On est lundi, c'est l'heure du nouveau chapitre ! On continue du point de vue de Riza et l'enquête suit son cours…

J'aurai bien fait une illustration pour ce chapitre (j'en ai d'ailleurs fait un croquis dans un coin de feuille), mais je manque de temps avec la campagne Ulule de Stray Cat. Celle-ci bat son plein puisqu'on a dépassé les 300 % et que ça continue à monter ! La somme récoltée me permet d'ajouter Soleil d'été, une courte BD couleur, dans le livre, et d'imprimer plusieurs goodies exclusifs à la campagne. Je fais un dernier rappel ici parce qu'elle ne durera que jusqu'à vendredi 25 septembre. Après ça, il ne sera plus possible de se procurer les goodies !

(Désolé si je matraque un peu, hein, mais on me reproche tellement souvent de ne pas assez communiquer sur ce que je fais que là, je mets les bouchées doubles. Mais la prochaine fois, je vous laisse tranquille, promis !)

Sinon, on dirait que les derniers chapitres vous ont un peu secoués, certaines choses vous ont déplu parfois, et j'en suis désolée. D'ailleurs je vous comprends. Pour être honnête, j'ai traversé une phase de doute en pensant à la suite que j'avais prévue, en me demandant si je ne devais pas adoucir certaines choses, changer d'idées… mais après réflexion (et discussions) je me suis rendu compte que vos réactions étaient logiques par rapport aux événements, et même attendues. Je me suis rappelé ces histoires qui m'ont marquée parce qu'elles ne prenaient pas de gants (oui, j'ai pleuré en lisant Nausicaä et hurlé de rage à la fin du tome 2 d'à la croisée des mondes). Ça ne m'a pas empêchée de les relire avec plaisir, alors je me suis dit que je n'allais pas dénaturer le scénario alors que tout ce qui se passe a du sens dans le récit et que je sais où je vais.

Je vais sans doute serrer les fesses en publiant les prochains chapitres et attendre vos réactions avec inquiétude, mais il faut en passer par là et je pense très sincèrement que la suite en vaudra la peine (en tout cas, je travaille d'arrache-pied pour que ça soit le cas). Après tout, certains d'entre vous me suivent depuis des années, si vous m'avez fait confiance jusque là, à mon tour de me raisonner et de me dire que vous n'allez pas me "bouder" à cause d'éléments déplaisants (mais prévus comme tel) dans ma fic. En tout cas, ces questionnements me font réaliser à quel point ce projet et vos retours sont importants pour moi, c'est terrible ! Je suis une flipette ! XD

Enfin, bonne nouvelle, la scénarisation de la partie 6 progresse, l'ampleur de la tâche fait un peu peur, mais je suis très enthousiaste de voir tout ça se mettre en place petit à petit. Je n'ai qu'une hâte : être en novembre prochain pour me replonger dans l'écriture pure et dure à l'occasion du Nanowrimo ! J'espère que d'ici là, j'aurai le découpage complet des chapitres. Une chose est sûre en tout cas : vous avez un bout de temps pour vous préparer psychologiquement à ce que Bras de fer prenne fin, c'est pas pour tout de suite ! :')

Sur ce, assez blablaté, je vous laisse lire !


Chapitre 69 : Distance — 2 (Riza)

Lundi matin, sept heures trente, je pensais arriver la première dans les locaux de l'armée, mais je la traversai sans même allumer après avoir avisé un rai de lumière sous la porte du bureau de direction et toquai avant d'entrer. Mustang était assis par terre, adossé à son bureau et avait étalé au sol la documentation de l'opération de samedi. Il avait croisé ses mains couvertes de bandages, luttant sans doute contre le réflexe d'y poser le menton, réfléchissant intensément. À sa droite, une cafetière vide et le papier froissé d'un sandwich témoignaient de sa nuit blanche.

— Le camion que l'on a poursuivi samedi était un leurre, annonça-t-il sans même lever les yeux vers moi.

Je soupirai et avançai à pas prudents, tâchant de ne pas piétiner la paperasse qui s'était sédimentée dans la pièce, pour m'asseoir à côté de lui.

— Comment en arrivez-vous à cette conclusion ?

— Harfang n'avait pas besoin de faire sortir des armes de l'usine. Il a tout ce qu'il faut dans le Nord, dans la forteresse du col du loup hurlant. Certes, cela lui prendrait du temps de rapatrier de l'équipement à Central puisque les voies de transports sont soumises aux aléas de la neige, mais cela m'étonnerait que ça soit les seuls stocks qu'il possède, sachant qu'il est aussi bien implanté dans l'Est où la situation est encore assez chaotique pour qu'il ait des clients. Piocher dedans serait autrement moins risqué que de faire sortir en force un camion d'armes lourdes d'une usine sous surveillance. C'était voué à l'échec et il le savait.

Il décroisa péniblement les doigts et désigna un dossier.

— La saisie qui a été faite après qu'ils aient neutralisé les opposants était spectaculaire, mais il n'y avait rien qu'il n'aurait pu récupérer par d'autres biais. D'autant plus que notre arrivée place Bearn a été signalée par les journaux… à mon grand regret. Il pouvait estimer les risques. Et si j'avais été à sa place et que mon but avait été de sortir de la marchandise, j'aurais tout simplement annulé l'opération, devenue trop risquée. À moins que… À moins que cette camionnette soit en réalité une simple diversion et que notre véritable cible se soit échappée en profitant de la confusion des équipes face à la violence de l'attaque, et… du manque de direction de leurs supérieurs.

Je sentais la culpabilité dans sa voix.

— Si j'étais resté attentif jusqu'au bout de la surveillance, j'aurai suspecté quelque chose et j'aurais insisté pour que les fouilles continuent et soient rigoureusement documentées. Tout le monde a sauté à la conclusion facile que nous avions déjà la réponse. Je ne peux même pas en vouloir aux équipes de surveillance, c'était une réaction tellement prévisible…

Il se frotta le visage des paumes en bâillant, puis rabattit ses cheveux en arrière d'un geste lent, prudent. Ses mains le faisaient souffrir. Évidemment.

— Pour avancer dans l'enquête, nous n'avons pas d'autre choix que d'entrer dans l'usine et faire une perquisition. Tout ce qu'il nous restera comme indice, ça sera ce qui manquera à l'appel. C'est maigre, mais c'est toujours mieux que rien.

— Entrer dans l'usine va demander une autorisation de nos supérieurs… Ils travaillent sur des technologies de pointe, c'est un des joyaux de l'armée. Vous pensez qu'ils seront prêts à nous laisser y mettre le nez pour notre enquête ?

— Je pense que Lewis sera prêt à me donner tous les moyens possibles d'enquêter, mais après la perte du mandat et le carnage de samedi, ses collègues les moins conciliants voudront me voir mis à pied et écarté pour faute professionnelle et abandon de poste.

— Ça faciliterait les choses d'avoir l'accord de l'officier qui s'occupe de la liaison entre l'armée et l'usine.

— Vous voulez dire, négocier avec Doyle ?

— C'est peut-être l'occasion de l'exposer pour ses agissements au sein du Lys d'Or, murmurai-je en repensant aux photos d'Edelyn.

— En effet. Le moment est venu d'utiliser cette carte.

— De plus, on a vu sortir un camion et des personnes armées qui ont tiré sans sommation sur des militaires. Mandat ou non, un vice de sécurité pareil justifie bien une visite de l'armée, fis-je remarquer.

— Je vais sûrement être convoqué au pied levé pour répondre de mes actes dans la journée, ce sera le moment idéal pour discuter de tout ça, ironisa Mustang avant de laisser sa tête basculer en arrière contre le bois de son ancien bureau.

Je le savais capable de retourner la situation à son avantage, mais je me doutais que malgré son ton insolent, il était loin d'être tranquille à l'idée de batailler avec ses supérieurs pour de tels enjeux. J'observai du coin de l'œil son visage pâle ou une repousse de barbe commençait à percer, ses yeux éteints par la fatigue.

— … Vous avez dormi cette nuit ? demandai-je.

Il eut un rire sans joie.

— Je n'ai pas la naïveté de croire que j'arriverai à dormir pendant les jours à venir. Pas tant que Harfang ne sera pas sous les verrous ou six pieds sous terre.

— Dans ce cas, vous devriez reprendre contact avec votre médecin pour vous faire prescrire des somnifères, répondis-je en me levant. L'insomnie vous fera travailler plus longtemps, mais elle ne vous rendra pas plus brillant, et nous avons besoin de tout notre discernement pour cette enquête.

— Vous avez un tel talent pour faire la morale… soupira-t-il.

— Je n'en aurais pas besoin si vous ne vous comportiez pas de manière stupide aussi régulièrement.

Il y eut un long silence, pendant lequel je regardai le sol couvert de dossiers. Ces feuilles blanches parsemées de photos semblaient se déployer comme la paire d'ailes qui symbolisait notre ennemi.

— Il s'est passé trop de choses en trop peu de temps pour qu'il n'ait commis aucune erreur… Nous finirons par remonter jusqu'à lui, murmurai-je.

— Puissiez-vous dire vrai.

— Comment comptez-vous partager les recherches ?

— Vous aurez la charge de l'enlèvement d'Angie, avec l'aide de Havoc. Breda et Falman se concentreront sur les informations que l'on peut tirer de Geoffrey Lane et de la place Bearn, même si cette piste semble peu prometteuse. Je traiterai en priorité l'affaire de JEB, avec l'aide de Fuery. Bien sûr, si j'obtiens l'autorisation de fouiller l'usine, je compte sur vous tous pour m'accompagner.

— Bien entendu.

Mustang secoua la tête, laissant ses yeux noirs se perdre dans le vide.

— Si seulement j'avais pu déterminer le coupable avant, elle n'aurait pas…

— Général, vous savez bien que Harfang s'est attaqué à elle parce qu'il savait que ce serait votre point faible. Ne vous laissez pas abuser par la manœuvre et gardez la tête froide. Il y a beaucoup à apprendre de l'événement.

— Comme le fait que je suis incapable de mener à bien une enquête sans que mon entourage soit mis en danger de mort ? Ce n'est pas vraiment une nouveauté…

— Vous ne vous demandez pas comment Harfang a su qu'Angie était la cible idéale pour détourner votre attention à ce moment crucial ?

À ses mots, Mustang eut un sursaut et se releva comme s'il avait soudainement retrouvé l'énergie qui lui faisait défaut.

— Évidemment… vous êtes tellement plus brillante que moi, vous devriez être à ma place, souffla-t-il en traversant la pièce de long en large, sans égard pour la paperasse qu'il piétinait. Hawkeye, prenez de quoi noter.

Habituellement, je lui aurai rétorqué qu'il était grand et pouvait le faire lui-même, mais je me doutais qu'après avoir porté autant de coups, ses mains peinaient à tenir un stylo. Je tirai de ma poche mon habituel carnet et levai les yeux vers le miliaire qui fronçait les sourcils, regardant le mur derrière moi sans le voir.

- Wilson, Greenhouse, Erwing, Coulter, Sen Yuang, Frieman, Goldsmith, Leinter. Bradley était présent aussi, bien sûr…

— Qu'est-ce ?

— Je reprends la liste des invités de ma soirée de promotion, ceux qui sont les plus susceptibles de m'avoir vu interagir avec Angie.

— Vous ne pensez pas qu'il faudrait enquêter du côté du Cabaret ? demandai-je, pensant avec un pincement au cœur à Hayles.

Depuis que j'avais découvert que l'ennemi avait su manipuler Edward à nos dépens, j'avais pris conscience que l'on ne pouvait faire confiance à personne hors de notre petite équipe, et que je devrais écarter Hayles de nouveau, comme lorsque nous enquêtions sur la taupe. Seulement, à ce moment-là, nous ne nous étions pas embrassées.

— Le Cabaret n'est pas à exclure, oui, et étant donné que c'est un lieu de passage, nous avons sans doute été espionnés… mais cette fête rassemblait les militaires et notables les plus puissants de la ville… étant donné son influence et ses moyens de pression, Harfang a forcément un certain pouvoir sous sa véritable identité. Il serait tout à fait naturel qu'il y ai été présent ou qu'un de ses ambassadeurs y ait été. La soirée a eu lieu le 23, et le chantage d'Angie a commencé…

– Le premier janvier.

— Cela laisse quelques jours pour se renseigner et trouver un moyen de pression sur elle. Attendre le lendemain du Nouvel An, où il y a eu énormément de monde, est une manœuvre habile pour brouiller les pistes, mais pensez-vous vraiment que l'on aurait pu trouver de quoi la faire chanter en une nuit seulement ? Je veux dire, l'information était-elle seulement accessible dans ce laps de temps ?

— Général… soufflai-je en le voyant ralentir, comme rattrapé par cette question restée en suspens.

— … Qu'avait-elle à cacher de si important pour préférer mettre sa vie en danger plutôt que nous avertir ?

Je levai le regard vers lui et surpris dans ses yeux noirs la même fragilité douloureuse que j'avais lue dans ceux d'Edward. Il y eut un long silence, le temps que je réalise que Mustang me demandait de dire la vérité, cette vérité qu'il avait rejetée quand l'adolescent avait tenté de l'avouer. Il attendait une réponse dont il sentait confusément qu'elle pouvait le briser. J'ouvris la bouche, me disant qu'il me le demandait et que la moindre des choses était de répondre, mais je sentis ma gorge se nouer, les mots buter.

Je savais maintenant qu'il l'aimait. Seulement, cette histoire n'avait aucun sens, aucun avenir… J'étais la première à désapprouver l'idée qu'ils aient une relation amoureuse, à trouver cela anormal et inquiétant. Entre leurs caractères respectifs, les mensonges d'Edward et le fossé de l'âge qui les séparait, la catastrophe était inévitable. Mais… comment lui asséner cette vérité en sachant à quel point il serait dévasté par ma réponse ? Je l'avais vu plonger des années auparavant, et il avait fallu l'indécrottable optimisme de Hugues pour le tirer de là… Je ne me sentais pas le courage de l'y faire retomber volontairement. Je craignais trop d'être incapable de l'empêcher de se noyer.

Sans compter Angie… Je la voyais encore, à la soirée du Nouvel An, balançant ses pieds devant sa chaise et m'annonçant qu'elle pensait que la meilleure solution serait de partir et de laisser Angie disparaître derrière elle. Sans doute préférait-elle cela à perdre totalement Mustang, en tant qu'Angie et en tant qu'Edward. À ce souvenir, je baissai les yeux, me demandant si j'avais le droit de les priver de cette échappatoire, et lui répondis finalement avec un sourire triste.

— Je crois que vous ne voulez pas savoir, Général.

Il passa sa main sur le visage et eut un rire las, cynique.

— C'est si grave que ça ? Vous allez me dire qu'Angie est le bras droit de Harfang et qu'elle m'a approchée dans le seul but de me manipuler ?

— Non, vous n'y êtes pas du tout… Angie est une bonne personne si c'est ce qui vous inquiète. Une bonne personne qui a fait de grosses erreurs.

J'hésitais une nouvelle fois, rattrapée par ma conscience. Après avoir jugé Angie des jours durant, j'en venais à faire la même chose qu'elle, sous prétexte de protéger Mustang ? Je me cherchais des excuses, alors qu'il avait demandé la vérité. Juste la vérité.

— Général… Je suis désolée que les choses aient pris une tournure pareille. Vous savez, Angie est…

Angie et Edward sont une seule et même personne.

Je n'arrivais pas à le dire.

Bon sang, je n'y arrivais pas.

Mon supérieur me regarda quelques secondes tandis que je butais dans ce silence lourd, incapable de terminer ma phrase, puis détourna les yeux avec un de ces regards de chiens battus qu'il ne laissait presque jamais échapper, résolu à dissimuler sa faiblesse au reste du monde.

— De toute façon, ça n'a plus d'importance, souffla-t-il, en regardant dans le vague. Je ne la verrai plus, autant ne pas entacher complètement son souvenir.

— Vous êtes sûr de vous ?

— Ce serait plus simple pour tout le monde, n'est-ce pas ? J'ai déjà assez de soucis avec mon enquête pour ne pas en rajouter, et je préfère éviter de lui porter malheur. Je crois que j'en ai déjà assez fait.

Je me sentis écrasée par l'ironie de la situation. Nous avions beau avoir ses échos rassurants sur sa santé et sa vue qui regagnaient du terrain, Mustang ne se remettait pas de l'idée qu'elle ait failli mourir par sa faute. Celle qui m'avait avoué à demi-mot durant la soirée du Nouvel An qu'elle comptait faire disparaître Angie derrière lui pour embrasser de nouveau son identité d'origine, et lui, qui en venait, sans le savoir, à espérer la même chose… Lui dire la vérité, c'était le priver d'Edward en plus d'Angie. Lui arracher une personne de plus, lui qui était déjà convaincu d'être maudit. Il ne pourrait pas le supporter, il ne pourrait pas lui pardonner. Et il ne me pardonnerait pas non plus.

J'avais beau me répéter que c'était la bonne chose à faire, je ne m'en sentais plus capable. Pas en ayant en mémoire la douleur sourde qui hantait leur dernier échange.

Edward voulait muer, abandonner cette identité derrière lui… avais-je le droit de les priver de cette échappatoire ? Je ne savais plus, je me sentais perdue dans ce labyrinthe de pensées qui me poussait au mensonge.

— Ce serait sans doute plus simple, oui… soufflai-je au bout d'un long moment, abandonnant la vérité, le ventre et la gorge nouée par la culpabilité.

mais pas moins douloureux.


— Je suis vraiment désolé.

La voix de Falman avait résonné dans la pièce silencieuse, et tout le monde leva les yeux vers lui.

— Je n'ai pas su comment réagir quand il y a eu l'attaque… J'aurais dû être plus ferme et m'en tenir aux ordres, et continuer à surveiller les autres équipes.

— Tu t'es laissé dépasser par la situation, fit Fuery d'un ton compatissant. J'en aurai fait autant à ta place.

— Et on est tous aussi responsables que toi, on aurait dû être présents pour coordonner l'opération, ajouta Breda.

Je me levai de mon bureau pour aller chercher un dossier et lui dis en passant à côté de lui.

— Le terrain n'est pas votre point fort, et nous avons tous pris ce risque… mais j'ai confiance en vos capacités pour enquêter.

Suite à la discussion de ce matin, Falman avait finalement hérité de ses recherches sur les invités de la soirée de promotion de Mustang. Il avait accepté la tâche avec appréhension, sa confiance sabrée par les événements de samedi dernier. Je le savais, ce n'était pas tant son erreur stratégique, somme toute pardonnable, qui l'avait tant secoué, que le fait qu'il avait entendu des gens mourir sous sa responsabilité. Cela risquait de le poursuivre pendant un bout de temps.

Je levai les yeux vers l'horloge. Cela faisait un long moment que le Général était parti en réunion avec ses supérieurs, et les enjeux étaient tellement grands que toute l'équipe était sur les charbons ardents. Seul manquait Havoc, qui était à l'instant même en train de garder Angie. Nous avions pu commencer à mettre de l'ordre dans les informations que nous avions à traiter, mais aucun d'entre nous ne comptait quitter les locaux pour enquêter tant que nous ne saurions pas comment s'était passée l'entrevue de notre supérieur.

— Quand même, quel choc… fit Breda.

Je hochai la tête. Fuery et Falman étaient estomaqués par la trahison d'Angie, mais Breda avait dû, en plus, encaisser sa véritable identité, qui rendait la situation d'autant plus blessante. Harfang avait vraiment frappé fort. En s'attaquant à elle, il avait fait sortir Mustang de ses gonds, mais aussi ébranlé tout le reste de l'équipe. Il était parvenu à retourner contre nous celle que tout le monde considérait comme une personne inoffensive ou une alliée. Il avait brisé nos certitudes, notre confiance. Sauraient-ils retrouver leurs esprits et se concentrer de nouveau après un coup pareil ? J'avais moi-même du mal.

Je fouillai dans les dossiers du bureau de Mustang pour retrouver les pistes qui pouvaient se rattacher au témoignage d'Angie, espérant que son aveu apporte un nouvel éclairage sur les enquêtes, sans trop d'espoir cependant, puis revins à ma place.

La piste la plus sérieuse, Falman travaillait dessus, et nul ne savait combien de temps il faudrait avant de trouver quelque chose de solide.

Pour l'enlèvement, la plupart des indices que nous avions trouvés avaient surtout permis de la retrouver à temps, mais analyser le sang retrouvé sur le trottoir ou le parapluie qu'elle avait perdu lorsqu'elle avait été assommée ne nous apprendrait pas grand-chose de plus. De la même manière, la scène de crime était parsemée d'éléments : la peinture utilisée pour dessiner l'emblème de Harfang, des traces d'échelles, la chaise ou Angie avait été attachée, des traces de pneu qui n'étaient pas les nôtres…

Si le récit d'Angie m'avait fait douter un instant de l'identité de son kidnappeur, la minutie de l'organisation m'avait fait rapidement abandonner l'hypothèse d'un autre commanditaire que Harfang. Sans compter l'emblème sur le mur… Mais au bout du compte, retracer l'origine de la peinture était un doux rêve, les échelles venaient d'une autre partie du bâtiment, les chaînes utilisées pour bloquer leur prisonnière venaient aussi des lieux. Le hall était laissé à l'abandon pendant l'hiver : à cause de la proximité des inondations, il était trop humide et insalubre pour stocker de la marchandise sans qu'elle soit endommagée. Cela signifiait que personne ne s'était fait graisser la patte pour regarder ailleurs le temps de la mise en scène. Une piste de moins.

Je butai sur les mots « mise en scène », réalisant à quel point le terme était juste. Les kidnappeurs, s'ils l'avaient voulu, auraient pu ne pas laisser de trace, prendre avec eux le parapluie, laver le sang. Ils avaient volontairement laissé des indices pour que l'enquête puisse avancer.

Cette idée était glaçante, parce qu'elle me faisait réaliser avec quelle facilité Harfang aurait pu faire tuer Edward s'il l'avait voulu. À quel point il pourrait s'attaquer à n'importe qui...

Le visage de Hayles s'imprima dans mon esprit et je sentis monter une bouffée d'angoisse. Je comprenais le raisonnement de Mustang quand il cherchait à fuir l'attachement envers les autres. Passant une main lasse sur mon front, je tâchai de mettre cette pensée de côté pour me concentrer sur ma réflexion en cours.

Si Harfang avait absolument voulu tuer Edward, Angie, il l'aurait fait. Cela avait failli arriver, mais… failli seulement. S'il avait tenu à sa vie, il aurait manigancé une menace moins dangereuse, afin que le risque ne soit pas réel. Le fait qu'il sache qu'il s'agissait du Fullmetal Alchemist l'avait sans doute poussé à utiliser des moyens plus brutaux que s'il s'était attaqué à une fille ordinaire, mais tout de même…

Le sort de sa victime lui était indifférent : elle aurait aussi bien pu mourir que survivre. Une pure loterie de sa part.

Quoique, il y avait quand même l'interrogatoire dont m'avait parlé Angie. Il avait ordonné aux hommes de l'interroger à propos de Harfang… comme pour vérifier qu'elle ne savait rien sur lui. Mon instinct me soufflait que si elle avait su répondre quoi que ce soit à son sujet, nous n'aurions eu aucun espoir de la sauver.

Je reposai les dossiers que j'avais pris, me redressant.

— Colonel ? s'étonna Fuery.

— J'ai des raisons de penser que le témoignage d'Angie n'aura aucun impact notable dans l'enquête, annonçai-je d'un ton las.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Dans la mise en scène que Harfang a instaurée, il savait qu'elle avait autant de probabilité de mourir que de survivre. S'il voulait qu'elle meure, nous n'aurions eu aucune chance, je pense que vous en avez tous conscience. De plus, il l'a fait interroger, pour finalement la laisser en vie. Or, l'expérience nous a montré qu'il est prompt à tuer toute personne qui pourrait lui poser problème. Ce qui veut dire qu'il ne la considère pas comme une menace et qu'elle ne détient sans doute aucune information qu'il tienne à faire disparaître à tout prix.

— … Ou qu'il la considère plus utile vivante que morte, fit remarquer Breda.

— Si c'était le cas, il aurait choisi un supplice moins risqué. Sans la présence de Hayles, Angie n'aurait jamais survécu.

— Il la considère comme une donnée négligeable ? fit Falman à mi-voix. Ou il avait tout prévu, depuis nos réactions jusqu'au temps qu'il nous faudrait pour la retrouver et sa résistance ?

Ces deux perspectives étaient glaçantes.

— Je vais me concentrer sur les éléments périphériques à l'enlèvement, lâchai-je pour rompre le silence pesant qui s'installait.

— La piste la plus solide pour le moment, c'est la voiture, n'est-ce pas ? Si on parvient à la retrouver, ou à retrouver son propriétaire…

— Elle aura probablement été volée, fis-je remarquer avec un sourire las.

— Il y a aussi la deuxième boucle d'oreille d'Angie… on ne l'a pas retrouvée à l'entrepôt. Il est possible qu'ils l'aient conservée.

— En effet.

— Et l'empreinte digitale que l'on a relevée sur sa joue.

Je hochai la tête. Oui, nous avions des pistes. Mais je savais qu'elles ne mèneraient probablement à rien, comme toutes les recherches précédentes. Depuis des semaines, nous courrions de fausses pistes en cul-le-sac, et malgré la masse de nouvelles informations que nous avions accumulées la semaine dernière, je ne parvenais pas à reprendre espoir. Si en plus, Mustang était mis à pied, cette enquête n'aboutirait jamais…

Quelqu'un toqua à la porte, puis entra.

— Hayles ? Qu'est-ce que tu fais là ? s'étonna Fuery.

— Je veux vous aider dans l'enquête. J'ai demandé à Kramer de me laisser travailler pour votre équipe. S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider…

Elle avait l'air déterminée comme jamais, et cela me fit mal de répondre.

— C'est très gentil à vous, Sergent Hayles, mais je ne peux pas vous laisser faire ça.

Elle me regarda, comme foudroyée par ma réponse, et je sentis peser le regard de Breda et des autres.

— Vous avez déjà des responsabilités au sein de votre service, et l'affaire est trop sensible pour laisser des gens intégrer l'équipe de manière aussi précipitée.

— Ce n'est pas précipité, je vous connais ! Je vous connais tous !

— Justement.

— … Vous ne me faites pas confiance ? demanda-t-elle, choquée.

— Ce n'est pas ça…

— Quoi d'autre ?

Il y eut un long silence ou je me sentis taraudée par la culpabilité. Pas besoin d'être une experte en relations humaines pour voir à quel point mon refus la blessait.

— Que se passe-t-il ? demanda Mustang en arrivant à son tour.

— Hayles a demandé à intégrer notre équipe pour la suite de l'enquête, annonçai-je d'un ton froid.

Il eut l'air surpris, tourna la tête vers elle, vers moi, vers elle de nouveau, jaugeant la situation.

— … C'est hors de question, répondit-il d'un ton sec.

— Général ! s'exclama-t-elle d'un ton suppliant.

— Si nous avons besoin de votre aide, nous savons ou vous trouver, nous l'avons déjà fait par le passé.

— Je ne demande que ça, de vous aider !

— C'est très louable de votre part, mais dans ce cas, ne me faites pas perdre de temps en me suppliant.

Il avait répondu d'un ton dur, son visage marqué par la fatigue lui donnait l'air plus sévère que d'habitude. Je sentis la peur remonter chez Hayles, me souvins qu'elle l'avait vu en train de torturer un blessé. Elle ne lui désobéirait pas, j'en étais convaincue. Elle resta figée quelques instants, au bord des larmes sous le coup de l'humiliation, puis répondit finalement d'une voix nouée.

— À vos ordres, Général.

Le dernier regard qu'elle jeta avant de repartir fut pour moi et me blessa comme un coup de couteau.

Il y eut un silence pesant, puis Mustang claqua des mains comme pour reprendre les rênes. Le son fut étouffé par ses bandages mais il eut tout de même toute notre attention.

— Bien. On va fermer le bureau.

— L'entretien…

— C'est bien passé. Nous avons l'autorisation de faire une descente à l'usine JEB, et même d'être accompagnés d'une unité armée pour nous protéger en cas de problème. Hawkeye, je vous laisserai gérer la logistique. Vous tous, je compte sur vous. Il faut absolument que l'on comprenne ce qui a réellement disparu ce jour-là.

Je hochai la tête et me dirigeai vers le téléphone, tandis que Mustang verrouillait le bureau où étaient rassemblés les dossiers. Je profitai de sa proximité pour murmurer un discret « merci », avant de passer l'appel pour mobiliser l'équipe qui allait nous accompagner. J'avais à peine fini que Breda m'empoigna par l'épaule pour venir me parler à mi-voix.

— Qu'est-ce qui vous a pris de la traiter comme ça, alors que la dernière fois, vous..

Je n'avais pas l'habitude que l'on me confronte sur mon comportement et j'avais du mal à ne pas me laisser déstabiliser. Je le repoussai et le regardai droit dans les yeux en lui répondant.

— Cette relation n'existe pas. Pas tant que Harfang n'est pas sous les verrous.

— Oh… vous voulez la protéger.

Je hochai la tête, sentant une boule dans la gorge. Il était tellement plus simple de n'avoir aucune attache notable, plutôt que d'avoir peur pour les autres…

— Vous devriez lui dire, Colonel.

— Je ne suis pas du genre à m'épancher, répondis-je.

— Vous gagneriez à le faire davantage.

— Vous êtes prêts à partir ? demanda Mustang, coupant une discussion dont je me serai bien passée.

— Oui Général !


— Comment s'est passée la réunion ? demandai-je, au volant d'une des voitures de fonction.

— Comme toujours, un vrai panier de crabes… Mais quand on les connaît bien, ça facilite les choses. J'ai éhontément menti sur le rôle d'Angie dans l'enquête pour justifier nos actions de samedi dernier. Je savais que Lewis me soutiendrait, il l'avait promis et il est très loyal. Enfin, une petite discussion en privé avec Doyle a grandement facilité les choses.

— Vous l'avez fait chanter ?

— Je n'aurais pas dit ça comme ça, mais c'est l'idée, fit-il avec un sourire.

— Vous avez vraiment abandonné tout principe sur cette affaire.

— Vous pensiez encore que j'avais des principes ? ironisa Mustang, regardant la route d'un œil distant.

— Je ne le pense pas, je le sais. Enfin, cela arrange nos affaires qu'ils vous croient aussi insensible et calculateur que vous le prétendez. Si vous pouvez toujours manipuler les supérieurs et obtenir ce que vous voulez au culot, c'est parce qu'ils ne vous ont pas vu « interroger » Lane, ou vous passer les nerfs sur cette étagère. D'ailleurs, vos mains ?

— Assez douloureux, mais sans gravité.

— Vous avez eu de la chance de ne pas vous être cassé les os ou sectionné des tendons… vous auriez eu l'air malin si vous ne pouviez plus claquer des doigts !

— Pour ce que ça nous sert dans cette affaire, soupira-t-il.

— Ça nous servira plus tard, rappelai-je.

Je fronçai les sourcils. Depuis l'enlèvement d'Angie, j'avais eu le temps de voir à quel point ses mains lui faisaient souffrir. Il déléguait tous les gestes possibles, le simple fait d'ouvrir une porte le faisait grimacer. Bien sûr, il guérirait, mais pour l'heure, il était particulièrement vulnérable. Nous arrivâmes devant l'usine, et je me garai avant de descendre, avisant la silhouette de Doyle attendant à l'entrée de l'usine.

— Pourquoi le Général Doyle est-il ici ?

— Je lui ai proposé de venir superviser la visite avec moi, comme il est directement lié à l'affaire.

— Ce n'est pas dangereux de le laisser entrer dans l'usine ?

— Gardez vos amis près de vous, et vos ennemis encore plus près. Au moins, toutes ses actions seront connues, et ses réactions pourraient être de bons indicateurs de l'utilité de nos découvertes.

— Nous ne gardons pas nos amis près de nous, fis-je remarquer.

— Très juste. Nous avons trop d'ennemis pour ça.

Nous échangeâmes un sourire sans joie après cet échange avant de sortir de la voiture. Mustang glissa les mains dans ses poches et traversa la rue avec un aplomb insolent, puis commença à donner des instructions. Je verrouillai la voiture et secouai la tête avant de le suivre, tous les sens en alerte.

Moi qui étais un pas derrière, déjà sur mes gardes, je savais que s'il avait mis les mains dans les poches, c'était pour dissimuler ses blessures. La moitié de son pouvoir reposait sur un charisme et une assurance qui lui permettaient de bluffer pour obtenir ce qu'il voulait, même quand il n'aurait pas dû en avoir le droit. Il ne pouvait pas laisser voir qu'il était blessé, à peine capable de tenir un crayon. Pour l'heure, s'il était incapable de se défendre lui-même, c'était à moi le protéger.

— Vous entrez et vous fouillez tout, les locaux, l'administration, les affaires personnelles des employés. Personne ne sort de l'usine avant d'avoir été identifié et interrogé en détail. C'est sur la mort de vos collègues que nous enquêtons, donc soyez aux aguets et prêts à tout. N'oubliez pas, cette usine a beau travailler sous la protection de l'armée, elle l'a trahie. Si vous voyez quoi que ce soit de suspect, faites-le-moi remonter directement, ou prévenez Le Colonel Hawkeye. Si vous avez besoin d'informations sur le fonctionnement de l'usine ou ses dirigeants, Le Général Doyle se fera un plaisir de vous informer plus en détail.

L'officier hocha la tête, peinant à dissimuler à quel point il aurait préféré ne pas être sur les lieux. Mustang arpenta les rangées de soldats, annonçant aux différents militaires quelles zones ils devraient fouiller. Les visages étaient sombres dans les rangs, certains ruminaient sans doute la mort de leurs collègues. Ceux qui étaient là samedi dernier n'avaient pas oublié notre absence à un moment critique. Même si Mustang avait repris les rênes aussi vite que possible en les félicitant pour leur travail, passant sous silence l'échec que représentait la situation, il fallait bien qu'il soit présent et impliqué pour regagner l'estime des troupes.

Une fois tout le monde prêt, il se tourna vers l'usine, et je le rejoignis pour montrer au garde le mandat signé par des Généraux. JEB nous ouvrit grand les portes, et Mustang y entra comme un roi. Autour de lui, les soldats s'affairaient à fouiller et identifier toutes les personnes présentes. Pour ma part, j'étais prête à dégainer à la moindre menace. Le Général avait beau arpenter les couloirs de l'usine comme s'il était intouchable, je n'étais pas aussi confiante. Je le suivais, davantage là pour le protéger d'une éventuelle attaque que pour donner des ordres, tandis que l'armée se répandait dans les différentes pièces comme des flots impossibles à stopper.

— Trouvez-moi la liste complète du personnel. Il faut que l'on sache quels employés sont impliqués dans l'attaque, et s'il s'agit de personnes extérieures à l'usine, comment ils ont pu rentrer. Doyle, je compte sur vous pour me guider dans les locaux classés confidentiels.

Le Général hocha la tête et nous le suivîmes. Je gardai à la main la radio, le moyen le plus efficace d'être informé de l'avancée des équipes. La descente fut spectaculaire, mais il n'y eut pas d'affrontement notable et les employés coopérèrent rapidement. La plupart avaient sans doute été choqués par l'événement, et si une personne avait tenté de fuir en apprenant l'arrivée de l'armée, les militaires l'avaient débusqué rapidement. Son comportement suspect reporta l'attention sur lui et nous fit gagner un temps précieux. Il nous avoua après un interrogatoire qu'il avait laissé rentrer les hommes en échange d'une coquette somme, dont il n'aurait au bout du compte pas l'occasion de profiter. Une fois dans les locaux, avec toute liberté de mouvement, il ne fut pas difficile de mettre la main sur les personnes qui avaient instigué l'affaire : le subalterne, qui avait laissé entrer les attaquants durant son tour de garde, mais aussi l'un des gestionnaires, qui avait préparé leur venue en maquillant la comptabilité et leur donnant une autorisation.

Évidemment, l'un et l'autre prétendaient ne pas se connaître. La perspective d'avoir arrêté les personnes qui avaient permis la fusillade remonta le moral des troupes, mais Mustang s'en désintéressait déjà pour se concentrer sur la véritable raison de sa venue. Nous savions maintenant ce qui avait disparu. Dans le coffre-fort contenant les brevets, une mallette portant la mention « Manticore » avait été vidée.

Le mystère était levé : ce n'était pas des armes que Harfang avait voulu extraire de l'usine, mais des plans. C'était donc avec une vision bien plus claire des événements que nous étions allés au bureau de la comptabilité.

— Général, quels sont les ordres ? crachota la voix de Falman, déformée par la radio.

— Remontez-moi la liste de toutes les personnes présentes aujourd'hui, identifiez les absents. L'opération n'est pas finie.

Il éteignit la radio et se tourna vers l'homme qu'il interrogeait, posant une main sur la chaise à laquelle celui-ci avait été attaché.

— Vous allez me dire que vous n'avez aucune responsabilité dans la disparition des livres de comptes ? lança Mustang d'un ton froid.

L'homme leva vers lui des yeux inquiets, et son regard se posa sur les mains bandées de mon supérieur. J'eus l'impression de voir défiler dans l'esprit du suspect des hypothèses sur la manière dont il s'était blessé, qui impliquaient sans doute un interrogatoire particulièrement musclé, et il déglutit avant de commencer à avouer.

— Je pensais faire disparaître une partie de la comptabilité, oui. Mais je n'en ai pas eu le temps, quand je suis arrivé ce matin, quelqu'un s'en était déjà chargé.

— La personne qui a volé les plans du projet Manticore, peut-être ? sussura Mustang à son oreille.

— Les plans ont été volés ?! s'étrangla l'homme.

Ce n'était peut-être qu'une tentative de se dédouaner, mais l'inflexion de panique semblait sincère.

— Vous semblez inquiet, Maureen, fit Mustang d'un ton serein.

— Vous le seriez aussi, si vous connaissez le contenu.

— Dites-moi tout.

Le Général tira bruyamment une chaise et s'assit face à lui avec un sourire froid, croisant les doigts sans montrer de signe de douleur, tandis que je prenais note de l'échange, observant Doyle avec attention dès que j'en avais l'occasion. Il n'avait pas quitté la pièce, son autorité anéantie par Mustang, et il était livide depuis que la fouille des quartiers confidentiels nous avait permis de constater la disparition de toutes les données du projet Manticore.

— C'est un projet de bombe chimique, commandée par l'armée pour la défense des frontières. Vous avez peut-être entendu parler de nos expériences de bombes au chlore, utilisées lors du dernier affrontement avec Aerugo ?

— Tout à fait. Une arme redoutable.

— Un de nos ingénieurs a conçu un nouveau mélange, dix fois plus toxique que la bombe au chlore classique.

— Et vous me dites que ces plans ont été volés ? Vous n'êtes pas censés avoir un quartier hautement sécurisé ?

Mustang s'adossa à sa chaise, passant une main lasse sur son visage.

— Enfin, je dis ça au comptable d'une entreprise qui avoue sans ciller vouloir maquiller les comptes et a laissé des étrangers entrer et repartir avec un camion plein d'artillerie lourde, à quoi devrai-je m'attendre ?

Il se redressa, les yeux plantés dans ceux de son prisonnier.

— À qui obéissez-vous ?

L'homme leva un regard tremblant vers Doyle qui se renfrogna. L'usine allait subir un coup d'arrêt, et le Général qui en était responsable risquait fort d'être entraîné dans sa chute.

— Général Mustang, on a la liste complète des employés de l'entreprise, celle des présents aujourd'hui, et on a récapitulé les autres… Le Lieutenant Falman est en train de les contacter pour les localiser, mais voici la liste provisoire.

— Merci, Sergent, répondis-je en lui prenant la liste des mains pour la feuilleter. Retournez à votre poste.

Mustang me tendit la radio que je pris pour contacter Falman.

— Ici Hawkeye. Avons bien reçu la liste.

— Bien. Les ordres ?

— Essayez d'en savoir plus sur le projet Mandragore, répondis-je tout en montrant la liste à mon supérieur.

Celui-ci la survola des yeux avant de désigner le comptable d'un geste du menton. Je lui fourrai le document sous les yeux tandis que Mustang demandait d'un ton sec.

— Qui parmi eux travaillait sur le projet ?

L'homme secoua la tête et soupira, avant de commencer par exclure les noms de ceux qui ne connaissaient pas le projet, manutentionnaires ou simples ouvriers, avant d'avouer que beaucoup de gens avaient finalement pu accéder aux plans, l'arme étant en phase de mise en production, et il ne savait pas lui-même le détail des autorisations au sein de cette usine qui formait une véritable ville à l'intérieur de la ville. L'interrogatoire dura encore un peu, avant que Mustang n'ait une liste satisfaisante et annonce qu'il fallait localiser toutes ces personnes disparues, avec une attention particulière pour Tony Digger, le concepteur de la bombe. Sans doute avait-il une hypothèse sur son lien avec Harfang, et elle impliquait sans doute une explosion de voiture et la mort d'une jeune femme auquel il tenait particulièrement. Il laissa ensuite à des subalternes le soin d'escorter le comptable pour l'emprisonner. Je jetais un coup d'œil à Doyle.

— Je crois que vous allez devoir répondre de vos actes devant vos supérieurs, annonça Mustang après avoir coulé un regard à l'homme qui n'en menait pas large.

— Vous aviez dit que vous garderiez le silence ! s'étrangla le Général.

— J'ai dit que je ne parlerai pas de vos récréations au Lys d'Or… je n'ai rien promis à propos de couvrir vos collusions avec la mafia, répondit posément Mustang avant de ressortir de la pièce, le laissant sous le choc.

Je m'avançai à mon tour pour arriver à sa hauteur.

— Il est temps de rentrer au QG, Général Doyle. Comportez-vous dignement et je vous épargnerai les menottes. Essayez de fuir et vous aurez une balle dans la tête.

L'homme déglutit et s'avança, la tête baissée. Je ne comptais pas lui tirer dessus, cela me serait trop reproché par la suite, mais vu son expression, j'avais réussi à le faire douter. En le suivant, attentif au moindre geste, je me remémorai les photos d'Edelyn. Je n'avais aucune pitié pour lui.


Mercredi matin. Je m'étais réveillée épuisée bien avant l'heure en sachant que je ne parviendrai pas à me rendormir. Après un soupir las, je m'étais levée et m'étais sentie saisie par le froid, luttant pour trouver l'énergie de me préparer et d'accompagner Black Hayatte dans ses jeux. Après la pluie battante de jeudi dernier, la température n'avait fait que baisser, jusqu'à ce que ce matin, une fine poudreuse se mette à tomber, brouillant les contours de la cité engourdie par l'hiver.

J'étais soulagée de pouvoir entrer dans les locaux chauffés du QG et me diriger vers notre office. Je déverrouillai la porte de la première salle, constatant sans surprise que j'étais arrivée la première, me débarrassai de mon manteau, puis ouvris la porte du bureau de direction pour refaire un point sur la documentation et me figeai, baissant les yeux sur une découverte imprévue.

Mustang s'était endormi à même le sol, allongé sur le dos au milieu des dossiers, ronflant légèrement, un bras calé sur le haut du visage, comme pour les protéger de la lumière, l'autre avec la manche remontée. Je ne mis pas longtemps à remarquer la seringue et la bouteille posée au milieu du fatras, et poussai un soupir.

Ce n'était pas exactement à ça que je pensais quand je parlais d'aller voir le médecin… il pourrait au moins prendre la peine de dormir dans un vrai lit.

J'avais une pointe d'amertume en le voyant se malmener comme ça, mais j'étais soulagée qu'il s'autorise à dormir, même dans ces conditions lamentables. Je le soupçonnais de ne pas avoir fermé l'œil depuis l'enlèvement d'Angie, et aucun humain normalement constitué ne pouvait encaisser de manquer de sommeil pendant plusieurs jours sans en souffrir.

Après un instant d'hésitation, je me penchai pour ramasser le somnifère et la seringue qui traînaient là et les rangeai dans le tiroir de son bureau, jugeant que c'était plus discret. Je cherchai ensuite le document que je voulais récupérer en tâchant de ne pas faire de bruit, avant de réaliser qu'il dormait dessus et renoncer, refermant la porte à clé derrière moi. Il s'était enfermé pour dormir tranquille, convaincu sans doute qu'il se réveillerait avant mon retour. De mon côté, je ne comptais pas le tirer du sommeil à moins d'une avancée notable dans l'enquête. Il fallait vraiment qu'il se repose, j'avais vu son visage se creuser en quelques jours seulement.

Il fait vraiment face à ses cauchemars avec cette affaire, pensai-je en lançant un regard aux alentours, cherchant sur quoi je pourrai avancer. J'espère qu'on coffrera le coupable avant qu'il y laisse sa santé.

Le fantôme de Mila ne s'était jamais complètement effacé, je le savais, mais cette affaire le faisait ressurgir plus que jamais. Si je n'avais jamais eu l'occasion de la rencontrer, j'avais été témoin des conséquences de sa disparition, et je savais que sa mort avait laissé une plaie profonde qui s'était ajoutée à ses autres blessures.

En vérité, il ne s'en était jamais remis.

Ajouter Angie dans l'équation, dans ce contexte, le rendait plus fragile que jamais.

Edward, lui, aurait tout simplement été de trop.

Je repensai à mon mensonge et tâchai de me persuader, sans en être sûre, que j'avais pris la bonne décision. En voyant à quel point Mustang était sur le fil, je doutais d'avoir vraiment eu le choix.

J'avisai les dossiers et livres que Falman avait consultés et rejetés, faute d'y trouver des informations utiles. Il était parti trop tard pour pouvoir les rapporter à la bibliothèque la veille. Je décidai de m'occuper de cela. Marcher un peu me réveillerait peut-être et m'aiderait à réfléchir.

L'enquête avançait, même si la plupart des pistes ne menaient à rien et nous laissaient souvent un arrière-goût amer.

Nous avions identifié le voleur des plans de l'usine JEB : tous les indices pointaient vers Tony Digger, l'ingénieur principal sur le projet. Sa sortie des locaux n'avait pas été notée samedi, ce qui voulait dire qu'il n'avait pas été fouillé par les militaires, et personne ne l'avait vu depuis. Mustang était particulièrement résolu à remettre la main dessus. L'étude de ses précédents travaux montrait des similitudes troublantes avec la bombe qui avait piégé la voiture de Walker, mais aussi celle de Hawton, six ans auparavant. Au-delà des plans volés qui menaçaient la sécurité du pays, ils avaient des comptes à rendre sur un plan beaucoup plus personnel.

Nous avions donc lancé des avis de recherche à son sujet dès mardi matin, mais nous étions pessimistes : en deux jours, il avait eu le temps d'aller loin et de disparaître, surtout si Harfang avait préparé le terrain pour lui. Il pouvait être n'importe où dans le pays, avec n'importe quels papiers d'identité.

Après tout, Edward Elric était parvenu à disparaître depuis des mois, tout comme Hugues après s'être fait passer pour mort.

Je n'espérais pas grand-chose de ce côté-là, même si toute l'armée était au courant que cette personne était recherchée pour trahison.

Espérons que la voiture utilisée pour l'enlèvement d'Angie nous apportera une piste plus solide…

Je rapportai une partie des dossiers dans la quatrième bibliothèque, et repartis pour déposer le reste dans la seconde, qui contenait la documentation consultable par le public. Chargée de livres, j'entrai dans la pièce, cherchant un bibliothécaire à qui les retourner. En passant entre les tables de travail presque désertes, je vis deux silhouettes familières assises à côté de militaires aux visages inconnus et les observai avec une certaine surprise.

Il était étonnant en soi de voir des adolescents fréquenter les locaux publics de l'armée, même si Edward nous en avait donné l'habitude, cela restait fort rare. Je marquai un temps d'arrêt en reconnaissant Alphonse et Winry, signe qu'ils avaient changé depuis notre dernière rencontre, qui remontait aux alentours du passage Floriane pour l'un et à l'enterrement de Hugues pour l'autre.

Ils ont pris un coup de vieux, songeai-je en voyant comme ils avaient l'air soucieux.

Je déposai les livres après avoir salué machinalement la bibliothécaire qui commença à noter les retours, et les observai de loin. Alphonse avait grandi et s'était étoffé, ses cheveux avaient poussé en tignasse chaotique. Je n'avais pas vraiment eu le temps de m'habituer à ce qu'il ait retrouvé son corps que lui et son frère étaient reparti pour le Sud, et il avait encore changé depuis… mais l'évolution de Winry me frappait plus encore. Je m'en souvenais comme une adolescente dynamique et joyeuse, mais malgré ses vêtements d'hiver, je voyais qu'elle avait considérablement maigri. Son visage aux traits tirés semblait avoir pris plusieurs années d'un coup, et il y avait dans sa posture une raideur qu'elle n'avait pas auparavant.

Mon cœur se serra. Je connaissais les raisons de son changement. Entre la disparition d'Edward, son agression et son procès, les derniers mois avaient été rudes. En étudiant son regard, j'avais l'impression de me revoir à mon entrée dans l'armée. Elle était blessée, mais une froide résolution brillait dans ses yeux. Elle s'était trouvé un but. Lequel, je n'en savais rien, mais parfois, il fallait simplement avancer pour ne pas tomber.

Je remerciai la bibliothécaire et me dirigeai vers la sortie, les regardant sans savoir si je devais les aborder ou non. J'aurais voulu leur parler, mais je n'aurai pas su quoi dire, surtout en présence de leur escorte. Ils étaient là pour éviter qu'Edward ne puisse les approcher sans être repéré, et même moi, si je me montrais trop familière, je deviendrais suspecte.

J'étais encore en train d'hésiter quand Alphonse repoussa son livre en soupirant avant de lever les yeux vers moi. Il semblait triste, presque malade, et en voyant son regard se colorer d'espoir, je compris que je ne pouvais tout simplement pas les ignorer. J'avais des nouvelles régulières d'Edward, et Mustang aussi, quoi qu'il en dise, mais Alphonse et Winry nageaient dans l'ignorance depuis des mois.

L'adolescent se leva et vint me saluer, un peu guindé, suivi par Winry qui était sortie de sa lecture en le voyant bouger.

— Lieutenant Hawkeye.

— Colonel, corrigeai-je avec un sourire.

— Oh, pardon ! Félicitations pour votre promotion, Colonel.

— Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas vus… vous avez grandi, commentai-je.

— Je suppose, répondit maladroitement. Comment va Black Hayate ?

— Black Hayate ? s'étonna l'un des militaires.

— C'est mon chien. C'est lui et son frère qui l'avaient recueilli en premier lieu, expliquai-je avant de m'adresser à Alphonse d'un ton hésitant. Il… il s'est battu avec un animal plus costaud il y a quelques jours et m'a fait une belle frayeur.

— Mais il va bien ?

— Pour être honnête, il l'a échappé belle… mais plus de peur que de mal, il se remet bien et ne devrait pas avoir de séquelles. Je ne le laisse pas sortir pour le moment, le temps qu'il guérisse.

Alphonse hocha la tête, à demi rassuré seulement. À sa mine sérieuse, je savais qu'il avait compris de qui je parlais véritablement.

— Et vous, comment allez-vous ? demandai-je à mon tour.

— C'était compliqué, ces derniers temps…

— J'ai entendu que vous aviez été mêlés à un procès.

Winry hocha la tête, les yeux baissés. Si seulement nous étions entre nous, j'aurais pu exprimer mon soutien. Je pouvais deviner ce qu'elle avait traversé, j'avais eu une expérience similaire.

— Vous avez une sacrée capacité à vous mettre dans des situations impossibles, soupirai-je.

Ils baissèrent les yeux comme des enfants pris en faute et je me radoucis.

— C'est une bonne chose que vous ayez pu trouver un accord.

Winry me regarda avec émotion et je sentis que mes mots l'avaient touché plus que ce à quoi je m'attendais.

— Je vais devoir vous laisser, j'ai énormément de travail. Je compte sur vous pour monter la garde, il ne faudrait pas qu'il leur arrive quelque chose de fâcheux, lançai-je à l'intention des militaires en les jaugeant du regard.

Ils hochèrent la tête, nerveux de me faire face. Il faut dire que j'étais nettement plus gradée qu'eux et que ma réputation m'avait sans doute précédée… Je n'en savais rien, et à vrai dire, je m'en fichais. Je les quittai pour retourner au bureau, le cœur lourd de voir qu'eux aussi avaient été éprouvés à leur manière.

J'avais attrapé au vol l'opportunité que m'avait donnée Alphonse de parler d'Edward à mots couverts, j'espérais avoir pris la bonne décision en étant honnête quant à son état. Aurais-je dû mentir pour le rassurer ? La vue d'Edward progressait, certes, mais il était encore vulnérable. Les savoir ici, alors qu'Edward avait été attaqué par Harfang, ne me rassurait pas vraiment. Seraient-ils, eux aussi, pris pour cible ? Je ne pouvais pas m'empêcher de le craindre.

Je bataillais encore contre mes doutes quand j'arrivai devant la porte du bureau et vis que Hayles campait là, les bras croisés dans une tentative d'avoir l'air imposante, son visage habituellement rond durci par la colère.

— Hayles, fis-je d'un ton prudent, sentant qu'elle menaçait d'exploser.

— Vous vous souvenez de mon nom ? Je commençais à me demander, souffla-t-elle.

Derrière le ton acide de sa remarque, je devinais sa tristesse. Je jetai un coup d'œil de part et d'autre du couloir, nerveuse face à la situation. Il était encore tôt, mais avoir une dispute avec elle sur un lieu de passage était sur la liste des choses que je voulais éviter à tout prix.

— Ne prends pas les choses comme ça, soufflai-je.

— Et je dois le prendre comment ? Dis-le-moi !

Elle avait tenté de se montrer froide, mais son ton montait et sa voix se brisait déjà. Avec une bouffée d'angoisse, je déverrouillai la porte du bureau et lui fit signe d'entrer.

— Ne me fais pas un esclandre dans les couloirs.

Elle me jeta un regard noir mais obéi, sentant peut-être qu'elle avait obtenu l'entrevue qu'elle voulait. Je fermai la porte derrière moi, et me sentis comme en cage face à la jeune militaire.

— Pourquoi vous faites ça ? Samedi, vous m'embrassez, lundi vous m'humiliez comme une gamine capricieuse ? J'ai cru que tu étais… que vous… vous m'avez donné un espoir, et tout ce que vous avez fait depuis, c'est le piétiner. Pourquoi ? Est-ce que ça vous plaît de m'humilier comme ça ? Parce que moi, j'ai jamais demandé à subir ça !

Elle avait parlé de plus en plus fort, et sa voix s'était brisée à ces derniers mots. Un instant, je pensais à Mustang, endormi une pièce plus loin et priai pour qu'il ne se réveille pas. J'étais assez embarrassée comme ça. Si elle se mettait à pleurer, je n'allais vraiment plus avoir comment réagir.

— Je ne voulais pas… C'est compliqué… bafouillai-je.

— Vous ne vouliez pas me donner de faux espoirs ? C'est ça que vous allez dire ? Parce que je sais que j'étais idiote d'y croire, parce que je vous admirais avant même de vous rencontrer, il fallait être conne pour croire que…. Quelqu'un comme vous s'intéresserait réellement à moi.

Je n'arrivais plus à déglutir. Que Hayles, qui savait faire tout et n'importe quoi et pour qui la moitié de mon équipe avait eu le béguin, se perçoive aussi, c'était juste incompréhensible. Ça n'avait juste pas de sens… mais, sensée ou pas, sa détresse était palpable.

Et c'était à cause de moi.

— Mais dans ce cas, vous n'auriez pas dû me laisser y croire. Parce que là… ça fait juste trop mal.

Je n'étais pas sûre de savoir ce que je faisais quand je traversai les quelques mètres qui nous séparaient pour la serrer dans mes bras en tremblant. Je la sentis tenter de me repousser, éclater en sanglots, renoncer et s'accrocher à ma veste en enfouissant contre mon épaule son visage rougi.

— Je ne voulais pas te blesser.

— A… alors pourquoi tu me repousses ? bafouilla-t-elle. Qu'est-ce que je dois comprendre ?

— Je ne peux pas… être en couple, murmurai-je en posant une main sur sa tête, sentant la soie de ses cheveux sous mes doigts. Pas maintenant.

Comment était-ce possible d'avoir des cheveux aussi doux, de sentir aussi bon, d'être aussi apaisante ? J'avais envie de l'enlacer davantage, de l'embrasser à pleine bouche et de sentir sa peau contre la mienne, envie de respirer son odeur à pleins poumons et de me perdre dans l'ivresse. Et elle, elle devait avoir envie de me frapper.

Je m'écartai doucement pour la regarder dans les yeux, mais elle tenta de me repousser, comme pour fuir. Je l'empêchai de partir, la bloquant sans vraiment le vouloir entre moi et le mur. Je me haïssais pour ma maladresse, ma rudesse, mais je ne pouvais pas la laisser partir comme ça. Il fallait au moins que je lui dise. Je tentai de calmer ma respiration, pour faire taire cette peur contagieuse, cette angoisse de la blesser, de la brutaliser malgré moi, incapable que j'étais de prendre soin d'autrui. Il y eut un long silence empreint de tension ou j'avais l'impression que mon cœur battait dans toute la pièce. Puis, doucement, d'un geste tremblant, je pris son visage dans mes mains pour lui faire relever la tête et la regarder droit dans les yeux.

— Je ne veux pas te mettre en danger, fis-je en tentant de faire passer tout le poids de ces mots à travers mon regard.

Ses yeux noisette s'embuèrent et elle se tendit vers moi.

— Je m'en fous, du danger, je veux juste être avec toi !

— Et moi, je ne veux pas qu'il t'arrive la même chose qu'à Angie.

— Mais c'est différent… Je suis une militaire, je pourrai me défendre.

Je secouai la tête avec un soupir désabusé. Elle ne le savait pas, elle, qu'Angie était en réalité une combattante beaucoup plus aguerrie, bien mieux armée. Elle ne se rendait pas compte.

— Hayles… Maï… soufflai-je d'un ton hésitant. On est tous plus fragiles qu'on ne le pense. Crois-moi, s'ils le voulaient, tu serais morte avant le coucher du soleil. C'est… c'est si facile de mourir. Et je ne veux pas qu'ils te fassent du mal, pas à toi. Alors personne ne doit être au courant.

— … Même moi, je n'ai pas le droit de savoir ? murmura-t-elle.

Je ne voyais pas quoi répondre à ça, alors je l'embrassai, tout doucement. Sur le front. Sur la joue. Sur la bouche. Elle se redressa pour jeter ses bras autour de mon cou, tout son corps se levant vers moi, contre moi, tandis qu'elle me rendit mon baiser avec beaucoup moins de retenue. J'étais à bout de souffle et je ne voulais pas que ça s'arrête. Je laissai mes mains la caresser, sentir les courbes chaudes de son corps, sa poitrine contre la mienne, son souffle. Elle m'attira contre moi comme si elle voulait m'avaler, et je me retrouvai sur le fil, envahie par sa présence, glissant ma main contre ses vêtements, sentant sa cuisse se glisser entre les miennes tandis que sa main appuyait sur ma nuque pour m'attirer davantage vers elle. Je désirais plus, tellement plus, et je ne pouvais pas. Si quelqu'un venait maintenant, nous aurions l'air de quoi ? C'était tout ce que je voulais éviter. Personne ne devait savoir.

Cette pensée me donna le courage de m'écarter pour rompre le baiser à contrecœur. Mon nez effleurait le sien, et je voyais, plus près que jamais, son visage rougi, ses lèvres rosies laissant échapper un souffle court. C'était un crève-cœur de renoncer à ça.

— Personne ne doit savoir, soufflai-je. Pas tant que l'enquête n'est pas résolue. Tu comprends ?

Hayles hocha la tête et se redressa pour m'embrasser de nouveau. Un chapelet de baisers qui se firent hésitants quand elle réalisa ma retenue. J'avais toujours envie d'elle, mais ma conscience m'avait rattrapée et je n'osais plus me laisser aller à le montrer. Je penchai vers elle un visage grave, un peu inquiet, aussi.

— Est-ce que tu m'attendras ? soufflai-je.

Elle acquiesça avec un petit sourire qui dissimulait un grand bonheur, et à ce moment-là, je compris que, quelle que soit la version officielle, nous étions maintenant liées l'une à l'autre. Une pensée qui m'était venue sans prévenir, un fait, posé là, qui ne pouvait pas s'évanouir. C'était merveilleux et effrayant.

— Je t'attendrai, oui. Le temps qu'il faudra.

Elle m'embrassa une dernière fois, un petit baiser du bout des lèvres, et ajouta dans un murmure.

— Tout ce dont j'avais besoin, c'était de savoir.

— Pardon… répondis-je.

Il avait fallu qu'elle éclate en sanglots devant moi, il avait fallu que je repense à la détresse d'Edward, pour que je réalise à quel point l'écarter était cruel de ma part et douloureux pour elle. Étais-je stupide à ce point ? Sans doute que oui.

Nous étions toujours enlacées quand le téléphone sonna dans le bureau adjacent, nous faisant sursauter. Je m'écartai précipitamment, la libérant. En rompant le contact, je sentis le froid de la pièce et le vide de l'absence. Ça allait être difficile, terriblement difficile, de renoncer à sa présence… mais il le fallait.

— File, soufflai-je. Il faut que je travaille, et si quelqu'un te voyait…

— Oui, les rumeurs vont vite, répondit Maï en hochant la tête.

Elle observa le couloir pour vérifier qu'il n'y avait personne et me lança un dernier sourire avant de sortir. Elle avait les yeux brillants, quelque chose de lumineux qui la rendait encore plus belle que d'habitude et me laissait sonnée. J'aurais dû traverser la pièce pour décrocher le téléphone, mais il était déjà trop tard. J'entendais la voix mal réveillée de Mustang à travers la porte, et restai plantée là, me sentant aussi stupide que béate.

Il raccrocha et ouvrit la porte, sursauta en me voyant plantée au milieu de la pièce.

— Hawkeye ? Qu'est-ce que vous faites là ?

— Je suis arrivée tout à l'heure, mais ne voulais pas vous réveiller, alors je suis passée à la bibliothèque. J'ai croisé Alphonse et Winry là-bas.

— Qu'est-ce qu'ils font à Central ? Je les croyais à Rush Valley.

— Je n'en sais rien.

— J'espère que ça ira pour eux… ils ont mal choisi leur moment pour revenir à Central.

— Ils sont sous escorte, on va dire que c'est une bonne chose vu le contexte.

Mustang hocha la tête et se frottai le visage des deux mains dans une tentative d'émerger. Il avait encore la marque des plis de ses vêtements sur le front, et cela me donna envie de rire.

— J'ai eu un appel de la Gendarmerie, quartier nord. Ils ont retrouvé une voiture dont la description coïncide avec celle qui a enlevé Angie, en zone inondée.

— C'est une bonne nouvelle ! m'exclamai-je.

— Oui et non, il y a deux cadavres dedans.

— Ah.

— Bonjour ! s'exclama Fuery en poussant la porte. Il se passe quelque chose ?

— On a peut-être retrouvé la voiture qui a servi à l'enlèvement.

— Oh, la journée commence bien ! s'exclama le binoclard. Des chouquettes ? proposa-t-il en tendant le paquet.

Je piochai dedans en le remerciant et Mustang en fit autant.

— J'ai croisé Hayles dans les couloirs, elle avait un sourire jusqu'aux oreilles. Vous savez si elle a eu une bonne nouvelle ?

Mustang me jeta un coup d'œil et j'espérai ne pas rougir en mordant dans la viennoiserie, mais il ne dit rien de plus.

— Bon, on attend quoi pour y aller ? lançai-je en attrapant mon manteau.

Je ne voulais pas laisser aux autres l'occasion de s'appesantir sur cette information. Une fois replongés dans l'enquête, ils oublieraient sûrement ce détail.