Vous l'avez attendu, avec des cris d'impatience pour certains, et maintenant, je voici ! Le nouveau chapitre de Bras de fer est là, ouaiiis ! Je partage votre enthousiasme, parce que c'est un chapitre que j'ai beaucoup aimé écrire, et dont j'ai très hâte de découvrir vos réactions (mais je n'en dis pas plus). Pour une fois, mon barbu n'a pas pu le relire : il était trop occupé, et je n'ai pas voulu attendre mardi soir pour le publier, vous avez assez attendu ! xD Du coup, si vous voyez des fautes vous saurez pourquoi ! ^^°

Côté illustrations, c'est un peu compliqué pour moi en ce moment, je suis obligée de mettre un peu ça de côté avec le inktober qui me sert de marathon pour illustrer un projet de petit roman illustré. Il s'appellera Stray cat, ça sera un yaoi tranche de vie, avec mes persos à moi 3. Je compte le prépublier en ligne, donc vous pourrez découvrir les personnages très prochainement (j'en reparlerai) Du coup, je n'oublie pas les illustrations de cette fic (notamment celle du chapitre précédent) mais ça attendra que je sorte la tête de l'eau ! XD

J'ai aussi des conventions prévues ! Je tiendrai un stand ce weekend à la Wazabi, du côté de Nantes - n'hésitez pas à passer faire coucou si vous y allez ! ;) - et je serai présente également à Art to play (Nantes aussi), ou je tiendrai un stand pour la première fois... le trac est présent, mais j'ai hâte ! Je n'ai pas encore rempli mon agenda 2020, mais si vous connaissez de bonnes conventions qui auront lieu entre Janvier et Avril, n'hésitez pas à faire signe, je viendrai peut-être ? (bon, ça dépend de la distance et du budget, mais ça peut se tenter).

Bref, je parle trop, j'arrête là et je vous souhaite une bonne lecture ! :D


Chapitre 54 : Ricochets (Edward)

La lumière diffuse d'un matin nuageux filtrait à travers les carreaux de fenêtre de ma chambre, me tirant du sommeil. J'ouvris les yeux et fixai le plafond décoré de moulures dont la peinture s'écaillait un peu. J'étais étalé de tout mon long, les bras et les jambes lourdes d'avoir trop dansé la veille. S'entraîner toute l'après midi avec Andy et Tallulah pour ensuite enchaîner les danses durant la soirée m'avait vidé de mon énergie, me laissant une bienheureuse fatigue.

Je n'étais pas obligé de me lever tout de suite, les membres du cabaret étaient assez laxistes sur les heures de réveil. Je décidai que je pouvais rester dans le lit encore un peu, le temps de cesser d'avoir la tête qui tourne en repensant à la veille. Il s'était passé trop de choses.

Quand j'avais vu arriver l'équipe de Mustang au complet, j'avais cru que j'allais faire une crise cardiaque. Voir Hawkeye m'avait faisait plaisir, Havoc aussi. Les autres, j'avais été content de voir leur visage et un peu triste de me dire qu'ils ne me m'auraient sans doute pas reconnu. Quant à Mustang…

Je me sentis rougir violemment au souvenir de la discussion au sujet du gâteau, de la réaction d'Havoc et Breda. Quitte à avoir des retrouvailles, j'aurais préféré que ce soit seul-à-seul. Cela aurait été plus facile de dire qui j'étais. Et puis, si j'avais pu éviter de le croiser deux fois dans des situations ridicules entre-temps, ça aurait aussi facilité les choses. Lui-même avait été très embarrassé, je ne pensais pas voir un jour l'imperturbable et manipulateur Mustang rougir de gêne à cause de moi.


J'étais soulagé d'avoir le service à faire, cela me donnait un prétexte pour m'échapper quand la conversation devenait embarrassante — et ça arrivait souvent. Malgré tout, quand j'apportais les commandes aux tables alentours et que je voyais les silhouettes en uniforme bleu, je sentais mon coeur se gonfler de réconfort. Bien sûr, j'étais bien entouré avec les membres du cabaret et Roxane… mais là, ce n'était pas pareil. Ils faisaient partie de ma vie depuis tellement longtemps. Je coulai des regards en direction de Mustang, réalisant à quel point il m'avait manqué. Même si je ne pouvais pas réellement lui parler, sa simple présence me faisait un bien fou.

Quand le dernier numéro de la soirée commença, je me sentis étrangement fière de pouvoir me lever et l'entonner avec eux. Je n'étais pas là depuis longtemps, mais je m'étais déjà attaché au lieu et aux gens, séduit par l'atmosphère particulière du cabaret. Quand la tablée applaudit, je ne pus m'empêcher de me sentir flattée. Je savais bien que j'aimais attirer l'attention, on m'avait reproché plus d'une fois d'être tapageur, mais dans un cabaret, cette caractéristique se transformait en qualité.

Une fois le spectacle terminé, la plupart des membres de l'équipe se levèrent pour saluer Maï, qu'il connaissaient apparemment. Quand Riza et Havoc m'abandonnèrent à leur tour, je sentis monter une bouffée de panique. J'étais seul avec Mustang.

Cette simple pensée me fit rougir, et l'expression amicale avec laquelle il me regardait ne m'aidait pas.

Je devais le dire.

Les autres s'étaient mis à l'écart, et ce serait peut-être la seule opportunité de la soirée.

Je toussotai, peinant à savoir comment entamer la conversation difficile qui m'attendait. J'aurai préféré qu'il n'y ait personne autour de nous. Je ne savais pas comment réagirait Mustang en apprenant que je lui avais caché une chose pareille, et je n'avais pas envie de voir disparaître son sourire.

- Je ne pensais pas rencontrer de la famille d'Hawkeye ici, fit-il en entamant la conversation.

- Ah bon ? Je suis si surprenante que ça ? répondis-je en faisant semblant de m'étonner.

- Elle a complètement coupé les ponts avec sa famille à dix-huit ans, quand elle a été déshéritée.

Je tâchai de masquer mon étonnement à ces mots. Elle m'avait dit qu'elle avait pris du champ après la mort de son père, mais elle était loin d'avoir employé des mots aussi brutaux, et je me rendis compte qu'Hawkeye m'avait laissé une grande zone d'ombre.

- Mais bon, vous avez dû en avoir entendu parler, puisque vous êtes de la famille.

- Oui, après, je n'étais pas si proche de cette branche de la famille non plus, j'ai perdu de vue tout le monde pendant un bon moment, fis-je pour me rattraper. Et vous, vous avez l'air de bien la connaître.

- Ahaha, je suppose qu'on peut dire ça. Je la croisais de temps en temps quand nous étions enfants, mais nous n'avions pas le droit de nous parler.

- Pourquoi ?

À ce mot, ses yeux s'éteignirent et je sentis que j'avais malgré moi touché un point sensible.

- Je suis désolée, je pose des questions trop personnelles, bafouillai-je. Je ne voulais pas remuer des souvenirs désagréables.

- Ce n'est rien, répondit-il. Surtout de la part de quelqu'un que j'ai mis aussi mal à l'aise. Je suis vraiment désolé des circonstances de nos deux premières rencontres.

À ces mots, j'eus un rire gêné. Je ne savais pas comment aborder le sujet, et il me tendait une perche. C'était le moment de le dire. Je n'avais pas envie, mais j'avais promis à Hawkeye.

- À propos de ça… commençai-je sans savoir comment continuer ma phrase. Je…

Il tourna ses yeux noirs vers moi et je sentis ma gorge se refermer face à son regard attentif. Comment dire une chose pareille ? "Colonel, c'est, moi, Edward" ? "Je suis le Fullmetal" ? C'était ridicule et absurde, il ne me croirait pas, et s'il me croyait, il serait furieux. Je cherchai une tournure moins brutale, une manière de dire qui l'amènerait à comprendre lui-même et qui m'éviterait de claironner ma fausse identité dans une pièce pleine de monde. Oui, ils étaient tous occupés ailleurs, mais quand même…

- Vous… ?

Il me vouvoyait, en plus, cela me faisait trop bizarre d'entendre cette distance. Au fond, cela me faisait de la peine qu'il ne me reconnaisse pas.

- Je… on s'est déjà rencontrés avant… tentai-je maladroitement en rougissant.

- Avant que je vous coure après en vous prenant pour quelqu'un d'autre ?

Je hochai la tête. C'était un début, mais je ne savais pas vraiment comment continuer, et sentis la gène m'envahir. Il y eut un silence embarrassé, et je sursautai quand deux mains se posèrent familièrement sur mes épaules.

- Hé, Angie, toi qui voulais t'entraîner au lindy, tu viens danser ?

- Euh… c'est-à-dire que…

- Nous étions en train de discuter, fit remarquer Mustang d'un ton froid.

- Il faut que je l'entraîne, c'est encore une débutante dans les danses de salon, coupa Andy avec un sourire. Promis, je vous la rends après.

Mustang poussa un soupir et je fus arraché de ma chaise dans un mélange de gêne et de soulagement. Andy me mena sur la piste et me prit la main avec un air rassurant.

- Quand j'ai vu la tête que tu tirais, je suis venu te sauver la mise.

- C'est-à-dire qu'on était vraiment en train de parler…

- Tu avais l'air de mourir sur place, fit-il.

- Ça se voyait à ce point?

- Oh que oui ! J'ai cru qu'il était en train de te draguer et que tu cherchais un moyen de t'enfuir.

- Pas du tout ! m'indignai-je. Tu sais que tu as coupé la parole à un Colonel de l'armée ?

- J'en ai rien à battre des grades de l'armée, ça ne fait pas d'eux des gens bien, au contraire.

Je ne savais pas quoi dire, tandis qu'il me menait, comptant les temps, corrigeant.

- … C'était quand même super déplacé de ta part.

- L'autre jambe, Angie.

- Désolé.

Je n'étais pas trop à ce que je faisais, jetant des coups d'oeil à Mustang. Il s'était levé pour rejoindre les autres et parlait à Maï. Je me mordis la lèvre. L'occasion était passée, je n'étais pas sûr d'en avoir d'autres au cours de la soirée. Je poussai un immense soupir. Dire que Havoc et Hawkeye m'avaient aidé à nous isoler ! J'étais dépité, mais soulagé tout de même d'avoir un répit avant de reprendre cette conversation difficile.

- Bon, ok, j'ai peut-être mal jugé la situation… admit Andy en suivant mon regard. Mais bon, dans le doute, je préférais éviter de te laisser dans une situation embarrassante. En plus, tu es toute nouvelle.

- … On va dire que c'est l'intention qui compte.

- Ahaha, désolé.

Il ne semblait pas contrit pour autant et continua à me faire danser avec enthousiasme, puis me lâcha comme promis à la fin du morceau. Je retrouvai la bande en m'excusant platement, puis discutai un peu, jusqu'à ce que qu'un de mes morceaux favoris passe. Quand Mustang avait demandé qui voulait danser, j'avais sauté de ma chaise, avant de lever les yeux vers lui et réaliser le degré d'improbabilité de la situation. Je me sentis m'empourprer pour la millième fois de la soirée, mais me laissai mener sans regret vers la piste. Il tenait ma main droite du bout des doigts, et commença à me faire danser. Heureusement que je portais une paire de gants pour dissimuler mon automail, dont la peau n'était pas d'un réalisme parfait. Je ne sentais pas le contact de sa main gauche, mais la droite, en revanche, était posée bien haut sur mon dos et diffusait sa chaleur entre mes omoplates.

J'étais surpris de ne pas trouver ça envahissant, et réalisai que depuis ma transformation et l'agression d'Ian Landry, j'avais réussi à me débarrasser un peu de cette peur d'être touché. Peut-être grâce à la présence de Roxane, qui m'avait plus d'une fois pris dans ses bras, peut-être parce que quand Andy me faisait danser, c'était avec une totale désinvolture. Toujours est-il que tandis que je dansais avec Mustang, je me sentis beaucoup moins gêné que je l'aurai cru.

- Vous dansez bien mieux que ce que je m'imaginais, commentai-je.

- Je vais prendre ça pour un compliment, répondit-il avec un sourire.

- C'en est un.

Il était quand même très près, trop près. Je me demandai si, à m'avoir sous le nez, il allait soudainement reconnaître les traits de son visage, et mon pouls pulsait dans ma gorge à cette idée. Être au milieu de la piste, ce n'était vraiment pas le meilleur endroit pour prendre conscience de ça. Pourtant, il me fixait droit dans les yeux sans se départir de son sourire, et je n'avais pas d'autre choix que d'admettre intérieurement qu'il m'avait manqué, que j'étais heureux de le revoir, et que je me sentais bizarrement privilégiée en sentant sa main dans mon dos, son bras sous le mien, en dansant, tournant, guidé avec légèreté. Ses doigts se posaient à peine sur moi, et il n'avait pas besoin de plus pour me guider, signe qu'il était bon danseur.

Seul hic, avec mon automail, je ne sentais rien, et je loupais plus d'une passe à cause de cela. Je m'excusais en rougissant, et lui le prenait avec humour.

- Je suis désolée, je n'ai pas trop l'habitude des danses de salon, on m'a surtout enseigné la danse classique.

- Ce n'est pas grave, nous ne sommes pas sur scène, l'important est de se faire plaisir !

Sa réponse me fit pétiller intérieurement, et quand cette danse s'acheva, laissant la place à un autre morceau, nous enchaînâmes la suivante, puis celle d'après, continuant sans sentir la fatigue, jusqu'à ce qu'Hawkeye nous interrompe et me renvoie à la table en fronçant les sourcils.

J'étais sorti de ma petite bulle pour tomber dans un océan de culpabilité. J'aurais dû parler à Mustang, lui dire la vérité, pas enchaîner les danses en chahutant et en riant quand nous rations une passe.

Je n'y peux rien si danser est aussi addictif… pensai-je, mortifié.

Je m'étais rassise à table, et j'avais recommencé à parler aux autres militaires, un peu hébétée en réalisant à quel point le temps avait filé vite sur la piste. Et ce matin, je sentais encore l'empreinte de sa main dans mon dos. J'avais dansé avec d'autres personnes, mais il n'y avait qu'avec lui que j'avais ressenti une telle harmonie.

Je me roulai sur le côté, sentant mes joues rosir.

J'ai encore envie de danser avec lui… pensai-je avec un soupçon de honte, le nez fourré dans mon oreiller.

À ce moment-là, quelqu'un toqua à ma porte. Je me redressai mollement et grognai un "entrez" mal réveillé. La porte s'ouvrit et laissa passer une Roxane, encore en pyjama, avec sa tignasse du chaos et une mine défaite.

- Tu en tires une tête ! Qu'est-ce qui t'arrive ? m'inquiétai-je.

Elle déglutit et vint s'asseoir sur mon lit avec une mine penaude. Je me redressai et lui fit un peu de place, attendant qu'elle parle et commençant à m'inquiéter de son long silence.

- … Je crois que j'ai fait une grosse connerie hier soir.

- … Quel genre de connerie ?

- J'ai taillé une pipe à Havoc dans les toilettes du cabaret, bredouilla-t-elle d'une toute petite voix.

Je restai sans voix quelques secondes, stupéfait.

- Tu as QUOI ?! Non, si c'est sexuel je ne veux pas de détails ! me ravisai-je aussitôt en interposant ma main entre elle et moi, échaudé par les récits beaucoup trop explicites que Natacha nous avait livrés lors des repas précédents.

- Hier j'ai pas mal parlé avec Hawkeye, comme je lui avais renversé de l'eau dessus, on lui a prêté des vêtements.

- Oui, j'ai entendu parler de ça.

- Et après, comme je savais qu'Havoc était au courant de ta véritable identité, on a commencé à discuter. J'avoue, on s'est un peu moqués de toi par moments.

- Hé ! !

- En même temps, c'est tellement facile que c'est dur de résister à la tentation !

- N'aggrave pas ton cas, grommelai-je.

- Enfin, du coup on a parlé pendant des heures, et l'alcool aidant, bah… ça a un peu dérapé.

- Mhhm.

Je la regardai avec un air perplexe. Je ne voyais pas comment une situation pouvait "déraper" comme ça. C'était quand même un acte volontaire, bon sang ! Pas un truc qui se faisait accidentellement !

Enfin, pour ce que je m'y connais dans le domaine…

Roxane tenta de soutenir mon regard mais fourra bientôt son visage dans ses mains, l'air las et catastrophé à la fois.

- Qu'est-ce qui m'a pris de faire ça ? Il va me prendre pour une traînée ! Déjà que quand je dis que je viens de Lacosta, la moitié des gens me regarde comme s'il y avait le mot "prostituée" écrit sur mon front, là j'ai ruiné le peu de réputation qui me restait…

Je me mordis la lèvre et tapotai son épaule d'un geste aussi compatissant qu'impuissant.

- Il va tellement me mépriser après ça, je suis sûr que c'est le genre de mec qui cherche des filles bien…

- Mais tu es une fille bien, rappelai-je.

- Non.

- Mais si.

Je poussai un soupir et tâchai de me représenter au mieux quel était l'état d'esprit d'Havoc ce matin, à la lumière des derniers événements. J'eus l'image du grand blond en train de fixer le mur d'en face avec un sourire béat, indifférent aux moqueries des autres, et pouffai de rire.

- Roxane, si tu veux mon avis, tu t'angoisses pour rien. Havoc, là, il doit juste être super content.

- Tu crois ?

- Oh oui. Il s'est fait larguer par sa copine quand il a déménagé à Central, et ça lui a vraiment pesé sur le moral. Je pense que le fait qu'une fille s'intéresse à lui comme ça, ça lui a juste fait super plaisir.

- Oh…

- À mon avis, te prends pas trop la tête. Vous verrez la prochaine fois comment vous voyez les choses. En attendant, si vous avez parlé pendant des heures, ça veut dire que vous vous entendez bien, et ça c'est une bonne nouvelle, non ?

Je lui avait enlacé l'épaule, et elle tourna la tête avec une expression étonnée.

- Je n'avais pas vu les choses comme ça, bredouilla-t-elle. Et surtout, je ne pensais pas que tu pourrais être de bon conseil !

- Mais ! Pourquoi tu es venue ici alors si t'as pas confiance en mon avis ?

- Parce que tu le connais bien. Mais bon, admets que les histoires de cul, c'est pas ta spécialité !

- C'est pas une histoire de cul, c'est une affaire de bon sens, répondis-je d'un ton aigre. Si vous vous entendez bien et que vous avez envie de faire des trucs — je ne veux pas savoir lesquels — bah tant mieux pour vous !

Ma dernière phrase la fit rire, et elle se redressa pour m'ébouriffer les cheveux d'un geste affectueux.

- Merci ma belle, je suis contente que tu sois là.

- Tu peux m'appeler mon beau, tentai-je.

- Je préfère ne pas prendre de risques. Tu te trompes de moins en moins, mais chassez le naturel, il revient au galop !

Je soupirai. Je savais qu'elle avait raison, et qu'il valait mieux que je parle toujours au féminin, mais une part de moi refusait de trop me laisser envahir par cette fausse identité. J'avais besoin de me rappeler de temps à autre qu'au fond, j'étais toujours un homme, toujours Edward Elric, l'alchimiste, et pas Bérangère, serveuse de cabaret.

- Bon, merci, parler avec toi m'a aidé à relativiser.

- Tant mieux, si je peux servir à quelque chose !

- On va prendre le petit dej ?

- Bonne idée !

Je sortis du lit, motivé par l'idée d'un bon repas, enfilai un gant pour masquer mon bras droit et pris mes lunettes.

- Ouah, elles sont dégueux, constatai-je avant de les dépoussiérer avec un pan de ma chemise de nuit.

- C'est quand même chiant les lunettes, hein ?

- Ouais, surtout quand en pratique, tu n'en as pas besoin pour voir correctement. Au final, je vois moins bien quand je les porte, avec toute la crasse qui se met dessus, grommelai-je avant de les remettre sur le nez. Bon, ça ira pour cette fois. À la bouffe !

Mon exclamation la fit rire, et nous descendîmes les escaliers dans les courants d'air froid. J'avais enfilé des chaussettes informes et un pull trop grand par dessus ma chemise de nuit, au grand désespoir de Roxane qui essayait de faire de moi une personne, sinon élégante, du moins correctement habillée. Mais à l'heure du petit déjeuner, c'était vraiment le dernier de mes soucis.

La tablée de la salle à manger était déjà bien remplie, mais je me trouvai une place entre Wilhelm et Natacha tandis que Roxane s'asseyait un peu plus loin, à côté d'Andy.

- Alors, Roxaaaaane ! chantonna aussitôt ma voisine en haussant plusieurs fois les sourcils. Tu as pris du bon temps hier ?

- Merde… me dis pas que vous êtes tous au courant ? bredouilla la rouquine en rougissant, entourée par une table qui la regardait en souriant d'un air plein de sous-entendus.

- Sisi ! répondit Clara.

- Oh non, fit Roxane en claquant sa paume sur son front, d'un air dépité.

- Ne t'inquiète pas, c'est pas ici qu'on va te juger, fit Andy d'un ton tranquille. Café ?

- C'était une sacrée soirée, quand même… soupira Maï. Tellement de coïncidences ! Je ne pensais pas qu'Angie était la cousine d'Hawkeye.

- Et moi je ne pensais pas recroiser Mustang un jour, fit Clara d'un ton amusé.

- J'ai pas trop suivi… vous êtes sortis ensemble ? demanda Andy tout en versant une tasse à Roxane.

- Oui. Enfin.. on n'est pas beaucoup sortis si tu vois ce que je veux dire, répondit la fille aux cheveux châtains avec un sourire mutin.

Je me renfrognai un peu. Je savais que mon supérieur était un coureur de jupons, mais c'était une idée que je trouvais extrêmement désagréable.

- En tout cas, même si ça n'a pas duré longtemps, c'étaient des sacrés souvenirs ! On avait même pété ses menottes !

- … Comment peut-on casser des menottes ? balbutia Neil. C'est censé être solide pourtant !

- Elle étaient vieilles, et on y est allés un peu fort, j'avoue…

- Tu t'es laissée attacher avec des menottes par ce militaire ? fit Tallulah.

- Mais voyons ma chérie, qui te dit que c'est moi qui étais attaché ? s'esclaffa Clara.

Je recrachai mon café et toussai. Je n'étais pas prêt à affronter l'idée de Mustang attaché à un lit par une de mes collègues dès le matin.

- Il a beau déjà avoir une réputation de coureur de jupon, il était tout gêné après la nuit qu'on a passée ensemble, c'était mignon, commenta-t-elle avec un sourire attendri. Tu me diras, il était encore jeune à l'époque !

Je ne veux pas savoir, je ne veux pas savoir, je ne veux pas savoir, pensai-je en peinant à respirer entre deux quintes de toux.

- Hé, le journal est arrivé ! fit Lily-Rose, arrivant dans la pièce en le brandissant. Qui veut lire les faits divers ?

Neil et Aïna levèrent la main et se rassemblèrent autour de la couturière, l'un avec sa chope, l'autre avec sa tartine, tandis qu'elle furetait pour aller directement aux dernières pages pour déclamer les articles sur les affaires de moindre importance et autres mystères non résolus.

- Je pourrai vous emprunter le journal quand vous aurez fini ? demandai-je.

- Bien sûr !

- Avec les répétitions pour le numéro, tu n'auras pas beaucoup de temps pour bouquiner, fit remarquer Andy. Je comptais profiter du reste de la matinée pour te remettre au niveau. Tes drawback ne sont pas nets…

- Et je ne tiens pas le rythme sur l'enchaînement, je sais, soupirai-je.

- Cache ta joie !

- Non, en vrai, ça me fait plaisir de danser, répondis-je. Mais j'ai même pas fini de manger et je suis encore en chemise de nuit.

- Hé bien, dépêche-toi, la danse n'attend pas !

- Lâche-là un peu, fit Wilhelm, tout le monde n'est pas drogué à la danse comme toi.

Je tournai la tête vers le pianiste, réalisant que c'était peut-être la première fois que je l'entendais parler. Il avait une voix rauque, beaucoup plus grave que je l'aurai cru.

- La première est dans dix jours ! rappela le danseur. Et elles sont loin d'être prêtes.

- Mais on le sera le jour J, fit Natacha d'un ton rassurant en tartinant une confiture. Tu stresses toujours en disant qu'on ne va pas y arriver, et à chaque fois c'est un succès. En plus, tu n'arrêtes pas de dire qu'Angie est un monstre qui apprend tellement vite que ça en est presque effrayant.

Je me sentis rosir, incapable de réprimer le sourire fier qui grimpait à mes lèvres.

- Ne te repose pas sur tes lauriers, il te reste beaucoup à apprendre !

- Oui mon-sieur, ânonnai-je.

- Ne m'appelle pas monsieur ! Tu as pratiquement mon âge !

Une partie de la tablée rit en voyant le jeune homme s'indigner et je souris en songeant qu'en réalité, j'étais bien plus jeune. Un mensonge parmi d'autres dans la pile.

La fin du petit déjeuner fut rapide, et après m'être acquittée du ménage du matin, je remontai m'habiller pour m'entraîner aux claquettes. Je redescendis habillée légèrement, sachant d'expérience que je ne tarderai pas être en sueur. Dans la salle de spectacle, je retrouvai Andy, mon professeur officiel, debout à côté du piano à relire les partitions et ses notes en discutant avec Wilhelm.

- Je ne sais pas, fit le pianiste en secouant la tête. Ça va perdre en impact si tu simplifies le rythme de ce passage.

- De quoi vous parlez ?

- Je me disais qu'on allait peut-être modifier l'enchaînement du pont pour faire quelque chose de plus simple, parce que pour l'instant, ce n'est pas vraiment au point.

- Mais ça sera moins bien ?

- Il vaut mieux avoir quelque chose de plus simple et de réussi qu'une chorégraphie complexe et mal exécutée.

- L'idéal est encore d'avoir une chorégraphie complexe et réussie ! répondis-je avec enthousiasme.

- J'aime cet état d'esprit. Allez, on se met au boulot ! Je te préviens, je vais te faire suer jusqu'à l'os !

- Ça me va !


- Angie ?! Mais qu'est-ce que tu as fait ? s'exclama Clara en me croisant dans la salle principale du cabaret alors que je partais rejoindre Riza pour un de nos restaurants rituels.

Je levai des yeux inquiets vers elle.

- Quoi ?

- Ton visage !

- … Roxane était occupée à répéter avec Jess, du coup je me suis maquillée moi-même.

- Tu ne peux pas sortir comme ça enfin, fit-elle d'autorité en me prenant par la main pour me tirer vers les coulisses. Viens là, je vais rattraper ça. Et vous, vous la laissiez faire ?! s'indigna-t-elle en parlant à Andy et Natacha qui ne pouvaient plus réprimer leur fou rire.

- Mais fallait pas le diiiire !

- NAT' !

- Pardon, mais… C'était irrésistible, fit le danseur en s'essuyant les yeux.

- Vous êtes vraiment les pires des sales gosses !

Avec une indignation toute maternelle, elle me hissa sur la scène pour m'emporter dans les coulisses, et alluma les lumières en me désignant le siège. Elle avait le même genre d'autorité qu'Izumi, la brutalité en moins, et je m'assis sans broncher, un peu perdu, tandis qu'elle me démaquillait.

- Viens là que je te débarbouille… Mais qu'est-ce qui t'a pris enfin ? !

- Je… je ne sais pas. Roxane n'était occupée et je me suis dit que je pourrais me débrouiller.

- Maquiller, ça ne s'improvise pas. Ça débordait de partout, en plus, tu en as mis des tonnes !

- J'ai essayé de faire comme vous, bredouillai-je.

- Mais le maquillage de scène, c'est différent ! C'est fait pour être vu de loin et pour accentuer les traits du visage. Là tu sors en ville, il faut quelque chose de plus discret et naturel.

- Ah… je n'avais pas réfléchi à ça…

Les lingettes maculées s'empilaient à côté de moi tandis qu'elle pestait face à la quantité de fond de teint que j'avais mis, et je me sentis soudainement inquiet.

- Je suis déjà en retard, avouai-je.

- Ne t'inquiètes pas ma chérie, je vais faire un truc rapide. Mais je ne peux pas te laisser comme ça.

Tallulah entra dans les coulisses comme une petite souris curieuse. En me voyant, elle eut l'air un peu déçu.

- Il paraît que tu étais maquillée comme un clown, mais j'arrive trop tard on dirait.

- Oui, tu as loupé quelque chose, répondit Clara, s'autorisant un sourire en commençant à me maquiller.

- Euh, Angie, ton chignon est un peu en train de se défaire, constata la nouvelle arrivante en le soupesant.

- Ah, mince. Je pensais pourtant l'avoir réussi, fis-je en me tournant vers elle.

- Ne bouge pas s'il te plaît.

- Pardon.

- Si tu veux, je peux te recoiffer, proposa la danseuse.

- … Je veux bien, abdiquai-je.

- Ouiii ! couina-t-elle.

- Tes cheveux sont entre de bonnes mains, fit la maquilleuse avec un sourire. Tallulah leur voue un culte , elle prendra grand soin des tiens.

- Si un jour je n'arrive plus à danser, je me reconvertirai comme coiffeuse, confirma-elle en enlevant les épingles à gestes rapides.

Elle commença à discuter avec Clara en s'extasiant sur ma masse et mes reflets et lui demandant son avis sur la meilleure coiffure à faire. Il fallait que j'accepte le fait que j'étais coincé là et que je serai en retard. Heureusement, nous étions dimanche, Riza n'aurait pas à retourner au bureau après le repas. Ce n'était pas trop dramatique. Je me laissai donc faire, pris en étau entre Clara qui me faisait fermer les yeux pour appliquer du mascara, et Tallulah qui me tressait les cheveux en chantonnant.

- Tu vas voir qui ?

- Ma cousine.

- Bon, c'est déjà ça, je suppose que la famille t'aurait pardonné, soupira Clara. Si tu veux, je t'expliquerai comment faire une prochaine fois, mais s'il te plaît, promets-moi de ne plus avoir ce genre d'initiative.

- Oui m'dame.

- Clara.

- Ça te gène d'avoir les cheveux détachés ? demanda Tallulah.

- Ceux de devant, oui, ils me tombent dans les yeux. Et mon épi m'agace aussi. Mais si mes cheveux sont détachés dans le dos ce n'est pas bien grave.

- Il faudrait peut-être te les couper ? fit remarquer Clara. C'est vrai que ta coupe actuelle, c'est un peu l'anarchie…

- On coupe pas les cheveux, on les laisse pousser ! se rebiffa Tallulah.

- Allons, même toi, tu fais les pointes de temps en temps.

- Ça me brise le coeur à chaque fois !

- Pour deux pauvres centimètres ?

La discussion continua quelques minutes, puis les filles me libérèrent, presque en même temps. Force était d'avouer, en me regardant dans la glace, que j'avais une bien meilleure tête qu'en entrant dans les coulisses.

- C'est chiant quand même, j'avais pourtant l'impression de faire pareil que vous… pourquoi ça marchait pas aussi bien ? grommelai-je.

- C'est l'expérience ! Allez, file, tu es déjà en retard !

- Oui ! m'exclamai-je en bondissant de ma chaise. Merci beaucoup les filles ! À c't'aprèm !

Je me faufilai hors des coulisses, attrapai mon manteau et mon béret dans l'entrée et partis à toute vitesse vers mon point de rendez-vous, courant à moitié dans les rues. Sans surprise, quand j'arrivai, Riza était déjà là.

- Je… suis… désolée… bredouillai-je.

- Ce n'est pas grave, tu n'es pas la seule à être en retard.

- Comment ça ?

- J'ai demandé à Mustang de venir.

- Q-Q-QUOI ?!

- Tu m'avais dit que tu lui parlerais la prochaine fois que vous vous verriez, mais le contexte ne s'y prêtait vraiment pas, avec la présence des autres militaires. C'est de ma faute, j'aurais dû l'amener seul au cabaret, j'ai eu le malheur d'en parler à Havoc et les autres sont arrivés à ce moment-là. Du coup cette fois, je me suis débrouillée pour que vous puissiez en discuter sans que les autres soient présents.

- Ha… d'accord, bafouillai-je en me sentant rougir.

Je n'étais pas du tout préparé à avoir cette conversation maintenant, je voulais juste manger de la bonne bouffe avec elle.

- Mais tu seras là ?

- J'avais prévu d'être là, mais j'ai une fuite d'eau chez moi. Dès qu'il est arrivé, je file régler ça avec la copropriété. Je ne voulais pas vous poser un lapin mais vu l'ampleur des dégâts, je n'ai pas trop le choix.

Je la regardai avec des grands yeux larmoyants qui devaient crier "ne me laisse pas seul avec lui", mais ce fut sans effet. Elle se contenta de m'adresser un sourire rassurant.

- Ne t'inquiète pas, ça va bien se passer.

Elle se mordit la lèvre comme si elle s'empêchait de continuer à parler.

- Ah, le voilà.

Mustang arriva à son tour au pas de course, son manteau au bras, habillé en civil, les cheveux ébouriffés par sa course. En voyant que Riza n'était pas seule, il se figea.

- Euh, bonjour ?

- Bonjour, bredouillai-je.

Je n'étais pas prêt à le voir débouler comme ça, pas prêt à retrouver sa présence aussi réconfortante qu'embarrassante. La conversation qui s'annonçait me faisait déjà perdre mes moyens.

- Bonjour, Colonel. Vous êtes en retard.

- Je suis désolé, j'ai…

Il laissa sa phrase en suspens, doutant sans doute de trouver une excuse valable aux yeux d'Hawkeye.

- Je voulais qu'on mange ensemble, mais j'ai un problème de fuite chez moi, donc je ne pourrai pas rester. Je suis venu le temps de vous prévenir mais il faut vraiment que je règle ça au plus vite avant que l'appartement du dessous soit inondé. Je vous laisse discuter tous les deux, je sais que vous avez des choses à dire.

En disant ça, elle m'avait adressé un regard lourd de sous-entendus, me rappelant ma mission.

- Bon, je file, et je vous dis bon appétit !

Elle passa à côté de Mustang qui semblait aussi déboussolé que moi par le rendez-vous qui prenait des tournures imprévues, et s'arrêta pour lui dire quelque chose à l'oreille.

- Bonne journée à vous deux ! fit-elle à voix haute.

Elle repartit d'un pas martial, et bientôt sa silhouette disparut, nous laissant comme deux ronds de flan. Il me fallut un certain effort pour oser regarder Mustang en face, et celui-ci se gratta l'arrière du crâne avec un sourire un peu gêné.

- J'avoue que je ne m'y attendait pas, à celle-là.

- Moi non plus, pour être honnête.

- Mais je ne vais pas me plaindre, Hawkeye me laisse en bonne compagnie.

Sa remarque me fit monter le rose aux joues, et son sourire n'arrangea rien. Il me fit signe d'avancer.

- Puisqu'il est l'heure de manger, allons chercher un restaurant. Vous avez une envie particulière ?

- Je… il y a un restaurant dans la rue là-bas qui propose des grillades avec accompagnement à volonté. On y est déjà allées avec Riza, c'est très bon.

- Ça me paraît parfait.

Je le guidai vers notre destination, en gardant au fond de ma gorge le sentiment bizarre que provoquait son vouvoiement.

Je devais lui dire… Seulement, sa simple présence me rassurait, et il y avait quelque chose de confortable à le retrouver sans devoir assumer les conséquences de mes cachotteries. Je n'avais pas envie que son sourire léger soit remplacé par la colère. Il fallait pourtant que je lui avoue. Une fois attablé au restaurant, dans un coin tranquille, je pourrais rassembler mon courage…

Hélas, le restaurant était rempli et bruyant. Faute de place, nous avions été installés juste à côté d'une tablée que j'identifiai rapidement comme une bande de potes militaires qui se faisaient une sortie pendant leur journée de congé. Ce n'était pas le meilleur endroit pour annoncer qu'on était en réalité une personne recherchée par l'armée. J'étudiai la tablée pour estimer où elle en était du repas et savoir si elle partirait bientôt, puis me plongeai dans le menu en supposant qu'il ne tarderaient plus trop.

- Vous voudrez du vin ? demanda Mustang.

Je baissai mon menu et clignai des yeux plusieurs fois. Cette phrase résonnait de manière tellement absurde à mes oreilles que j'aurais pu avoir un fou rire nerveux.

- J'ai dit une bêtise ?

- Euh… non, c'est juste que je n'ai vraiment pas l'habitude d'être vouvoyée.

Par vous, me retins-je d'ajouter.

- On peut se tutoyer si vous préférez.

- Ce serait bizarre de tutoyer un Colonel, balbutiai-je.

- Les Colonels sont des humains comme les autres, répondit-il avec un sourire. Mais j'avoue que je n'ai pas envie de tutoyer quelqu'un qui me vouvoie.

Vous le faites pourtant avec moi, pensai-je avec un sourire.

-On dirait que nous avons un problème…

Ma remarque le fit rire quelques instants et je sentis mon coeur faire une embardée.

- Nous en avons deux, je ne sais toujours pas si vous voulez du vin.

- Euh… je n'aime pas ça.

- Très bien. Je vais en prendre juste un verre, dans ce cas. Et si vous voulez quelque chose…

Un instant, je pensai demander de la bière, mais cela me donna immédiatement l'impression que ça ferait de moi un personnage potache qui rentrait en contradiction avec mon identité d'Angie. Et de toute façon, Roxane et moi nous étions accordées pour dire que c'était une mauvaise idée que je boive de l'alcool. La veille à midi, j'avais participé à mon premier jeu à boire, qui consistait à chanter en faisant passer des verres, tantôt à gauche, tantôt à droite. Celui qui se trompait buvait le verre, et Tallulah et moi étions les grands perdants. J'étais sérieusement éméché, et quand elle avait fait tomber et cassé l'un d'eux, je m'étais précipité pour le réparer par alchimie. Sans le bon sens de Roxane qui m'avait rattrapé par les poignets en assénant un "Non !" particulièrement sonore, j'aurais fait sauter ma couverture de la manière la plus stupide qui soit.

- … Je resterai à l'eau.

- Sinon ils proposent des cocktails sans alcool.

- Ah, je veux bien tester ça ! répondis-je.

Une fois les décisions prises, nous repôsames les cartes en attendant que le serveur prenne notre commande, ce qui ne tarda pas à arriver. Débarrassés du choix du menu, je n'avais plus de prétexte auquel me raccrocher, et j'affrontai son regard accueillant avec une bouffée de culpabilité. Lui n'avait aucune peine à me regarder dans les yeux.

Je déglutis deux ou trois fois, songeant qu'il allait falloir parler.

- Vous venez souvent ici ?

- Souvent, je ne dirais pas ça non plus, on y a mangé deux fois avec Riza. On essaie de tester différents restaurants quand on se retrouve, histoire de varier un peu.

- C'est donc vous qu'elle allait voir quand elle sortait en ville le midi.

- Héhé, oui.

- J'ai encore du mal à imaginer qu'elle puisse être aussi proche de quelqu'un.

- Pourtant, vous êtes proches, non ?

- Je pensais être aussi proche qu'on peut l'être avec elle, répondit Mustang avec un sourire mélancolique. Elle a toujours été très distante avec tout le monde, et de mon côté…

Il laissa sa phrase en suspens et se redressa pour en reprenant une expression plus joyeuse pour passer sous silence ce qu'il s'apprêtait à dire.

- Parlons plutôt de vous.

- Je… Vous pouvez me tutoyer ? demandai-je finalement.

Cette espèce de distance me paraissait vraiment anormale.

- Je peux… et vous ? fit-il un peu malicieusement.

- Je peux essayer, bredouillai-je.

Tutoyer Mustang ne me serait jamais venu à l'idée, et je pressentis que que ce serait difficile. Les assiettes d'entrée arrivèrent.

- Je veux bien parler de moi, mais… c'est compliqué, ajoutai-je en réajustant mon plat devant moi. Je ne sais pas par où commencer.

Parce que parler de moi, c'était soit mentir pendant des heures, soit dire qui j'étais réellement. Autant inventer ma jeunesse commune avec Hawkeye et la raconter aux autres militaires m'avait amusée, autant mentir à Mustang, c'était différent. Alors… dire la vérité…

- Eh bien, je ne sais pas, vous pouvez déjà… Oh.

- Hé, mais c'est Mustang ! s'exclama une voix masculine.

- Lieutenant Kramer !

Je tournai la tête vers le nouvel arrivant, ne sachant pas si je devais bénir ou maudire cette personne, et découvris un homme en trench coat, plutôt grand et sec, dont les cheveux châtains étaient raides comme des poils de balai. Il avait à son bras une blonde qui devait avoir une trentaine d'années, et un serveur à l'air surpris se tenait à côté d'eux.

- Je suppose que vous êtes la fameuse Lucy, commenta Mustang en levant les yeux vers la jeune femme.

- En effet !

- Kramer m'a beaucoup parlé de vous, fit Mustang en se levant pour lui serrer la main.

- Oh, arrête, qu'est-ce que tu leur as dit ? fit la femme en donnant un coup de coude à l'homme qui l'accompagnait tout en riant.

- Pour faire court, qu'il était le plus heureux des hommes, répondit le Colonel avec un sourire.

- Le Colonel Mustang, présenta l'homme tandis qu'ils se serraient la main. Et…

- Bérangère Ladeuil, bredouillai-je tandis qu'ils me serraient la main tour à tour.

- Mais dites-moi, votre visage m'est familier… fit le militaire en me scrutant avec curiosité.

- C'est elle qui est sortie du gâteau lors de votre enterrement de vie de garçon, répondit Mustang, abrégeant la devinette.

- Ah oui, c'est çaaaa ! s'exclama-t-il avec un large sourire. Mais vous vous étiez enfuie il me semble.

Je toussai, mortellement gênée. Pourquoi fallait-il toujours qu'on en revienne à cette soirée ? En plus, je ne me souvenais absolument pas de lui, la surprise de voir mon supérieur à la table avait effacé tout souvenir du reste de l'assemblée.

- Tu ne pourras pas lui donner tort, du peu que j'en sais, vous étiez des catastrophes à cette soirée, rappela Lucy avec un rire.

- Je confirme, Maxcence m'avait couru après pour me demander des cours de drague, se remémora le Colonel en secouant la tête.

- Que vous ne lui avez pas donné, je suppose.

- En effet. Sauf si expliquer qu'on ne mange pas ce qu'on trouve dans ses cheveux compte comme un conseil de séduction.

Sa remarque provoqua un grand rire. Les nouveaux arrivants restaient debout à parler, et le serveur, qui se balançait d'un pied sur l'autre, finit par demander.

- Je n'ai pas d'autre table disponible pour l'instant, cela vous convient d'être côte à côte ?

- Tout à fait, ce serait un plaisir !

- Ça ne me pose pas problème, répondis-je.

- On ne va pas vous chasser du restaurant, ajouta Mustang avec un sourire.

- Parfait. Mais du coup, si vous vous êtes enfui en courant après avoir vu Mustang, que faites-vous attablé avec lui aujourd'hui ? demanda la blonde en s'asseyant sur la la banquette.

- Il y a eu un quiproquo lors de notre première rencontre, résuma le Colonel, et comme Hawkeye est une connaissance commune, elle a voulu dissiper le malentendu.

Il ne sait pas à quel point il a bien résumé la situation, pensai-je, inondé de sentiments contradictoires.

C'est ainsi que disparut le repas en tête-à-tête et avec lui la possibilité de parler de ma véritable identité. Si l'idée d'aborder le sujet à proximité d'une tablée de soldats me refroidissait déjà pas mal, être juste à côté d'un militaire que Mustang connaissait personnellement enterrait totalement l'idée. Connaissant les militaires, je pouvais être sûr que le retour de "la fille du gâteau" serait le prochain sujet de conversation au QG. Si je faisais des vagues, ce serait encore pire.

Le repas se passa donc avec deux inconnus, qui, s'ils échangeaient quelques mots entre eux, passèrent le plus gros du temps à discuter avec nous. Kramer et celle qui s'avéra être sa femme se montrèrent très curieux à mon sujet et me posèrent de nombreuses questions sur qui j'étais, quel était mon métier, d'où je venais, et je me retrouvai rapidement embarqué à mentir en long, en large et en travers à mon sujet, émaillant mes explications et récits de fragments de vérité pour rendre le tout plus crédible. Mustang parla peu, se mettant en retrait, observant ceux qui parlaient avec un sourire attentif. Je me rendis compte que, si nous avions eu de grandes discussions au téléphone, il était finalement peu loquace le reste du temps. Quand il prenait la parole, c'était le plus souvent pour faire dévier la conversation, sentant mon embarras pour des raisons qu'il ne connaissait pourtant pas. Sa prévenance me laissa éperdu de reconnaissance.

Ils parlèrent un peu travail, l'assaut du QG Est les ayant laissé avec une quantité monstrueuse de dossier à traiter, et après avoir écouté en silence, Lucy commença à converser avec moi, parlant un peu de son travail de couturière pour un grand magasin, et me posant plus de questions sur le cabaret Bigarré qui était devenu ma maison. Il y avait beaucoup à dire sur mes colocataires et le repas fila rapidement. S'ils m'empêchaient de parler de sujets sérieux avec le Colonel, j'étais forcé d'avouer que Kramer et sa future femme étaient tous deux très sympathiques.

C'est avec le sourire aux lèvres que je ressortis, après que Mustang eut payé pour deux sans même me laisser le temps de voir passer la note. Le couple nous salua et prit congé. Il y eut un moment de flottement, moins embarrassant toutefois, comme si je m'étais réhabitué à sa présence.

- Aaaah, j'ai bien mangé, soupirai-je d'un ton satisfait.

- On peut dire ça ! répondit Mustang en riant. Deux assiettes supplémentaires de patates ! C'est rare de voir une femme avec un tel appétit.

À ces mots je me sentis rougir. Je m'étais laissé emporter, et nous avions passé un long moment à table. Quand je ne parlais pas, je mangeais, et mécaniquement, j'avais sans doute avalé une quantité de bouffe qui dépassait largement ce qu'on attendait d'une jeune femme bien élevée. En voyant mon embarras, son sourire s'adoucit.

- Je trouve ça bien. Manger est un des plaisirs de la vie, ce serait dommage de s'en priver.

Sa réponse me réconforta, et nous commençâmes à marcher au hasard. Je ne devais pas le lâcher avant d'avoir dit la vérité, je l'avais promis à Hawkeye. Seulement, après avoir déballé tous ces mensonges, la vérité me semblait encore plus délicate à avouer. Cherchant par quel angle attaquer mon aveu, je continuai donc à parler de tout et de rien. J'étais étonné de voir à quel point c'était facile de discuter avec lui.

- Oui, j'aime beaucoup cuisiner, admit-il. Ça détend, et puis, il y a un côté technique que j'apprécie.

- Ah, moi je cuisine peu, je préfère largement manger !

- Les deux vont ensemble, fit-il remarquer après avoir ri à ma remarque.

- Peut-être, mais les gens de mon entourage cuisinent mieux que moi, et je finis par être paresseux-se. Je sais faire des plats basiques, mais ce que font les autres est bien meilleur.

- Ça s'apprend… Mais c'est vrai que j'ai commencé jeune, ça aide sans doute.

- Jeune comment ?

- J'ai toujours traîné dans la cuisine, là où j'habitais… mais je suis officiellement devenu commis de cuisine à neuf ans.

- Ouah, en effet, c'est jeune pour commencer à travailler ! fis-je, impressionné.

- Je n'avais pas trop le choix, avoua-t-il, mais même si c'était difficile, ça ne m'a pas trop pesé parce que j'adorais ça. Et puis, c'est grâce à la cuisine que j'ai commencé à m'intéresser à l'Alchimie, donc… c'est quelque chose de précieux pour moi.

Je hochai la tête, touché par cet aveu. Je réalisai soudainement à quel point je savais peu de choses à son sujet, même en ayant discuté avec lui pendant des heures.

- J'imagine, avouai-je, soudainement frustré.

J'aurais voulu lui répondre comment moi aussi, je m'étais intéressé à l'alchimie, même si l'histoire était bien différente, et qu'au début, je voulais suivre les traces de mon père.

- Et vous, qu'est-ce qui vous a poussé à devenir danseuse ?

J'ouvris la bouche et la refermai, hésitante. Est-ce que je pouvais dire la vérité maintenant ? Personne ne semblait faire attention à nous, et j'avais déjà trop attendu. J'eus l'impression que mon coeur s'était catapulté dans ma gorge, et il sembla sentir mon changement d'état d'esprit. Je réalisai tout-à-coup que ne savais toujours pas comment le lui dire.

- En fait…

En fait, c'est une longue histoire, mais je n'ai pas complètement choisi de devenir danseuse, ce n'était même pas ma vocation. Mais j'ai dû changer de vie, parce que j'étais recherché par l'armée, parce que…

Non, je n'y arrivais pas.

- … C'est ma mère qui m'a donné envie. Elle était musicienne, jouait du violon et du piano. Elle donnait des cours dans le village où j'ai grandi, et il y avait toujours de la musique chez nous. Même quand on s'occupait du jardin, c'était en chantant.

Ce n'était pas la vérité que je devais dire, mais c'était une vérité quand même. J'avais dit ces mots d'un ton hésitant, continuant à marcher. Mustang, les mains dans les poches, baissa vers moi un regard attentif.

- Maintenant qu'elle n'est plus là, j'ai eu envie de la retrouver en marchant sur ses traces. Ces derniers temps, je me rends compte que je lui ressemble sans doute plus que ce que je pensais…

- … Ça fait longtemps ?

- … J'avais dix ans, répondis-je évasivement. Elle a été emportée par la grippe de l'Est.

- J'imagine que ça a été dur.

- Oui. À l'époque, c'était mon monde qui s'effondrait.

- … Et vous ?

J'avais posé la question d'une voix douce, sans trop m'en rendre compte. C'est une question que je n'aurais jamais osé poser auparavant, mais à cet instant, elle semblait naturelle, et cette discussion m'avait fait réaliser que je ne savais rien de lui. Je pensais qu'il ne me répondrait pas.

- Ma mère est morte quand j'avais neuf ans.

Il avait continué à marcher, les yeux baissés sur le bitume, et je sentis dans cette phrase dite sans accent une souffrance que je n'aurais jamais soupçonnée chez lui. L'expression de son visage me donna soudainement envie de m'arrêter pour serrer dans mes bras en silence. Mais je ne pouvais pas faire ça.

- Je suis désolée, mumurai-je en baissant les yeux à mon tour.

Il haussa les épaules.

- Vous n'y êtes pour rien si je me suis retrouvé orphelin, vous étiez à peine née à ce moment-là.

Je n'étais même pas né, en réalité. Cette idée me parut extrêmement étrange. Je pris tout à coup la mesure de tout ce que Mustang avait vécu avant même que j'existe. Après tout, il avait presque le double de mon âge. Mais autre chose attira mon attention à ces mots.

- Votre père… ?

- Je n'ai jamais eu de père.

S'il avait débordé de tristesse en évoquant sa mère, il avait prononcé ces mots d'un ton sec et distant. Je me sentis soudainement honteux et renfonçai un peu mon béret sur mon front, comme pour me cacher et faire oublier ma question. Je n'osai même pas m'excuser, sentant confusément que j'avais touché un point sensible. Durant les minutes que nous passâmes à marcher en silence, nos pas nous menèrent au parc qui se trouvait au nord du QG, celui-là même où, des mois auparavant, j'avais interrompu Envy dans sa tentative de tuer Hugues. Je pensai soudainement au militaire en cavale, et brûlai de poser la question à Mustang, de lui demander s'il avait des nouvelles de lui. Mais je ne pouvais pas. Pas encore.

Une agréable odeur de grillé me chatouilla le nez et je cherchai instinctivement sa source, avant de repérer une échoppe un peu plus loin.

- Vous aimez les châtaignes grillés ? tentai-je.

- Euh… oui.

La question sortait tellement de nulle part que la surprise lui fit perdre ses airs sombres.

- Alors je vous en offre, fis-je en me dirigeant à grands pas résolus vers leur vendeur.

- Hé, mais…

Je demandai et payai deux cornets de châtaignes que le vieil homme me servit rapidement, et le temps que Mustang me rejoigne, je lui en fourrai un dans les mains.

- Vous n'étiez pas obligée…

- Et vous, vous n'étiez pas obligé de me payer le restaurant, fis-je remarquer en tentant de décortiquer une châtaigne sans faire tomber les autres.

- Je ne sais pas quoi faire de mon argent, fit-il avec une spontanéité à laquelle je ne m'attendais pas de sa part. Je pensais faire plaisir…

Je me figeai, réalisant à son expression déçue que j'étais en train de m'enfoncer, et repris d'un ton plus calme.

- Ça m'a fait plaisir. Je voulais juste rendre la pareille, avec le peu de budget que j'ai… admis-je d'un ton dépité.

Le sourire qu'il m'adressa me laissa muet, me donnant l'impression que mon coeur triplait de volume. Je ne pensais pas qu'il pourrait sourire comme ça.

- Je suis touché, fit-il simplement avant de fendre la coque d'une des châtaigne pour manger à son tour.

Les minutes suivantes s'écoulèrent en silence, à marcher en grignotant les fruits grillés, puis s'asseoir sur un banc. Le ciel était dégagé, sans un souffle de vent, un temps magnifique en somme. Le parc était silencieux, peu fréquenté. Je levai les yeux vers le ciel en boulottant mon cornet dont je froissai ensuite le papier dans la main. Je devais le dire. Je devais lui dire la vérité. Je le savais bien. Une fois que ce serait fait, je pourrai lui parler de mon père que j'allais voir le lendemain, de tout ce qu'il m'avait appris au fil de nos entrevues. Il pourrait me donner des nouvelles de Hugues. Nous pourrions parler de Tucker…

Mais d'abord, il faudrait sans doute affronter sa colère. Je respirai profondément plusieurs fois, cherchant le courage et les mots justes pour avouer ce qui me semblait inavouable. Que j'étais Edward, avec un corps féminin, mais Edward tout de même. Cette idée me terrifiait sans que je sache pourquoi au juste.

- Il y a quelque chose qu'il faut que je vous avoue… fis-je.

Je n'avais pas parlé fort, et Mustang s'était penché en avant pour mieux m'entendre, les coudes sur ses genoux, les mains croisées. Je l'observai en coin et fuyai son regard paisible et attentif, incapable de le soutenir.

- C'est très difficile à dire, surtout à vous… Certaines personnes s'en sont rendues compte, mais… c'est un sujet difficile à aborder.

Il ne disait rien, attendant la suite. Son silence se voulait encourageant, je le sentais, mais il me pétrifiait encore plus.

- Pour être honnête, j'ai un peu peur de ce que vous direz ensuite…

Je tournai la tête vers les arbres dénudés par l'hiver qui s'annonçait pour éviter un peu plus son regard, puis regardai les silhouettes des enfants jouant au loin, des promeneurs du dimanche. L'ambiance paisible du parc ne parvenait pas à m'apaiser.

- Vous vous faites sans doute une fausse idée de moi, articulai-je péniblement. Je ne suis pas…

J'avais mal à la gorge, physiquement mal, tant elle était nouée. Je n'avais pas pensé que ce serait aussi dur, et je laissai passer de grands silences. Mais si, jusque-là, je n'avais pas eu le courage de l'avouer, c'était qu'il y avait bien une raison.

- En réalité… je suis…

Edward.

Ce dernier mot n'arrivait pas à franchir mes lèvres. Pourtant, je savais que j'avais l'air ridicule à ne pas terminer ma phrase. Je devais le dire. Je n'avais pas d'idées pour l'avouer de manière moins brutale, même si ça me désolait. Je pris une inspiration en me jurant que c'était la dernière, qu'une fois ce mot prononcé, j'aurais réussi, qu'il fallait juste le faire et que les conséquences importaient peu. J'essayais de me persuader qu'elles importeraient peu.

- Je suis…

Je croyais que j'allais réussir à le dire, mais au lieu de ça, un cygne jaillit des buissons pour traverser l'allée en battant des ailes, se dandinant à toute vitesse pour échapper à un gamin à peine plus haut que lui qui le poursuivait. Le spectacle me déstabilisa, surtout quand l'enfant, encore jeune, se fit un croche-pied à lui-même et s'étala de tout son long sur le gravier, achevant de ruiner mes efforts. Je restai figé face à la scène, et il y eut un grand silence. Nous étions tous immobiles. Mustang, qui n'avait rien dit depuis tout à l'heure, moi, et l'enfant qui resta face contre terre quelques instants avant de commencer à émettre un cri de plus en plus aigu et puissant, digne d'une alarme à incendie.

Mustang bondit du siège et s'agenouilla pour l'aider à se redresser et vérifier qu'il n'avait rien de trop grave. Après un instant de stupéfaction, je l'imitai et me penchai à mon tour. L'enfant hurlait de tous ses poumons mais semblait n'avoir rien de plus que des écorchures. Sa mère fut rameutée rapidement.

- Oh mon dieu, Louis ! Qu'est-ce qui s'est passé ?!

- Il courait après un cygne, et il est tombé, balbutiai-je.

- Je pense qu'il n'a rien de grave, annonça Mustang, peinant à couvrir les lamentations du gamin.

La mère eut un soupir et s'agenouilla elle aussi, sortant un linge de son sac pour le débarbouiller et l'observer du regard sûr de la mère qui connaît assez son enfant pour faire la différence entre un caprice et un problème grave.

- Bah alors, mon chéri, qu'est-ce qui t'as pris de partir en courant comme ça ?

- CYYYYYY !

- Oui, tu voulais voir le cygne… mais tu sais, les animaux ne sont pas là juste pour te faire plaisir, ils veulent vivre leur vie, rappela-t-elle d'une voix douce en lui caressant la tête. Tu lui as sans doute fait peur.

Elle le prit dans ses bras et il cessa de hurler pour se contenter de gémir, me laissant penser qu'il demandait surtout de l'attention pour soigner son ego froissé.

- Merci de vous être occupés de lui, fit-elle en luttant pour remettre le tissu dans son sac tout en berçant son enfant de l'autre main.

- On n'a pas fait grand-chose, fis-je remarquer.

Le petit Louis restait le nez fourré dans le cou de sa mère, geignant doucement, et elle lui caressait la tête à gestes répétés.

- Il aime les châtaignes grillées ? demanda Mustang.

Sans laisser à sa mère le temps de répondre, le garçonnet tourna la tête vers lui avec une éloquence qui nous amena un petit rire.

- Oui, confirma-t-elle.

- Il m'en reste quelques unes, proposa-t-il en tendant le sachet presque vide.

- Oh, c'est vraiment gentil, fit-elle, les yeux illuminés. Tu as vu, Louis, le gentil monsieur t'offre ses châtaignes. Qu'est-ce qu'on dit ?

- Merchiii, fit-il en attrapant le cornet d'un geste hésitant, regardant Mustang avec une certaine déférence.

La scène me fit sourire, et quand les deux repartirent, je levai les yeux vers Mustang qui les regardait s'éloigner avec un regard tendre. À cet instant, je me demandai comment qui que ce soit pouvait penser de lui qu'il était froid et égoïste, et surtout, comment moi aussi, j'avais pu le croire. J'avais vraiment passé toutes ces années à si mal le connaître ?

- C'était gentil de votre part de lui offrir vos châtaignes.

- Il n'en restait plus beaucoup, et je n'avais plus faim. Ça ne me lésait pas vraiment, répondit-il en haussant les épaules.

- Ça me rappelle des souvenirs de môme… fis-je spontanément. Il a eu de la chance de ne pas poursuivre des oies. Quand j'étais peti-te, j'en avais poursuivi une et elle m'avait pincée les doigts super fort. J'avais gardé un bleu pendant des semaines ! Mamie m'avait dit que j'avais de la chance qu'elle ne m'ait pas cassé les os. Après, j'avais la trouille dès que j'en voyais.

Mon récit le fit rire, et la conversation reprit sur des sujets plus légers. Il ne revint pas sur mon aveu manqué, à mon grand soulagement. J'avais fait tellement d'efforts pour rassembler mon courage que je ne me sentais juste pas capable de recommencer maintenant. Et puis, avec la manière dont cette journée se déroulait, je me disais que décidément, l'univers ne voulait pas que je dise la vérité.

C'était sans doute de la lâcheté de ma part… mais voilà, quand je ne me disais pas que je devais parler de ma véritable identité, je me sentais juste merveilleusement bien. J'avais l'impression de découvrir une nouvelle personne, hors des bureaux, de l'uniforme et du sérieux qu'impliquait la lutte contre les Homonculus. Après avoir évoqué quelques souvenirs heureux, nous parlâmes un moment des restaurants de la ville, puis je racontai le pain perdu préparé avec Roxane, les repas animés du cabaret, leurs habitants débordants de vie.

- Mon principal regret, c'est qu'ils sont tellement soudés que parfois, je loupe des choses dans les conversations, des blagues, des sous-entendus… j'espère qu'en les connaissant davantage, ça ne sera plus le cas.

- C'est probable, fit-il remarquer. C'est toujours dur d'arriver dans un groupe déjà existant, mais je pense que ça ira, vous vous ferez des souvenirs ensemble.

- Sans doute.

Je repensai à Clara ce matin et réalisai avec un certain embarras que ma tentative de maquillage risquait de faire partie de ces souvenirs. L'idée que Mustang avait failli me voir avec un maquillage dit catastrophique m'amena une reconnaissance renouvelée pour l'accordéoniste. Sur le coup, je n'avais pas su à quoi j'avais échappé. Nous explorions le parc, de chemin en allées, de la cage à oiseaux à l'étang artificiel où un gamin tentait de faire des ricochets avec une moue boudeuse. À force de le voir peiner, je m'approchai, commençant à lui donner des conseils, mais me pris une remarque à laquelle je n'étais pas préparé.

- M'embête pas toi, les filles ça sait pas faire des ricochets de toute façon !

- QUOI ? ! m'exclamai-je, le faisant bondir. Comment ça les filles ça ne sait pas faire de ricochets ? !

Oubliant toute bonne tenue, je me mis à fureter en maugréant, en quête du galet plat et rond qui me permettrait de faire une démonstration, puis me mis en position. Quand son caillou plongea dans un "plouf" décevant, le mien rebondit une douzaine de fois, traversant une partie du lac. L'enfant et Mustang tournèrent tous les deux des yeux ronds vers moi, et je me regorgeai fièrement.

- On ne sous-estime pas les filles ! martelai-je de l'index après ma démonstration de force. Compris ?

- Compris, bredouilla-t-il.

- Bon, tu veux que je t'apprenne ?

- Je veux bien prendre des cours aussi, lança le militaire d'un ton amusé. Je ne suis pas très bon à ce jeu-là.

C'est ainsi que je me retrouvai à conseiller les deux autres pour choisir les meilleurs cailloux, viser, avoir le bon geste.

- Non, ne le tenez pas comme ça, il faut…

Faute de savoir l'expliquer clairement au Colonel, je lui attrapai la main droite pour réajuster et caler la pierre, puis accompagner le mouvement de poignet qu'il devait avoir.

- Bien bas, et horizontalement. Il faut lancer vite et fort.

Je le lâchai et il fit son lancer, arrivant à cinq ricochets qu'il admira avec satisfaction, alors que je m'empourprais en prenant conscience du geste que je venais d'avoir. J'avais pris ses mains dans les miennes sans réfléchir, et il s'était laissé faire. Un subordonné ne faisait pas ça à son supérieur, j'en étais assez fortement convaincu. Mais je n'étais pas son subordonné… j'étais quelqu'un d'autre.

Cette pensée m'assomma quelques secondes, tandis que je réalisai que pendant que je le connaissais davantage, lui ignorait toujours qui j'étais. J'étais un idiot. L'enfant me tira par la manche pour avoir les conseils à son tour, et je me penchai vers lui. Nous passâmes un moment tous les trois sur les rives, tantôt à chercher des pierres, tantôt à faire des lancers et commenter les performances des uns et des autres. Si on m'avait dit qu'un jour, je ferais des ricochets aux côtés de Mustang et d'un gamin dont j'ignorais jusqu'au prénom, j'aurais éclaté de rire, tant l'idée était absurde ; pourtant, à cet instant, je me sentais parfaitement à ma place.

La magie se brisa quand l'enfant reprit la parole.

- Vous savez quelle heure il est ?

- … cinq heures et quart, répondit Mustang après avoir consulté sa montre d'alchimiste d'état.

- AH !

Nous avions tous les deux réagi dans un même cri.

- C'est pas vrai !

- Il faut que je rentre, ma mère va me gronder !

- Moi aussi, il faut que je rentre, je devrais déjà être au cabaret pour répéter. Andy va être furieux…

En voyant nos mines catastrophées, le militaire nous adressa un sourire rassurant.

- Hé bien, filez, si vous êtes attendus. En tout cas, je suis content d'avoir passé un moment avec vous.

- Merci, moi aussi ! bredouillai-je sans savoir si j'étais censé serrer la main de Mustang, lui faire la bise comme à Riza ou me contenter de le saluer de loin. Étant donné la distance qui nous séparait, je choisis la troisième option.

- Au revoiiiiir ! cria l'enfant en détalant à toutes jambes.

- Au revoir ! répondis-je à l'unisson avec Mustang.

Je me retournai vers lui, soudainement fébrile.

- Je dois filer, fis-je sur un ton d'excuse. Le travail, tout ça…

- Je comprends. Passe une bonne soirée.

Le tutoiement me fit monter le rose aux joues, tandis qu'il se mordit la lèvre comme s'il l'avait laissé échapper.

- Bon, je file. N'hésitez pas à passer au cabaret, vous y êtes le bienvenu !

- Je n'y manquerai pas.

Je le saluai à grands gestes en marchant à reculons puis me détournai pour me mettre à courir, le quittant avec un pincement au coeur. La culpabilité de ne pas avoir réussi à dire la vérité sans doute. Je n'aurais pas pensé que c'était si dur, je n'aurais pas pensé que le temps passerait si vite en sa présence. En dépit de ce secret que je continuais porter, je n'arrivais pas à regretter cette après-midi. Je traversai le parc en courant, le coeur battant, réfléchissant au moyen le plus rapide de rejoindre le Bigarré.

J'espérais qu'il reviendrait bientôt.


En revenant de ma promenade avec Mustang, j'avais été attrapé par Andy qui n'était pas ravi de mon retard mais avait préféré me faire gagner les rangs immédiatement plutôt que perdre du temps à me houspiller. Il avait fallu attendre que le cabaret ouvre pour que je puisse raconter à Roxane la tournure imprévue qu'avait pris mon rendez-vous avec Riza. Elle passa mon récit à secouer la tête d'un air désabusé, ce qui eut le don de m'agacer au plus haut point. J'avais passé le gros de la soirée à travailler d'arrache-pied pour ne pas avoir l'occasion de la revoir avec cette expression qui avait un je-ne-sais-quoi d'insultant.

Le lendemain était la journée de fermeture du cabaret, et j'étais sortie le midi pour retrouver Honenheim le temps d'un repas durant lequel il m'en avait appris plus sur des théories alchimiques permettant de rediriger l'énergie perdue d'une transmutation pour en augmenter la puissance. J'étais revenu avec l'envie irrépressible de mettre en pratique cette technique, et avais dû participer au grand nettoyage du Cabaret à la place.

Outre le ménage journalier du mobilier et du sol, il fallait aussi se charger d'un nettoyage plus approfondi. Je me retrouvai donc perchée sur un escabeau pour dépoussiérer les lampions, devant descendre pour le décaler mètre par mètre, pendant que Ray, armé d'une tête de loup, empêchait les araignées de s'installer dans les coins. Jess cirait les zones du parquet qui avaient été tachées au cours de la semaine. Les autres s'affairaient à nettoyer le salon, la cuisine, la salle à manger, et toutes les pièces qui le pouvaient avaient les portes grandes ouvertes pour aérer le tout.

Ce grand nettoyage aurait pu être pénible et ennuyeux si ça n'était pas un moment passé à chanter ensemble en travaillant. Bien entouré et entraîné par la musique, les tâches avançaient vite, dans une ambiance festive, bien plus informelle que les répétitions. C'était toujours le cas ici. Le ménage matinal, les corvées de vaisselle, les lessives, tout cela prenait du temps bien sûr, mais loin d'être contraignant, je m'étais rendu compte que c'était le moment idéal pour chanter ou faire plus ample connaissance avec les uns et les autres.

Une fois ma mission accomplie, je m'étais portée volontaire pour aider Wilhelm au jardin, peu disposé à m'enfermer de nouveau. Mes sorties récentes m'avaient rappelé à quel point j'étais un animal d'extérieur, qui avait besoin de bouger et de respirer l'air frais. Le grand pianiste s'était avéré aussi peu bavard que d'habitude, mais soigner les plantes en sa compagnie me laissa l'impression d'avoir tissé une forme de complicité avec lui.

Jess m'avait ensuite kidnappée pour un entraînement au chant, et de travail en entraînements, le repas du soir arriva à tout vitesse, avec ses conversations animées et ses blagues. Évidemment, ma tentative de maquillage de la veille fut au nombre des sujets de conversation, Nat' et Andy ne manquèrent pas de se moquer abondamment de moi, et même Clara ne résista pas à la tentation de me taquiner. Même si leurs moqueries me firent rougir et m'indigner, je le pris comme une marque d'intégration, et me couchai avec le sentiment d'avoir un peu plus ma place dans la bande de joyeux drilles… à condition de ne pas trop penser au fait que je leur mentais sur mon identité.

Le mardi continua avec sa routine, le réveil laborieux, le petit déjeuner et sa lecture animée des faits divers par Aïna, Neil et Lily Rose, le ménage matinal, l'entraînement, la préparation du repas de midi qui consista surtout à couper des légumes en morceaux sous l'autorité de Lily-Rose

Après le déjeuner, il y avait toujours une période de flottement, entre ceux qui partaient faire la sieste — comme Neil qui se levait avant tout le monde pour pouvoir travailler au calme avant que l'effervescence de la bande ne vienne le déconcentrer dans sa comptabilité — ceux qui prolongeaient leur café en discutant paisiblement, ceux qui partaient faire des courses ou travailler à l'extérieur… J'avais choisi de passer ce moment d'accalmie à la bibliothèque, où je retrouvai Aïna, enveloppée de châles de laine brute, en train d'écrire avec une application studieuse sur un secrétaire noyé de notes, de cartes et de pages de journaux jaunis. Cerise s'était roulée en boule sur ses genoux et ronronnait bruyamment, mais me regarda d'un oeil torve en me voyant entrer dans la pièce, prête à s'enfuir si je m'approchais trop. La rousse avait l'air tellement plongée dans son travail que je n'osai pas lui parler et me nichai dans un des fauteuils club pour lire en silence le journal du jour, suffisamment loin pour que le chat ne décide pas de s'enfuir.

Puis Natacha passa me chercher pour la répétition de notre numéro. Je retrouvai Tallulah, Andy et Wilhelm, bref, la fine équipe. Andy était un professeur impitoyable, dont l'inflexibilité était rattrapée par un je-ne-sais-quoi de profondément affectueux. Nat était la chanteuse principale et avait un solo de saxophone entre deux couplets. Tallulah et moi faisions à la fois les choeurs et les claquettes, pendant que Wilhelm jouait et rejouait patiemment les différents passages du morceau pour que nous puissions nous entraîner en musique.

Je me sentais bien dans cette bande. Tallulah, qui était ma première rencontre et m'avait amenée ici, m'adressait des sourires complices, Natacha pétaradait d'énergie, les mèches noires de son carré court dansant à chaque mouvement, et si nous travaillions dur, c'était avec beaucoup de bonne volonté. Seule ombre au tableau, Andy et Wilhelm semblaient un peu en froid pour une raison qui m'échappait. Une fois la répétition terminée, je fus envoyée à la douche et récupérée par Lily Rose qui voulait faire un essayage de ma tenue de scène.

J'avais dû lui avouer une partie de la vérité, à savoir que je portais des automails. C'était quelque chose qu'elle ne pouvait pas ignorer puisqu'elle m'habillait, et si je m'arrangeais généralement pour dissimuler ma peau synthétique sous ma paire de gants, j'étais bien obligée de lui expliquer un peu plus en détail. Elle avait accepté le secret avec une bienveillance placide, puis m'avait tendu la robe en m'invitant à me changer derrière un paravent prévu à cet effet. Je m'étais donc retrouvé dans une robe noire, avec un dos nu particulièrement audacieux, retenu par des rangées de perles de verre rouge. L'avant était ajouré de lignes, laissant voir une doublure de satin au rouge intense. Elle me tourna autour pour épingler ici et là, retoucher avec assurance, marquer l'ourlet un peu trop court à mon goût.

- Si tu ne veux pas montrer ta main droite, on peut te mettre des gants rouges, je pense que ça fonctionnera bien visuellement. On a sûrement ça dans les stocks.

Je hochai la tête en la remerciant. L'essayage continua et je posai finalement une question.

- Dis, je me posais une question à propos d'Andy et Wilhelm.

Elle se raidit un instant, puis continua son travail.

- Oui ?

- Je n'arrive pas à savoir s'ils se détestent ou s'ils s'apprécient, c'est normal ?

- Ahaha, oui, c'est normal. Je crois qu'eux non plus ne savent pas trop, fit-elle avec un rire amusé.

- Ah… C'est bizarre, non ?

- Je ne sais pas, on a l'habitude. On est tous bizarres ici ! Enfin, ça fait longtemps que c'est arrivé, mais s'ils se disputent, n'essaie surtout pas de t'interposer. Quand ils sont lancés, ils brûlent tout sur leur passage, tu serais juste un dommage collatéral.

- Eh bien… fis-je étonné. À ce point ?

J'avais du mal à imaginer le silencieux pianiste et le danseur perpétuellement taquin aussi agressifs qu'elle me les décrivait. La conversation continua un peu, et Lily Rose, sans jamais m'en expliquer les raisons profondes, me souffla quelques faux pas à éviter avec les uns et les autres. Il valait mieux éviter d'évoquer la famille des jumelles, le passé de Wilhelm, et parler de l'armée à Lia était apparemment la pire idée à avoir. Je ressortis finalement avec le sentiment de connaître un peu plus les autres. Je préparai la salle, aidai Neil et Roxane à préparer les plats du menu avant de manger, puis l'ouverture du Cabaret arriva en trombe. Andy était absent le mardi, pris par d'autres obligations, aussi le spectacle s'annonçait un peu différent des autres jours. Jess, Nathacha et Mel assuraient des numéros de remplacement, mais de toute manière, le public était nettement moins nombreux qu'en weekend. Même en s'acquittant du service en salle, la soirée s'annonçait plutôt tranquille.

- Angie, regarde qui arriiive ! chantonna Clara en passant à côté de moi avant d'aller remplir des verres de bière.

Je tournai la tête vers l'entrée du cabaret et reconnus immédiatement la silhouette en uniforme qui venait de passer l'entrée. Manquant de renverser mon plateau, je fus sauvé par les réflexes de Roxane qui le rattrapa et poussa un soupir.

- Il a l'air d'être venu seul… Au moins, ce soir, tu pourras lui parler.

- Oui, bredouillai-je.

Je sentais bien le reproche sous-jacent. Je savais que j'aurais dû dire les choses bien avant, mais me culpabiliser à ce sujet ne m'aidait pas vraiment. J'aurais aimé la voir à ma place !

J'en étais là de mes réflexions quand Mustang me repéra et m'adressa un sourire qui me fit pousser un cri intérieur de panique.

- Bonj-soir, bafouillai-je une fois à portée de voix.

- Bonsoir, répondit-il avec un rire qui aurait pu être moqueur mais ne me vexa absolument pas. J'ai eu envie de revenir, quel est le programme aujourd'hui ?

- Une soirée normale, avec le spectacle de cabaret suivi d'une soirée dansante. Andy n'est pas là le mardi, du coup le spectacle sera un peu différent. Et pour le repas, ce soir, c'est médaillon de filet-mignon sur lit de roquette, baeckeoffe au poisson ou soupe à l'oseille, annonçai-je avec application.

- Tout promet d'être délicieux, ça va être difficile de choisir, commenta-il avec un sourire.

Je lui désignai une table dont je savais le siège confortable, puis apportai une carafe d'eau avant de prendre sa commande.

- Ça va, Andy n'a pas été trop énervé par le retard de l'autre jour ?

- Ahaha, un peu, mais il est pragmatique, il m'a mis au boulot directement au lieu de perdre du temps à me disputer pour mon retard.

- Ah, tant mieux, je m'en serais voulu sinon.

Je me surpris à lui sourire à ces mots et me sentis aussitôt ridicule. Deux personnes poussèrent les portes de l'entrée et je filai les accueillir en présentant les lieux comme on me l'avait appris, reprenant le service. Il y avait assez peu de monde, et une fois les différents plats apportés à table, je pus revenir m'asseoir à côté de Mustang pour discuter avec lui, gardant tout de même un oeil sur la salle. J'eus les échos du contrecoup de la soirée, apprenant que Fuery avait dû rentrer en portant à moitié Havoc, que la douleur à la jambe avait finalement rattrapé, mais aussi Breda, qui tenait à peine debout. Entre deux rires, j'eus une pensée compatissante pour le militaire chétif et peu sportif qui avait donné là une belle preuve d'amitié.

Mustang avait commandé le baeckeoffe et je me sentis fière en pensant que j'avais participé à sa réalisation, même si les autres n'osaient pas me donner d'autres tâches que couper des aliments en morceaux ou touiller régulièrement pendant qu'ils préparaient autre chose. Comme dimanche dernier, la soirée fila à toute vitesse, et une fois le spectacle terminé, je filai rapidement sur la piste de danse avec lui. Si danser avec Andy était toujours un bon moment, danser avec Mustang était franchement magique. Il y avait quelque chose de parfaitement naturel à suivre ses pas et ses gestes, et je ne voulais jamais que cela ait de fin. Pourtant, je devais bien alterner les swing avec mon travail, car si Roxane voulait elle aussi que je dise la vérité, elle n'était pas prête à faire tout le service pendant que je m'amusais. Pendant que je travaillais, il trouvait comment s'occuper, tantôt en discutant au bar avec Neil, tantôt en faisant danser d'autres personnes.

J'étais en train de laver des verres vides quand il revint vers le bar avec un soupir.

- Je n'ai plus l'habitude d'enchaîner les danses comme ça, je meurs de chaud, fit-il.

- Moi aussi, admis-je en essuyant les verres avant de les remettre à leur place. Avec les projecteurs et les danseurs, la pièce chauffe vite.

- Je prendrai bien l'air, si c'est possible.

- Il y a le jardin, mais je ne sais pas si on peut y aller…

- Allez-y si vous voulez, fit Neil avec un sourire. Tu as bien bossé aujourd'hui, tu peux bien prendre une petite pause.

- Mais, Roxane…

- Roxane se débrouille très bien et il n'y a pas grand-monde.

- D'accord.

Je ressortis de derrière le bar après avoir séché mes mains et renfilé mes gants. Lily-Rose m'avait rassuré, disant que Neil n'était pas du genre fouineur et ne me poserait pas de question sur ma prothèse, et j'en avais eu la confirmation, mais je ne voulais pas garder les bras nus en salle. Sans prendre la peine d'enlever mon tablier, je poussai la porte vitrée pour entrer dans la verrière.

- Hé bien, c'est… Touffu… commenta Mustang en voyant la jungle anarchique qui poussait sous les vitres.

- Ahahaha, oui ! mais j'aime beaucoup cet endroit, répondis-je en refermant derrière nous. Presque tout ce qui pousse ici est comestible ! On s'en sert pour la cuisine ou nos produits ménagers. Le jardin est par là.

J'ouvris le chemin en poussant la porte de la verrière, nous amenant dans le jardin obscur. L'air frais me réveilla, et je levai les yeux vers le ciel dont les nuages opaques reflétaient la lueur des réverbères dans un halo d'un orange sale. Certaines fenêtres de l'immeuble ceinturant le jardin étaient encore allumées, mais on voyait à peine où marcher.

- Attention à ne pas piétiner les récoltes, fis-je à mi-voix.

Il marcha dans mes pas et sentant son hésitation, je le pris par le poignet pour le guider jusqu'à un des bancs adossés à la façade du cabaret sur lequel je me laissai tomber avec un soupir de soulagement. Les soirées de services se passaient à courir entre les tables et piétinaient, et je finissais par avoir mal au pieds dans ces chaussures de femmes. Derrière nous, les coulisses et leurs fenêtres en verre dépoli étaient éteintes. La musique était étouffée par les portes que nous avions passées et semblait tout-à-coup très lointaine. Mes yeux s'accoutumaient à l'obscurité, laissant deviner le profil de Mustang qui se découpait en ombre chinoise sur la verrière.

- Ça fait du bien, un peu de silence, soufflai-je.

- Oui…

- Les autres sont adorables, mais c'est vrai que courir partout, danser, chanter, préparer des choses tout le temps ça finit par être… à un moment, on n'a plus envie de voir personne.

- Je connais ça, c'est pareil dans mon travail, avec les journées où j'enchaîne les réunions…

- Oui mais vous avez votre bureau pour vous planquer et ne plus voir les gens, fis-je avec un peu de dérision. Riza m'a tout dit, ajoutai-je en sentant sa surprise.

- Ah, je suis trahi, s'exclama-t-il d'un ton faussement mélodramatique.

Il y eut un rire, puis le silence retomba. Dans le silence et l'obscurité de ce lieu sans témoin, je sentis que je pouvais dire la vérité. Qu'il était temps. Je me sentis rougir, mais Mustang ne pouvait pas le voir. Dans la pénombre, il ne pouvait que deviner mon embarras. Et moi, je n'aurais pas à voir la déception et la colère qui brillerait dans ses yeux. Ce serait moins gênant. Malgré tout, je tremblais un peu.

- Tu as froid ? demanda-t-il d'un ton plein de sollicitude.

- Un peu, avouai-je en réalisant que j'avais la chair de poule.

Ma robe n'était pas bien épaisse, et les gants ne suffisaient pas à me réchauffer. Si l'ambiance feutrée du jardin m'apaisait, j'aurais vite trop froid pour y rester.

J'en étais là de mes réflexions quand je sentis un poids m'envelopper d'une douce chaleur, et restai stupéfaite quelques instants en réalisant qu'il avait posé sa veste sur mes épaules, me réchauffant instantanément. Je sentais sa main posée sur mon avant-bras avec une douceur qui me rappela le geste qu'il avait eu pour me réconforter, des mois auparavant. Il était tout près de moi. C'était étrange, embarrassant et rassurant à la fois, de sentir la chaleur de son bras contre mon dos, sa main posée sur moi, son parfum que je reconnaîtrai entre mille. Je réalisai à quel point ça m'avait manqué, à quel point sa présence me faisait du bien. Cette pensée me donna une bouffée d'honnêteté, et je tournai la tête vers lui, résolu à parler. Le stress rejaillit aussitôt, la boule dans la gorge, la langue sèche, les mains tremblantes. C'était toujours aussi difficile. Mais en fait, ça ne serait jamais facile, je le comprenais maintenant.

J'en étais là de mes réflexions quand il se pencha doucement vers moi, assez proche pour que ses cheveux chatouillent mon front. J'avais du mal à respirer, envahi par l'appréhension de mon aveu dans ce silence suspendu. Ce fut seulement quand je sentis son souffle sur mes lèvres que je réalisai brutalement qu'il était sur le point de m'embrasser.

WOPUTAIN !

Je sursautai et sentis sous mes doigts son visage que j'avais repoussé dans un mouvement réflexe.

Il y eut un silence mortellement embarrassant. Qu'est-ce qui venait de se passer, là ? Après quelques secondes d'immobilité totale, je retirai mes mains d'un geste prudent, fixant la zone d'ombre qui me faisait face avec une expression incrédule. Dans l'obscurité, je ne voyais pas l'expression de son visage, même si je pouvais l'imaginer. Il y eut un moment de flottement, puis il s'écarta à son tour en bafouillant et se leva du banc.

- Je… je suis désolé. Je me suis fourvoyé, j'ai cru comprendre que… Que… C'était une erreur, manifestement… Je… je ne pensais pas… Je croyais que… Je suis désolé…

Je ne répondis rien, trop stupéfait par la situation. Roy Mustang avait essayé de m'embrasser ? MOI ? C'était impossible, tout bonnement impossible. J'avais dû basculer dans un monde parallèle.

Je ne voyais pas son expression, mais si j'en croyais le ton de sa voix et la maladresse de ses gestes, il devait être complètement désorienté par la situation. Quelqu'un comme lui devait rarement essuyer des refus de ce genre.

- Je suis désolé d'avoir agi de la sorte, c'était déplacé… irréfléchi… Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise…

Eh bien, c'est raté… pensa une petite voix ironique dans ma tête.

- Je… Je vous laisse, je ne veux pas vous déranger plus longtemps, puisque… enfin… j'ai manifestement fait une bourde…

Il s'écarta dans une démarche anormalement saccadée, sa silhouette se découpant en contrejour sur la verrière, et je le regardai s'éloigner sans parvenir à perdre mon expression ahurie. Cela faisait de longues minutes qu'il était parti quand je réalisai que je n'avais pas décroché un mot, le laissant se noyer seul dans le silence d'un embarras sans fond.

Mes joues me brûlaient et j'avais du mal à respirer. Je n'étais pas du tout prêt à affronter une situation pareille. D'un geste machinal, j'attrapai le pan de sa veste qu'il avait oublié là pour m'y pelotonner, comme pour me protéger, réalisant peu à peu à quel point je l'avais pris au dépourvu. La réciproque était vraie. Rien ne m'avait préparé à ça.

Je restai figé sur le banc, le yeux écarquillés vers le ciel terne, la bouche entrouverte, tremblant de froid sans avoir la présence d'esprit de rentrer dans le cabaret, assommé par la situation et cette soudaine prise de conscience.

Je ne savais pas quel était le moment idéal pour lui dire la vérité… mais une chose était sûre, il était derrière moi, et je l'avais loupé.