Hello ! On est lundi, c'est l'heure de publier un nouveau chapitre ! :D Cette fois, on retrouve le point de vue d'Edward, avec pas mal de changements au programme. J'ai vraiment adoré écrire ce chapitre et j'espère que vous prendrez plaisir à le lire (je dis souvent ça, non ?)
Je suis en train de faire l'illustration, mais mon cher barbu m'a suggéré de dessiner une scène qui, quoi que très sympa, n'est pas des plus faciles. Donc, ça viendra à son rythme (et je n'oublie pas les illus précédentes, mais justement, j'ai des idées un peu trop ambitieuses pour celles-là ^^°)
Je profite d'être ici pour dire que je serai présente à la Japan Expo sur le stand de Studio Miyukini (à l'emplacement Q711) Si vous voulez crier votre frustration de voir Ed et Roy séparés depuis si longtemps, découvrir mes autres projets ou simplement papoter, vous êtes mille fois bienvenus, je serai ravie de vous (re)voir IRL ! :)
Par contre, suite aux problèmes qu'il y a eu pendant l'édition de l'année dernière, le collectif a pris la décision de ne pas exposer de fanarts sur le stand, donc je n'aurai pas mon stock habituel de dessins de FMA, seulement mes projets persos. La bonne nouvelle, c'est qu'on a quand même fait une entorse pour Sweet Suicide, parce que c'est un fanzine qui me tient particulièrement à cœur, donc si vous voulez découvrir un doujin Royed de 352 pages, ça sera l'occasion ! ;)
Autre chose, nous aurons (normalement, parce que l'imprimeur a du retard et nous fait des sueurs froides) le volume 2 de Fan-orz. C'est un recueil sur le thème de la musique, avec des BD de différents auteurs, dont ma participation : "A l'ombre des réverbères", une BD couleur de 24 pages qui se passe... au Bigarré ! Oui, celui-là même que vous avez découvert deux chapitres plus tôt. Donc si vous voulez en savoir plus sur les débuts du cabaret et ses premiers habitants, ça sera l'occasion !
J'ai aussi fait un sketchbook de 40 pages, qui s'appelle Flâneries et qui est plein de croquis (avec des dessins de FMA et des personnages du cabaret, mais pas seulement).
Bref, il y aura beaucoup de choses à voir sur le stand, et je parle trooooop désolé ! Je crois que j'ai fait le tour de ce que je voulais dire, donc maintenant j'arrête les petites annonces et je vous laisse enfin lire !
Chapitre 51 : Découvertes et abandons (Edward)
- Bon, on a tout rangé ?
- Je crois, répondis-je.
- Il était temps, il fait presque nuit.
Nous étions toutes les deux dans ce qui allait cesser d'être notre foyer. La pièce aux murs blancs s'était vidée de son contenu, et même s'il restait encore quelques cartons à descendre, les lieux avaient déjà le goût de l'abandon. Une pénombre bleutée était tombée, et sans électricité pour la dissiper, nous allions devoir être prudentes en descendant les escaliers. Nous avions bien choisi notre moment pour partir, l'inondation du quartier avait finalement eu raison des installations électriques. Roxane fureta dans les coins de la pièce pour vérifier que nous n'avions rien oublié, tandis que j'effleurai les murs avec un sentiment étrange.
- Bon, on va pouvoir y aller, fit la rouquine d'un ton énergique… Hé, ça va, Angie ?
Elle avait sans doute surpris de la tristesse dans mon regard. Je me redressai en me sentant rougir.
- Oui, ça va, fis-je un peu maladroitement. C'est juste que… ça faisait longtemps que je n'avais pas eu de chez-moi comme ça.
C'était difficile à expliquer. Bien sûr, j'avais passé du temps chez les Rockbell, chez les Curtis, plus longtemps même qu'entre les murs de cette petite pièce mansardée… Mais c'était la première fois que j'avais investi des lieux que j'avais choisis avec quelqu'un, que j'avais été le véritable résident et pas l'éternel invité.
La perspective d'habiter au Bigarré était prometteuse, les personnes que j'y avais rencontrées étaient toutes plus sympathiques les unes que les autres, et l'irrévérence du lieu m'amenait un sourire rien qu'en y pensant. Mais en même temps, je ne pouvais pas m'empêcher de me demander si j'allais réellement me sentir chez moi.
Roxane me lança un sourire rassurant et m'ébouriffa les cheveux, faisant rejaillir mon épi que je bataillais toujours à dissimuler.
- Ne t'inquiète pas, ça va bien se passer, va. Tu as bien vu comment ils sont. Tu trouveras sûrement ta place !
- Je ne m'inquiète pas, mentis-je en réinstallant ma barrette pour rabattre de nouveau ma mèche folle. Allez, descendons tout ça avant qu'on ne voie plus rien dans les escaliers.
La descente des huit étages nous prit du temps, inquiètes que nous étions de tomber dans les escaliers mal éclairés, mais nous arrivâmes sans encombre au rez-de-chaussée. Mme Moth, la gardienne, nous attendait, bien plantée sous ses lunettes et sa pile de châles, sa lampe tempête à la main. La lumière jaunâtre accentuait les reliefs de son visage ridé en lui donnant des airs fantomatiques, mais son sourire était aussi chaleureux de d'habitude.
Roxane fouilla dans ses poches pour lui rendre les clés des lieux en la remerciant chaleureusement.
- Miss, il ne faut pas se sentir coupable, fit la petite vieille en se dressant sur la pointe des pieds pour tapoter la tête de mon amie. Je me débrouillerai très bien, ce n'est pas ma première inondation, vous savez ?
- Je sais, mais bon… Vous m'avez tellement soutenue, j'aimerais vous rendre la pareille.
- Ça se passera très bien, répondit-elle avec un clin d'œil.
- Étrangement, je n'en doute pas.
- Alors, vous voyez, que le destin ne vous a pas oubliée, ajouta Mme Moth.
Je me rendis compte à ce moment-là seulement à quel point Roxane s'était rapprochée de notre gardienne. De quoi avaient-elles parlé pour qu'elles soient si complices ? J'étais sans doute passé à côté de quelque chose en étant si peu présent.
La vieille dame ouvrit les bras pour y serrer ma colocataire, puis me tapota la tête avec plus de retenue mais autant d'affection.
- Bon, jeunes filles, je compte sur vous pour brûler les planches ! Et tâchez de revenir me voir de temps en temps !
Après cette discussion, il fut temps de charger les bagages dans la camionnette du boulanger qui s'était proposé pour nous aider à déménager. J'avais été surpris de cette aide providentielle, avant de voir la manière dont il discutait avec Roxane. Comment s'était-elle attiré autant d'affection auprès de notre voisinage ? Elle semblait ne même pas en avoir fait exprès. Je me sentis un peu jaloux.
On ne me laissa pas charger les matelas, ce qui piqua mon ego, mais je pus me venger en entassant les cartons. Je n'avais jamais traîné autant de choses dans mon sillage, et déménager me semblait être un concept très étrange.
- Vous n'avez que ça les miss ? demanda le boulanger une fois les chaises de jardin montées dans la camionnette.
- Oui, cela ne fait pas longtemps qu'on est là, après tout.
- C'est à peine ce que ma femme et moi avons entassé sur notre balcon, répondit homme en riant.
Nous nous retrouvâmes tous les trois sur la banquette de la camionnette, à rouler dans les rues sans éclairage en devisant et riant. Sur le bitume de la rue coulait une eau noire, celle des dernières pluies qui avaient noyé le quartier et éteint les réverbères.
Le trajet passa vite, nous rejoignîmes les rues épargnées par la panne d'électricité, et bientôt, le véhicule se gara à l'arrière du cabaret, là où passaient les livraisons. Le boulanger sortit et émit un sifflement d'admiration en levant les yeux vers la façade de pierre claire.
- Hé bien ! C'est un sacré changement de standing ! Je comprends que vous déménagiez les miss !
- Vous avez vu ça ? répondit Roxane avec un sourire éclatant.
Je commençai à décharger avec les deux autres, puis entendis la porte s'ouvrir et le bruit caractéristique de quelqu'un qui s'y était cogné. Je levai les yeux et reconnus Tallulah sans surprise. Je ne la connaissais pas depuis très longtemps, mais j'en avais assez vu pour savoir qu'elle était du genre à se cogner à tous les meubles et à lancer des répliques sorties de nulle part.
- Hello ! Vous voulez un coup de main ? demanda-t-elle, les yeux brillants.
- Oui, tu peux prendre ça, répondit Roxane en lui fourrant un carton qui ne contenait que des vêtements dans les mains.
La jeune fille l'empoigna fièrement, salua notre conducteur puis nous invita à la suivre en sautillant d'enthousiasme avant de se cogner le bras dans la porte. Je retins un petit rire, un peu gêné, puis me rassurai en voyant qu'elle avait continué son chemin sans s'inquiéter plus que ça.
Une fois arrivés dans la salle, nous fûmes accueillies par Mel, la propriétaire des lieux, que nous avions rencontrée la veille. C'était une femme noire qui avait passé la trentaine, habitée par une joie qui débordait jusque dans son regard et ses gestes. Elle avait noué sa chemise à carreaux et dompté son imposante afro en la rabattant sous un foulard vert, et avait une tête de loup à la main, sortant visiblement d'un grand ménage.
- Bienvenue au Cabaret Bigarré les filles ! fit-elle en nous serrant chaleureusement la main. Je viens de finir de chasser les anciennes locataires de vos chambres, elles sont prêtes à vous accueillir.
- … Les locataires… vous parlez des araignées ?
- Oui. Elles ne payent jamais leur loyer, je suis assez coulante mais à un moment, il est temps de faire quelque chose, répondit Mel avec un petit rire. Bon, on ne va pas laisser ce bazar en plan, le cabaret ouvre dans moins d'une heure. Et ma parole, personne n'est prêt ! Même pas moi ! ajouta-t-elle avec un agacement amusé en secouant ses cheveux encombrés de poussière.
- Moi, je suis prêt ! commenta une voix malicieuse.
Andy, le danseur de la dernière fois, entra dans la pièce avec son frac et son sourire désarmant. À côté de Mel et nous, il semblait excessivement bien habillé.
- Je l'avais déjà dit, mais je le répète, bienvenue à vous ! Ça fait plaisir d'accueillir des nouvelles têtes !
- Au lieu de serrer des mains et de faire le beau, aide-nous à monter leurs bagages, répondit l'aînée en lui donnant un petit coup sur la tête.
- Hé, mes cheveux ! Je viens juste de finir de me coiffer ! râla-t-il pour la forme avant de se retrousser les manches. Bon, où sont les affaires ?
- Dans l'arrière-cour, répondit Tallulah, qui portait toujours son carton à la main.
Tout le monde s'affaira, montant l'escalier de bois vers le deuxième étage, avec Mel pour nous guider, Tallulah qui tenait son carton en babillant, Andy portant un matelas avec l'aide de Roxane. Il ne fallut que quelques allers-retours pour tout apporter dans nos chambres, et j'avais l'impression de ne pas faire trois pas sans qu'une nouvelle personne n'apparaisse en nous souhaitant la bienvenue et empoignant des cartons pour nous aider. Il y avait Aïna, bien sûr, la blonde plantureuse nommée Jess avec qui nous avions discuté la dernière fois, le pianiste qui semblait hésiter à sortir le moindre mot, mais aussi une femme au teint basané dont l'épaisse tresse noire battait les hanches et qui parlait fort avec l'accent chantant du sud. Une brunette avec une coupe à la garçonne, qui devait faire ma taille, engagea la conversation avec Roxane, un sourire gourmand aux lèvres, et d'autres personnes encore arrivèrent.
La plupart d'entre elles, étaient là la veille, quand Mel et Tallulah nous avaient fait visiter les lieux, mais de là à pouvoir mettre un nom sur chaque visage… Je me sentais perdu au milieu de ces discussions animées et de ces accents variés. Même si l'ambiance était chaleureuse, je me sentis soudain inquiet.
L'installation se fit en coup de vent, et les autres redescendirent pour l'ouverture du cabaret, laissant à Roxane et moi le temps de nous habituer aux lieux, de nous changer si on le voulait, avant de redescendre nous familiariser avec notre nouveau travail.
Je me retrouvai seule dans ce qui allait être ma chambre, un peu incrédule. La pièce semblait très vide, abandonnée. Les murs étaient tendus d'un tissu bordeaux un peu défraîchi qui me rappela un instant l'appartement de Mustang. Je l'effleurai d'une main gantée en arpentant la pièce presque vide à l'exception d'un lit à baldaquin dont on avait ôté les rideaux et d'une penderie aux portes ouvertes. Une fenêtre composée de carreaux étroits donnait sur le fleuve et l'est de la ville, tachetée de réverbères à la lueur orangée. Sur le rebord, des coussins d'un rouge délavé invitaient à s'asseoir, ce que je fis, pensif et un peu inquiet.
Saurais-je me sentir chez moi ici ?
Saurais-je dissimuler ma véritable identité sans trop faillir ?
C'était moi qui avais amené Roxane ici, pour lui redonner espoir et confiance, mais je n'avais pas trop réfléchi aux conséquences que cela aurait pour moi. Tant que j'étais seul avec elle, je pouvais me laisser aller à être moi-même sans danger. En vivant avec ces inconnus, je ne pourrais plus me permettre de parler au masculin ou d'évoquer les militaires et des Homonculus pendant les repas. Cette idée me sembla soudainement angoissante. Être entouré de personnes adorables, et pourtant complètement enfermé par mes secrets ?
Je soupirai, laissant ma tête dodeliner contre la vitre froide. En vérité, j'avais passé tellement de temps à mentir ces derniers mois que je n'en étais sans doute plus à ça près. J'eus une petite pensée pour mon frère et Winry. Riza m'avait dit il y a un moment qu'ils avaient déménagé à Rush valley et qu'ils y avaient trouvé du travail, mais je n'en savais guère plus.
Si je n'avais pas réagi aussi stupidement ce jour-là, aurais-je pu rester à leurs côtés ?
Avais-je vraiment le droit de me sentir chez moi quelque part ?
J'avais fait l'erreur de repenser à l'appartement de Mustang, et une bouffée de nostalgie m'assaillit en posant les yeux sur la pièce. Pourquoi, alors que j'avais presque jamais fichu les pieds chez lui, ce souvenir me rendait presque plus nostalgique que celui de Resembool ? Al et Winry me manquaient pourtant, et à l'idée de ne pas pouvoir revoir mon frère ni lui demander pardon, j'avais le cœur serré. Cela faisait un mois et demi que je n'avais pas pu parler à ceux qui étaient ma vie jusqu'ici, il ne me restait que Roxane pour me soutenir et Riza, que je voyais le temps d'un restaurant.
Et cela faisait une semaine que j'avais croisé le regard de Mustang lors de l'enterrement de vie de garçon, avant de fuir les explications. Le destin semblait se moquer de moi, puisque je l'avais rencontré par hasard, deux fois déjà, sous ma fausse apparence. J'avais envie de retrouver ses yeux noirs, sa voix chaude et son ton moqueur, mais je ne me sentais absolument pas prêt à avouer le secret que je lui cachais depuis de longs mois, pas prêt à affronter sa colère et sa déception.
Si je pouvais juste, le voir, lui parler… sans avoir à…
La porte de ma chambre s'ouvrit à la volée, laissant passer une Roxane encore plus énergique de d'habitude.
- Alors, on joue les princesses mélancoliques ? se moqua-t-elle en me voyant à la fenêtre.
- Je suis pas une princesse, grommelai-je en rougissant.
- Allez, qu'est-ce que tu attends pour déballer tes affaires et faire ton lit ? Les autres nous attendent, tu sais ? Et vu tes compétences en service, tu vas avoir pas mal à apprendre ce soir !
- Hééééé ! Pourquoi tu es peau de vache comme ça ?
- Pour que tu te bouges !
L'intervention de Roxane me ramena à la réalité, et je m'activai avec elle à installer correctement le matelas, faire mon lit, accrocher quelques robes dans la penderie. Puis, sans attendre, elle m'arracha à la pièce pour me faire descendre, laissant les sacs à moitié vidés, les cartons renversés vomissant leur contenu au milieu du parquet. En quelques minutes, elle avait rendu la pièce vivante.
Cavalant dans les escaliers au coffrage de bois qui résonnèrent bruyamment, nous arrivâmes un peu essoufflées en bas. Roxane me traîna vers le bar, en répondant aux petits saluts des uns et des autres qui installaient les dernières nappes et bougies sur les tables. Andy était penché sur la nuque de la petite brunette pour l'aider à attacher un collier. Un peu plus loin, une femme avec qui je n'avais pas encore parlé accordait son violoncelle avec une expression concentrée, aidée par le pianiste qui lui donnait le La. C'était comme une succession de photos qui passaient sous mes yeux sans que j'aie le temps de m'attarder.
- Bonsoir vous deux. Alors, vous vous souvenez de mon nom ? fit le grand blond en bras de chemise qui tenait le bar.
- Neil !
- Tallulah, ce n'était pas à toi que je posais la question, répondit-il en riant. Tu es censée savoir depuis le temps !
- Ah ! Pardon, fit la serveuse en se planquant derrière son plateau en rougissant, m'arrachant un rire.
- Donc, vous êtes Roxane, et… Bérangère.
- Vous pouvez m'appeler Angie, répondis-je. C'est plus court.
- Va pour Angie. Donc, je m'occupe du bar et du service. Comme on est samedi soir, il risque d'y avoir pas mal de monde, ça sera un peu un baptême du feu... Mais vous avez un peu d'expérience en service si je me souviens bien.
- Roxane surtout… avouai-je.
- Ça va bien se passer, fit-il d'un ton rassurant. Tu pourras commencer par t'occuper de servir les bières, ce n'est pas trop compliqué et ça nous gagnera déjà pas mal de temps.
Le grand blond commença ses explications, les prix des boissons, la carte du jour, le fonctionnement de la caisse… J'écoutais le tout avec attention, rassuré de voir que ce qu'on me demandait semblait être à ma portée. Une fille encore plus maigre qu'Aïna, enveloppée de châles et d'une superposition de jupons colorés et de breloques, traversa la pièce en brandissant deux bouts de tissus blancs. C'était la costumière de la bande, je l'avais croisée la veille, mais j'avais oublié son nom.
- Je les ai retrouvés ! Venez là les filles.
Elle coinça l'un des tabliers entre les dents et se glissa derrière moi pour me mettre le deuxième. Je n'aimais pas être touché par des inconnus, mais elle posa ses mains sur moi avec une légèreté pleine de prévenance, à tel point que je ne me sentis pas gêné. Quelques secondes plus tard, le tablier était noué, et elle s'occupait déjà de Roxane.
- Vous êtes prêts ?
- Nooon ! s'exclama Tallulah qui traversa la pièce en courant pour revenir à son poste.
- Ça ouvre quand même ! répondit la voix de Mel par-dessus les rires.
Il était peut-être cinq heures du matin quand je retrouvai ma chambre et que je m'affalai sur mon lit. J'étais épuisé d'avoir fait des allées et venues toute la soirée et fait fonctionner mes méninges pour tâcher de tout assimiler, depuis le numéro des tables jusqu'aux noms et relations des habitants du cabaret, en passant par le lieu de stockage des boissons et le prix du plat du jour. Pour être tout à fait honnête, j'avais sérieusement le trac… mais Roxane m'avait assuré que je m'en étais bien sorti, et les autres avaient l'air content.
Au cours de la soirée, j'avais pu voir les uns et les autres travailler, s'appeler, chahuter, danser, jouer, parfois un peu tout cela en même temps, et j'avais le sentiment que j'arriverais à retenir les noms des uns et des autres. Les clients avaient été adorables, curieux, mais assez peu pour que je ne me sente pas mal à l'aise face à leurs questions. J'avais de toute façon eu peu de temps pour y répondre, entre les verres et les factures.
Heureusement, pendant le concert, les gens s'étaient laissés absorber par la scène pour ne plus s'occuper de moi. J'avais pu observer les lieux à loisir et me nourrir de l'ambiance chaleureuse. Contrairement à l'Eternel été, ici, je n'avais pas besoin de me forcer à sourire.
Après la partie spectacle, nous avions vu défiler sur scène la majorité des habitants du cabaret, Mel faisant la présentation, Andy jouant des claquettes en duo avec la brunette habillée de cuir et de résille, Tallulah chantant avec tellement de douceur qu'elle donnait l'impression de serrer l'assemblée dans ses bras dans un instant de tendresse, Jess et sa voix cristalline, et d'autres, dont je n'avais pas encore retenu le nom. Entre les verres et les factures, Roxane et moi avions échangé des regards complices. Peut-être aurions-nous le plaisir de monter sur scène, nous aussi. Peut-être même bientôt !
Après le spectacle du cabaret, nous avions repoussé les tables et libéré la piste de danse pour une fête endiablée. Moi qui pensais regarder les autres et servir quelques verres, je m'étais fait bouter de derrière le bar pour danser avec Andy. Je n'avais pas eu d'autre choix que d'accepter, et j'avais, après un moment de raideur, réussi à me laisser mener, moi qui avais plus été habitué à être cavalier par le passé. Il m'avait parlé avec une familiarité accueillante, me donnant l'impression qu'il me connaissait bien et que j'étais là depuis toujours.
Entre le service et les danses, le temps avait filé à toute vitesse, et j'aurais voulu que cette nuit ne s'arrête jamais. Mais voilà, demain, il allait falloir se relever et retourner chercher la fameuse Cerise. Roxane m'avait promis de me réveiller et de m'aider à me maquiller avant de partir à son audition. Je pouvais me débarrasser de mon tablier, mes chaussures, ma robe, mon chignon et mes lunettes, me débarbouiller et me préparer à dormir du sommeil du juste.
Je me mis en chemise de nuit et me vautrai de tout mon long dans le lit avant d'éteindre la lampe de chevet, puis restai, les yeux grands ouverts, fixant le plafond où la lumière d'un réverbère s'était projetée, déchiquetée par les carreaux de la fenêtre et les poutres apparentes. Je me rendis compte que je ne dormirais pas tout de suite, l'effervescence de la soirée n'était pas encore retombée. Je ne voulais pas penser aux nombreux sujets susceptibles de me saper le moral. Je décidai donc de me remémorer la visite des lieux que nous avions faite le samedi précédent. Repenser aux pièces et aux visages croisés me les rendrait peut-être plus rapidement familiers.
Quand nous arrivâmes dans l'entrée, une femme noire à l'afro spectaculaire nous attendait et nous serra la main avec un large sourire.
- Bonjour, Tallulah m'a beaucoup parlé de vous. Bérangère et Roxane, c'est ça ? fit-elle en nous désignant respectivement.
- C'est ça !
- Je m'appelle Mélissa, Mélissa Pettyjohn, mais vous pouvez faire comme tout le monde et m'appeler Mel. Alors comme ça Tallulah et Andy vous ont appâtées pour venir habiter et travailler ici ?
- Ils n'ont pas eu besoin de faire beaucoup d'efforts pour nous donner envie, répondit Roxane avec un sourire amusé.
- Ah, ça fait plaisir d'entendre ça ! Venez vous asseoir, je peux vous expliquer un peu comment nous fonctionnons.
Elle nous fit entrer et étendit les bras pour désigner les sièges dépareillés. Je me laissai tomber dans un vieux fauteuil de cuir tandis que les deux autres s'installèrent dans un canapé. Je laissai les questions de contrat et d'argent à Roxane, je savais que je n'avais aucun bon sens dans le domaine. Être habitué à un budget presque illimité depuis ses douze ans n'aidait pas à avoir une bonne notion de l'argent, j'avais fini par l'admettre. Tout en écoutant quand même d'une oreille les propositions de Mel sur le salaire, les horaires de travail et autres contraintes, j'observai les lieux.
La salle principale était une grande pièce circulaire composée d'arches surplombant alternativement d'imposantes portes à miroirs et de rideaux rouge sombre. Une voûte plus grande débouchait manifestement sur une serre, j'entrevoyais de la verdure de là où j'étais. Elle était flanquée par la scène à sa gauche et le bar à sa droite. Les autres portes menaient à de nombreuses autres pièces, pour l'instant inconnues, à l'exception du couloir d'entrée derrière nous. À gauche se trouvait un escalier d'apparat.
J'étais curieux de découvrir les autres pièces, et comme Mel et Roxane s'étaient rapidement mises d'accord sur notre travail, il n'y avait plus qu'à visiter les lieux. Je me levai avec enthousiasme, suivant les autres.
- Donc, vous avez la billetterie, que vous connaissez déjà, et les vestiaires juste derrière. C'est une tâche qu'on laisse souvent aux personnes qui ne sont pas en forme, plutôt que de courir de tables en tables, mais vous aurez sûrement l'occasion de le faire. Ensuite, à droite, le grand salon, qui peut être réservé par des groupes pour des soirées spéciales, ou ouvert au public quand il y a beaucoup de monde. Mais la plupart du temps, c'est surtout nous qui en profitons, avoua-t-elle avec un sourire.
En effet, quand elle poussa la porte, On y vit Aïna, lovée dans un fauteuil club, en train de lire un livre. Elle leva les yeux vers nous et vint nous saluer. Je regardai la pièce, étonnée par l'élégance des lieux. C'est vrai, les rideaux de damassés étaient un peu défraîchis, les fauteuils affaissés, et une fissure courait au plafond… mais le lustre de cristal pendant au-dessus de la table en marqueterie n'était définitivement pas un signe de pauvreté. J'étais étonné quand je pensais à la manière dont Tallulah parlait des lieux. Avant d'être ici, je m'imaginais une colocation au dernier étage d'un immeuble un peu miteux, comme là où nous étions, Roxane et moi, mais c'était loin de correspondre à la réalité.
Mel nous fit traverser le salon pour aller dans un atelier de bricolage, avec ses étagères chargées de pots de peinture, ses outils, son plan de travail et son odeur de métal poussiéreux. Un rouquin barbu taillé comme une armoire à glace était en train d'y rempailler une chaise.
- Salut Ray ! C'est ici qu'on répare ce qui doit l'être, qu'on fabrique d'éventuels décors, et même des meubles ! C'est la tanière de Ray, notre technicien officiel, mais vous y croiserez souvent Nat' et Maï aussi !
L'homme hocha la tête, comme pour confirmer ses dires, stoppa son travail pour nous serrer la main.
- Ray gère aussi tout ce qui est électrique, les lumières, les micros… On se débrouillait comme on pouvait avant son arrivée, mais il faut avouer qu'on travaille bien mieux depuis qu'il nous empêche de faire n'importe quoi avec le matériel !
Les yeux de Ray se plissèrent dans un sourire, signe que le compliment lui faisait plaisir, mais il ne répondit rien. Un dernier geste de main et la visite continua.
- Bon, ici, c'est notre coin débarras, fit-elle avec un sourire embarrassé. Comme on fait beaucoup de récup et de bricolage, on a tendance à accumuler des choses, on les stocke ici en attendant de s'en servir. On ne va pas s'attarder là non plus, hein…
Nous traversâmes une paire de portes basses, tassées contre le mur extérieur. Si j'en croyais la forme des placards à notre droite, nous venions de passer sous un escalier.
- Et vous voila dans les coulisses ! fit Melissa avec un sourire plein de fierté. Juste à droite, il y a un dressing avec toutes les tenues de scènes accumulées depuis l'ouverture du cabaret. Ça commence à faire pas mal. Là, vous avez les vestiaires, et le coin maquillage. J'espère que vous aurez l'occasion de passer du temps de ce côté-là !
En voyant l'expression de Roxane, qui avait presque les yeux embués d'émotion, je compris qu'elle ferait tout pour venir en coulisses et monter sur scène.
- Derrière ce rideau, on stocke les anciens décors et accessoires. Même s'il faut avouer qu'on recycle beaucoup, alors il n'y en a pas tant que ça. Tenez, venez.
Elle nous fit monter par les escaliers pour passer les rideaux et déboucher sur la scène. De là où nous étions, la pièce semblait immense, et les sièges vides étrangement lointains. À l'idée de me retrouver ici pour participer à un spectacle, je sentis une bouffée de trac monter, mélange d'impatience et d'angoisse.
- Waw… commenta simplement Roxane.
- Ça fait rêver, hein ? fit Melissa avec un sourire. Allez, venez, il y a encore beaucoup de choses à voir !
L'étape suivant fut la verrière. Comme j'avais cru le voir, l'arche donnait sur un jardin d'hiver, où des sièges d'osier se nichaient au milieu d'une cascade de verdure qui semblait ignorer le concept d'hiver. J'y reconnus des herbes aromatiques, des semis de salades et tout un tas de plantes comestibles. Vignes et jasmin couraient le long des treilles, et des orangers et citronniers en pots portaient quelques fruits.
- Bienvenue dans notre jungle ! On a pris l'habitude de faire pousser des choses quand on a démarré le cabaret et qu'on avait plus un sou en poche, et même si c'est moins indispensable aujourd'hui, on continue. Les clients aiment bien, et on en utilise une partie en cuisine. On ne peut pas faire plus frais !
Les lieux étaient encombrés de jardinières luxuriantes, de plantes grimpantes et rampantes, de pots suspendus, à tel point qu'il était presque difficile de percevoir les contours des meubles de jardin et de la verrière. Avec la floraison au printemps, ça devait être magnifique.
- Après, ça demande de l'entretien. Si vous avez la main verte, un coup de pouce sera bienvenu !
- Je jardinais pas mal quand j'étais môme, commentai-je.
- Bonne nouvelle, tu vas faire des heureux ! Vous voulez voir le reste du jardin ?
- Oui !
Elle poussa la porte de la verrière et nous fit signe de passer. Nous arrivâmes dans un coin de verdure encaissé entre la façade courbe du cabaret et le mur séparant des autres habitations. Dans cet espace biscornu s'était logé un verger, pour l'heure dépouillé par l'hiver, mais qui devait être chargé de pommes, poires et cerises durant la belle saison. Je reconnaissais aussi groseilliers et framboisiers. Un peu plus loin, c'était un potager de cultures denses et anarchiques mais bien portantes, d'épinards, de salades, de choux, de poireaux, d'oseille, et d'autres légumes de saison.
Cette vue m'amena un sourire. Maman aurait fait des allées bien plus nettes, et aurait laissé plus d'espaces aux plants… mais nous n'avions pas à composer avec le manque de place comme ici. Je me revis semer, bêcher, repiquer et désherber en chantant avec elle. C'était de bons souvenirs. Même si elle avait laissé une partie des terres de ses parents en jachère, Maman avait continué le maraîchage, assez pour nous nourrir une bonne partie de l'année et vendre l'excédent au marché. Après tout, à Resembool, elle aurait difficilement pu faire vivre trois personnes uniquement en jouant de la musique.
- C'est quoi ces pots ? Il y a quoi dessous ? Demandai-je, en avisant des pots de terre cuite retournés, posés près de la façade chargé de rosiers, lilas et glycines amaigris par l'hiver.
- Ah, ça, vous ne voulez pas savoir, répondit Mel avec un rire nerveux. C'est une lubie d'Aïna, je la laisserai vous expliquer si ça vous intrigue vraiment. Ah, et on a aussi des poules ! Ajouta-t-elle, en entendant caqueter un peu plus loin. Pas de coqs par contre, on a essayé, mais c'était plus ce que les voisins pouvaient supporter, alors on les a cuisinés en coq-au-vin et on les a invités à les déguster pour se faire pardonner !
Je me précipitai vers le coin grillagé du jardin. Trois poules grises caquetaient avec agacement en grattant la terre., et il y en avait peut-être d'autres dans le poulailler construit en palettes et caisses de récup. J'avais envie de rire. Quelle était la probabilité qu'un bout de ferme de ce genre ait germé au milieu du vieux quartier de la capitale ? C'était tellement incongru, tellement génial à mes yeux. Je ne pouvais que me sentir chez moi au milieu de ce joyeux bazar.
- Vous êtes complètement fous, hein ? commenta Roxane sans pouvoir dissimuler son amusement.
- On est… particuliers, répondit fièrement Mel.
Le froid nous incita rapidement à revenir à l'intérieur. Mel nous fit visiter l'arrière du bar, nous montrant les réserves, l'arrière-cour où se faisaient les livraisons. Une camionnette déglinguée y était garée, sans doute la propriété de son mari, que nous croisâmes dans la salle à manger, en train de faire les comptes. Le grand blond nous serra la main et nous salua chaleureusement avant de retourner à son travail.
Je détaillai la pièce du regard. Les fenêtres donnaient sur l'arrière-cour qu'ils n'avaient pas pu s'empêcher de verdir d'une glycine, et le mur opposé était chargé de meubles, évier, four, plan de travail et placard. Trois rangées de crochets étaient chargés de chopes dépareillées.
La table, assez grande pour accueillir une vingtaine de convives, barrait la pièce. Recouverte d'une nappe à carreaux et flanquée de bancs mal dégrossis, elle aurait plus semblé à sa place dans une ferme qu'en pleine ville, mais cela donnait à la pièce un aspect rustique que je trouvais rassurant.
- Je parie que ça sera ta pièce préférée, se moqua Roxane.
- Pourquoi ? demanda Mel.
- Parce que c'est un estomac sur pattes !
- Hé !
- Bah quoi, c'est vrai !
Nous passâmes de nouveau sous un escalier, dans une porte plus étroite encore, pour déboucher dans un atelier de couture. Une paire de lunettes rondes surmontée de boucles anarchiques leva le nez vers nous et la costumière se présenta. Elle était osseuse et voûtée, mais quand elle me serra la main de ses doigts noueux, ce fut avec une vigueur qui me surprit. Elle présenta les lieux avec enthousiasme, parlant avec un fort accent de l'Ouest, nous montrant les machines à coudre et à surjeter, les tiroirs de boutons, dentelles, baleines, et bien d'autres choses dont je ne connaissais ni le nom ni l'utilité. Elle avait une imposante armoire pleine de tissus glanés sur les marchés, rangés avec soin dans des dégradés de couleur et de matières, et une penderie dans laquelle elle rangeait les travaux en cours. Joyeusement bavarde, elle nous proposa du thé, et c'est une tasse à la main que j'entrai dans la dernière pièce du rez-de-chaussée.
- Non, Roxane, ça va être celle-là ma pièce préférée, fis-je simplement en entrant.
Quelques sièges déformées, un lampadaire installé juste derrière, l'odeur du cuir et du vieux papier, et surtout, les murs recouverts du sol au plafond d'étagères chargées de livres. Ils avaient aussi une bibliothèque.
Vraiment, le cabaret Bigarré avait quelque chose de parfait.
Le lendemain de notre installation, quand je me descendis et arrivai dans la cuisine en chemise de nuit, gants et chaussettes, les yeux encore collés de sommeil, les lieux me parurent étrangement familiers. La pièce sentait le café et le pain grillé, et une demi douzaine de personnes étaient assises là, plus ou moins réveillés. Il y avait Roxane, qui m'avait tirée du lit, Tallulah, dont le visage rond était fourré dans un bol de thé plus large que sa tête, Aïna, dépassant tous les autres, même assise, les cheveux orangés complètement décoiffés lui donnant des airs de bougie allumée. Elle avait l'air mal réveillée et scrutait le journal avec un regard brumeux. De part et d'autre d'elle étaient assis Neil, qui faisait la lecture des faits divers d'un air théâtral, et la costumière qui nous avait apporté les tabliers hier, écoutant sa déclamation en préparant des tartines de pain beurré.
Vingt ans passés, c'était une silhouette maigrichonne et voûtée, enrobée de châles et de jupes à motifs colorés. Son visage triangulaire au nez retroussé était tellement inondé de bouclettes auburn et de taches de rousseur qu'il était difficile de dire si elle était jolie ou pas, mais une chose était sûre : malgré ses épaisses lunettes rondes, on voyait son regard pétiller de joie.
- Bonjour Angie, bien dormi ? fit-elle en désignant les places sur le banc en face d'elle.
- Très bien, répondis-je en m'asseyant. Il fait bien plus chaud que dans notre ancienne chambre, ça change !
- Tant mieux, tant mieux !
Je restai un instant silencieux, prenant le pain dans la corbeille qu'elle me tendait. Je ne me souvenais toujours pas de son nom, et je me demandais si j'allais oser le demander ou attendre en espérant que quelqu'un le dise et m'épargne cette question gênante.
- Est-ce que tu veux du thé ? proposa-t-elle en désignant une théière imposante, émaillée de rouge vif.
- Euh… oui, bredouillai-je.
Du café aurait sans doute été préférable, après une nuit si courte, mais il était loin de moi sur la table. Elle me servit une tasse et me la tendit. Je le bus machinalement et fus surpris de le trouver bien meilleur que ce dont j'avais l'habitude.
- Il est bon.
- Bien sûr qu'il est bon ! fit-elle avec un rire. Je ne sers jamais du mauvais thé.
- Lily Rose est une experrrrte dans le domaine, commenta Aïna en levant les yeux de son journal pour s'adresser à moi. Tiens, bonjourrrr Angie.
Lily Rose, notai-je mentalement. La costumière s'appelle Lily Rose.
- Tu ne m'avais pas vue arriver ? commentai-je, un peu moqueur.
- Je ne suis pas vrrrraiment du matin, fit-elle, les yeux un peu embués de sommeil.
- Je vois ça.
Je hochai la tête. On s'était mis d'accord durant la soirée, nous allions profiter du dimanche pour continuer l'enquête. Je pris le temps de me réveiller en m'enfilant une demie baguette de pain à la confiture et en observant les autres arriver. Tallulah commença à papoter avec Roxane et moi, tandis qu'Aïna, Neil et Lily Rose se penchaient ensemble sur les faits divers du journal de la veille.
- Qu'est-ce qu'ils font ? demandai-je à Tallulah.
- Ils lisent les faits divers, c'est leur tradition du dimanche. Ça les amuse je crois.
- Ah… répondis-je simplement.
Il ne me serait pas venu à l'esprit de lire des faits divers pour le plaisir. J'étais déjà bien assez occupé à les vivre la plupart du temps. Je sortis mon petit carnet de notes, feuilletant les dernières pages. Depuis quelques jours, nous avions écumé les rues, collé des affichettes, interrogés les voisins. La seule réponse que nous avions eue, c'était une commerçante qui avait vu passer un chat correspondant à la description, un peu plus au Nord, il y avait plusieurs jours de cela. Aujourd'hui, nous allions retourner dans cette rue et poser d'autres questions pour remonter la piste.
Je ne leur avais pas parlé de l'enquête parallèle que j'avais menée, celle qui concernait les clochards disparus. Je les connaissais à peine, je me voyais mal leur expliquer d'où sortait mon intuition que les deux étaient liés… Mais j'avais pu voir que les disparitions concernaient surtout le nord de la ville. Par recoupements, je supposai que Shou Tucker, si c'était lui, s'était réfugié quelque part non loin gare de triage, en plein dans la zone inondable. Cela me rappelait de désagréables souvenirs de la course-poursuite de Barry le Boucher. Je sirotait mon thé en faisant tourner mes méninges, laissant les autres faire la conversation.
- Maï est pas encore levée ? fit une voix féminine d'un ton aigre.
La petite brune, celle qui avait dansé des claquettes la veille, s'assit à côté de moi sans attendre de réponse, et se servit un mug de thé avec la mine sombre.
- Non, tu la connais, pour une fois qu'elle peut dormir, elle en profite, répondit Lily Rose. Pourquoi ?
- Parce que si elle me prêtait son flingue, je pourrai me shooter les ovaires avec ! Ça me casse les burnes d'avoir le bide en vrac à chaque fois que j'ai mes règles. Je me suis fait bombarder l'utérus cette nuit, et mon lit ressemble à une scène de crime !
Je recrachai ma tasse et m'étouffai dans une longue quinte de toux. Tallulah se retourna vers moi pour me tapoter le dos dans un geste aussi prévenant qu'inutile.
- Qu'est-ce que j'ai dit ? fit Natacha en haussant un sourcil, étonné de ma réaction.
- Tu ne t'en rrrends même plus compte, hein ? souffla Aïna d'un air amusé.
- Angie, je te présente Nat', ajouta la Lily-Rose. Un condensé de vulgarité derrière un visage de poupée.
- Oooh, mais c'est vrai qu'il y a des nouvelles. Ne me dis pas que tu es aussi pure et innocente que Tallulah ? fit-elle en plantant ses yeux dans les miens.
Elle était un peu trop près à mon goût, et j'étais encore larmoyant d'avoir avalé de travers. J'eus un petit mouvement de recul, mal à l'aise.
- Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que si, commenta la brunette dont la mauvaise humeur semblait évaporée. Ouh, on va bien s'amuser !
- Nat', tu n'es pas obligée de traumatiser les nouveaux arrivants à chaque fois, commenta Jess.
La voluptueuse blonde était entrée et avait ébouriffé les cheveux de son amie dans un geste affectueux, avant de s'asseoir à côté d'elle.
- Ça va, vous avez passé une bonne nuit ? demanda Jessica en se penchant pour mieux nous voir, Roxane et moi.
- Pas assez longue, mais bonne !
Le petit déjeuner traîna un peu, me laissant le loisir d'observer les arrivants au fur et à mesure. D'abord les jumelles Foster, deux sœurs aux cheveux châtains et au visage doux, qui ne se ressemblaient pas tant que ça. Clara était plutôt frêle, tandis que Claudine avait une voix plus grave et une silhouette plus massive. J'appris qu'elles venaient aussi de l'Est et nous discutâmes de notre région natale. Puis arriva Wilhelm, le pianiste, avec qui je n'avais pas eu l'occasion d'échanger un mot. Il était grand, anguleux, avec des cheveux châtains ternes et indisciplinés, un visage fermé qui contrastait avec le chahut des autres. Pourtant, même lui semblait avoir sa place dans la bande.
Roxane et moi remontâmes pour prendre une douche et nous préparer. Il me fallut rassembler ma patience tandis qu'elle me maquillait. Je ressentais ça comme une terrible perte de temps de passer par cette étape chaque jour, mais si je sortais, je ne pouvais pas me permettre d'être trop reconnaissable. Finalement, je pus m'échapper après une dizaine de minutes, et retrouver Tallulah et Aïna habillées de pied en cap.
- Cap au Nord ?
- Cap au Nord !
Cela nous avait pris du temps, mais finalement, nous étions parvenus à remonter la piste. Cette idée me donnait des sueurs froides.
Nous étions à l'entrée d'un restaurant, en train de discuter avec un serveur qui prenait sa pause en fumant une cigarette sous le porche.
- Oui, je me souviens d'un chat comme ça, confirma-t-il. Je prenais ma pause, quand je l'ai vu passer dans les bras d'une gamine. Un chat à trois pattes, ça se remarque !
- Une gamine ? s'étonna Aïna. Mais qu'est-ce qu'elle faisait avec Cerrrise ?
- Ça, j'avoue que je n'y ai pas réfléchi. Il n'avait pas l'air très content, je crois qu'il essayait de s'enfuir, mais bon, ça peut juste être du mauvais caractère… ou alors, la peur d'aller chez le véto.
- À quoi ressemblait la fille ? demandai-je avec la gorge un peu nouée.
J'avais déjà une image en tête, et je priais pour me tromper.
- Hum… je me souviens pas super bien, marmonna le grand brun. Elle avait quoi… neuf ou dix ans ? Elle portait un bonnet, des moufles, et un manteau vert.
- Est-ce qu'elle avait les cheveux longs ?
- Oui. Deux tresses, qui devaient lui arriver à la taille. Et des grands yeux, bleus… ou verts… je sais plus trop.
Et un regard vide. Un regard de bête battue.
Je n'osais pas poser plus de questions.
- Quand j'y repense, elle était un peu flippante. Du genre à regarder sans ciller, droit devant elle.
Nina.
Je sentis les frissons remonter tout le long de ma colonne vertébrale. J'aurais tellement préféré avoir tort. J'aurais préféré que la pensée que Shou Tucker était sans doute en train de continuer ses expérimentations aberrantes ne soit qu'une inspiration paranoïaque, et pas une perspective probable. Les chimères, le cinquième laboratoire, l'erzatz de fille que le scientifique fou avait tenté de recréer, tout cela me revint à l'esprit, comme un goût de fer dans la bouche.
- Ça va, Angie ? fit Tallulah, en posant une main inquiète sur mon épaule.
- Ça va, déglutis-je, en tachant de dissimuler ce que ces nouvelles informations représentaient pour moi. Vous savez dans quelle direction elle est partie ?
- Par là, répondit simplement le serveur avant d'écraser son mégot. Par contre, désolé, mesdemoiselles, mais il faut que je retourne bosser. J'espère que vous retrouverez votre chat.
La recherche reprit, et les indices glanés nous ramenèrent vers le nord, non loin de l'endroit que je craignais. Au fur et à mesure de notre progression, le standing des rues et de nos interlocuteurs baissait, et le jour déclinant donnait progressivement à nos recherches des airs sinistres.
- Si j'avais su qu'on irait dans le quartier des docks, j'aurais pris d'autres chaussures, bredouilla Tallulah, en sautant par dessus les flaques de plus en plus fréquentes.
- Bah, si vrrrraiment ça devient trrrrrop plein de flotte, tu pourrrrras toujourrrrs rrretourrrner au cabarrrret avant nous, commenta Aïna qui ne craignait rien dans ses bottes.
Pour ma part, je m'en fichais bien d'avoir de l'eau dans mes pompes. Si Shou Tucker était là où je le pensais, il fallait l'arrêter. Je n'en étais pas encore à me demander comment, il fallait déjà que je le trouve, que j'aie la confirmation de ce que je craignais.
- Ça va Angie ? Tu as l'air vachement sérieuse.
- Ah ? Pardon, c'est que je m'inquiète un peu pour Cerise…
… et les autres.
Finalement, c'est dans une rue sans lumière, dont la chaussée baignait dans l'eau sale, que notre recherche aboutit. La femme à qui nous avions posé la question, une rombière dont l'épaisse couche de maquillage ne masquait plus les rides, nous avait désigné une porte quand on lui avait posé la question. Elle nous avait ensuite chassés, annonçant qu'il fallait qu'elle se "mette au travail".
Je levai les yeux vers de bâtiment de l'usine, masse sombre se découpant sur le ciel gris sale. C'était là que la quête s'achevait. Aïna s'approcha et examina la porte, cherchant une poignée, une sonnette, un quelconque moyen d'entrer. Elle tenta de tirer, mais la porte était verrouillée. Elle toqua, mais personne ne répondit. Les fenêtres étaient fermées, les murs vieux et fissurés.
Tallulah, qui avait fureté, revint nous tirer par la manche, pour nous montrer un panneau à l'angle, qui annonçait un avis de fermeture de l'ancienne usine de métallurgie, pour cause de vices de sécurité.
- … Une gamine louche qui kidnappe un chat pour l'emmener dans une usine désaffectée ? On se croirrrrait dans un rrrroman feuilleton.
- C'est louche, commentai-je. C'est très, très louche.
- Et pas vraiment rassurant, murmura Tallulah en se frottant les bras.
Nous restâmes toutes les trois quelques secondes à observer les lieux en silence, indécises. Au loin, la cloche de la tour de l'horloge annonça cinq heures.
- La nuit va bientôt tomber, on n'a pas de lampe et on doit être au cabaret dans une heure et demie… vous croyez qu'on laisse tomber ? bredouilla Tallulah.
- Non, répondis-je, laissant ressurgir la personne que j'étais réellement. Il doit bien y avoir un moyen d'entrer. On ne va pas abandonner si près du but.
Surprises par ma réponse, elles trouvèrent la motivation de chercher avec moi un moyen d'entrer. Après avoir longé la façade, je repérai une bouche d'aération dont Aïna parvint à faire sauter la grille.
- Je suis trop grrrrande pour passer par là, commenta la rouquine.
- Et moi, beaucoup trop trouillarde, avoua Tallulah en claquant des dents.
- Ne vous inquiétez pas, je peux y aller.
- Mais, si tu as un prrrroblème… Tu crrrois qu'il faut qu'on appelle la police ?
- Il ne vont pas se déplacer pour un chat perdu.
- Mais si toi, tu as un problème, on fait quoi ?
- Attendez, répondis-je.
Je tirai de ma poche mon carnet, débouchai mon stylo en coinçant le bouchon entre les dents avant d'écrire en prenant appui sur le mur. Je commençai à écrire le numéro de Mustang, le barrai avec un pincement au coeur, et écrivis celui de Riza à la place. C'était plus logique d'appeler quelqu'un qui connaissait ma couverture.
- Si je ne suis pas revenue d'ici une heure, vous n'aurez qu'à appeler ce numéro en donnant l'adresse où on est. Dites-lui que c'est une urgence, et que vous appelez de la part de sa cousine.
- Ta cousine ? s'étonna Aïna.
- Oui, c'est le numéro de ma cousine. Elle est dans l'armée, je suis sûre qu'elle saura quoi faire s'il y a un problème.
- Tu es pleine de surprrrises, Angie.
- On peut appeler Maï, aussi ? fit remarquer Tallulah.
- Je ne sais pas si elle serrrait beaucoup plus avancée que nous.
Aïna me fit la courte échelle, et je parvins, en luttant un peu, à m'engouffrer dans le conduit d'aération. Je souris d'un air las. Il y avait un goût de déjà vu…
- Ça va Angie ?
- Ça va aller, répondis-je. Même pas peur !
Je n'attendis pas davantage et commençai à ramper en avant en soupirant. Mon manteau se retrouva vite couvert de poussière et de toiles d'araignées, et je toussai à force d'en remuer. Je m'arrêtai quelques minutes pour reprendre mon souffle. Il ne fallait pas que j'attire l'attention.
J'errai un moment dans les couloirs de métal, en quête d'un signe. Ce fut finalement la lumière qui attira mon attention. Je tournai à l'angle qui était moins sombre que les autres, et parvins après une longue reptation à avoir une vraie vue de la situation.
J'étais arrivé à une grille qui donnait sur une des salles de l'usine. La pièce, éclairée au gaz faute d'électricité, était immense, vétuste et glauque. Entre les cuves et les étagères vides se trouvaient des cages de toutes tailles, où des silhouettes informes tournaient en rond, projetant des ombres décharnées sur les murs alentours. Si j'avais eu le moindre doute, il n'était plus permis. Peu importaient les lieux, je reconnaissais le travail de Shou Tucker dans ces corps monstrueux. Je sentis mes mains trembler de peur et de rage.
Bon, c'est le moment où je vire cette grille, je casse la gueule de cet enfoiré, je récupère Cerise et je libère les autres… s'il n'est pas trop tard pour ça.
Je claquai des mains, mais le bruit d'une porte s'ouvrant m'arrêta dans mon élan. La silhouette difforme de Shou Tucker entra dans la pièce, ombre noire et bestiale. En le voyant, j'eus envie de l'étrangler de mes mains.
Mais il n'était pas seul.
Derrière lui, d'autres silhouettes se détachèrent.
La colère fut remplacée par un frisson de peur.
Envy était là. Envy, mais aussi Lust, Gluttony, et une dernière personne encapuchonnée, dont je ne vis pas le visage.
Jaillir de nulle part pour combattre trois Homunculus et un inconnu en territoire ennemi n'était pas une option. Quand bien même j'aurais eu la stupidité de vouloir continuer, mon corps ne me répondait plus. La dernière fois que je m'étais opposé à Envy, il m'avait passé à tabac, j'avais dû ma survie à l'arrivée de Al, Winry et Ross. Il ne me restait plus qu'une chose à faire : retenir mon souffle pour ne pas être entendu, prier pour ne pas éternuer, et ouvrir grand les yeux et les oreilles.
- Alors, combien de nouvelles recrues cette fois ? commenta une voix féminine que je ne reconnus pas.
- Il n'y en a que quatre de fonctionnelles, répondit Shou Tucker avec sa voix chuintante.
Un accident de transmutation l'avait lui-même transmuté en chimère, et depuis le cinquième laboratoire, il traînait une silhouette difforme, mi-ours, mi-homme, totalement monstrueuse.
- Quatre ? C'est encore moins que la dernière fois.
- Ça devient difficile de récupérer d'autres animaux errants. Nina est obligée d'aller les chercher de plus en plus loin.
Je m'étouffai dans ma salive. Nina existait donc bel et bien ?! Il avait réussi à donner vie à sa chimère ?
- Si vous me donniez plus de prédateurs, les chimères seraient plus dangereuses qu'elles ne le sont actuellement. Là, je dois me contenter de chats et de chiens errants. Au cinquième laboratoire, au moins…
- Vous auriez encore tous les moyens dont vous rêviez si vous n'aviez pas cherché à nous fuir, souvenez-vous, fit Lust avec un sourire entendu.
- Je… suis désolé. Mais, j'aime bien faire mon travail, si vous me donnez les moyens, je pourrai faire des chimères plus stables, de meilleurs soldats…
- Contente-toi de ce qu'on te donne, crevard, et souviens-toi de ce qui t'attendrait si les autres découvraient ton existence, cracha Envy avec un mépris non dissimulé.
Sa voix ne m'avait pas manqué. J'étais presque tenté de rebrousser chemin et de fuir, mais s'ils ne m'avaient pas repéré jusque-là, il valait mieux éviter de faire le moindre mouvement. Depuis combien de temps étais-je parti ? Les filles devaient s'inquiéter pour moi.
- Si vous ne vous rendez pas utile, on se débarrassera de vous, rappela l'inconnue.
Le son de voix m'était vaguement familier, mais j'étais incapable de savoir pourquoi. Si je ne voyais pas son visage, je ne saurais pas la reconnaître.
- Allez, dépêchez-vous, on a mieux à faire que traîner dans votre cloaque. Amenez-moi la cargaison qu'on en finisse.
Les silhouettes s'éloignèrent vers une autre partie de la pièce, hors de ma vue. J'en profitai pour relâcher un infime soupir. Je m'attendais à tomber sur Shou Tucker, pas sur les Homonculus.
Je m'essuyai le front pour repousser mes cheveux et mieux voir, avant de me figer avec l'impression que mon cœur s'était arrêté.
Nina était là.
Petite silhouette enfantine, avec une robe grisâtre, de longues tresses et des yeux bleu azur, détonnant dans le décor de béton, de brique et d'acier. Elle avait levé la tête et me regardait droit dans le yeux.
J'avais l'impression d'avoir reçu un coup tellement fort que j'étais sorti de mon propre corps. Elle m'avait vu. Elle existait. Elle bougeait. C'était un fantôme contre-nature… qui pourrait bien me dénoncer.
Je me sentis incapable de respirer. J'entendais les autres parler un peu plus loin, mais je ne parvenais pas à me concentrer sur leur transaction. J'arrivais à peine à percevoir le mécontentement des Homonculus, les yeux fixés sur la fillette qui ne semblait pas être humaine.
Son apparence était d'une précision troublante, mais ses yeux étaient trop vides, trop fixes, et la manière dont elle penchait sa tête, sa posture, n'étaient pas ceux de la fillette que j'avais connue. Ce n'était pas elle. Elle n'était même pas humaine. Était-ce un Homonculus ?
Non, bien sûr que non, j'avais vu son corps la dernière fois. Shou Tucker l'avait façonné de transmutation en transmutation, et elle n'était rien de plus qu'un entremêlement particulièrement complexe et contre-nature d'animaux. Connaissant le scientifique, il n'aurait pas tenté une transmutation humaine pour la ramener. Après tout, c'était lui qui avait détruit sa vie.
En attendant, son regard fixe me terrifiait.
Quelle intelligence pouvait siéger dans cette chimère absurde ?
Allait-elle me dénoncer ?
En était-t-elle seulement capable ?
- Nina ! Viens ici.
Elle tourna la tête en entendant la voix de son créateur et partit en trottinant à la rencontre du groupe. Ils étaient à présent accompagnés de quatre silhouettes humanoïdes, étrangement obéissantes.
- Elle a l'air bien dressée, commenta l'inconnue d'une voix doucereuse.
- Éduquée. Vous parlez de ma fille.
La femme eut un rire.
- Votre fille est morte par votre faute, il y a des années de ça. Vous savez aussi bien que moi que ce n'est qu'une chimère. Une magnifique chimère cependant…
En plissant les yeux, je parvins à voir le regard du scientifique tandis que la femme se penchait sur la fillette en glissant ses doigts sous son menton. Y percevoir de la peur ne me rassurait pas vraiment.
- Soyons honnêtes, c'est vraiment votre chef-d'œuvre. Vous n'avez rien fait d'aussi parfait depuis. Ma petite… Nina, c'est ça ?
- Elle ne parle pas, lâcha Shou Tucker d'une voix hachée. Pas encore en tout cas.
- … Tu vas venir avec moi, d'accord ?
- Non, ne me l'enlevez pas ! C'est ma fille !
La voix de Tucker se faisait perçante de panique et malgré toute la haine que j'avais envers lui, je sentis mes entrailles se nouer. Je ne comprenais sans doute pas complètement ce qui se jouait là. La femme s'agenouilla devant la fillette pour avoir le visage à sa hauteur. De là où j'étais, l'ombre de sa capuche dérobait son visage, ne laissant voir qu'une bouche souriante. Elle prit les mains de la fillette qui la regardait bien en face, et lui parla d'une voix douce.
- Ma belle, belle petite chimère, tu as passé assez de temps ici. Il est temps que tu découvres le monde. Tu vas venir à mon service, et tu me seras très utile.
La petite hocha lentement la tête, et le scientifique poussa un gémissement qui n'avait rien d'humain. La femme se leva et s'épousseta, puis tourna la tête vers les autres.
- Allons-y, répondit-elle d'un ton froid.
Les Homonculus la suivirent sans moufter, ainsi que les chimères et Nina, cette silhouette anormale dont la simple vue me tordait les entrailles.
- Non, Nina, reste ici, gémit Tucker. Reste avec moi. Nina, je suis ton père, obéit-moi ! Pitié, Nina, reste avec moi !
Sa voix se brisa, mais la petite silhouette aux tresses ne se retourna même pas. Comme s'il n'existait plus. Le scientifique s'avançait à pas hésitants, comme s'il était partagé entre l'envie de la leur arracher, et la peur que lui inspiraient ses commanditaires. Envy se retourna et persifla.
- Laisse tomber, le monstre, ça ne sert plus à rien ! Elle est à nous maintenant. Si tu veux une fille, t'as qu'à t'en refaire une… Ça sera pas la première fois !
L'Homonculus eut un rire avant de quitter la pièce, laissant Tucker à genoux. La silhouette informe se redressa et se traîna dans le couloir à leur suite, incapable d'arrêter de les supplier.
Je repris conscience de ma propre existence, et réalisai que je tremblais de tous mes membres. J'avais envie de me laisser tomber contre un mur le temps de laisser l'avalanche de questions s'effondrer sur moi. Mais je ne pouvais pas.
Cerise.
Ramener Cerise.
Dans un sursaut de conscience, je me souvins que j'avais dit aux filles d'appeler au bout d'une heure. Combien de temps s'était-il écoulé, je n'en savais rien… mais il fallait que je m'active. L'idée que Riza tombe nez-à-nez avec nos ennemis me terrifiait. C'était un combat qu'elle ne pourrait pas gagner.
Je tirai de ma poche ma montre à gestes précautionneux pour voir le temps qu'il me restait. Seize minutes.
Je peux le faire, pensai-je en tremblant tout de même.
Un coup d'alchimie délogea la grille de son support, et je la posai à côté de moi dans le conduit, avant de descendre sur l'étagère. J'entendais les cris souffreteux et les pleurs de Tucker à l'autre bout du couloir. Il était encore loin. C'était dangereux, mais de toute façon, j'étais déjà en danger.
Je restai perché sur les étagères pour avoir une meilleure vue sur la pièce. Dans les cages, un SDF endormi, des chiens errants, des chimères ratées, qui, après avoir griffé les barreaux de leur cage, avaient fini par renoncer à tenter de s'échapper. J'avais l'impression d'être dans l'antre du diable, et ce n'était pas si loin de la vérité.
Si je ne la vois pas rapidement, je laisse tomber… je ne tiens pas à mourir pour un chat errant.
A peine avais-je eu cette pensée que je la reconnus. Dans une cage plus petite, une boule de poils tachetée de brun, roux et noir tournait en rond en miaulant tristement, avec une démarche irrégulière. Peut-être était-ce parce qu'elle n'avait que trois pattes, mais elle avait été épargnée. En me voyant, elle s'agita un peu plus. Je poussai un soupir tremblant, tendis l'oreille pour vérifier que Tucker était toujours loin, et descendis l'étagère comme si c'était une échelle.
Heureusement pour moi, sa cage était fermée d'un simple loquet, trop lourd pour ses petites pattes, mais simple à ouvrir. En me voyant approcher, elle s'était recroquevillée au fond de la cage et feulait, visiblement terrifiée.
- Chhhh, je viens pour t'aider ma belle, murmurai-je. Mets-y du tien.
Les paroles rassurantes furent sans effet. Elle mordit ma main comme si sa vie en dépendait. Heureusement, ses crocs ne firent que traverser ma peau de latex et buter sur le métal de mon automail. J'en profitai pour l'attraper prestement, refermer la cage derrière elle et la fourrer sous mon bras.
L'écho d'un nouveau hurlement de désespoir me fit sursauter, piqûre de rappel du danger où j'étais. J'escaladai l'étagère en tâchant de ne pas pas faire trop de bruit malgré mes tremblements. Quelques créatures dans les cages avaient remarqué mon passage et me suivaient des yeux. Certaines se relevaient et se collaient à leurs barreaux en me voyant, commençant à s'agiter. Mon ascension avait laissé des empruntes de mains et de pieds dans la poussière des étagères. Devais-je transmuter derrière moi pour effacer les traces de mon passage ? La lumière d'une transmutation n'était pas vraiment discrète et cela risquer d'agiter encore plus les prisonniers. Perché de nouveau, j'avais une vue sur la pièce. Indifférent à la tentative du chat de mettre mon bras en lambeaux, je portai un regard horrifié sur les lieux, réalisant que je n'avais pas d'autre choix que partir maintenant en laissant ici les autres prisonniers.
Je n'étais pas Edward Elric, avec ma montre d'alchimiste en poche et la loi de mon côté.
Je n'étais que Bérangère Ladeuil, une danseuse fauchée qui allait arriver en retard à son deuxième jour de travail.
Le bruit dans le couloir m'avertit que Tucker revenait sur ses pas. Je n'avais plus le temps de réfléchir. Je jetai le chat qui s'engouffra dans la bouche d'aération et fuit ventre à terre, et bondis à sa suite. Un coup d'alchimie pour sceller de nouveau la bouche d'aération, et je rampai vers la sortie avec l'impression que ma tête allait exploser.
Quand je ressortis à l'air libre et me laissai tomber au pied de la façade avec une prestance suspecte, j'étais pantelant. Je me laissai glisser le long du mur, mes jambes cédant sous le coup du soulagement. Tallulah s'était précipitée vers moi, serrant dans ses bras le chat qui me toisait d'un regard lourd de méfiance.
- Angie !
- Ah, elle vous a retrouvées, tant mieux.
J'avais bien fait de faire confiance à l'instinct de l'animal, je n'aurai pas pu me débrouiller pour avancer en le tenant. Surtout avec la rage avec laquelle il se défendait.
- Ça va ? demanda Aïna en se penchant à son tour, franchement inquiète.
Comment aurais-je plu répondre "oui" ? Je venais de voir mes ennemis en petite réunion et Shou Tucker était le moins inquiétant de la bande. Je venais de voir le fantôme d'une gamine que j'avais vue mourir des années auparavant. Je venais de voir que les Homonculus tramaient des choses dans l'ombre, dirigés par une femme que je devais connaître, d'une manière ou d'une autre, mais que je n'avais pas su identifier. Je venais de voir que des clochards et des animaux errants avaient été utilisés comme matériaux d'expérience.
Le sang battait dans mon crâne, trop fort, trop vite, martelant des "pourquoi ?" répétés.
Pourquoi Tucker était-là ?
Pourquoi les Homonculus lui commandaient des chimères ?
Pourquoi Nina ?
Pourquoi mettre les chimères en cages, si elles suivaient sagement les autres sans se rebeller ?
- Ça va, je suis crasseuse mais indemne, répondis-je d'une voix hachée.
Je ne pouvais pas leur parler de tout ça.
- Tu as l'air d'avoir vu des fantômes, commenta Aïna.
Je ne pouvais pas leur dire. Je ne pouvais pas leur dire ce que j'avais vu. Elles ne méritaient pas de subir ce secret et de découvrir toute l'horreur de ce qui se tramait dans l'ombre. C'était dangereux, pour elles comme pour moi. Il fallait mentir. Vite et bien.
- Je… Euh… Aller dans une usine désaffecté en cachette ? Mauvaise idée. C'était… super flippant, bafouillai-je.
Je ne comptais pas dire pourquoi, mais la mine inquiète de Tallulah me laissa penser que je n'avais pas besoin de raconter la vérité pour justifier mon état. Je tentai de me redresser, et Aïna me tendit une main secourable.
- Oh mince, ta manche est dans un état !
- Oui, Cerise a eu un peu peur, fis-je avec un sourire gêné.
- Tu dois êtrrrre couverrrrte de griffurrrres !
- … ça va, je demanderai à Roxane de me soigner en arrivant.
Je ne pouvais pas leur dire qu'il suffirait d'un coup d'alchimie pour réparer la peau de la latex de mon bras et que je n'avais rien senti.
Je raffermis mon sourire, comme pour les rassurer. Tallulah serra un peu plus le chat rescapé dans ses bras, et me fit un sourire fragile.
- Merci d'avoir ramené Cerise.
- De rien. Je n'allais pas la laisser là-bas.
Pourtant, j'avais laissé tous les autres.
Cette pensée me glaçait le sang.
Parrr contrre, on va êtrre en rretard si on se bouge pas ! commenta la grande rousse d'un ton autoritaire. Et toi, Angie, tu as vrrraiment besoin d'une douche.
Je baissai les yeux et réalisai que tout l'avant de mon manteau et mes manches étaient couverts d'une véritable croûte de poussière accumulée, et que j'avais des toiles d'araignées plein les cheveux. Je me mordis la lèvre avant de lâcher un rire nerveux. J'en secouai le plus gros pour essayer de redevenir présentable et me mis en route avec elles, accrochant un sourire factice sur mon visage tandis qu'elles discutaient.
En marchant, je tâchai de ne pas laisser voir que je surveillais mes arrières, taraudé par l'idée que les Homonculus aient pu remarquer les filles, ou que Tucker aie vu mes traces et sonné l'alerte. Les questions continuaient à tourner dans ma tête, véritable tempête intérieure, et malgré le sourire que je tâchais de maintenir, j'avais plutôt envie de hurler ou d'éclater en sanglots.
- Je… les filles ? fis-je d'une voix mal assurée. Je crois qu'il vaudrait mieux que j'appelle ma cousine pour lui en parler.
- Tu pourras le faire demain, non ?
Je secouai négativement la tête. Je ne pouvais pas. Il fallait que je pose des mots sur ce qui était arrivé, que je partage ce secret avec quelqu'un sans attendre. Sinon, le souvenir des yeux vitreux des chimères et des animaux prisonniers ne me lâcherait pas.
- Je ne sais pas… Ce n'est quand même pas normal.
Aïna hocha la tête, sentant sans doute qu'elle ne me ferait pas changer d'avis.
- Je te te dirrrrais bien qu'on est pressées, mais vu ton état, il ne suffirrrra pas d'attrrraper un tablier pourrr pouvoirrr te mettrrre au trrrravail.
- Désolé, c'est mon deuxième jour, en plus, bredouillai-je.
- Mais tu as retrouvé Cerise ! fit Tallulah d'une voix claire. Et ça, ça vaut bien un retard, non ?
- Je passe mon appel et je vous rejoins au Cabaret alors ?
- On ne va pas te laisser toute seule à la tombée de la nuit !
- Ça va, il est quoi, six heures trente ? rappelai-je en riant.
- … Tu as vu le quartier en même temps ?
Notre chemin croisa celui d'une cabine téléphonique, et je m'y faufilai tandis que les filles s'adossèrent à un immeuble à l'écart pour me laisser un peu d'intimité. Une fois devant le combiné, je sentis mes mains trembler. Il y avait le bon sens, et…
Je décrochai le combiné, glissai quelques pièces, et commençai à composer un numéro d'une main tremblante. Il serait plus simple, plus prudent d'appeler Riza et de la laisser avertir le Colonel elle-même. Mais ce n'était pas sa voix que j'avais besoin d'entendre. Elle m'avait dit qu'il était mécontent que je ne l'ai pas contacté. Même si elle me rassurait en me disant que d'un point de vue pratique, c'était la meilleure décision de la contacter, elle, je m'en voulais de ne pas l'avoir appelé tout ce temps.
Finalement, ce fut un autre numéro que mes doigts hésitants composèrent.
Je toussotai, répétait deux ou trois fois le mot "Colonel" pour retrouver comment forcer ma voix grave. Cela me sembla incroyablement difficile, alors que je l'avais fait presque sans y penser pendant des mois. Je n'étais pas sûr d'être prêt à faire illusion, mais je lançai tout de même l'appel.
La sonnerie qui traînait en longueur.
Les doigts tremblants sur le combiné.
- Allô ?
En entendant sa voix grave, je crus que j'allais éclater en sanglots.
- … C'est moi, bredouillai-je d'une voix rauque.
Il y eut un gros silence, comme si le temps s'était figé à l'autre bout du fil. Mon cœur battait dans ma gorge, et je me mordais les lèvres. Allait-il raccrocher sous le coup de la colère ? Allait-il me hurler dessus pour me reprocher mon long silence ?
- … Petit con, dit-il finalement dans un mélange de colère et de soulagement.
Dans un autre contexte, j'aurais tempêté en entendant le mot maudit, mais je savais que je méritais largement cet accueil.
- Désolé… Je… ne peux pas appeler très longtemps.
Il lâcha un soupir las, et je compris que j'échapperais à l'engueulade que je méritais.
- Et qu'est-ce qui t'a décidé à revenir d'entre les morts pour me donner de tes nouvelles ? demanda-t-il, un peu cassant tout de même.
- J'ai retrouvé Shou Tucker, lâchai-je d'une voix sérieuse.
- Quoi ? !
- Il est dans l'usine désaffectée de Migward, dans le quartier Nord. Avec Nina. Et… Il… a recommencé.
Je n'avais pas besoin de dire quoi. Mustang le savait.
- Et ce n'est pas tout. Les Homonculus… ils étaient là ce soir, avec une autre femme. Je n'ai pas vu son visage, mais je crois que je la connais…
- Juliet Douglas ?
Je secouai négativement la tête.
- Je ne pense pas, elle avait l'air de les diriger. Juliet est… assez nouvelle.
Il y eut un silence. J'aurais voulu qu'il soit en face de moi, là, maintenant, même si j'étais habillé en femme, avec mon manteau dégueulasse et mes cheveux ébouriffés.
- Elle lui fait faire des chimères, et elle les récupère après. Comme si… elle se préparait une armée. Et… C'était bizarre. Les chimères étaient en cage et essayaient de s'enfuir, mais elles lui obéissaient une fois dehors. Elles n'étaient même pas menottées. Pourquoi elles lui obéissaient ? débitai-je trop vite.
- Calme-toi, ça ne sert à rien de te mettre dans cet état.
- Je n'ai rien pu faire, je ne suis pas seul et je ne peux pas me faire remarquer. Mais il faut que vous fassiez quelque chose, vous et Riza, pour l'empêcher de continuer ça !
- … Riza ? tiqua-t-il.
- Hawkeye, corrigeai-je avant de me mordre la lèvre en me traitant d'idiot.
- … Il faut que tu me racontes ça plus en détail. Qu'est-ce que tu as entendu ? Tu es encore là-bas ?
- … Plus maintenant.
- Tu es où ? Que je te rejoigne.
Je voulais le voir.
Je voulais tellement le voir.
Je jetai un coup d'œil aux filles qui attendaient un peu plus loin, le cœur serré de contradictions. Je ne voulais pas qu'il me voie comme ça, mais il me manquait trop, et je ne pouvais pas dire tout ce que j'avais vu par téléphone. Je ne pouvais pas parler de Nina comme ça. Je ne me voyais pas lui parler de mes retrouvailles avec mon père sans l'avoir face à moi.
Mais si je faisais ça, si je le retrouvais, il fallait d'abord que je fausse compagnie aux filles, que j'abandonne mon poste dès le deuxième jour. Je devrais trouver mille mensonges pour justifier ça au cabaret, au risque de perdre ce travail providentiel, et Roxane serait furieuse, à juste titre. Je devrais mettre en danger ma fausse identité… et surtout, je devrais faire face à sa colère s'il découvrait ce que je lui avais caché jusque-là.
- Je… ne peux pas, bredouillai-je. Je suis déjà en retard.
- En retard pour quoi ?
- … mon travail. J'ai une fausse vie, vous savez ?
Un nouveau silence. Aïna, qui s'était tournée vers moi, s'était approchée, inquiète en voyant mon expression. Je me forçai à sourire et lui fis signe que tout allait bien.
- C'est vrai… fit-il à contrecoeur. Il ne faut pas que tu attires l'attention.
- Pardon, murmurai-je.
- Débrouille-toi pour qu'on se voie bientôt. Il faut qu'on parle sérieusement.
- Je ferai de mon mieux.
- Je m'occupe de Tucker, promit-il. Toi, tâche de ne pas t'attirer plus de problèmes que tu n'en as déjà.
- Oui, croassai-je.
- Allez, tu es en retard, et il faut que j'appelle Hawkeye.
- Oui.
Je ne trouvai rien à répondre. Je ne voulais pas que l'appel prenne fin. Mais avais-je vraiment le choix ?
- Au revoir.
- Au revoir.
La tonalité reprit ses droits, me laissant seul comme jamais. Je ne savais pas ce que j'espérais au juste, mais je me sentis déçu. Je raccrochai le téléphone, sonné par l'appel presque autant que par ce que j'avais vu dans l'usine, puis ressortis de la cabine, raccrochant un sourire pour rassurer les filles. Au moins, j'avais accompli mon devoir, j'avais averti les autres de ce que j'avais vu. Quelqu'un s'occuperait de Shou Tucker. Mustang saurait quoi faire.
Il savait toujours quoi faire.
