances.

- Je suis sûr que ça va le faire !

Le silence retomba, et durant les longues minutes qui suivirent, je détaillai chaque élément de la pièce, suivant du regard quand quelqu'un se levait de sa chaise à l'appel de son nom ou ressortait du bâtiment. Puis on m'appela. Un homme traversa la pièce dans ma direction, tendant la main devant lui comme si c'était elle qui la traînait dans son sillage.

- Winry Rockbell, je présume, fit-il avec un large sourire en me serrant la main énergiquement.

- Oui, répondis-je en couinant un peu.

- Ryan Marshall, directeur de l'entreprise. Vous voulez être engagée comme mécanicienne ? Ce n'est pas courant qu'une jolie jeune fille comme vous veuille faire ce métier.

- Hé bien, ma grand-mère tient un atelier à Resembool, j'ai appris avec elle.

- Oh, je vois, une affaire de famille !

- Et maintenant, je voudrais parfaire mon apprentissage dans un atelier plus important, expliquai-je avec le sentiment étrange qu'il ne m'écoutait pas vraiment. Je me demandais donc si vous seriez prêt à m'engager… J'ai amené avec moi des plans et un automail de ma fabrication.

- Très bien, très bien… Vous voulez visiter l'usine ? Nous verrons votre travail avec le chef d'atelier.

Il jeta un coup d'oeil à Al et aux deux militaires qui s'étaient levés en même temps que moi.

- Ils m'accompagnent, fis-je simplement.

- Oh, vous avez des gardes du corps ?

- C'est une longue histoire. Mais ne vous inquiétez pas, ça n'a pas d'influence sur la qualité de mon travail.

- Pas de soucis, les militaires sont bienvenus ici, après tout, nous travaillons pour eux. Quant à toi, fit-il en baissant les yeux vers Al, tant que tu ne casses rien…

Je vis Al s'empourprer d'humiliation et j'eus un sourire gêné. Dans une autre circonstance, il se serait rebiffé, et moi aussi, mais rembarrer mon potentiel employeur ne me paraissait pas être une bonne idée. Il nous fit traverser l'accueil et entama une visite guidée de ateliers, ronflant de fierté. Et il y avait de quoi.

Des salles immenses avec plus de matériel et d'équipement que je n'en avais jamais vu, des dizaines de mécaniciens travaillant sur des prothèses dont je connaissais déjà la réputation, et, chose que je n'avais jamais vue en vrai, des chaînes de montages. Traversant la salle, quelques tapis roulants acheminaient les pièces au fur et à mesure des besoin des fabricants, et évacuaient les prothèses terminées vers une autre salle, où elles étaient vérifiées, listées, empaquetées et prêtes à être livrées.

En voyant la pièce envahie de l'odeur du métal et du bruit de son façonnage, les trois immenses fours qui se trouvaient dans la première salle que nous avions visitée, les ateliers avec des pans de mur entiers d'outils, de visserie et autre, je me sentais presque baver. Jamais je n'avais vu un lieu de fabrication aussi bien pourvu, et à l'idée de travailler ici, j'étais presque folle d'impatience.

Pitié, faites qu'ils acceptent ma candidature ! Pitié pitié pitié ! Je veux bosser ici ! Je veux pouvoir utiliser ces outils ! Holala cette ponceuse électrique à l'air géniale ! Oh, et ce fer à souder ! Je veux le même !

- Nous avons une grille de tailles standards pour les prothèses de bras et de jambes, avec trois types de morphologies, ce qui couvre la majorité des commandes. Les clients envoient leurs mensurations et nous leur proposons le modèle qui leur convient le mieux.

- Vous ne faîtes pas du sur mesure ?

- Sisi, tout de même ! Pour les clients aux morphologies très particulières, ceux qui ont un budget à la hauteur de cette exigence… C'est dans l'aile ouest, je comptais vous la faire visiter après. Après, la majorité des pièces qui sortent de nos atelier reste de la demi-mesure. Le sur mesure est difficilement vendable étant donné le coût de fabrication.

Je baissai les yeux, songeuse… pourtant, avec Pinako, nous vendions des prothèses faites sur mesure sans difficultés majeure, et nous gagnions de quoi vivre…

Mais c'est vrai qu'ici, i plus de concurrence. Et puis, on fait aussi la maintenance.

- Vous avez un atelier de maintenance ? demandai-je, curieuse.

- Ah ? Non, nous laissons ce travail à des succursales spécialisées dans la vente et les réparations. Nous n'avons pas le temps de nous occuper du service après vente dans l'usine centrale, et puis… pour peu que leurs propriétaires les entretiennent correctement, les problèmes sont rares.

Je hochai la tête, la gorge un peu nouée. Son ton n'était-il pas un peu condescendant ? Je repensai au mécanicien qui nous avait accueilli à Rush valley et songeai que s'ils se rencontraient, cela ferait sans doute de sacrés étincelles.

Mais quand il m'emmena dans l'atelier destiné aux pièces sur mesure, j'oubliai toute objectivité et m'extasiai au sujet du matériel, des plans de travail, de la qualité des outils utilisés, furetant, posant une ou deux questions aux mécaniciens qui semblaient stupéfaits de me voir ici mais me répondirent poliment, et j'oubliai presque que le lieux m'intimidaient auparavant. Je voulais travailler ici. Je voulais apprendre des meilleurs.

J'en étais là de mes pensées quand une autre personne entra dans la pièce, serrant la main au directeur, puis se tourna vers moi avec un regard amusé.

- Et donc, c'est elle ? demanda-t-il en me voyant.

Je supposai que c'était le chef d'atelier et revins vers lui pour le saluer. L'homme était grand, sans doute la quarantaine, carré et massif, avec des mains comme des battoirs, mais un air plutôt sympathique. Je lui tendis la main, mais il me fit la bise, me figeant de surprise.

- Bonjour mademoiselle…

- Winry. Winry Rockbell, bafouillai-je, un peu prise au dépourvu.

- John Thaddeus, je suis le chef d'atelier.

- Ravie de vous rencontrer.

- Vous avez amené certains de vos travaux si j'ai bien compris ? demanda le directeur. Le moment paraît bien choisi pour les sortir.

Je hochai la tête, retrouvant un peu de trac, et tirai de mon sac l'ancien bras d'Edward et les plans de la dernière version d'automail. Le chef d'atelier pris l'automail pour l'examiner sous tous les angles et faire jouer les mécanismes, pendant que Marshall, le directeur, étudiait les plans. Je me retrouvai donc les mains vides, assourdie par le silence pesant des deux hommes absorbés par leur étude, et regardai un peu partout pour occuper ces longues minutes embarrassantes. Je croisai les regards intrigués des mécaniciens qui négligeaient leur travail pour suivre l'échange, ceux, emprunt de lassitude, des deux militaires, qui auraient manifestement préféré que je reste sagement à me tourner les pouces à la maison Curtis, et enfin, la mine renfrognée d'Al. Je lui lançai un regard interrogateur, auquel il répondit par une tentative de sourire, comme s'il était en colère. Sur le coup, je n'en compris pas la raison.

- Mhm… ces proportions sont un peu féminines, commenta finalement Thaddeus, le chef d'atelier.

- Je me suis adaptée à la morphologie du client, répondis-je. Je l'ai faite sur-mesure.

- Je vois. Mhm… le montage manque de précision, et les finitions sont un peu… rustiques. Et d'où viennent ces griffures, ici et là ? On dirait un défaut de fabrication.

Un peu atteinte dans mon amour-propre, je me penchai sur les points qu'il désignait et reconnu les marques de coups, que j'avais tenté de polir durant mes dernières réparations. Sûrement les traces de son combat avec Barry le Boucher, ou de l'attaque passage Floriane. J'eus un sourire gêné.

- Mon client n'est pas délicat, alors l'automail s'est pris quelques coups.

Des coups de hachoirs, des impacts de balles, des crocs de chimères, des chutes de plusieurs étages, et j'en passais. Moi-même, je ne faisais que deviner ce qu'il leur faisait subir, et une partie de moi savait que je sous-estimerai toujours les dégâts qu'ils avaient à encaisser.

L'homme hocha la tête, rassuré de constater que ce n'était pas un défaut de fabrication, et continua de faire tourner l'automail dans tous les sens, testant la mécanique des doigts et du poignet en hochant de la tête.

- Il a bien vécu, on dirait. Mais il semble encore fonctionnel.

Je hochai la tête. Les deux hommes échangèrent leurs sujets d'étude et reprirent leur discussion. Ils me posèrent quelques questions auxquelles je répondis. Ils étaient assez critiques de mon travail, mais même s'il y avait un côté humiliant à les entendre dérouler les défauts, au moins, cela me permettait de savoir les choses que je pouvais améliorer, et, peut-être, pourquoi les autres ne m'avaient pas prise auparavant. Finalement, les deux échangèrent un regard complice.

- Bon, il y a des progrès à faire… mais c'est le principe d'un apprentissage, non ?

- Je suppose que le sur-mesure t'intéresserait davantage, mais on a pas énormément de commandes en ce moment, et puis, ton travail manque encore de précision pour ça… Les clients y mettent le prix et veulent un résultat absolument parfait. Le mieux serait de commencer en chaîne de montage, et si tu fais assez de progrès et qu'on a des commandes, on te fera peut-être venir en atelier.

- Ce serait parfait, répondis-je.

Bien sûr, j'aurais préféré travailler uniquement sur mesure, domaine dans lequel je me sentais plus à l'aise, mais la discussion avait entamé ma confiance envers la qualité de mon travail, et puis, travailler sur des dimensions standard allait être assez différent, et sûrement très instructif.

Et au moins, eux me proposent un travail, pensai-je victorieusement. Vint ensuite le salaire. Je n'avais aucune difficulté à extorquer de l'argent à Edward, sachant qu'avec son statut d'Alchimiste d'Etat, il était vraiment plein aux as, mais quand ils me proposèrent une rémunération plus basse que ce que j'espérais, je n'osai pas me rebiffer, et négociai du bout des lèvres. J'obtins tout de même une augmentation de cinquante cents par rapport au salaire initialement proposé, ce qui était très honorable. Il y eut quelques discussions sur les conditions de travail, puis nous nous quittâmes avec une poignée de main et une promesse d'embauche. Je n'avais plus qu'à revenir demain pour signer le contrat qu'ils prépareraient entre temps. Thaddeus me raccompagna jusqu'à l'entrée en me posant de nombreuses questions sur là d'où je venais, avec qui j'avais appris à fabriquer des automails, depuis combien de temps, étonné d'apprendre que je n'avais que quinze ans. Il était joyeux et bavard, un peu trop peut-être, mais j'étais tellement contente d'avoir trouvé du travail que je l'étais tout autant. Les militaires s'étaient radoucis quand une secrétaire leur avait proposé du café en passant, et l'ambiance était globalement joyeuse. Seul Al s'était emmuré dans un silence sombre, dont je ne pris conscience qu'une fois les grilles passées.

- Tu en tires une tête ! m'exclamai-je. J'ai trouvé du travail pourtant ! Tu devrais te réjouir avec moi, non ?

- C'est vrai, soupira-t-il.

- Qu'est-ce qui ne va pas, alors ?

Il baissa le nez vers les pavés, rougissant un peu sans cesser d'avoir l'air grognon.

- Je n'aime pas ce type, avoua-t-il un peu honteusement.

- Qui ? Marshall ou Thaddeus ?

- Hum, pour être parfaitement honnête… les deux. Mais surtout Thaddeus.

- Ah…fis-je, un peu refroidie par sa remarque. Pourquoi ?

- Je sais pas comment dire… Il me met mal à l'aise.

- C'est vague !

- C'est vrai, admit-il avec un pauvre sourire. Enfin, je me fais peut-être des idées.

- Avec tout ce qui est arrivé, il y a de quoi être méfiant, en même temps. Mais bon, la vie continue, et puis… J'ai. Un. Travaiiiiil ! m'exclamai-je en bondissant dans la rue comme une gamine, trop heureuse d'avoir réussi à trouver où me faire embaucher.

Quand je me retournai vers Al, son air sombre avait été effacé par un sourire attendri. Cela faisait tellement longtemps que je ne l'avais pas vu avec une expression qui ne soit pas ternie de tristesse que je me sentis d'autant plus joyeuse.

- Maintenant, il faut qu'on commence à chercher un logement, rappela-t-il.

- Ah !

- Et oui. On a pas fini de marcher aujourd'hui ! fit-il en riant de ma mine déconfite.