Ça y est, on est lundi, c'est l'heure du nouveau chapitre ! Cette fois, on change de point de vue et on retrouve Edward (oui, je sais que vous l'attendiez, celui-là). J'espère qu'il vous plaira, et j'en profite pour remercier tous ceux qui prennent le temps d'écrire des reviews, vous n'imaginez pas à quel point ça me motive de voir vos réactions, suppositions, espoirs… Merci du fond du cœur !

Je profite du début de chapitre pour faire un petit tour des news générales : la gestion post-campagne du Ulule avance bien, j'ai reçu tous les goodies ! Il ne manque plus que les livres qui devraient arriver demain — un peu gênant qu'ils arrivent en dernier alors qu'il y a toutes les dédicaces à faire, mais je me dis surtout que j'ai de la chance que la Wazabi ait été annulée, je n'aurai de toute façon pas pu y proposer les livres.

Dans la série « annulations déplaisantes » après une triste discussion avec la bande d'Al & As, nous avons décidé à contrecœur de reporter notre venue à Metztorii à la fin du mois. J'aurais vraiment voulu y aller et cette décision me déprime, mais dans le contexte sanitaire actuel, avec un membre à risque, l'obligation pour mon barbu de poser des jours de congé pour qu'on puisse faire le trajet dans des conditions correctes et des frais déjà pas faciles à amortir dans des conditions normales, j'ai bien été obligée d'admettre que ça n'était pas raisonnable. Nous avons donc demandé le report à la prochaine édition, en espérant que la situation se soit améliorée d'ici là.

J'avais imprimé des nouveautés pour la Wazabi (cartes et marque-pages) je vais tâcher de mettre à jour ma boutique en ligne (notamment pour permettre aux participants Ulule de grouper les frais de port), et j'aimerais vraiment organiser un petit événement (sur discord peut-être) pour pouvoir papoter en vocal, répondre aux questions, éventuellement montrer des choses en visio, dessiner en live… Bref, entendre vos voix à défaut de vous voir. :'(

Pour l'instant, l'Autre marché de Nantes n'est pas annulé (je suis supposée y tenir un stand, place Bouffay, entre le 19 et le 23 décembre), mais j'avoue que je redoute d'exposer et de faire face à autant de monde (même si ce sera en extérieur) et je suis si peu convaincue qu'il aura lieu que j'ai du mal à m'attaquer sérieusement aux préparatifs. Bref, comme tout le monde, ce n'est pas une période évidente à gérer. En attendant d'y voir plus clair, je tâche d'avancer sur mes projets (le Ulule, le montage d'un dossier d'édition pour une BD axée sur le passé d'Andy, et bien sûr, en novembre, la suite de Bras de fer avec le Nanowrimo !).

Bref, comme d'habitude, j'ai beaucoup parlé… Maintenant je vous laisse lire !


Chapitre 70 : Blessé (Edward)

L'obscurité.

L'odeur du sang.

Respirer.

Le pouls battant dans ma gorge, à deux doigts de la déchirer.

Une douleur sourde à la tête.

Respirer.

Un goût de fer dans la bouche.

J'avalais l'air à goulées maladroites, tirant sur mes bras tremblants pour pouvoir vider mes poumons, sentant mes côtes me lancer à chaque inspiration.

J'avais pris tellement de coups.

Cracher le sang que j'avais dans la bouche.

Respirer.

Écarquiller les yeux à travers mes larmes, sentant ma paupière gauche collée par le sang, sans rien percevoir d'autre que l'obscurité.

Sentir la terreur prendre le pas sur tout le reste en sentant que j'arrivais de moins en moins à respirer.

Le vacarme de la pluie tambourinant sur de la tôle ondulée.

Respirer.

Une forte odeur de boue, de métal et d'eau stagnante.

Le froid des menottes et du mur contre lequel l'eau coulait, me trempant le dos et me glaçant jusqu'à l'os.

Mes chevilles tordues à force de lutter pour tenir sur la corniche dont j'étais tombée plusieurs fois, me retrouvant pendue par les bras dans un cri de douleur.

Respirer.

S'échapper.

Par n'importe quel moyen.

Mon poids entier ne suffirait pas à briser mes entraves, je sentais les lourds maillons cogner contre le mur de briques et de métal sans l'ébranler, mes poignets enserrés sans espoir d'évasion. Même en me débattant, même en me brisant les os, je n'aurais pas pu sortir ma main gauche de ces menottes. Je me débattais quand même, de toutes mes forces, sentant l'arête de métal entailler la peau de mon poignet.

Le souffle court, la tête encore lourde sous les coups des hommes qui m'avaient enlevée, ignorant la brûlure de mon oreille écorchée, je me figeai, sentant l'espoir revenir.

Avec assez de sang, peut-être que je parviendrai à dessiner un cercle de transmutation et m'échapper.

Je secouai, tournai, tirai mon poignet pour y graver une plaie, puis luttai, sentant du sang sous mes doigts, et tentai de dessiner un cercle, tremblant, brûlé, gelé, mourant.

Respirer.

Mon cœur tambourinait et mon souffle se perdait dans une série d'inspirations courtes qui ne m'apportaient plus assez d'air. Mon esprit se brouillait, ma force me quittait. J'avais vécu assez de moments dangereux pour le sentir : j'étais en train de mourir.

Je luttai de toutes mes forces, refusant d'abandonner, refusant de sombrer. Je ne pouvais pas. Je n'en avais pas le droit.

Respirer.

Serrant les dents, mes doigts gelés aux gestes imprécis tentant de tracer un cercle, je me jurai de résister à tout prix.

Je n'avais pas dit la vérité à Roy. Et en repensant à ce baiser, à son visage gelé par la colère, en me remémorant tout ça, je sentais mes entrailles se tordre. Je ne pouvais pas partir comme ça. Pas sans la vérité. Pas sans excuses. Je ne pouvais pas mourir et le laisser face aux éclats de cette réalité. Je n'avais pas le droit de faire une chose pareille. C'était impardonnable.

Respirer.

Je luttais avec l'énergie du désespoir, me maudissant pour toutes les erreurs que j'avais faites, tous ces aveux avortés qui m'avaient mené là, seul et en danger de mort. Je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même et c'était à moi de me tirer de là, d'affronter les conséquences de mes mauvais choix.

Respirer.

Je n'y arrivais plus.

Je posai ma main tremblante sur le mur, cherchant à tâtons le cercle à activer sans y parvenir et mon espoir s'éteignit quand je compris qu'il ne fonctionnerait pas.

L'échec.

Alors que je me sentais partir, je compris que j'étais en train de perdre. Que je n'arriverai pas à me sauver moi-même.

Mon bras tremblant et mes doigts ensanglantés pris de spasmes, je concentrai ce qui me restait de conscience dans une nouvelle tentative de cercle, confus au point de ne plus savoir si mes gestes s'accordaient avec mes intentions.

Puis je trébuchai de nouveau, sentant le choc se répercuter dans mes bras et mon dos, et je sus que cette fois, je n'aurai pas la force de me hisser de nouveau sur la rambarde.

Respirer.

Sombrant dans l'inconscience, pendant sans force, je compris que je ne pouvais plus qu'espérer que les autres me retrouvent avant que ma vie ait totalement quitté mon corps. Un dernier mot résonna dans mon esprit avant ma noyade, un appel au secours muet, mais puissant, une excuse suppliante qui tenait en trois lettres.

Roy.


Je me réveillai en sursaut, en sueur dans mon lit, et ouvris les yeux sur le plafond de ma chambre. La peur mêlée de désespoir de ce cauchemardesque souvenir s'estompa peu à peu dans le silence paisible de l'hôpital. Le cœur battant, je tâchai de m'imprégner de cette atmosphère rassurante. Au-dessus de moi, la lumière d'un réverbère traçait au plafond un rectangle saumon aux contours flous.

Je me raccrochai à cette image et souri légèrement, le geste précédent l'émotion pour la forcer à venir.

J'étais à l'hôpital. En sécurité. À la porte de ma chambre, quelqu'un, sans doute Breda, était en train de monter la garde. Ici, la chouette blanche ne pouvait plus m'atteindre. Enfin… Je l'espérais. Ils me l'avaient juré.

Je savais que Mustang et son équipe travaillaient d'arrache-pied à démasquer mon ravisseur. Je n'avais pas eu beaucoup plus de détails, de peur que l'ennemi trouve un moyen de me retourner contre eux de nouveau — même si je ne voyais pas par quel miracle j'aurai pu faire quoi que ce soit, cloîtrée dans ma chambre d'hôpital. Je ne pouvais pas leur en vouloir de me mettre à l'écart, je les avais trahis, freinant leur enquête et leur faisant une belle frayeur bien malgré moi. En obéissant à mon maître chanteur, je n'avais aucune idée des conséquences de mes actions… en tout cas, jusqu'à ce que son ordre soit de voler Roy.

Je repensais à l'enveloppe que j'avais brûlée et sentis mes entrailles se nouer sous le coup de la culpabilité. Je l'avais trahi, de toutes les manières possibles, en entravant son enquête et en profitant lâchement de la proximité que m'offrait mon statut à part, savourant sa présence, ses danses, ses sourires. Je m'étais laissé séduire et j'étais tombé amoureux.

C'était la dernière chose à faire dans ma situation, et malgré tous les signes, les moqueries des autres et les émotions qui m'avaient ballotté, je m'étais entêté à rester près de lui sans avouer, à me laisser griser par ce sentiment croissant sans accepter de voir les choses en face. J'avais accepté en silence ma confusion, parce la joie qu'elle me procurait dépassait tout. Je me disais que tant que cela n'allait pas trop loin, ça irait, tout comme je m'étais persuadé que ce que je faisais sous les ordres de la chouette blanche n'était pas si grave.

Comment avais-je pu m'aveugler à ce point ?

Puis, dans une voiture noyée par une pluie battante, coincés à un passage à niveau, nous nous étions embrassés, et j'avais dû faire face à tout ça. Je m'étais pris en pleine tête tout un tas de nouvelles choses. La réalité brutale de mes sentiments, la sensation addictive de ses lèvres, de ses mains, son odeur que j'aimais depuis si longtemps, le désir trouble qu'il déchaînait. J'avais envie de plus, beaucoup plus. Je voulais embrasser sa nuque, le serrer contre moi, caresser sa peau, déboutonner ses vêtements pour découvrir son corps, et bien d'autres choses trop embarrassantes pour que j'ose les formuler.

Cette envie de sombrer qui était restée tapie m'avait soudainement assailli, me donnant une grosse baffe. Parce que tout à coup, les lubies de Clara, les récits trop explicites d'Andy et Natacha, ce territoire inconnu que je regardais avec un dégoût teinté d'inquiétude, tout cela prenait un nouveau sens. Ces idées dégoûtantes ne l'étaient plus quand elles concernaient Roy. Imaginer son contact me laissait tremblant, la poitrine alourdie par une émotion qui m'empêchait de respirer, mais ça n'était pas de la peur. Je voulais ça. Comment pouvais-je vouloir ça ?

Je n'avais pas eu le temps d'encaisser cette première vague d'émotions qu'une deuxième prise de conscience m'avait frappée : l'impossibilité de cette histoire. Parce que je ne pouvais pas montrer mon propre corps. Parce qu'il ne savait pas qui j'étais. Parce que j'avais menti, trahi. Parce que la veille, j'avais volé un mandat d'arrêt dans la poche de son manteau pour le brûler. Parce que j'étais impardonnable.

Et parce que je ne pouvais pas aller plus loin, basculer, sans qu'il découvre la vérité. Et que cette vérité, ce serait la fin de tout.

Aller plus loin, c'était tout briser.

Cette idée m'avait laissée au bord des larmes, et l'enfer avait commencé ce jour-là.

Quand il avait vu ma réaction, quand il avait compris qu'il ne se passerait rien d'autre, il s'était mis dans une colère noire et son regard s'était durci au point de me faire peur. Sa réaction m'avait d'autant plus bouleversée que je m'étais représenté les émotions qui le traverseraient si je lui disais la vérité, j'avais entraperçu la colère mille fois plus grande qu'il éprouverait.

Impardonnable.

Je ne parvenais pas à imaginer la violence de sa rage, l'ampleur d'une fureur parfaitement justifiée. À ce moment-là, je m'étais dit qu'il valait mieux mourir que lui avouer. J'étais rentrée à pieds, la pluie battante me gelant les os et masquant mes larmes, pour arriver grelottante et hoquetante au Cabaret. Ils m'avaient fait entrer, pris sous leur aile, réchauffée et choyée sans chercher à me faire parler de ce qui était arrivé. Je m'étais laissée faire, fourrant le nez dans ma tasse d'infusion en retenant mes sanglots, en évitant de penser que c'était fini, que cet équilibre trop fragile s'était brisé.

C'était inéluctable.

Je m'étais dit que j'aurais préféré mourir plutôt que dire la vérité à Mustang, mais quand je m'étais réellement retrouvé face à cette perspective, après mon enlèvement, j'avais amèrement regretté de penser ça. Bien sûr que non, je ne voulais pas mourir. Surtout pas. Tout sauf ça.

En reprenant conscience, perclus de douleurs, épuisé au point de peiner à ouvrir les yeux, j'avais instantanément eu envie de pleurer. On m'avait sauvé. Je ne le méritais pas, mais j'étais soulagé. Les autres en auraient tellement souffert, j'aurais trahi tellement de promesses. Al et Winry, bien sûr, Riza et Havoc, tous les membres du cabaret, de l'équipe, mais surtout, surtout, Roy.

Rien que pour lui, je n'avais pas d'autre choix que de survivre. Et j'avais réussi, tant bien que mal.

Tout cela pour que, alors que j'avais rassemblé mon courage, et décidé de dire la vérité, prêt à assumer les conséquences de mes actes, il coupe brutalement ce lien sans m'en laisser le temps.

On va arrêter de se voir.

Ses mots résonnèrent dans ma tête, et comme à chaque fois, ils me donnèrent envie d'éclater en sanglots. Il avait été à mes côtés à mon réveil, durant les années passées, il m'avait sauvé la vie, mais cela ne changeait rien. Même sans lui avoir asséné la vérité, c'était fini. Il était trop tard. J'avais tout détruit.

Je n'avais plus qu'à ravaler mon secret et mes espoirs, et encaisser, les entrailles en vrac, ma première déception amoureuse.

J'essayais, sans être bien dupe, de me rassurer en me disant que c'était mieux comme ça. Je savais que ça n'aurait pas pu bien finir, de toute façon. La situation était inextricable et je ne pouvais pas me payer le luxe d'une relation amoureuse alors que j'étais recherché par l'armée et qu'un mafieux inconnu m'avait pris en grippe. Il valait mieux que je me préoccupe de survivre, n'est-ce pas ?

Je poussai un soupir et me levai en tâtonnant pour m'approcher de la fenêtre, posant les mains sur ma vitre froide pour regarder dehors, sentant mes épaules et mes côtes protester, encore bien endolories par ce que j'avais subi. Mes bras étaient tremblants, sans force, perclus de courbatures et des restes d'élongation. Mais ce n'était pas la première fois que je me remettais de ce genre de blessures. Ce n'était qu'une question de temps. Mes ennemis n'avaient pas retenu leurs coups, et je savais que d'une certaine manière, je les méritais. Dans tous les cas, je n'allais pas me plaindre.

Ils auraient pu faire tellement pire s'ils l'avaient voulu.

Je repensais à Ian Landry qui m'avait fait enlever, à ce que j'aurais pu subir si j'avais tardé à reprendre conscience, aux témoignages intenables que j'avais entendus à Lacosta, et me sentis le cœur au bord des lèvres.

Ce soir-là, j'étais totalement à leur merci. Ils auraient pu faire bien pire que me frapper, me détruire bien plus profondément. Même si ce n'était pas le cas, cette idée me hantait. Je ne voulais plus jamais me sentir aussi désarmé. Si cela devait encore arriver, je n'aurais peut-être pas la chance d'échapper au pire.

La nuit était d'un gris sale ou les lampadaires coloraient la neige d'un orange écœurant, éclats flous dans une vision encore brumeuse. Je laissais mon regard se perdre, respirant lentement en tâchant de canaliser mes peurs et ma tristesse. J'étais en vie, c'était déjà un miracle dont j'avais du mal à me remettre. Havoc m'avait raconté mon sauvetage et le rôle essentiel que Maï avait joué. Jamais je ne pourrai lui exprimer toute ma reconnaissance.

Enfin, pour l'instant, à part l'équipe de Mustang, personne n'était autorisé à me rendre visite, donc j'étais condamnée à rester seule avec mes émotions anarchiques. Roxane et les habitants du Bigarré me manquaient terriblement. Ils avaient beau s'amuser à mes dépens de temps à autre, ils auraient sûrement trouvé quoi dire ou quelles clowneries faire pour me distraire de ma douleur.

À moins qu'ils me jugent pour m'être laissée aller à être victime de chantage, à leur cacher la vérité, qu'ils me méprisent ou me prennent en pitié. Je ne pourrais pas leur en vouloir.

Ils auraient raison de me trouver pitoyable.

Aujourd'hui, j'arrive à distinguer la cabine téléphonique du parc, songeai-je avec un faux détachement Peut-être que ma vue va vraiment redevenir comme avant.

Je laissai mon front se poser contre la vitre embuée et fermai les yeux, sentant les larmes monter. J'avais beau avoir joué les cadors, prétendre que ça ne m'affectait pas et que je trouverai une solution à ça comme au reste, la perspective de me retrouver à moitié aveugle m'avait terrorisé. Comment faire face à l'ennemi si je ne le voyais même pas ? J'étais infiniment soulagé de ne pas devoir chercher une réponse à cette question.

On va arrêter de se voir.

Je sentis un sanglot nouer ma gorge. Cette phrase qui rejaillissait, je n'avais pas fini de l'entendre. Je pouvais le comprendre, je ne parvenais pas à lui en vouloir, je l'avais trahi, plus encore que ce qu'il savait… je n'avais pas le droit ni le pouvoir de lutter contre sa décision.

À quel point serait-ce malhonnête de laisser le personnage d'Angie disparaître pour redevenir Edward et retrouver le droit de le côtoyer sans porter ces erreurs ? Je n'en savais rien, mais dans ma situation, cela me semblait être devenu la seule option possible.

C'était ça ou le perdre totalement.

Je posai les mains sur la vitre froide, dessinant machinalement des cercles dans la condensation, faisant couler de lourdes gouttes. Cela faisait tellement longtemps que je n'avais pas « été » Edward que je sentis monter une bouffée de trac. En étais-je seulement capable ?

Tout ce que j'avais vécu ces derniers mois me revint en mémoire. Travestissement, fausses identités — entre Iris Swan, le costume utilisé pour approcher Scar et Greed, puis Bérangère, j'en étais à la troisième — mensonges en cascades, insubordination, chorégraphies, combats, tout cela se bousculait au milieu de mes émotions. J'avais pleuré lamentablement, porté des tenues ridicules ou outrageuses, dansé de manière bien trop évocatrice devant des dizaines de personnes, dont mes anciens collègues, je m'étais tellement laissé déborder par mon rôle que je m'étais même laissé tomber amoureux dans la pire situation possible. Il y a six mois, si on m'avait raconté le dixième de ce qui m'attendait, j'aurais secoué la tête avec un rire incrédule ou insulté la personne qui m'aurait annoncé des choses pareilles. Je ne l'aurai pas cru, et j'aurais refusé tout ça en bloc. C'était inimaginable.

Et pourtant, tout cela était arrivé. J'en pris tout à coup la mesure et me sentis écrasé sous l'effet de cette pensée vertigineuse.

Je ne savais même plus qui j'étais.

J'avais changé de sexe, j'avais changé de nom, j'avais changé de vie, et de compromis en imprévus, je m'étais tellement transformé que j'avais perdu mes propres contours. Je n'arrivais plus à me reconnaître, ni dans la glace, ni dans mon esprit.

Cette gigantesque gifle me fit vaciller.

J'avais l'impression vertigineuse d'avoir volé en éclats et de contempler mes propres débris dans l'instant suspendu de l'explosion.

Je titubai jusqu'à mon lit, m'y laissant tomber en tremblant, sentant les larmes monter. Je ne voulais pas pleurer. Pas encore, par pitié, c'était faible et ridicule. Edward Elric ne pleurait pas sans cesse comme ça. Je voulais redevenir cette personne devenue si lointaine qu'elle semblait détachée de moi.

Depuis quand étais-je devenu aussi faible ?

Depuis quand avais-je cessé d'être moi-même ?

Je regardai le plafond, sentant mes lèvres trembler. Si Alphonse ou Winry me voyaient, ils ne me reconnaîtraient même pas. Aucun des militaires ne m'aurait identifié s'ils ne savaient pas déjà la vérité, comme Jean et Riza, ou s'ils n'avaient pas eu l'occasion de faire le rapprochement au fil de nombreux indices, comme Breda.

Roy ne me reconnaissait pas.

Cette pensée était peut-être la plus humiliante de toutes.

J'aurais voulu qu'il me reconnaisse.

Je trouvais ça pratique de contourner ça, de ne pas répondre à ces questions, mais au fond, j'aurais voulu qu'il me perce à jour.

J'aurais voulu qu'il m'aime… moi.

Respirant profondément pour ne pas céder, clignant des yeux pour empêcher les larmes de couler, je songeai que je ne savais même plus qui était ce « moi ». Bérangère avait pris trop de place dans ma vie pour que je puisse l'ignorer, mais je refusais de me reconnaître dans ce rôle. Le grand écart était trop acrobatique, c'était trop incompatible avec Edward Elric. C'était un mensonge. Un travestissement. Une mise en scène, que j'avais par moments appréciée plus que je l'aurai dû et qui avait duré trop longtemps. Assez pour que je m'y perde.

Tout ceci était devenu trop réel. Je ne pouvais pas devenir quelqu'un d'autre, comme ça, alors que je ne l'avais jamais voulu. Non ? Si ?

Je n'en savais rien, je n'étais qu'un gamin perdu, empêtré dans des sentiments que la plupart des gens n'avaient pas besoin d'affronter. Je jalousais ceux qui n'avaient jamais eu à se poser ces questions, enviant la simplicité paisible que devait être leur vie.

Personne ne pouvait comprendre ce que je traversais.

Je ne me suis jamais senti aussi seul.

Je restais allongé un moment, tâchant de brider ce chaos qui me paralysait, puis me redressai lentement, reprenant soudainement conscience que je n'étais pas réellement seul.

De l'autre côté, un membre de l'équipe de R… Mustang était là. C'étaient des amis. J'avais beau les avoir trahis, passé le choc, c'était l'affection et l'inquiétude qui primaient quand ils me parlaient. Je doutais de le mériter, et je ne me voyais pas parler à cœur ouvert à l'un d'eux, mais je savais que je pouvais leur faire confiance, et dans mon état, ne serait-ce qu'une présence me ferait du bien.

J'attrapai la couverture du lit pour m'y envelopper comme une cape et me levai. L'hiver s'insinuait dans les couloirs et il ne faisait pas si chaud. Je traversai la pièce à pas lents pour pousser la porte, clignant des yeux face à la lumière du couloir. Le militaire, assis sur une chaise, tourna la tête vers moi, surprit par l'apparition. Je continuais à avoir une vision floue, confuse, mais même si ses traits étaient brouillés, je reconnaissais sans peine la silhouette ronde de Breda.

— Il est quelle heure ?

— Angie, qu'est-ce que tu fais debout ?

— Je rumine, avouai-je en me laissant glisser le long du mur, à côté de sa chaise, pour m'asseoir en tailleur.

— Je peux comprendre… fit-il d'un ton compatissant. Il est quatre heures du matin, ajouta-t-il en se rappelant ma question.

Je poussai un soupir en laissant ma tête basculer en arrière avant de grimacer en sentant que je j'avais cogné ma plaie dans ce geste machinal.

— Qu'il soit quatre ou huit heures, il fait toujours nuit, soupirai-je. Je hais l'hiver.

Breda eut un petit rire et se pencha pour fouiller son sac et me tendre quelque chose.

— Un peu de café pour te réchauffer ?

— Je veux bien, oui, répondis-je.

Il me servit dans ce qui devait être le couvercle de sa thermos et me la tendit. Je commençai à boire à petites gorgées, laissant le silence retomber.

Cela faisait du bien de ne pas être seul.

— … ça doit être difficile, pour toi.

Je hochai la tête, sans répondre au « ça ». J'étais vraiment à l'aise avec Jean, qui avait des airs de grands frères, et je finissais par bien connaître Riza, mais ce n'était pas le cas de Breda, même si, maintenant qu'il m'avait percé à jour, je n'avais plus de raison de lui mentir.

— Ça m'a fait un choc, je dois avouer.

— Quoi ?

— Tout.

Un nouveau silence. On entendait vaguement les allées et venues du corps médical, un ou deux étages en dessous. Le café me réchauffait, et la fatigue retombait, freinant mes pensées.

— Comment tu te sens ?

— J'ai les épaules, les côtes et les bras en feu, mal à la tête, et je me sens épuisé… Mais ma vue regagne du terrain, donc je ne vais pas me plaindre, fis-je avec un sourire.

— Je ne parlais pas de ton état physique.

Je levais les yeux, surpris et touché par sa sollicitude.

— Ça va… je suppose. C'est pas comme si c'était la première fois que je manquais de mourir.

Breda hocha la tête. Il avait digéré ma double identité, semblait-il, même si par moments, je sentais chez lui un embarras contagieux. Sans doute était-ce parce qu'il portait un nouveau regard sur un des événements du cabaret. Il reprit la parole d'un ton hésitant.

— … le Général Mustang… travaille comme un fou pour résoudre l'enquête.

Je me mordis les lèvres. Qu'est-ce que les autres savaient de notre histoire ? De notre baiser ?

Ce dernier point, ils l'ignoraient sans doute. Ou du moins je l'espérais. Je n'en avais pas parlé, et Roy l'avait sûrement passé sous silence pour éviter que Hawkeye ne l'étripe. Mais au fond, personne n'était dupe, n'est-ce pas ? Après des semaines de blagues et de sous-entendus, ils ne seraient pas surpris qu'il se soit réellement passé quelque chose.

Le fait qu'il me parle de lui voulait tout dire.

— Je me demande à quel point il me haïrait s'il savait toute la vérité, fis-je d'un ton détaché.

— Il serait choqué, en furieux sans doute… mais… il tient beaucoup à toi.

— Quel « moi » ?

— … Les deux.

Je pris le temps d'assimiler cette réponse, ces mots dont j'avais tant besoin.

— Quand tu as disparu, à Dublith, là… Tu aurais vu comme il était chiant ! fit-il en s'esclaffant. On se refilait la balle pour savoir qui irait lui parler. Bon, au bout du compte c'était presque toujours Hawkeye qui s'y collait… Faut dire, depuis le temps qu'ils se connaissent, elle ne se laisse plus intimider. Enfin, tout ça pour dire… ça se voyait qu'il se faisait un sang d'encre.

Je me mordillai la lèvre, pensif. Quand j'étais encore le Fullmetal Alchemist, il s'énervait rarement contre moi — à part quand je manquais de mourir. Il préférait de loin me faire bisquer et trouver comment me faire hurler de rage dans son bureau. Une autre vie, une autre époque ou les choses étaient tellement plus simples… Les moments où je l'avais vu véritablement en colère se comptaient sur les doigts d'une main : quand Hugues s'était fait attaquer, quand il m'avait interrogé sur mon rapport de Lacosta, quand j'avais failli me faire tirer dessus, passage Floriane, le jour où j'avais annoncé avoir attaqué le GQ Sud…

Et jeudi dernier, quand, j'avais compris que j'étais allée beaucoup trop loin en voyant jaillir une rage brûlante qui m'avait terrifiée.

— On a tous des choses à cacher… mais je dois avouer que toi, tu les collectionnes !

— Quand as-tu commencé à me soupçonner ?

— C'est venu petit à petit, mais disons que… te voir complice avec Havoc a titillé ma curiosité… Il est tellement peu à l'aise avec les filles d'habitude ! Je me suis même demandé si lui et Hawkeye avaient une aventure qui expliquerait que tu le connaisses déjà.

— C'est pour ça que tu le harcelais en prétendant qu'il la draguait ?

— Ahaha, oui, en partie. Et aussi parce que c'était drôle.

Son honnêteté m'amena un rire. C'était un peu cruel de sa part, mais je ne pouvais pas lui donner tort.

— Et puis, tu avais plein de petits mystères. Tes gants, ton passé… Enfin, je dois avouer que je ne m'y attendais pas, quand j'ai compris la vérité, j'ai eu du mal à l'encaisser. D'autant plus que… à ce moment-là, on croyait que tu étais…

— Morte… complétai-je.

— Quand je pense au courage de Hayles et Hawkeye, elles n'ont rien lâché, elles se sont vraiment battues pour toi. Nous, on était tellement sous le choc qu'on ne servait plus à rien, ajouta Breda avec un rire gêné.

La conversation continua un moment, le militaire s'appliquant à me faire rire à coups de remarques caustiques, moi sirotant le café en lui répondant avec de plus en plus de franchise, jusqu'à ce que la fatigue me rattrape et que j'obéisse à son ordre d'aller me recoucher. Je n'avais jamais autant discuté avec lui, et même s'il était aussi toujours aussi cynique, je sentis que nous étions devenus un peu plus proches qu'avant.


Les jours suivants s'écoulèrent mollement. Ma vue regagnait du terrain et les examens médicaux s'avéraient de plus en plus encourageants. Le personnel médical prenait grand soin de moi et mon organisme, plus solide qu'il n'y paraissait, faisait le reste. Si, le soir de mon arrivée, j'étais au bord de l'inconscience, épuisé et perclus de douleurs, mon énergie revenait, plus qu'il ne le fallait, même.

J'avais toujours détesté me retrouver enfermé à l'hôpital, mais dans ce contexte bien particulier, c'était encore pire. Entre le fait d'être isolé et maintenu dans l'ignorance par toute l'équipe — les autres obéissaient scrupuleusement aux ordres de Mustang — mon inactivité, mes états d'âme, et l'impossibilité de lire pour tromper l'ennui, je m'étais bien vite retrouvé à tourner comme un lion en cage.

Malgré ma trahison, les militaires compatissaient et me soutenaient à leur manière. Je passais de longs moments à discuter avec eux. Depuis qu'il savait qui j'étais réellement, Breda tâchait d'avoir toujours quelque chose à manger pendant son tour de garde, se doutant que j'avais du mal à me satisfaire des tristes repas de l'hôpital. Deux jours auparavant, Havoc s'était allié avec Roxane pour faire venir dans ma chambre un tourne-disque. À défaut de voir assez bien pour lire, j'avais au moins pu tromper mon ennui en écoutant de la musique. C'était réconfortant, certes, mais les journées étaient longues. Il ne m'avait pas fallu longtemps pour connaître par cœur les 3 vinyles qu'il avait pu apporter… et puis, quand j'entendais grésiller les chants et les instruments, je me remémorais l'atmosphère chaleureuse du Cabaret et ses habitants qui me manquaient terriblement.

Si les autres avaient eu l'autorisation de venir me rendre visite, ils auraient sûrement su, à coup de chamailleries, de cadeaux et de farces, tuer mon ennui et m'amener le sourire.

Mais ils n'étaient pas là, et je me retrouvais seul face à mon ignorance, mes échecs, mes mensonges et ma culpabilité.

J'attendais que s'écoulent les heures, espérant que l'enquête avançait et que je pourrai m'échapper de ces quatre murs.

Nous étions le jeudi 18 janvier, et je n'en pouvais plus. J'avais tenté de dormir, passé mes examens médicaux, vaguement discuté avec Daisy qui était pleine de compassion, mais bien trop occupée pour pouvoir rester longtemps avec moi et fouillé des yeux le parc enneigé, me remémorant le soir ou j'avais sauvé Hugues in extremis. C'était au même endroit, il y avait six mois de cela.

Il me semblait que c'était dans une autre vie.

Il s'est passé tellement de choses depuis…

À court d'occupations, je tournai en rond avant de me vautrer à plat ventre sur le lit, noyant mon soupir dans les couvertures. Je m'ennuyais à mourir, et je trouvais ça d'autant plus rageant que je savais que les autres travaillaient d'arrache-pied et qu'une aide n'aurait pas été de trop…

Si je n'avais pas trahi.

Je me laissais rouler sur le lit en grommelant, sentant qu'à toutes mes préoccupations s'ajoutait le manque d'exercice. Si seulement j'avais eu le droit de sortir, au moins dans le jardin de l'hôpital, me dégourdir les jambes…

Soupirant avant de me redresser, je m'assis sur le bord du lit pour remettre un disque à tourner. Celui avec l'étiquette rouge était du jazz, même si je ne parvenais pas encore à lire les textes imprimés dessus, je pouvais au moins les distinguer. Les premières notes de contrebasse résonnèrent, me limant les nerfs au lieu de me soulager.

Une phrase lointaine me revint, un souvenir de Roxane à Lacosta.

Dans le pays, on dit que si on se force assez à sourire, on finit par être vraiment heureux. Alors, même quand ça va mal, on chante et on danse.

J'eus un sourire amer. Se forcer à se distraire, prétendre être heureux ? Je n'y croyais pas trop, mais qu'avais-je à perdre ? Cela me permettrait au moins de bouger.

Je me levai donc et battis la mesure du pied, avant d'attaquer des enchaînements de claquettes qu'Andy m'avait enseignés en guise d'échauffement, ignorant le fait que j'étais pieds nus, en pyjama d'hôpital. Je suivais le rythme avec application, sentant mon visage s'éclairer presque malgré moi au fil des pas.

Le soulagement coula dans mes veines. Danser, bouger, suivre le rythme de la musique, cela suffisait à me faire du bien. Je n'étais vraiment pas fait pour rester inactif, et, soulagé de trouver quelque chose à faire, je m'y appliquai avec un enthousiasme croissant, cherchant les enchaînements, répétant pour affiner le mouvement, puis, une fois arrivé au bout des exercices qui me revenaient à l'esprit, improvisant, me perdant dans le soulagement de ne plus avoir à penser. Je dansais, claquais du pied, tournais, sautais…

Je fermai les yeux, me sentant sourire, abandonnant jusqu'à la culpabilité d'avoir une occupation aussi futile dans un contexte aussi dramatique. Ici et maintenant, cela me faisait du bien et ça suffisait à le justifier.

Dansant, sautant, cherchant la précision, l'équilibre, l'habileté, le rythme, la vitesse, sentant mon corps courbaturé se détendre et s'échauffer, j'avais le sentiment que je pourrai faire ça pour toujours. Danser, c'était un peu revivre. Je me laissais griser, réalisant à quel point bouger m'avait manqué, à quel point les événements m'avaient fauché en plein vol et cloué au sol, à quel point ce n'était comme ça que j'étais censé être.

Puis la porte de ma chambre claqua bruyamment.

— BÉRANGÈRE LADEUIL !

L'éclat sonore qui avait résonné était parfaitement reconnaissable et je me retournai en sursaut, pris en faute par l'infirmière la plus intimidante de tout l'hôpital. La silhouette de Joyce me faisait face, les poings sur les hanches, et Fuery, juste derrière elle, observait sans doute la scène avec une curiosité prudente.

— JE PEUX SAVOIR CE QUE VOUS FICHEZ ?

— Je… Je danse, bredouillai-je en rougissant.

— Vous faites trembler tout le bâtiment, oui ! Vous avez conscience qu'il y a des chambres juste en dessous de la vôtre ?

— Mais… je pensais pas que ça dérangerait… j'étais pieds nus…

— Être en chaussettes ne vous empêche pas d'être pachydermique. Maintenant, tenez-vous correctement et cessez d'importuner les autres patients !

— Oui, Joyce. Pardon, Joyce.

— Bien. Je file, j'ai des relevés à faire au troisième étage. Je repasserai un peu plus tard dans l'après-midi pour les examens de routine, ajouta-t-elle en se radoucissant un peu.

— D'accord.

— Soit sage d'ici là.

Je pinçai les lèvres en hochant la tête tandis que la grande brune fermait la porte. C'était mortellement embarrassant d'être repris en faute comme un gamin, mais je l'avais sans doute mérité. Comme j'entendais encore sa voix à travers la porte, j'approchai pour écouter. Je m'ennuyais tellement, je pouvais bien me permettre d'espionner un peu.

— Je suis désolé, bafouilla la voix de Fuery.

— Vous devriez la laisser sortir, vous voyez bien qu'elle est en pleine forme…

— C'est pour la garder en sécurité qu'elle est ici.

— La connaissant, si vous la gardez enfermée trop longtemps, elle finira par s'enfuir par la fenêtre et se mettra encore plus en danger.

Je me retins de rire. La remarque de Joyce était basée sur l'expérience et il fallait avouer qu'elle m'avait bien cerné au fil de mes séjours ici. Si ma vue n'avait pas traîné à revenir, je serais déjà en train d'échafauder des plans pour échapper à leur surveillance. Quoique… la conscience que Riza et Mustang agissaient pour mon bien m'aurait sans doute retenu.

Il faut croire que j'ai mûri, finalement…

— Je ne pense pas qu'elle en arrivera là. L'enquête progresse à grands pas, c'est une question de jours, peut-être même d'heures, avant qu'elle puisse sortir.

Je me retins de pousser un cri de joie qui me trahirait, mais ces mots illuminèrent la journée. La liberté. Plus d'interdiction de sortir, de militaires à ma porte, de solitude. Plus de chouette blanche pour me menacer.

Mais l'éclat de joie laissa vite place à l'inquiétude. S'il était emprisonné, interrogé…

… Mon identité allait être mise à jour, à un moment ou un autre.

Je restai figé devant la porte. Cette idée me terrifiait au point que j'étais tenté de prier pour que l'enquête échoue. Que Roy Mustang découvre l'étendue de la supercherie que j'étais devenue changeait mes entrailles en plomb, mais la perspective que d'autres membres de l'armée, puis les Homonculus, l'apprennent à leur tour était bien plus inquiétante encore.

Je posai la main sur la porte, effleurant le bois.

Pour l'instant, j'étais enfermé, officiellement en convalescence, officieusement sous surveillance. Mais quand cette affaire se résoudrait, mon monde s'effondrerait.

Je savais que je ne pourrais pas rester pour toujours dans cette situation, même si les moments au Cabaret avaient un goût d'éternité, même si j'aurais pu passer ma vie à danser dans les bras de Roy, je savais que tout cela avait une fin.

Je n'avais juste pas réalisé qu'elle était aussi proche.


— D, X, R, U.

— Deuxième ligne ?

— A, N, F, H, M, C.

Le docteur désigna la troisième ligne du tableau de sa baguette et je continuai.

— P, I, B, C, M, Q, B, L, S, C.

Je n'attendis pas son geste pour continuer à lire la ligne suivante, annonçant toutes les lettres que je voyais à présent nettement, jusqu'à la dernière ligne du tableau. Le médecin, d'abord surpris par mon zèle, m'adressa un sourire.

— Ces résultats sont très satisfaisants. Je vois que vous avez retrouvé toute votre acuité visuelle.

— Vous allez me laisser sortir, maintenant ?

— Pas sans l'aval de l'armée, mademoiselle. Vous êtes toujours sous protection.

À ces mots, je lâchai un profond soupir. Je n'en pouvais plus d'attendre, l'oisiveté me limait les nerfs, et même si en retrouvant ma vue, j'avais pu élargir mon champ d'activité en jouant aux cartes avec les militaires ou en lisant les ouvrages d'Alchimie qu'Havoc me faisait passer en douce pendant son tour de garde, je ne supportais plus de rester cloîtré. Je n'étais pas une princesse, non d'un chien !

— Vous avez été extrêmement chanceuse, vous en êtes consciente ?

Je hochai la tête, pas vraiment ravi qu'on me fasse la morale.

— Je le sais bien, grommelai-je.

Je savais aussi que cela faisait presque une semaine que j'étais à l'hôpital et que l'ennemi qui me menaçait avait été arrêté la veille. Ils auraient dû lever leur protection, n'est-ce pas ? Me laisser sortir. Mais ils ne l'avaient pas fait, et même si j'étais soulagée de savoir que mon agresseur était sous les verrous, une profonde angoisse labourait mon estomac. Il me semblait que cette protection s'était transformée en prison, et que mon arrestation était imminente. Après tout, j'étais recherché par l'armée. Il serait logique que ce fameux Harfang me dénonce en échange d'une peine allégée.

Avec cette pensée en tête, je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir tendu, me préparant mentalement à fuir une arrestation. Certes, la moitié de l'équipe connaissait ma véritable idée et comptait me protéger, mais qu'étaient quatre personnes face à l'armée tout entière ? Même si mon corps se fortifiait, je me sentais plus vulnérable que jamais.

Après quelques platitudes, je ressortis de son bureau et remontai dans ma chambre, sous l'escorte de Havoc qui baissa les yeux vers moi.

— Les résultats ne sont pas bons ? demanda-t-il d'un ton inquiet.

— Quoi ? Sisi ! Apparemment, j'ai retrouvé toute mon acuité visuelle. Enfin, je n'avais pas besoin d'un médecin pour voir que j'étais de nouveau capable de lire, commentai-je avec un peu de cynisme.

Havoc eut un petit rire et me regarda avec une affection non dissimulée.

— Je suis content que tu ailles mieux. Tu m'as —

— Fait une belle frayeur, je sais, coupai-je avec un soupir. Il va falloir vous en remettre, les gars. C'est pourtant pas la première fois que ça m'arrive !

Était-ce à cause de mon apparence de fille fragile qu'ils avaient tant de mal à digérer l'événement ? Jean savait pourtant quelles étaient mes véritables capacités. Sa sollicitude finissait par m'agacer. Elle me renvoyait à mes faiblesses, et ce n'était une pensée sur laquelle je voulais m'attarder.

— Quand est-ce que vous me laisserez sortir ? Je me sens de plus en plus dans une souricière. Vous avez arrêté Harfang, non ? Alors pourquoi vous continuez à jouer les gardiens ? C'est stressant à force.

— Ne grommelle pas comme ça. Ce n'est pas parce qu'on a démasqué le coupable que tu es parfaitement en sécurité. Il s'agit d'intercepter ses hommes de main pour être sûr qu'il ne puisse plus te nuire.

— Franchement, je ne suis pas rassuré… si Harfang parle… de moi…

— Nous te protégerons, ne t'inquiète pas. Ton secret est en sécurité avec nous. Mais il faut que tu y mettes du tien.

Je poussai un soupir las et abdiquai.

— Je sais que j'ai déconné en ne vous disant pas la vérité.

— Tu ne nous as pas facilité le travail, on va dire.

Je laissai passer un silence. J'étais irrité par l'attente et j'avais envie de pester, mais en réalité, il aurait été plus légitime que ce soit lui qui se plaigne de la situation.

— Je suis désolé d'avoir agi comme une sombre merde.

— Bah, l'erreur est humaine… l'essentiel reste qu'on ait pu te sauver et boucler l'enquête !

— Merci, murmurai-je.

J'aurais pu perdre la vie, j'aurais aussi pu perdre son amitié. Pourtant il était encore à mes côtés, me traitant comme un enfant après une bourde sans véritablement m'en vouloir. Sa bienveillance était si précieuse.

Si imméritée, aussi.

— … Dis, vous comptez me laisser partir de l'hôpital avant le procès, quand même ? soufflai-je d'un ton inquiet. Je n'ai pas envie de passer les prochains mois en quarantaine.

À ces mots-là, Havoc répondit simplement par un sourire. Cela ne fit que m'agacer davantage tandis que je remontais vers ma chambre. Ce ne fut que quand nous tournâmes à l'angle du couloir que je compris pourquoi. Je me figeai en découvrant tout un attroupement devant ma porte qui s'exclama d'une seule voix en me voyant.

— ANGIE !

L'équipe du Bigarré était là, au complet.

Je n'eus pas le temps de réagir que Roxane, Natacha, Andy et Tallulah me sautèrent au cou, m'étouffant au passage.

— On a eu tellement peur pour toi !

— Tu nous as manqué !

— J'ai cru qu'on ne te reverrait jamais !

— Ne nous fait plus jamais une frayeur pareille !

Ils me relâchèrent à contrecœur pour laisser les autres me saluer. Mel, qui me serra dans ses bras avec la douceur d'une mère, Jess, qui me prit le visage dans ses mains pour l'observer et sourit en voyant que j'allais bien. Clara et Claudine qui m'enlacèrent en me disant qu'elles étaient soulagées de me voir en bonne santé…

Aïna m'interrogea sur mes blessures et je tournai la tête pour qu'elle voie le pansement de mon oreille droite, en réalité presque cicatrisé, avant de lui montrer mon poignet encore marqué de bleus et d'écorchures qui ne tarderaient pas à s'effacer. Je rassurai tout le monde en annonçant que ma vue s'était restaurée. Neil me tapota la tête en disant qu'il avait hâte que je rentre l'aider à calculer les comptes et que sa précieuse assistante lui manquait. Puis je levai les yeux vers Maïwenn et me sentis rougir.

Elle m'avait sauvé la vie, à coup de massage cardiaque et de piqûres. Je n'appréciai ni l'un ni l'autre, mais sans elle, je n'aurais pas pu être debout dans ce couloir. Je lui devais tout, et elle, elle me regardait avec un sourire ému et une absence totale de mépris.

— Je… je ne sais pas quoi dire… bafouillai-je. Je te suis… infiniment reconnaissante.

Elle ne répondit rien, mais un sourire plissa ses yeux et elle me serra dans ses bras avec vigueur.

— Et moi, je suis heureuse d'avoir pu t'aider.

Je me sentais mortellement gênée, mais elle me relâcha bien vite, posant ses mains sur ses épaules avec l'énergie de la camaraderie.

— Par contre, je compte sur toi pour ne pas me donner d'autres occasions de te sauver la vie !

— Ça marche ! répondis-je dans un rire.

Dans le brouhaha environnant, j'entendais toutes leurs voix, je sentais leurs odeurs, leurs présences qui comblaient un vide immense. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais bien. Roxane, après avoir ébouriffé mes cheveux d'un geste affectueux, avait glissé le bras à la taille d'Havoc. Tous deux me couvaient d'un regard aussi fier qu'affectueux.

— C'est votre idée, c'est ça ? devinai-je en tâchant de dissimuler ma joie sous un ton suspicieux.

— Comment tu as deviné ? répondit Roxane en souriant de toutes ses dents.

Elle m'avait tellement manqué. Tous m'avaient manqué. Et moi qui craignais qu'ils me jugent, je croulais sous leurs sourires et leurs démonstrations d'affection.

Ray me salua d'une bise affectueuse et commença à me parler en langage des signes avec un enthousiasme qui me fit rire.

— Pas si vite, je suis loin d'être bilingue !

Il répéta plus lentement, et Tallulah, qui s'était glissée à côté, me traduisait les mots que je ne reconnaissais pas. Wilhelm, à l'écart comme à son habitude, me salua d'un geste de main sans chercher à m'approcher ; mais il souriait presque, et je me rendis compte que c'était peut-être la première fois que je le voyais avoir cette expression. C'était à la fois étrange et précieux.

— Tiens, je t'ai rapporté des vêtements propres, commenta Lily-Rose en me tendant un sac avant de me faire la bise et m'ébouriffer les cheveux. Maï m'a raconté dans quel était avait fini ta robe précédente, je crois que tu ne pourras plus jamais la remettre. Du coup, je me suis dit qu'il fallait faire quelque chose pour toi.

C'était un vague souvenir. Quand je m'étais réveillé, mon corsage était éventré, couvert de mon sang. Maï l'avait déchiré et coupé mon soutien-gorge pour pouvoir faire correctement le massage cardiaque. Sur le coup, je n'étais pas en état de m'en indigner, mais a posteriori, cette idée me fit rougir. Pourtant, je savais bien que sur le coup, personne ne devait s'en préoccuper. Et puis, j'avais fait bien pire pendant la première de mon numéro du mercredi, de mon propre chef.

Lia fut la dernière à me saluer, un peu guindée. Cela ne me surprit pas, nous n'étions pas si proches… mais sous ses airs distants, j'avais l'impression qu'elle avait été, elle aussi, ébranlée par mon enlèvement. Je parlai aux uns et aux autres, les conversations s'enlaçaient, tissant un cocon qui me réchauffait et me protégeait de mes peurs.

Je n'étais plus seul.

— Je suis tellement content-e de pouvoir vous revoir, tous ! Ça me fait vraiment plaisir que vous me rendiez visite.

— Ah, mais on ne te rend pas visite ! s'exclama joyeusement Natacha.

— Hein ?

— On repart avec toi !

Mon regard dut s'illuminer comme jamais, car presque tout le monde éclata de rire en voyant mon expression.

— Je suis libre ? demandai-je à Havoc d'une voix chevrotante.

Le militaire eut un large sourire et hocha la tête.

— Greehouse a avoué pour ses crimes. Il a été arrêté en flagrant délit de destruction de preuves. Quand on a tambouriné chez lui avec un mandat, il était en train de jeter au feu des documents compromettants. On est arrivé à temps pour en sauver une bonne partie. Autant dire qu'avec ça, il n'a aucune chance d'être innocenté. Et… il semblerait qu'on ait identifié tous ses ambassadeurs. Eh, tu m'écoutes ?

Non, je ne l'écoutais pas. Aux premiers mots, je m'étais mis à sauter de joie, et Andy avait profité de mon enthousiasme pour m'entraîner dans une gigue festive sous les rires des autres. Havoc m'attrapa par le col pour m'arrêter dans ma danse.

— Tu es libre. Tu peux repartir au Cabaret maintenant, tout devrait bien se passer. Évidemment, évite de te balader seule quand même, on ne sait jamais.

Je hochai la tête, sentant le sérieux revenir. L'enquête entrait dans sa dernière partie, mais nous ne savions pas s'il avait mis en place un plan quelconque pour me nuire, et puis… Edward Elric restait recherché. Autant passer inaperçu. Sa tempérance était rabat-joie, mais sans doute nécessaire.

Je repris mon sérieux, et après avoir discuté encore un peu, j'abandonnais les autres le temps de retourner dans ma chambre pour me laver et me changer. Après une douche rapide, je croisai mon reflet dans le miroir.

Je pouvais dire ce que je voulais, j'avais l'air fatigué, et même si je guérissais vite, on voyait encore des traces des coups qu'on m'avait portés. Faute de pouvoir les entretenir correctement, la peau de mes prothèses s'était complètement décollée, s'ouvrant, béante, sur mon épaule métallique. C'était assez laid et dérangeant, mais personne n'aurait de raison de le voir pour le moment. Une fois rentrée au Cabaret, je pourrai demander l'aide de Roxane pour la recoller et la maquiller correctement. En attendant, ne pas avoir étalé de colle chimique sur une peau déjà irritée pendant une semaine m'avait sans doute fait le plus grand bien. Elle avait repris une couleur normale et ne me piquait plus comme c'était de plus en plus le cas ces derniers temps. Le répit allait prendre fin aujourd'hui.

La discrétion a un prix, pensai-je avec un sourire las avant de me rhabiller.

Était-ce d'avoir osé monter sur scène lors du spectacle de la semaine dernière, dans une tenue que je n'aurais jamais imaginé porter, qui m'avait forcé à me détacher de ça ? Je n'en savais rien, mais après des mois de dégoût, j'en étais arrivé à un équilibre étrange. Je m'étais habituée à une fausse identité, je pouvais bien m'habituer à ce corps. Je doutais de pouvoir l'aimer un jour, mais je pouvais vivre avec, profiter des moments heureux en étant présent, ici et maintenant. J'avais adopté un détachement distant, comme si ce n'était qu'une enveloppe que j'empruntais, qui n'était pas la mienne, mais qui fonctionnait et que les gens ne repoussaient pas.

C'était cette dissociation qui m'avait permis d'oser monter sur scène et de danser de manière aussi lascive. Je m'étais senti détaché de moi-même, flottant dans des sensations troubles, fasciné de me voir être autre chose, incrédule d'oser l'être et de me sentir grisé par ce jeu de séduction, ce bluff inconcevable qui aurait dû m'humilier et m'avait fait sentir puissante. J'avais osé faire quelque chose d'inimaginable et même si je m'en défendais, j'en retirai une fierté que je n'aurai jamais soupçonnée.

Finalement, peu importait que je trouve ce corps atroce, avec ses seins imprévus, ses automails et ses nombreuses cicatrices. Ces jambes me permettaient de danser, ces mains me permettaient de façonner, ces yeux me permettaient de voir de nouveau, et personne dans mon entourage n'y voyait de laideur. Au contraire, tous me couvraient de compliments plus ou moins directs, et tous ne pouvaient pas être hypocrites. Peut-être fallait-il se rendre à l'évidence et concéder que ce qui n'allait pas, c'était surtout le regard que je portais sur moi-même ?

J'avais parfois supposé que si le reflet que je voyais dans la glace était celui de quelqu'un d'autre, j'aurais peut-être eu moins de difficulté à le supporter. J'étais aveugle à mon propre charme, mais si d'autres le voyaient, sans doute qu'il existait tout de même ?

Si j'avais écœuré Roy, il n'aurait pas tenté de m'embrasser, n'est-ce pas ?

On va arrêter de se voir.

Je réalisai que je m'étais perdu dans mes réflexions au point de m'arrêter dans mon geste, et secouai la tête avant d'enfiler ma veste, puis mon écharpe et mon manteau, refusant de plonger dans le désespoir dans lequel ces mots cherchaient à me happer. Je n'allais quand même pas me morfondre alors que le la bande au complet était venue me retrouver ! En plus, je savais depuis longtemps que cette histoire ne pouvait pas bien finir…

Lily-Rose avait rapporté des lunettes neuves, en réalité bien inutiles, mais que je remis tout de même. Je croisai mon reflet dans le miroir, ni pire ni meilleur que d'autres jours, puis passai une main dans mes cheveux pour aplatir mon épi et le plaquer de côté avec une barrette. Je redevenais officiellement Bérangère.

Je pris une grande inspiration et quittai la pièce à pas vifs en attrapant un sac contenant le peu d'affaires que j'avais avec moi, m'excusant de les avoir fait attendre.

Ma sortie de l'hôpital me sembla interminable, retrouver les médecins pour signer mon attestation de sortie, puis passer par les étapes administratives habituelles, tournant d'un bureau à l'autre pour faire tamponner ou signer tel et tel papier… mais, enfin, je pus ressortir et respirer l'air glacé de la rue, me sentant comme un loup qu'on venait de relâcher. La neige avait poudré et verglacé les rues, tapissant de blanc le bitume, et au-dessus de ma tête, le ciel était d'un bleu pâle et glacé, vierge de tout nuage. Il faisait beaucoup plus froid que la dernière fois que j'avais mis un pied dehors, et même si je n'étais pas frileux, j'étais heureux que Lily-Rose ait pensé à m'apporter de quoi me couvrir convenablement.

Je traversai la rue, escorté de toute la bande, papotant avec eux avec un sourire jusqu'aux oreilles. Roxane m'avait attrapé par l'épaule pour me chuchoter que Honenheim l'avait contactée pour avoir de mes nouvelles. Il avait tenté de me rendre visite à l'hôpital, mais avait renoncé en comprenant que j'étais gardé par l'armée. Il avait sans doute bien fait, dans ce contexte déjà compliqué, l'apparition de mon géniteur n'aurait rien arrangé.

Le risque d'être démasqué était déjà trop grand et j'étais soulagée qu'il ait renoncé. Ce n'était pas parce qu'il me payait un repas de temps en temps que j'attendais de lui qu'il me soutienne moralement. Je ne voulais pas de la pitié d'un homme qui avait abandonné sa femme et ses enfants pour disparaître sans raison… tout ce que j'espérais de lui, c'était qu'il m'apporte des connaissances. À ce niveau-là, au moins, j'étais servi.

Roxane, après m'avoir glissé l'information, me garda près d'elle comme une grande sœur aussi bienveillante qu'autoritaire, et je sentis que malgré l'ambiance joyeuse, une certaine tension régnait. Comme si, inconsciemment, tous ceux qui m'entouraient étaient prêts à sauter à la gorge d'un éventuel attaquant. Cette idée me noua le ventre. Étais-je réellement en sécurité ? Et eux, l'étaient-ils ?

Havoc, qui m'accompagnait jusqu'au Cabaret, répondit à une partie de mes questions sur l'enquête, m'expliquant l'essentiel. Greenhouse, que j'avais rencontré pendant la fête de promotion de Mustang pour avoir été attablé avec lui, m'avait sans doute repéré à ce moment-là et enquêté sur mon compte. Il avait ensuite utilisé mon secret pour nous manipuler, Mustang et moi, et mettre des bâtons dans les roues de son enquête.

Seulement, il s'était passé trop de choses en trop peu de temps, et il avait fait des erreurs, suffisamment pour que les militaires remontent jusqu'à celui qui était officiellement un banquier, mais dont les activités étaient loin d'être irréprochables. Transfert d'argent, chantage, trafic d'armes, proxénétisme… Cela n'a pas été difficile de retrouver un lien avec les différentes affaires une fois que l'on savait qui en était à l'origine. Bref, Havoc m'assura que je ne risquais plus grand-chose. Il me fit comprendre à demi-mot que seule son équipe serait susceptible d'entendre Greenhouse parler de ma véritable identité et qu'elle ne passerait pas les murs de la salle d'interrogatoire. Une censure à la source, en somme.

Soulagée par cette promesse, je pus pousser les portes du bâtiment, traverser le couloir, retrouver l'ambiance de chapiteau et la lumière des lampions multicolores autour de ma tête. Je me retrouvai à tourner au milieu de la grande salle, courant après le bonheur des retrouvailles pour oublier quelques instants cette sensation de vide dans les entrailles.

— On a décidé d'organiser une soirée spéciale demain pour célébrer ton retour et l'arrestation de ton tortionnaire ! s'exclama Natacha avec son enthousiasme habituel.

— Toute l'équipe sera invitée, évidemment ! compléta Mel en souriant de toutes ses dents.

À ses mots, je souris par automatisme, mais même si j'étais touché par cette attention, une pensée plomba mes entrailles.

Il manquerait sans doute quelqu'un.


Avec mon retour au Cabaret, j'avais espéré retrouver une certaine forme de banalité, mais j'avais vite compris que rien ne serait tout à fait comme avant. Les autres étaient enthousiasmés par mon retour, mais pesaient plus leurs mots, craignant sans doute de faire remonter des traumatismes. Peut-être pour m'éviter une humiliation de plus, Mustang et son équipe avaient passé sous silence l'ampleur de la trahison que je leur avais fait subir. Roxane le savait, du fait de sa relation avec Havoc, mais les autres ne voyaient en moi qu'une simple victime. Depuis mon retour sous une pluie battante, plus personne ne me taquinait à propos de ma relation avec Mustang, sentant sans doute que le sujet était devenu trop sensible pour ça.

Je m'étais résolu à l'appeler de nouveau par son nom de famille, dans ma tête au moins, dans l'espoir que cet effort m'aide à reprendre de la distance avec lui. Jusque là, ça n'avait pas été très efficace, j'étais donc soulagée que les autres ne m'en parlent pas comme il l'avaient fait tant de fois auparavant.

J'étais touché par leurs efforts, mais en même temps, cette volonté de m'épargner me donnait l'impression d'être enveloppé dans du coton pour me protéger, me mettant à distance alors que j'avais besoin de retrouver un véritable lien avec les autres.

Heureusement, il y avait encore une personne avec qui je pouvais parler franchement.

Roxane, qui, tandis qu'elle m'aidait à recoller la peau de ma prothèse, mit le sujet sur le tapis.

— Je suppose que tu n'as pas envie d'en parler, mais je pose quand même la question : qu'est-ce qu'il s'est passé avec Mustang ?

Je baissai les yeux, honteuse.

— Beaucoup trop de choses…

— Mais encore ?

— Je… le soir ou il y a eu l'incendie dans le vieux quartier, tu te souviens ?

— Quand tu es rentrée trempée comme une soupe ? Je ne risque pas de l'oublier, non !

— Je l'ai embrassé. On s'est embrassés.

— Mh… fit-elle après un long silence. Je me doutais d'un truc du genre… Je ne peux pas dire que je sois surprise.

— Moi si. Je n'avais pas réalisé à quel point…

À quel point je l'aimais ? Que je le désirais ? À quel point mon comportement et mes secrets l'avaient blessé ? Je voyais encore son regard durci par la colère, j'entendais encore cette phrase assassine. S'il m'avait sauvé, ce n'était pas parce qu'il m'avait pardonné pour cet affront, mais pour échapper à la culpabilité. Le fait que j'avais failli mourir ne pouvait pas tout effacer. J'avais fait trop de mal pour ça.

— Tu l'aimes, n'est-ce pas ? murmura Roxane.

— À en crever, répondis-je tout aussi bas, le visage enfoui dans mes genoux.

J'avais encore envie de pleurer et je ne voulais pas avoir l'air ridicule devant Roxane. Une dizaine de jours encore, j'aurais nié en bloc, mais là, je n'en avais plus la force. Elle me tapota le dos et continua à coller la peau de mon épaule en laissant le silence retomber.

— Je ne sais pas comment j'en suis arrivé là, je ne sais pas comment j'ai fait pour refuser de voir les choses en face aussi longtemps. Mais… vous aviez raison depuis le début. Ce n'est pas de l'amitié. Et ça fait longtemps. Quand j'y repense avec le recul… je crois que je l'aimais déjà avant que Bérangère existe.

Ça fait longtemps que j'ai besoin de lui, que le simple fait de le voir me fait du bien.

Ça fait longtemps que je me préoccupe beaucoup trop de ce qu'il va penser en apprenant la vérité.

Ça fait longtemps que je le trouve beau, que je me sens assoiffé de sa présence, troublé quand il pose une simple main sur mon épaule.

Il m'en a fallu, du temps, pour que je comprenne ce sentiment.

Depuis quand j'étais attirée par lui, je n'en savais rien. C'était venu petit à petit, ça s'était insinué en moi, l'air de rien, grandissant peu à peu, sans attirer l'attention. Peut-être même que c'était déjà le cas avant ma transformation, et que j'étais trop jeune pour le comprendre. Mais aujourd'hui, ce sentiment avait pris toute la place, et en l'absence de Roy, mon monde s'effondrait. C'était terrifiant de voir son bonheur dépendre de quelqu'un d'autre.

Cela me rappela la perte de Maman.

Je restai un long moment avec Roxane, sans trop pouvoir démêler ce que je disais à voix haute de ce que je me contentais de penser. Elle resta silencieuse, mais bien présente. Après avoir terminé de coller la peau de latex de ma prothèse, elle me démêla les cheveux à gestes lents et commença à les tresser en épi. C'était apaisant, et j'avais besoin de ça. De pouvoir parler ou me taire, sans jugement, sans pression. De ne pas sentir l'angoisse de quelqu'un qui redoutait de faire face à mes sentiments chaotiques. Pour les autres, j'étais sans doute une bombe prête à exploser, et même s'ils faisaient de leur mieux pour le cacher, je sentais leur appréhension.

Mais Roxane n'était pas comme ça. À elle, je pouvais parler.

Finalement, je me retournai vers elle, le regard humide.

— Qu'est-ce que je dois faire ?

— Être plus sincère, ma belle, répondit la rouquine avec un sourire, rabattant une de mes mèches derrière mon oreille dans un geste affectueux.

— Je sais plus faire ça… bredouillai-je. Et je ne sais même pas si j'en aurai l'occasion.

— Ne sois pas aussi pessimiste. Il y a une fête en ton honneur demain, toute l'équipe est invitée pour célébrer leur victoire. Il serait mal vu s'il ne venait pas !

— Mais il a dit qu'on arrêterait de sa voir…

— Je suis sûre qu'il viendra. Et s'il ne vient pas, Jean et moi, on ira le récupérer à coups de pied au cul.

Sa remarque me fit rire, et je me sentis réchauffée par sa présence.

— Écoute, je ne peux pas te dire quoi faire. Bien sûr, que tu as fait des erreurs plus grosses que toi, mais ça ne sert à rien de te le répéter, tu le sais déjà. Et même si je me doutais que tu avais des sentiments pour lui, je les ai sous-estimés. Est-ce que j'aurais dû les brandir sous ton nez et te forcer à voir la vérité en face dès mes premiers doutes ? Je ne pense pas, c'est ce que les autres ont fait et ça n'a pas été très efficace… En tout cas, maintenant, c'est trop tard pour ça, le passé est passé. L'important, c'est ce que tu peux faire à partir de maintenant. Comme lui dire la vérité.

— Quelle vérité ? J'ai tellement de mensonges en stock…

— Dis ce que tu peux, ce sera un bon début.

— Et s'il me repousse ? Si c'est vraiment la fin ?

Roxane haussa les épaules.

— Tu viendras me voir, et tu pleureras toutes les larmes de ton corps. Tu te sentiras morte à l'intérieur, et pendant des jours, la bouffe aura un goût de cendres dans ta bouche. Tu auras l'impression que tu ne t'en remettras jamais… et tu auras tort. Avec le temps, tu iras mieux, et un jour, tu aimeras quelqu'un d'autre.

Aimer quelqu'un d'autre que lui?

Impossible.

— Quel programme festif, commentai-je d'un ton cynique.

— J'ai pas dit que c'était festif, juste que je serais là. Et j'ai encore un rouleau de PQ dans le tiroir de ma table de nuit, donc tu ne tomberas pas en panne de mouchoirs !

Son annonce m'arracha un rire, et je m'essuyai les joues, refusant de céder au désespoir. Je n'allais quand même pas m'effondrer pour une peine de cœur, non ? Je devais redevenir Edward. Redevenir fort. Il y avait des gens à protéger, un pays à sauver. Et j'avais cette promesse. Dans le pire des cas, Roxane serait encore là pour moi.