C'est l'heure du nouveau chapitre ! Je le poste depuis depuis un gite provençal où je suis en vacances, avec ma famille et une connexion 4G qui dépend du sens du vent. C'est ressourçant et ça fait du bien. L'inspiration est revenue au grand galop, et même si je n'ai pas écrit, des choses se mettent en place pour l'intrigue. Je peste un peu parce que je vais sûrement devoir refaire tout découpage de chapitres de la partie 7 pour réadapter au nouvelles idées, mais en même temps, le jeu en vaut la chandelle. En tout cas, ça prend forme et cette perspective me remotive après une période à avoir peur de vous décevoir sur la suite. (Oui, je suis d'un caractère confiant et serein :P) Par contre, je vous préviens, vous n'avez (vraiment) pas fini de me maudire ! XD
Sinon, après presque 2 ans sans festival, je serai présente à la Japanantes ! Vous pourrez me retrouver les 4 & 5 septembre, à Nantes, sur le stand Al & As. L'occasion de voir mes illustrations, découvrir mes livres, vous plaindre IRL de ma cruauté ou essayer d'essayer de m'extorquer des spoils (sans garantie de réussite pour le dernier). J'ai vraiment hâte de reprendre les conventions et j'espère vivre de belles rencontres et retrouvailles ! ^w^
Je glisse un petit warning sur ce chapitre qui contient des passages un peu durs/violents (mais vous en avez vu d'autres) et vous souhaite une bonne lecture !
Chapitre 84 : L'étincelle dans les ombres (Roxane)
Le claquement caractéristique du clapet me tira du sommeil, et la lumière envahit ma cellule.
Je poussai un gémissement las, sentant que j'aurais très bien pu dormir davantage si on m'en avait vraiment laissé l'occasion… mais une nouvelle journée commençait, avec sa monotonie et ses rituels, et aucun de mes désirs ne pourraient le faire dévier.
La lumière à six heures.
Un nouveau repas posé au pied de ma porte, passé par la trappe.
Vingt minutes pour manger.
Les douches.
L'interrogatoire.
Le retour en cellule.
Un autre plateau.
L'ennui.
Pelotonnée dans la couverture grise et élimée qui suffisait à peine à me réchauffer, je plissai mes sourcils, refusant d'ouvrir les yeux tout en sachant que ce geste de résistance se retournerait contre moi si je persistais trop. Tout ce que j'y gagnerais, ce serait de ne pas avoir le temps de manger.
Vieux porridge, pariai-je en pensée avant de repousser les draps pour m'asseoir. Le froid de la pièce et du sol sous mes pieds nus me saisit, me rappelant que quelque part, dehors, au-delà du couloir et des murs de la prison, c'était toujours l'hiver. J'enfilai mes chaussons de prisonnier, qui étaient à peu près les choses les plus tristement laides qu'on pouvait imaginer, ainsi que ma veste, puis me levai pour attraper le plateau presque à tâtons, les yeux encore embrumés, agressés par l'éclairage au-dessus de moi. Je retournai me rasseoir, le posant sur mes genoux.
Gagné, pensai-je en baissant les yeux vers la mixture lamentable qui remplissait mon bol.
Nous devions être samedi. Ils ne me donnaient aucune information sur la date ni sur ce qui se passait dans le monde extérieur et j'étais isolée des autres prisonniers, mais leurs menus étaient réglés comme du papier à musique… et en avaient peut-être le goût.
J'empoignai ma cuillère et tâchais d'avaler cette bouillie farineuse et fade qu'on me faisait subir pour la deuxième fois depuis mon arrivée entre autres plats tout aussi démoralisants. Pendant ce temps, je repassais mes informations en revue pour ne pas perdre pied avec la réalité.
Si je ne me trompais pas, nous étions samedi 10 février et j'entamais ma onzième journée ici.
J'avais l'impression que cela faisait un an, tant la monotonie et l'inaction étiraient le temps. Mon monde était devenu étroit, gris et vide, et j'avais beau savoir qu'autour de moi, il y avait tout un univers bien plus vaste, animé, chaotique, imprévisible, ces murs gris s'imprimaient dans mon esprit et commençaient à s'immiscer dans ce souvenir pourtant récent.
C'était fou de voir comment les choses pouvaient basculer si vite, comment le changement d'un jour pouvait devenir la routine de demain, comment, en moins de deux semaines, j'étais passée d'une danseuse de cabaret fiancée à une prisonnière, et comment je sentais que cette situation extérieure menaçait de me transformer profondément.
Je luttais pour penser, pour ne pas perdre le fil du temps, pour ne pas perdre le sens des réalités. Pour ne pas oublier les autres, qui devaient lutter à leur manière. Edward, en fuite, Havoc qui devait défendre son innocence, Fuery et son bras mutilé, Andy que j'avais laissé menacé de paralysie, et Mustang, qui avait découvert la vérité à propos d'Angie au pire des moments, juste avant de la voir lui filer entre les doigts sans explications. Je l'avais arrachée à cette situation parce qu'il n'y avait pas le temps de rester paralysés, parce qu'il y avait des blessés, des morts, l'armée et peut-être les Homonculus, mais Mustang devait me maudire pour ça et maudire tous les autres. Edward en tête.
Ce n'est pas comme si j'y pouvais quelque chose… pensai-je en reposant mon bol vide avant de me frotter les mains. Qu'est-ce que j'aurais pu faire?
Dire la vérité au militaire, contre la volonté d'Angie, lancer un pavé dans la mare pour faire remonter de la rancœur de tous les côtés ?
Ce n'était pas à moi de prendre cette responsabilité. Et surtout, je n'aurais jamais cru que leur relation pourrait dégénérer autant. Je m'en étais amusée, notant avec un sourire comme le regard d'Edward brillait quand il en parlait, râlant de son incapacité à lui dire la vérité tout en me régalant malgré moi des rebondissements de leur relation… Du moins, jusqu'au jour où Angie était rentrée à pied et en larmes, après l'erreur de trop.
Je devrais peut-être recommencer à l'appeler Edward, pensai-je.
L'identité d'Angie était éventée, et au fond, je savais qu'il n'avait pas totalement choisi de devenir ce personnage dépassé par les événements. Il n'avait jamais voulu que les choses se passent comme ça.
Il n'était pas le seul.
J'avais aussi ma part de responsabilité.
Moi, et Havoc, et Hawkeye… Tous ceux qui savaient la vérité et n'avaient rien dit à Mustang.
— Bon… De toute façon, c'est pas comme si tu pouvais y faire quelque chose aujourd'hui, hein ? fis-je à moi-même en m'octroyant une paire de claques. Allez, debout, on s'active un peu, ça te réchauffera.
Je me levai pour poser le plateau-repas à l'entrée, refaire mon lit, tout miteux qu'il soit, puis j'entamais quelques étirements qui me firent sentir que mon dos n'appréciait pas le matelas plat et dur de la cellule.
Raison de plus, me raisonnai-je. La paresse, c'est le début de la fin.
Je le savais, il fallait que je bouge, que je m'active pour ne pas me ramollir, pour ne pas laisser mon corps oublier la danse et se liquéfier sous l'effet de l'inactivité. Même si ça n'avait pas de sens, même si j'étais à l'étroit et qu'il n'y avait personne pour le voir, c'était important que je danse, que je bouge, que je garde le contrôle sur quelque chose, mon corps au moins. Ils m'avaient coupée du monde, privée de ma liberté, mais je refusais de me laisser briser. Alors je choisissais, jour après jour, d'avoir foi en l'avenir et de me dire qu'un jour ou l'autre j'aurais l'occasion de sortir de là.
Mais je ne savais pas quand. Je n'avais pas les ressources pour m'échapper de ces murs, aucune compétence de combat, pas d'intelligence supérieure qui me permettrait d'échafauder un plan réaliste. Je ne pouvais compter que sur l'aide des autres. Ed, Havoc, ou n'importe qui d'autre qui accepterait d'en être complice.
Mais je ne savais pas quand, comment ça pourrait arriver. Pour être honnête, je ne savais même pas si ça arriverait tout court, cette idée qui me faisait tenir n'était rien de plus qu'un acte de foi.
Mais je savais que c'était tout ce qu'il me fallait.
J'avais poussé comme une mauvaise herbe entre les dalles, dans une ville qui ne voulait pas de moi, et j'avais tenu bon. Je n'étais pas spécialement belle, pas spécialement intelligente, pas plus douée que les autres dans quelque domaine que ce soit, mais s'il y avait quelque chose qu'on ne pouvait pas me retirer, c'était mon acharnement à tenir en toutes circonstances.
Alors, je ne savais pas quand je sortirai d'ici, je ne savais pas comment, mais j'étais persuadé que ça arriverait tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre, je serai libérée. Il fallait juste résister jusque-là.
Juste ça.
Alors, pour ne pas craquer, pour ne pas faire sombrer ceux-là mêmes qui pourraient me sauver, je tâchais de tenir la route, à travers tous les détails sur lesquels j'avais du pouvoir.
Parier sur le repas.
Compter les jours.
Faire mon lit, même si cela ne servait à rien.
Danser, même si personne ne le voyait.
Chanter, même si personne ne m'entendait probablement de l'autre côté de cette porte d'acier.
Je faisais tout ce que je pouvais pour garder des habitudes, rythmer ma vie, garder la notion du temps et le sens de ce qui était important pour moi.
Protéger Havoc et Edward.
Et ne pas oublier la beauté du monde.
Pour ne pas sombrer dans l'ennui, j'avais décidé de puiser de la force dans ce qui m'avait toujours fait tenir : la musique et la danse. Ce à quoi j'avais décidé de consacrer ma vie, et ce qu'ils ne pourraient pas m'enlever sans me contraindre physiquement et me bâillonner. Ils pouvaient me couper du monde, me trouver ridicule et m'humilier, mais je me jurai de résister.
Parce que j'étais sûre d'une chose paradoxale. Ces interrogatoires qui venaient, jour après jour, tournant en boucle dans l'espoir de me faire craquer étaient ce qui m'incitait à ne pas le faire.
S'ils essayaient encore de me faire parler, cela voulait dire qu'ils avaient toujours besoin de mes réponses.
Cela voulait dire qu'Edward, ils ne l'avaient pas retrouvé, que Jean, ils n'avaient pas réussi à l'incriminer vraiment.
Cela voulait dire qu'ils ignoraient toujours ces informations si précieuses que nous avions, à propos des Homonculus, de Juliet Douglas.
Cela voulait dire que les autres avaient, non pas l'avantage, mais un avantage.
Et ce n'était pas moi qui le leur ferais perdre.
Je croyais en eux et je les accompagnais en pensée, quoi qu'ils fassent, sachant qu'à leur manière, ils luttaient tout autant. Je n'avais pas besoin de le voir pour en être convaincue au plus profond de moi. Et je me disais que de mon côté, ça aurait pu être pire. J'aurais pu être torturée. Alors je luttais à ma manière, me lançant à corps perdu dans la vanité de l'art, en dansant et en chantant pour invoquer tout un monde que je ne comptais pas oublier.
Ainsi, quand la porte s'ouvrit, laissant entrer les deux militaires prêts à dégainer — comme si j'allais m'enfuir — j'étais en train de suivre le fil de ma chorégraphie du Bigarré, entretenant avec attention ce vestige d'une autre vie.
— C'est l'heure de la douche, lâcha Couinard.
Je ne connaissais pas son vrai nom, mais puisque je le voyais tous les jours, autant lui en donner un. C'était donc Couinard, et son collègue avait hérité du surnom de Grand-Gaillard. Ils gardaient les lieux durant le weekend, relayé en semaine par Haleine et Phalange.
— Je sais, répondis-je simplement en cessant de danser pour les suivre.
Obéissant en les suivant avec l'aplomb de quelqu'un qui avait décidé qu'il n'avait rien à perdre, j'ignorais les yeux lourds de Couinard et je laissai mon propre regard courir le long du couloir rythmé par une enfilade de portes comme la mienne, donnant sur autant de cellules. Derrière chacune d'entre elles se trouvaient sans doute des criminels, tournant comme des lions en cages. Cette idée me donnait une sensation diffuse de danger, me rappelant que j'étais non seulement prisonnière, mais en plus étrangère à ce monde, sans doute trop fragile pour être capable de faire face à ceux que je côtoyais sans jamais les voir vraiment.
Coincée comme une plante entre deux pavés.
Même s'ils s'appliquaient pour que je ne croise personne d'autre, aujourd'hui comme chaque jour, je captai le regard d'un des prisonniers à travers la vitre grillagée de sa porte. Un visage noir aux yeux brûlants qui me regardait passer avec attention à chacune de mes allées et venues, me laissant une impression inconfortable. À quoi pensait-il en me fixant de la sorte ? Je préférais ne pas le savoir. J'avais aussi croisé d'autres regards, tantôt lourds, perdus dans les plis d'une peau usée, tantôt acérés comme un rapace aux ailes déployées, toujours silencieux, inconnus. Quels crimes les avaient amenés là, je n'en savais rien et je ne tenais pas forcément à le découvrir, déjà confusément consciente que si j'étais en isolement, j'étais sans doute dans le secteur qui rassemblait les personnes les plus retorses et dangereuses de la prison. C'était déjà assez dur comme ça de tenter de m'endormir entre ces quatre murs qui m'étouffaient, pour ne pas en plus vouloir avoir des raisons concrètes de craindre ceux qui se trouvaient de l'autre côté.
Je redoutais déjà assez les militaires comme ça. Jusque-là, j'avais était relativement bien traitée : de manière austère, froide et silencieuse, mais comme je n'avais pas opposé de résistance, ils n'avaient pas eu besoin de lever la main sur moi, de me contrainte physiquement, de me violenter. Mais je me savais dominée, enfermée, vulnérable. À leur merci. Ce n'était pas parce qu'ils me nourrissaient aujourd'hui qu'ils le feraient toujours, ce n'était pas parce qu'ils ne me torturaient pas maintenant que ça n'arriverait jamais.
Mais je ne préférais pas y penser, ne pas me dire que pendant que je prenais ma douche, seule dans cet espace qui pouvait accueillir plusieurs personnes, ils pouvaient me voir nue et ne s'en privaient sans doute pas. Cette solitude illusoire était pesante, me laissant dans l'attente du pire à venir. Je savais qu'il pourrait prendre de nombreuses formes, et que je n'étais sans doute pas capable de toutes les imaginer. Ce n'était sans doute pas plus mal d'ailleurs.
Ne pensons pas à ça, me soufflai-je à moi-même en déboutonnant mon pyjama. Qui vivra verra.
Je posai les vêtements sur la tablette de l'étagère prévue à cet effet et m'avançait pour prendre ma douche dans cette pièce froide et trop vide, qui faisait résonner le silence. J'appuyai sur le bouton de la douche et retins un couinement quand l'eau froide qui s'abattit sur moi, avant de se réchauffer, puis je me savonnais en relançant la douche pour échapper au froid de la pièce qui contenait huit douches alignées en deux rangées qui se faisaient face. Quand tout le monde était là, sans doute que l'eau et les corps finissaient par réchauffer l'air… D'un autre côté, j'étais peut-être la seule prisonnière du secteur et je préférai largement être isolée. J'avais entendu assez de récits de prison pour avoir de quoi m'inquiéter.
Même si rien de tout cela ne m'était arrivé.
La vérité était à la fois moins terrible et bien pire que ce que je m'étais imaginé.
Parce que même s'ils ne faisaient rien, qu'ils ne me frappaient pas, ce néant quotidien m'entourait comme l'infini de l'obscurité, me faisant sentir aussi frêle et fragile que la flamme d'une allumette.
- Allumette allumette allumette Polka, aussi bête aussi bête aussi bête que ça. C'est un jeu bien dangereux, de jouer avec le feu…
Je paressai quelques secondes de plus sous l'eau chaude en fredonnant cette mélodie dont j'avais oublié les paroles dans l'espoir de renvoyer ces pensées à l'écart, puis rabattis mes cheveux en arrière avant de me sécher à la hâte et de me rhabiller avec les habits propres posés sur l'étagère d'à côté. Leur volonté de m'isoler était peut-être une tentative de me rendre folle, mais je ne pouvais pas dire que j'étais maltraitée à proprement parler : les conditions étaient spartiates, mais j'avais parfois connu pire, et même s'ils le faisaient de la manière la plus sinistre possible, ils s'appliquaient à ce que j'ai une alimentation et une hygiène correcte. Même ma cellule restait propre, puisqu'ils la nettoyaient durant mon absence — en la fouillant sans doute au passage pour s'assurer que je ne cachais rien. Je ne savais pas si tout le monde était logé à la même enseigne ou si j'avais un traitement de faveur du fait de mon statut de civile n'ayant commis aucun crime à proprement parler, mais je tâchais d'apprécier ce point.
Après tout, rien ne m'était acquis.
J'achevai de m'essorer les cheveux quand Grand-Gaillard me rejoignit, m'annonçant que c'était l'heure de l'interrogatoire, puis me passa les menottes. Comme hier, et comme demain. Mal fagotée dans mon uniforme de prisonnier taillé pour un homme, traînant mes savates, je passais des couloirs et des portes que l'on verrouillait derrière moi. C'était un véritable dédale, et quand bien même j'aurais pu échapper à la vigilance des gardes, je n'aurais pas su ou aller ensuite, si ce n'est au lieu de l'interrogatoire.
Je n'avais pas d'autre choix que de suivre le chemin qu'on m'avait tracé, de retourner dans cette salle blanche avec son grand miroir, qui était encore dans les locaux de la prison, de retrouver ce militaire aux traits desséchés qui essaierait, encore et encore, de me faire avouer de nouvelles choses, tandis que le même secrétaire guetterai nos dialogues pour les coucher sur papier. Comme hier, et comme demain
Je rentrai dans la pièce, me jurant de ne rien dire, de ne rien leur dire qui pourrait compromettre la sécurité de ceux que j'aimais.
— Bonjour, Mademoiselle Penovac.
— Bonjour, Lieutenant, répondis-je d'un ton vertueux en m'asseyant face à lui dans un cliquetis de menottes.
— Lieutenant-Colonel, corrigea-t-il.
Je hochai la tête comme pour accepter mon erreur, m'autorisant un sourire en coin, mais nous savions déjà que je recommencerais le lendemain. C'était un petit rituel de plus, une petite pique dont j'avais pris l'habitude quand j'avais réalisé que cette erreur sur son grade le faisait tant tiquer. Je m'étais déjà dit plusieurs fois qu'il était sans doute aigri de ne pas être plus gradé, et à défaut de pouvoir trouver une utilité directe à cette information, cette idée me procurait une petite pointe de satisfaction.
— Bon, nous nous connaissons depuis un moment, je sais que vous êtes une jeune fille pleine de ressources. Alors, ne perdons pas de temps avec ces politesses. Où est Edward Elric ?
À ces mots, je m'avachis sur le dossier et haussai les épaules sans dire un mot.
L'homme qui me faisait face plissa légèrement les yeux et poussa un soupir.
— Écoutez, je n'ai pas l'impression que vous avez pleinement conscience de votre situation : civile ou pas, vous êtes sous le coup d'une accusation de terrorisme de connivence. Vous pouvez choisir de parler pour nous aider à le retrouver pour régulariser la situation, et retrouver rapidement votre liberté, ou vous entêter dans le silence et être jugée complice de ces actions répréhensibles.
— Quelles actions répréhensibles ? lâchai-je d'un ton placide.
— Vous le savez déjà. Désertion, Attaque armée et destruction des locaux, enlèvement de témoins et, le plus grave : menaces directes envers le Généralissime.
Je m'autorisai un sourire las. Je me souvenais du récit d'Edward, et la version qu'il m'avait racontée était bien différente. Si menace il y avait eu ce jour-là, c'était avant tout contre l'adolescent, qui avait failli mourir sous les balles.
— Vous tenez vraiment à être associé à ça ? Franchement, vous êtes une brave fille, courageuse, travailleuse… Je comprends que vous ayez de l'attachement pour quelqu'un que vous considérez comme une amie, mais… en dépit de ces souvenirs du temps passé ensemble, cette relation est un mensonge, et cette personne est surtout un danger pour l'état.
Non, le danger pour l'état, c'est vous, qui défendez un Homonculus bec et ongles, sans vous demander ce qui a pu pousser quelqu'un comme Edward à se rebeller contre lui. C'est vous qui soutenez un complot qui ourdit des guerres et sacrifie des vies dans le but d'une poignée de monstres qui n'en ont que faire de l'État et qui vous tueraient sans ciller si vous aviez le malheur de leur barrer le chemin.
— Vous ne comptez quand même pas passer les années à venir emprisonnée, pour une faute que vous n'avez même pas commise directement ? Imaginez, pouvoir sortir de nouveau, retourner sur scène, revoir vos proches… Pensez-vous vraiment qu'Edward Elric vaille la peine de sacrifier tout cela ?
Je haussai les épaules, sentant tout de même ma gorge se nouer.
Bien sûr, il tapait juste. Le silence me pesait, j'aurais donné beaucoup de choses pour pouvoir ne serait-ce que sentir la lumière du soleil sur ma peau, pour entendre le son d'un instrument de musique, revoir le sourire de Jean…
Bon sang, Jean…
Je serrai les dents, refusant de me laisser aller au romantisme à un moment aussi mal choisi. J'avais vécu des années sans amour, je pouvais bien m'en débrouiller quelque temps.
Je pourrais donner beaucoup de choses pour retrouver ce quotidien qui me manquait terriblement, mais pas… ça.
Il pouvait bien me menacer de prison à vie, je n'y croyais pas. J'étais trop convaincue que les autres feraient quelque chose contre ça, quelque chose pour moi. Bien sûr, l'attaque du Bigarré nous avait tous traumatisés d'une manière ou d'une autre, mais… même blessés, même en deuil, il y a des choses qu'il ne fallait pas abandonner. Je savais que Jean, Edward, et même Mustang, derrière sa froideur et ses blessures, ne pourraient pas renoncer. Comme moi, ils n'avaient tout simplement pas le choix. Et contrairement à moi, je savais qu'ils ne seraient pas seuls.
Et je savais que le meilleur moyen de retrouver cette précieuse liberté, une liberté véritable, dans un pays où ne pèserait plus la menace des Homonculus, c'était en me taisant. Même s'il m'en coûtait. C'était un rôle peu enviable, terne, ennuyeux et ingrat… mais c'était le mien, et j'étais résolue à faire de mon mieux. Pendant des jours, des mois, des années s'il le fallait. Et ce, même si le sacrifice était immense.
Parce que pour quelqu'un d'aussi banal que moi, avoir à ce point la possibilité de changer le cours des choses, c'était une responsabilité que je n'aurais jamais dû avoir, mais à laquelle je me devais de faire honneur.
Alors, me souvenant de sa question, je choisis de répondre, pour une fois. Je hochai lentement la tête, sans le quitter des yeux, pour lui faire comprendre que oui, Edward en valait la peine. Que si l'un de nous deux pouvait s'appuyer sur la conviction profonde de faire ce qui était juste, ce n'était peut-être pas celui qui portait ses galons à l'épaule.
Il me scruta en silence, puis recula contre son dossier et poussa un soupir désabusé.
— Quel gâchis… fit-il froidement. Dire qu'il suffisait de presque rien pour que vous puissiez retourner à votre vie quotidienne ! Enfin, je suppose que vous avez fait votre choix.
Après avoir jeté ses mots, il se leva et quitta la pièce, me laissant seule face au miroir. Un peu désarçonnée par cette fin d'entrevue abrupte, alors qu'il m'avait habituée à des interrogatoires qui duraient des heures, j'eus un sentiment de flottement en me retrouvant sans compagnie dans cette pièce.
J'aurais aimé pouvoir me réjouir, me dire que c'était une forme de victoire de le voir jeter l'éponge, mais sur le coup, tout ce que je ressentis, ce fut de la peur.
De la peur face à mon ignorance de ce qui se passait au-dehors, et une angoisse sourde qui me trouait le ventre en voyant mon reflet dans le miroir face à moi. Je me voyais là, dans l'uniforme de laine vert bouteille qui tombait sur mes épaules rondes, avec mes mains entravées par les menottes, mes cheveux desséchés qui se muaient en boucles chaotiques, le teint blême, les yeux pochés par les cauchemars répétés…
Je ne m'étais jamais trouvée sublime, mais en me regardant dans la glace, je me rendis compte que même si ma volonté était là, mon corps était déjà en train de payer cet enfermement. Serai-je capable de tenir des jours, des mois, voire des années, sans jamais savoir quand quelqu'un pourrait venir à mon secours ni même si cela allait vraiment arriver ?
Pas des années. Ça ne durera pas des années, me fustigeai-je.
Je peux le faire. Je peux tenir.
Je DOIS tenir.
La porte se rouvrit, laissant de nouveau rentrer le Lieutenant et mes gardiens. Grand-Gaillard me jeta un sourire qui m'étonna, et je supposai que mon interrogateur lui avait parlé pendant que j'attendais. Pour dire quoi, je n'en savais rien, mais ça n'avait rien de rassurant.
— Notre entretien s'arrête ici, pour aujourd'hui du moins. Je vois que vous n'êtes pas d'humeur à parler, si vous tenez à perdre votre temps, je ne vous laisserai pas perdre le mien. Je vous laisse retourner dans vos appartements.
Il avait ponctué sa phrase d'un petit sourire obséquieux qui laissait présager que je n'avais rien gagné du tout, en réalité, puis Couinard me pris par l'épaule pour me faire sortir dans un tintement de chaînes.
Le trajet du retour fut le même que d'habitude, et je me retrouvai entre les quatre murs familiers de ma cellule avec un inexplicable sentiment d'échec.
Une fois la porte refermée derrière moi, je me remis à danser, reprenant le fil de la chorégraphie interrompue dans une tentative de chercher quelque chose de normal, mais quelque chose clochait et je le savais. J'avais beau essayer de me focaliser sur mes gestes, cette sensation ne me quittait pas, discrète, mais crispante comme un sifflement suraigu à l'oreille.
Tentant de danser sans tout à fait parvenir à y prendre plaisir, je finis par y renoncer pour un temps et m'assis sur le lit. Il me fallut un moment de réflexion pour démêler les raisons de cette impression, pour bien comprendre ce que signifiait vraiment ce revirement de situation.
Ce n'était pas seulement la déception que j'éprouvais bien malgré moi d'être privée d'une discussion. Même si je n'avais pas une once de sympathie pour cet homme, je m'étais habituée à ce moment où je pouvais au moins parler et entendre des mots qui ne soient pas forcément des ordres. Mais même si me sentir privée après cet échange abrégé me déplaisait profondément, me faisant bien sentir que l'isolement commençait à changer ma perception des autres, je sentais que cela ne s'arrêtait pas là.
Quand la lumière de la pièce s'éteignit, ne laissant plus filtrer que la lueur des néons du couloir à travers la fenêtre grillagée, je compris.
Ce n'était pas de la paresse ou un aveu de faiblesse. Sa décision de me renvoyer sans insister était sans doute le signal d'un changement plus profond, qui ne se ferait pas à mon avantage. Il avait compris qu'il ne me ferait pas craquer avec cette manière de faire, et il avait décidé de changer de méthode.
Couper la lumière dans ma cellule en était peut-être une nouvelle.
Je me surpris à me ronger les ongles et compris qu'avant même d'avoir fait quoi que ce soit, ce simple changement de routine suffisait à me déstabiliser bien plus que je le pensais.
Nous sommes le samedi 10 février, et c'est mon onzième jour ici. Je ne sais pas où est Edward ni ce qu'il cherche, et j'attends que quelqu'un vienne me chercher pour me sortir de là.
L'image du visage de Jean s'imprima derrière mes paupières, me serrant le cœur. Il était si proche, et pourtant, il ne pouvait rien pour moi. Et pendant ce temps, Edward était on ne sait où, bien loin sans doute, et ne pouvait pas davantage.
Tu es seule.
Personne ne viendra te sortir de là.
Ces mots semblaient être murmurés par l'obscurité, me rappelant ces nuits où je me réveillais en sursaut, revivant l'attaque du Cabaret sans pouvoir rien y changer. Je sentis mes mains trembler et me mordis les lèvres pour chasser ces pensées, cette peur qui venait me saper.
Comprenant ce qui était en train de se passer et résolue à ne pas me laisser perturber trop facilement, je me levai pour faire face à ma porte, et la tambourinai sans douceur.
— Hey ! Gardien. HEY !
Je dus m'acharner un moment, une minute peut-être, avant qu'un militaire ne s'approche, plantant son regard dans le mien à travers la vitre renforcée, trop étroite pour laisser voir son visage entier.
— Quoi ? grommela Couinard d'un ton peu aimable.
— La lumière de ma cellule s'est éteinte.
— Ça arrive, commenta-t-il. L'ampoule a dû casser.
— Vous comptez laisser ça comme ça ?
— On va faire venir quelqu'un pour réparer.
Il ne me laissa pas le temps d'ajouter un mot de plus avant de partir de devant la porte.
— Quand ?
Ma réponse se perdit dans le vide, me laissant debout dans la pénombre, le nez contre cette fenêtre trop petite qui ne me laissait plus voir qu'une vignette du couloir, trop étroite pour laisser voir celle de la cellule d'en face. Les portes étaient disposées en quinconce pour séparer jusqu'à nos regards, et même en me collant au verre froid, je ne parvenais pas voir autre chose que le mur nu d'en fasse et les charnières d'acier.
Je ne pouvais même pas voir les autres prisonniers, à moins de sortir de la cellule. Même ça…
Seulement quand je sors… Ils ont pensé à tout, pestai-je intérieurement.
Je tournai le dos à la porte, cherchant les contours de la pièce dans la pénombre, et tentait de danser de nouveau. Mais, sans voir autour de moi, je me cognais le tibia contre la banquette au bout de quelques minutes et dus m'asseoir en gémissant, frottant ma jambe en attendant que la douleur passe.
Pas de lumière, pas de danse… Ou alors, il faut que j'apprenne à danser autrement.
Avaient-ils fait exprès de me faire subir cette brimade ? Je me sentais déjà frustrée à la simple idée de ne plus pouvoir étendre les bras et me laisser porter par mes pieds sans risquer de me cogner à ma cage.
Ils ont dit qu'ils répareraient.
Quand?
Est-ce qu'ils vont vraiment le faire?
Quand?
Était-ce seulement cassé? Ils auraient aussi bien pu l'avoir éteint volontairement. Vu le tronche du Lieutenant, ça m'étonnerait pas que ce soit une de ses idées.
Plus j'y pensais, plus je me rendais compte que j'étais certaine que la disparition de la lumière dans ma cellule n'avait rien d'un hasard.
Ils m'ont volé la danse…
— Mais il me reste le chant.
Je me redressai et me relevai pour me camper sur mes deux pieds, malgré ma jambe encore endolorie, et me plantai debout pour chanter, en tâchant de m'ancrer dans mon corps avec autant d'intensité que si j'allais danser. Fermant les yeux pour ne plus voir les ténèbres qui m'entouraient, je fouillai dans ma mémoire en quête de chants, pour happer le premier qui passer, le faire rouler dans mon esprit avant de me mettre à chanter à pleine voix.
Après avoir passé des heures à laisser sortir toutes les chansons que j'avais en mémoire — et il y en avait beaucoup — sans voir personne arriver ni pour réparer la lampe ni pour m'apporter à manger, je sentis l'inquiétude monter sans pouvoir mesurer le temps qui s'était écoulé. Avaient-ils décidé de cesser de me nourrir ? Ils n'avaient pas le droit de faire ça, n'est-ce pas ?
Mais ils avaient les moyens de le faire. Et peut-être qu'ils avaient le droit, au bout du compte. Qu'est-ce que je savais de la législation de la prison, après tout ? Ils pourraient très bien décider de m'affamer du jour au lendemain. Qu'ils en aient le droit ou pas n'était même pas la question : ils en avaient le pouvoir, et isolée comme j'étais, je n'avais aucun moyen de les en empêcher, aucun moyen de me plaindre.
À force de chanter, ma gorge s'était asséchée, ma salive empâtée, et même si je savais que je n'avais sans doute pas épuisé mon répertoire, je me sentis contrainte d'arrêter. Je n'avais plus d'eau, et dans l'ignorance du moment où je pourrai boire de nouveau, il valait mieux que je m'économise.
À contrecœur, je me retrouvai réduite à m'allonger sur ma couchette, fixant le rectangle quadrillé du couloir, avec sa lumière légèrement verdâtre. Je tâchais de ne pas le laisser paraître, mais le désespoir commençait à m'engluer. Parce que je commençais à réaliser que même si je fanfaronnais, même si je me jurais de résister des jours, des mois, des années, je n'étais rien qu'une mouche prise dans leur toile et que les libertés qu'il me restait, ils pourraient me les voler une à une, m'immobiliser jusqu'à ce que je craque. Parce qu'il suffisait de me priver de ma routine pour me faire tomber dans l'angoisse, et que cette angoisse là, palpable, profonde, me limait les nerfs bien plus efficacement que les questions du Lieutenant.
Plus de danse, plus de chant…
— Mais je peux encore penser, murmurai-je.
J'avais lâché ces mots sans enthousiasme, parce qu'il avait suffi de quelques heures pour me montrer qu'ils pouvaient me retirer deux choses que je pensais pouvoir garder contre moi pour me protéger et me donner du courage. Alors, comment pouvais-je être encore sûre d'être capable de penser ? N'avaient-ils pas les moyens de me retirer ça aussi ?
En silence, je me sentis envahie par l'hypothèse de tout ce qu'ils pourraient faire de pire, et la liste était si longue que je me sentis noyée.
Ils pourraient me priver de lumière, encore. Ils pourraient me priver de toute sortie, y compris pour me laver. Combien de temps avant de me sentir puante, assaillie de démangeaisons ? Ils pourraient me priver de nourriture, me priver de boire. Combien de temps pouvait-on vivre sans boire ?
Ils ne me laisseront pas mourir, c'est déjà ça… pensai-je avec un soupir.
Même cette pensée n'était pas une certitude absolue. Ils pourraient très bien m'abandonner à mon sort, ne rien faire.
Le tableau était déjà terrible, mais c'était sans compter ce qu'ils pourraient décider de faire.
J'avais beau leur donner des surnoms, j'avais bien remarqué le regard de Couinard et les mains comme des battoirs de Grand-Gaillard. Ces mains-là pourraient me gifler, ces bottes pourraient me rouer de coups de pied, leurs fourragères pourraient me fouetter jusqu'au sang.
Ils pourraient me violer.
Personne dans ce couloir ne lèverait le petit doigt pour moi, entre des prisonniers sans doute barbares et des Gardiens qui avaient tout pouvoir dans ce fragment de monde.
Je serrai les dents, luttant contre les larmes. J'avais déjà vendu mon corps à Lacosta, et je n'avais pas beaucoup de respect pour l'amas de chair que j'habitais, lui qui me permettait d'exister, mais avait si peu de valeur aux yeux des autres… malgré tout, personne n'aimait l'idée d'être relégué au rang d'objet, et si j'étais entrée à l'Angel's Chest, c'était dans l'espoir de ne plus jamais être la chose de quelqu'un. Je refusais d'être une esclave.
J'avais beau me dire que si ça devait arriver de nouveau, je serrerais les dents pour retenir ma rage et en faire un combustible pour tenir un peu plus, je n'étais pas sûre d'en être capable. Pas si c'était une privation de plus.
Moi qui étais persuadée d'être résistance, pugnace, je faisais tout à coup face à mes limites, et même si j'étais encore loin de les atteindre, je me sentais comme un bolide lancé à pleine course sur une route dont le pont était effondré. La chute n'était pas immédiate, mais elle était inévitable.
Mais je ne dois pas chuter. Pas seulement par principe, mais aussi pour les autres. Si je cède, j'entraîne les autres avec moi. Edward, Jean, Mustang… Pour qu'ils puissent me sauver un jour, il faut que je résiste.
Et s'ils ne me sauvent jamais?
Je déglutis, tâchant de chasser cette question avec une foi plus ténue et fragile d'heure en heure. Je n'allai pas céder. Je ne devais pas. Tant pis pour moi, s'il le fallait.
C'était ce que je m'étais dit.
Alors pourquoi c'était si dur ?
Respire, pensai-je. On n'en est pas encore là. Occupe-toi d'ici et maintenant, patiemment, et on verra, d'accord? S'inquiéter, c'est souffrir deux fois.
Là, maintenant, qu'est-ce que je peux faire?
Je ne pouvais pas danser sans me cogner, chanter avec une gorge si sèche finirait par me faire mal et je sentais la fin commencer à me tenailler.
Penser… et bien, penser n'était peut-être pas une si bonne idée dans ce contexte.
À moins d'arriver à penser à autre chose.
Penser… à la musique ?
Cette idée semblait bien futile, mais elle ne me demandait pas d'épuiser des ressources déjà limitées. Elle n'exigeait aucun effort physique et me dire que je serais capable de faire cela, même s'ils décidaient tout à coup de m'entraver, cela me rassura.
Alors je fermai les yeux, et j'invoquais les souvenirs du Bigarré. Je me remémorai ce chant qui clôturait la soirée, reconstituant les voix des uns et des autres, leur sourire, le brouhaha de la salle. Je laissai les larmes me monter aux yeux et m'autorisai un sourire en replongeant dans cette mélodie que je chantais intérieurement avec les autres, comme si je repassais une bande d'enregistrement de ma propre vie.
Je les entendais chanter. Même s'ils n'étaient pas là, et qu'aucun son ne troublait la cellule, je ressentais la musique comme si elle était réelle, et cette découverte était une victoire au milieu de cet océan d'angoisse.
Je me laissai bercer par le fil de ces chansons, tantôt scandées intérieurement au mot près, tantôt floues et diffuses comme les voix qu'on entendait dans la pièce d'à côté. Je somnolais au milieu de ces fragments de chansons presque oubliées que je ne pouvais pas chanter à voix haute.
Je n'étais plus seule.
Un claquement me fit sursauter et je réalisai alors que je m'étais endormie malgré l'angoisse et la faim, signe que mon concert intérieur avait porté ses fruits.
Je me redressai, l'esprit en éveil pour analyser ce qui avait changé.
La pièce était toujours plongée dans l'obscurité. La porte était toujours fermée. La même lumière filtrait encore et toujours de la lucarne sécurisée.
Je baissai mes yeux encore embués et les protégeais en mettant ma main en visière pour scruter la pénombre au pied de la porte, et me sentis immensément soulagée en découvrant que le bruit que j'avais entendu venait du fait que quelqu'un avait glissé un plateau dans ma cellule. Je me précipitai vers l'entrée de ma cellule et étudiai le plateau, assise à même le sol.
Mon premier réflexe aurait été de boire à grandes gorgées et de boulotter tout ce qui s'y trouvait, mais je pris le temps de réfléchir.
D'abord, soulever le plateau pour l'observer à la lumière. Manger dans le noir n'avait rien de rassurant, surtout dans ce contexte, et j'étais rassurée de voir que l'eau à l'intérieur du pichet avait l'air propre et que la nourriture n'avait pas d'aspect suspect, même s'il s'agissait d'une plâtrée de pâtes trop cuites et sans doute trop peu salées.
J'hésitai un instant, tiraillée entre la faim et la méfiance, avant d'admettre à moi-même que je n'étais pas vraiment en position de faire la fine bouche. Si je refusais de manger et boire, je n'allais pas tenir longtemps, il n'y avait aucun doute. Alors j'entamais le plat, résistant à la tentation de boire toute l'eau d'une traite. Je me contentai de quelques gorgées qui me firent un bien fou avant d'attaquer au plat. En temps normal, le menu m'aurait fait grimacer, avec les pâtes fades, trop cuites, déjà froides et presque en train de se dessécher par endroit. Je les soupçonnais de m'avoir bel et bien punie en mettant de côté mon plateau, sans pour autant vouloir porter atteinte à ma santé.
Le plateau sur les genoux, la bouche pleine, il fallait avouer que je me sentais tout à coup prête à affronter bien plus de choses, sans avoir oublié que les heures passées avaient suffi m'angoisser. Et ils n'avaient pourtant rien fait, ou presque.
J'ai intérêt à mettre un peu d'eau de côté, surtout si je veux continuer à chanter. S'ils se mettent à être capricieux sur les horaires de repas… Je peux au moins garder un fond de côté, quitte à le boire rapidement s'ils me font sortir pour une douche ou un interrogatoire.
Mes mains enveloppèrent le barreau du bord du lit tandis que je repris ma réflexion avec une énergie renouvelée.
Ils ont changé de manière de faire parce qu'ils ont compris que je n'avais pas l'intention de céder sans résistance… Donc, on peut supposer que la manière dont ils m'ont traitée jusque-là était un moyen de garder une réputation correcte auprès de civils. Si j'avais craqué rapidement et que j'étais ressorti lors de la semaine passée, je n'aurais pas eu grand-chose à leur reprocher. Maintenant… Ils me présument coupable, d'une manière ou d'une autre, et vont se comporter comme si c'était le cas.
Je levai les yeux au plafond sans rien y voir et poussai un soupir.
Je peux sans doute dire adieux aux douches régulières. A priori, ils ne comptent pas me laisser mourir de faim, mais mon standing général va quand même en prendre un coup.
Est-ce que je pouvais résister à l'obscurité ? Oui, tant qu'il restait la lumière du couloir, j'avais encore un repère auquel me rapprocher.
Est-ce que je pouvais tenir avec des repas aléatoires ? Ce serait dur, mais s'ils ne me privaient pas totalement, je devrais pouvoir me débrouiller. Ça m'était déjà arrivé de ne pas manger à ma faim, et si cette idée m'angoissait terriblement, j'avais au moins cette expérience et la certitude que mon corps pouvait résister à cela, au moins un temps. L'eau, ce serait plus difficile, mais je pouvais plus facilement la garder en réserve et tâcher de la rationner un peu, dans le doute… et ne jamais laisser repartir un pichet sans le vider.
Pour me soulager, il y avait les latrines de la cellule, rustiques, mais fonctionnelles. Restait que le manque d'hygiène risquait de me peser rapidement s'ils décidaient de cesser de me faire sortir — mais je n'en étais pas encore là. Étant isolée, mon état de propreté ne concernait que moi, et étant donné les températures plutôt basses de la prison, je pouvais tenir quelques jours avant que cela devienne insupportable. Il y avait quand même des chances pour que je puisse me laver avant que ça devienne un problème. Enfin, tant que mes règles ne s'ajouteraient pas à l'équation, ce qui risquait de ne pas tarder à arriver.
Il faudra que je trouve une solution pour limiter les dégâts d'ici là, pensai-je en grimaçant, doutant que Couinard et Grand-Gaillards daignent se préoccuper de ce genre de problèmes. Peut-être que je pourrai déchirer un coin de couverture, à défaut de mieux… mais je n'aurais jamais assez d'eau pour la rincer, et si je devais vraiment choisir, il vaudrait mieux boire… Bon sang, la chance qu'ont les mecs de ne pas avoir à gérer ça!
Mon assiette était vide et le niveau du pichet avait déjà diminué de moitié. J'avais encore soif. Je tournai la tête vers le couloir, toujours allumé, et me rendis compte que je n'avais aucune idée de l'heure qu'il était. Mon organisme me donnait l'impression que nous étions en pleine nuit, mais je n'avais aucun repère tangible pour me le confirmer. Dix heures ? Deux heures ? Étions-nous encore samedi ou déjà dimanche ?
J'aurais pu me dire que nous n'en étions pas à un jour près, mais je savais que cette approximation était dangereuse, qu'il fallait que je garde une notion du temps.
— Disons qu'on est encore samedi, murmurai-je pour moi-même, me levant pour reposer le plateau avant de me rasseoir sur le lit, gardant près de moi le broc de métal, bien résolue à ce qu'on ne me retire pas mon eau sans que j'aie le temps de me resservir.
Je sentais que dormir encore un moment ne me ferait pas de mal… et de toute façon, sans lumière, je ne pouvais pas faire grand-chose d'autre. Alors je me drapai de nouveau dans la couverture, pelotonnée au creux du lit, dos au mur, gardant les yeux ouverts quelques instants, avant de les refermer, fouillant dans mes souvenirs pour ramener près de moi Jean. Je l'imaginais, s'asseyant sur le rebord du lit, rabattant mes cheveux derrière mon oreille avant de se pencher pour m'embrasser le front. Et même si ce n'était qu'un mirage de mon esprit, son geste tendre m'apporta un peu de courage, parce que je savais que quelque part, dehors, pas si loin que ça de moi, il existait réellement. Et qu'il pensait à moi autant que je pensais à lui. Nous n'avions pas parlé beaucoup au début de notre relation, mais nous avions eu le temps depuis, encore plus après nos fiançailles.
Les mains jointes, j'enroulai mon index droit là où j'aurais dû porter mon alliance, comme pour le garder près de moi, et je sombrai de nouveau dans le sommeil en me laissant aller à rêver qu'il veillait sur moi.
La journée avait été longue. Dimanche, si je n'avais pas perdu le fil. La lumière n'avait toujours pas été réparée et je doutais de plus en plus qu'elle ait été cassée à quelque moment que ce soit. Tous mes plateaux étaient arrivés froids. En tendant l'oreille, j'avais entendu le claquement d'autres portes, qui me laissaient penser que mes repas étaient livrés en décaler par rapport aux autres. Je savais que c'était un choix destiné à perturber mes repères, mais je ne voulais pas me laisser désarçonner par si peu. Pas alors que le pire risquait d'être à venir.
Ils ne m'avaient pas fait sortir, ni pour me doucher ni pour être interrogée, ce qui avait fait paraître la journée plus longue encore que d'habitude. Que le Lieutenant ait décidé de prendre un peu de bon temps ou qu'ils aient choisi d'attendre que je leur dise que j'étais prête à parler, je n'en savais rien, et je devrai attendre demain pour le découvrir.
En attendant, j'avais passé la journée à chanter, somnoler, tenter de danser dans un mouchoir de poche pour ne pas me cogner. Quelques échauffements de claquettes partagés avec Angie, Andy et les autres étaient parvenus à me dégourdir les jambes à défaut de mieux, mais l'inquiétude que j'avais pour le danseur hospitalisé avait teinté le tout d'amertume.
De toute la journée, mon seul échange avec un humain avait été le passage de Grand-Gaillard qui était venu se camper devant ma porte pour me crier de la fermer, alors que je scandais à pleins poumons un chant paillard que nous avait appris un jeune voyou qui avait atterri à l'orphelinat. J'avais continué à chanter jusqu'à ce qu'il ouvre la porte, matraque à la main, les yeux brillants laissant voir à quel point il avait envie de me frapper.
— TU VAS LA FERMER OU IL FAUT QU'ON TE BÂILLONNE ?!
— J'aimerais autant danser, mais il n'y a toujours pas de lumière dans ma cellule, avais-je répondu en réprimant mes tremblements.
Il m'avait scruté d'un œil torve et avait finalement claqué la porte sans rien dire de plus, et après son départ, j'étais tombée à genoux, bien plus effrayée que j'avais bien voulu le montrer.
Il aurait pu me frapper.
Alors, j'avais cédé, chantant à mi-voix pour ne plus attirer sa colère. Et quand la fatigue m'avait assaillie, je m'étais recouchée, me demandant avec une pointe d'inquiétude à quoi ressemblerait demain, s'il serait identique, ou si de nouveaux désagréments étaient à prévoir.
Quand?
Quand est-ce que je pourrai sortir?
Cette question tournait en boucle dans mon cerveau sur le fil entre sommeil et éveil, quand le son sourd et puissant d'une explosion se fit entendre, secouant mon lit et faisant trembler les murs. Je sursautai et bondis hors du lit, prise par un tsunami de peur qui venait du plus profond de mes entrailles.
— Qu'est-ce qui se passe ? m'exclamai-je.
Comme si quelqu'un allait te répondre. Imbécile.
La première chose qui me sauta aux yeux, ce fut l'obscurité. Totale, sans faille, lourde comme une eau noire.
Plus de lumière dans le couloir.
Bon sang…
Je cherchai l'eau à tâtons, bu tout ce qu'il restait pour calmer ma gorge asséchée par l'angoisse soudaine, puis cherchait mes chaussons au pied de la couchette.
Pourquoi il n'y a plus de lumière?
Est-ce que c'est un attentat? Une bombe?
Est-ce qu'il y a eu des morts?
Qu'est-ce qui va m'arriver?
Je me levai en tremblant, enveloppée dans ma couverture, pour scruter à travers la fenêtre de ma cellule, sans rien voir de plus, entendant des cris étouffés par la cellule.
Un crissement insupportable me vrilla les oreilles, bruit de taule déchirée, et j'entendis des cris, des coups de feu.
Je rêve ou il y a une attaque? La prison est attaquée? C'est quoi ce bordel?!
Je me dressai sur la pointe des pieds, collant le nez à la vitre dans l'espoir de voir quelque chose, et n'eus que le bref éclat d'une lampe de poche qui m'éblouit en passant.
J'entendis le son de portes qu'on ouvrait, un brouhaha de voix, et compris que, quelle que soit la personne derrière la lampe, elle était en train de libérer les prisonniers.
Cette idée provoqua chez moi un mélange de panique et d'excitation.
Ils libèrent des criminels… ça va être le chaos.. Mais c'est aussi ma chance de m'échapper d'ici.
J'avais longtemps vécu ma vie à tâcher de faire ce qu'on attendait de moi, à faire profil bas et à éviter les problèmes tant que c'était possible… mais ça n'était plus possible. Le seul choix que j'avais aujourd'hui, c'était de rejoindre le chaos de prisonniers dangereux, quitte à risquer ma vie, ou rester sagement dans cette cellule, pour que, une fois l'attaque passée, l'emprisonnement continue, dans un ennui mortel sans espoir d'amélioration.
Je pesai le pour et le contre quelques secondes, mais pour moi, le choix n'était pas long à faire. Je reculai pour tambouriner à la porte, renonçant à observer les silhouettes à peine visibles, et gonflai mes poumons pour me faire entendre de toute ma voix.
— HE ! JE SUIS LÀ ! SORTEZ-MOI DE LÀ !
Je m'époumonai encore quelques secondes, avant que la porte s'ouvre et que mes poings rencontrent le vide.
— Ça va pas de beugler comme ça ? pesta une voix féminine au milieu du brouhaha. On comptait pas te laisser là, on est partis pour libérer tout le monde.
— Vous avez attaqué toute la prison ? !
Je connaissais mal les lieux, mais l'idée que des centaines de personnes s'évadent m'estomaquait, avant de me rappeler que j'étais l'une d'elles.
— Comment on sort de là ?
— Tu vois pas que je suis occupée ? pesta la voix qui s'était déjà éloignée pour s'approcher de la cellule suivante.
Dans l'obscurité chaotique et mouvante où les silhouettes étaient dessinées par à-coups en ombres chinoises, capturées un instant par des lampes torches, je ne voyais rien, ne comprenais rien à ce qui se passait, mis à part que j'étais à l'épicentre du chaos.
— Tiens-moi ça au lieu de poser des questions, tu te rendras plus utile, ordonna l'inconnue.
J'obtempérai et braquai la lampe vers elle pour l'éclairer tandis qu'elle se penchait vers la cellule adjacente pour l'ouvrir elle aussi. Je découvris une femme blonde aux lèvres charnues et aux cheveux coupés très courts, dont la joue droite était barrée d'un tatouage rouge qui descendait le long de sa gorge, comme une spectaculaire griffure.
— Qui êtes-vous ?
— Tu peux arrêter tes questions ? On n'a pas le temps pour ça ! Je sais pas d'où tu sors, mais on n'est pas en train de prendre le thé.
La porte s'ouvrit en grand, laissant sortir une personne qui se précipita sur moi et me serra dans mes bras, me pétrifiant de terreur.
Qui c'est? Putain qui c'est? Est-ce qu'il va me tuer? Je vois même pas son visage.
J'étais enveloppé d'une odeur âcre qui soulevait le cœur, celle d'un humain qui n'avais pas croisé de douche depuis un long moment, et me demandai si j'allais vomir.
L'espace d'un instant, je crus que j'allais mourir sans qu'on me remarque, au milieu de ces hommes qui couraient dans tous les sens et pourraient me faire la peau sans difficulté, mais au bout de quelques secondes, force fut d'admettre que la personne qui m'avait attrapé, bien que puante, se contentait de me serrer contre lui, pris de spasmes qui ressemblaient à des larmes, sans sembler vouloir me faire du mal.
— Enfin, putain… Enfin j'y croyais plus.
OK, il est fou, mais inoffensif. Ils sont tous fous. Qu'est-ce que je fous là bon sang?
Reprenant contenance, je tentai de me dégager de cette étreinte pas méchante, mais franchement désagréable, et l'homme me relâcha en se confondant en remerciements qui ne me concernaient pas.
— Je n'ai rien fait, j'étais prisonnière aussi, hein, répondis-je dans l'espoir de lui faire entendre raison.
— Lumière ! pesta la voix de la blonde.
— Eh, les mecs, par ici ! s'exclama une autre voix, d'homme cette fois. Prenez l'escalier pour rejoindre la rotonde et traversez l'aile B, vous retrouverez les autres !
Je restai indécise quelques secondes, prise entre deux ordres contradictoires, puis, sans réfléchir, courus rejoindre l'inconnue qui m'avait libérée pour l'éclairer de nouveau, me collant au mur pour éviter d'être prise dans le flot de ceux qui couraient dans la direction de la voix.
Au milieu du brouhaha, j'entendis un son de chute suivi d'un cri perçant. Je tournai la lampe dans la direction du fond du couloir par réflexe, juste à temps pour entrevoir, entre les silhouettes qui passaient en courant, deux hommes en train de se battre. L'un des deux, portant des cheveux longs, avait plaqué l'autre contre le mur en enserrant sa gorge avec un sourire qui me fit frissonner jusqu'à l'os.
— Putain, c'est Kimblee ! s'exclama l'inconnue en se précipitant dans sa direction.
Puis un éclat bleu jaillit des mains de l'homme, éclairant son visage déformé par une expression de joie terrifiante, et celui qu'il tenait explosa.
L'éclat bleu s'embrasa dans une détonation et l'onde de choc me jeta contre le mur, me laissant sonnée. Quand je rouvris les yeux aussitôt après, ce fut pour voir mourir une boule de feu mêlée de sang qui laissait la place à un amas de pierres, là où se tenaient les deux hommes quelques secondes auparavant.
Il s'est… il s'est passé quoi?
Je tournai la tête vers l'inconnue qui se tenait le visage avec une grimace de rage, et la vis crier sans entendre quoi que ce soit et se précipiter vers la saignée que l'explosion avait laissée. Le sol sursauta de nouveau, sans doute une nouvelle explosion que je n'entendis pas cette fois. La violence de la détonation avait remplacé tous les sons, habituels ou non, par un sifflement intense. Je me retrouvai propulsée hors de moi-même, incapable de ciller, regardant le chaos qui m'entourait, ma sauveuse stoppée dans sa tentative de s'engouffrer dans les décombres par une autre personne qui s'interposait sans douceur, lui hurlant des choses que je n'entendais pas. Je vis son corps se déformer de manière inhumaine, tandis que l'autre campait sur ses appuis, roulant le dos comme un animal, et compris sans m'en alarmer qu'ils étaient anormaux. Des chimères, peut-être.
Il y avait plus grave.
Je n'entendais plus.
Bon sang, je n'entends plus!
Dites-moi que c'est pas vrai!
Je pris une inspiration tremblante, terrifiée à l'idée que l'explosion m'ait privée définitivement de mon audition. Je vivais pour la musique, si je ne pouvais plus la percevoir, ma vie n'avait plus de sens.
Plus aucun sens.
Je me sentis vaciller et repliai les bras sur moi dans une vaine tentative de me rassurer, mais en faisant ce geste, je posai la main sur une chose visqueuse et eu un haut le cœur en comprenant que c'était un morceau de chair.
Dans un flash je revis les deux hommes, le sourire, l'éclair d'alchimie.
Une transmutation.
L'homme, là… il a vraiment explosé? Il l'a explosé? L'autre l'a tué?
Je repoussai le fragment dans un cri de dégoût, lâchai la lampe, qui roula sur le sol et me laissai tomber à genoux sous le choc. Puis je sentis une main me prendre par le col et me soulever, pour me faire marcher de force. Je levai des yeux vides dans la pénombre, et c'est seulement parce que l'inconnue avait ramassé la lampe pour la braquer sur nous que je pus reconnaître l'inconnu au visage noir qui m'avait fixé chaque jour, alors que je passai dans le couloir.
Un prisonnier.
Qu'est-ce qu'il va me faire?
Il me regarda droit dans les yeux et ouvrit la bouche pour crier. Je sentis la vibration de l'air sans entendre la moindre syllabe, mais je compris instinctivement qu'il m'exhortait à bouger, tout simplement parce que c'était la chose à faire.
Je sortis tout à coup de ma stupéfaction, m'ébrouant comme si je venais de sortir de l'eau, et repris le contrôle de mon corps, mes jambes, mon esprit.
Courir. M'enfuir.
Pour aller où?
On verra plus tard.
Je suivis les autres qui se précipitaient vers l'entrée du couloir, la femme qui serrait les dents, celui qui l'avait arrêté et semblait la connaître, et cet homme inconnu et familier à la fois dont j'avais croisé le regard chaque jour. J'étais toujours poursuivie par le sifflement de l'explosion et le souvenir de l'abomination dont j'avais été témoin.
Dans une confusion complète, je dévalai les escaliers aux côtés des autres, traversant les couloirs, sautant par-dessus des corps en uniformes et refusant de penser à ce qui s'était passé, ce dont j'avais été témoin, aux morts dont je me retrouvais complice sans même l'avoir demandé.
J'étais au milieu des criminels.
À quel moment allais-je bel et bien en devenir une ?
— Porte B ! C'est par là !
La voix avait eu beau crier, elle semblait encore lointaine, comme étouffée dans du coton. Malgré tout, je tournai vivement la tête vers l'homme qui avait parlé en réalisant que j'entendais de nouveau. Oui, j'entendais leurs voix, et même le bruit de notre course dans le long couloir aux portes ouvertes, donnant sur des cellules qui, elles, étaient dotées de fenêtres.
J'en aurais pleuré de soulagement si le moment n'était pas si peu adapté.
— Où on va ? Les ailes sont des culs le sac ! gronda l'homme noir qui m'avait relevée de force quelques minutes auparavant.
— Plus maintenant ! répondit l'autre homme avec un sourire fier. On a un alchimiste dans nos rangs, il s'est chargé de préparer une porte de sortie.
— Un alchimiste ? Edward est avec vous ? m'exclamai-je.
— Qu'est-ce que tu racontes ? s'étonna la femme.
— Pourquoi on l'embarque, d'ailleurs ? Elle a pas l'air dégourdie.
— Parce que, répondit placidement l'homme noir.
— Edward Elric, le Fullmetal Alchemist ? insistai-je. Il est avec vous ?
— Est-ce qu'on a une tête à traîner avec des Alchimistes d'état ?
— Vous connaissiez Kimblee pourtant, lâchai-je.
Ma remarque fit ouvrir des yeux ronds à la femme. Je n'avais jamais vu cet homme terrifiant et j'espérais ne jamais le revoir, mais Angie m'en avait un peu parlé, assez pour que je sache que c'était un ancien Alchimiste d'État fou à lier et qu'il avait été vu en compagnie des chimères.
Plus prosaïquement, c'était elle qui avait crié son nom il y a moins de 10 minutes.
— Vous êtes quelle branche ? demanda le prisonnier.
— Les Snake And Panthers.
— Jamais entendu parler.
— En même temps, ça fait combien de temps que vous êtes en isolement ? répliqua moqueusement la femme.
— On est nouveaux, mais vous inquiétez pas, on n'a pas chômé !
— On vous a fait sortir pour une bonne raison : on vous propose une alliance avec les Snake and Panthers.
Je hochai la tête, constatant que j'avais vu juste : C'était le nom de la bande dont Ed avait permis l'évasion. Il m'avait tout raconté. Dublith, le Devil's Nest, l'attaque, la mort de Dante, probablement fausse, la traque acharnée de King Bradley pour tenter de les réduire au silence… Je repensai à la manière dont leurs corps s'étaient déformés durant leur altercation, quelque minutes auparavant, et en faisant le lien avec l'attaque du Bigarré, je stoppai net.
— Vous êtes des chimères ! réalisai-je.
— Quoi ? s'exclama l'évadé en se tournant vers moi.
— Quoi ? répéta l'autre homme en s'arrêtant à son tour.
— C'est vous qui avez attaqué le Bigarré, c'est ça ? m'exclamai-je en levant les poings, oubliant ma situation. Pourquoi vous avez fait ça ?!
— Tu te fous de nous ?! Jamais on n'aurait agressé des civils comme ça ! C'est un coup d'en haut, ça !
— Je comprends rien à ce que vous racontez, fit l'évadé, mais vous ne pensez pas que le moment est mal choisi pour papoter ?
— Kobor a raison, il faut qu'on s'arrache ! rappela la femme en se remettant à courir.
Je la suivis à contrecœur, prise entre la conscience que je ne m'en sortirai pas seule et la méfiance de me savoir entourée de terroristes.
— L'explosion de la muraille Est ne va pas les occuper éternellement, ils vont finir par nous tomber dessus.
— Au moins, Kimblee devrait les distraire un peu plus longtemps.
— Me parle pas de lui, Dolchatte, cracha la blonde. Tu aurais dû me laisser le buter.
— Te mettre en danger et compromettre la mission ? Laisse donc ce taré aux militaires, c'est leur problème après tout.
— Et ils vont en faire quoi ? Il a déjà été condamné à mort deux fois, résultat, il court toujours.
— Sauf que cette fois c'est de notre faute.
— De TA faute ! Tu aurais pu vérifier à qui tu ouvrais la porte, abruti !
— Dans quoi on s'est embarqués ? me souffla l'autre évadé d'un ton complice.
Il semblait mi-blasé, mi-amusé par la situation, et la légèreté avec laquelle il prenait les choses parvint à m'arracher un petit rire, nerveux, usé par la peur, mais un rire tout de même. Rien de ce qui se passait là n'avait de sens, autant de pas trop y réfléchir pour le moment.
— Arrêtez-vous ! s'exclama une voix nous barrant la route et braquant sur nous sa lumière.
La femme leva son arme et tira sans hésiter, arrachant un cri. La détonation résonna bruyamment dans le couloir aux cellules ouvertes.
— Go ! Il y en a peut-être d'autres.
Je restai figée un instant et me remis à courir, tremblant de penser qu'elle venait de tirer sur un militaire sans ciller.
Je n'avais même pas vu son visage.
Un instant, j'imaginais que c'était Jean, et je me sentis terrorisée. Il me fallut toute ma résolution, toute ma rationalité pour me rappeler qu'il ne travaillait pas dans la prison, qu'il était encore en arrêt maladie, qu'il n'avait aucune raison d'être là, que la situation me faisait sombrer dans une psychose insensée. Il était sain et sauf, quelque part dans les entrailles de la caserne, au QG, ce n'était pas cet homme que nous laissions derrière nous blessé ou mort.
Malgré tout, c'était peut-être le Jean de quelqu'un d'autre.
Fait chier, je veux pas de ce monde-là moi, pensai-je en courant quand même à la suite des autres, faute d'avoir le choix.
Notre course s'acheva dans une cour circulaire ou se trouvait un attroupement, des prisonniers, surtout, et quelques autres qui donnaient des ordres, tout le monde s'affairant à sortir par une fissure dans la muraille. Le vent froid me fouetta les joues et je levai les yeux le long des pierres qui nous barraient la route, jusqu'à apercevoir un ciel orangé, les étoiles masquées par une intense fumée rougeoyante. J'entendais des bruits de coups, et plus loin, des coups de feu, des cris, les sirènes des pompiers… Dehors, c'était le chaos. Et pourtant cette vue, je sentis les larmes me monter aux yeux. L'air était piquant, plus que dans mon souvenir. Je ne pensais pas que le monde m'aurait manqué à ce point.
— Putain, c'est quoi ce trou de souris ? À ce rythme on y est encore demain ! Il nous a foutu quoi Earnest ?
— Dolchatte, Martel, qu'est-ce que vous foutiez ? On a cru que vous vous étiez fait chopper !
— Non, on a « juste » croisé Kimblee. Tu le crois, ça ? Depuis le temps, ils ont toujours pas exécuté ce danger public !
— Ils m'auraient peut-être tué aussi si ça avait été le cas, rappela le prisonnier d'un ton paisible.
— Oh, vous l'avez trouvé ! s'exclama le nouveau venu. Un honneur de vous rencontrer, Kobor.
— Ça va, arrête de cirer les pompes, toi ! Où est Roa ?
— En train d'améliorer le taff d'Earnest. Il est en carton ton alchimiste !
— Hé, je te rappelle que c'est pas si facile de recruter ! C'était ça ou encore plus d'explosifs !
Je restai plantée là, perdue au milieu de tous ces gens qui discutaient comme si la situation était parfaitement normale.
— Et toi, c'est quoi ta spécialité ? demanda l'inconnu en se tournant vers moi.
— Euh… Je suis chanteuse, bafouillai-je piteusement, me sentant à côté de la plaque.
— Non, mais… officieusement. Genre, pourquoi t'es ici ?
— Je… je n'ai rien fait… bafouillai-je.
— Je crois que c'est une erreur judiciaire, commenta Kobor.
Je ne comprenais pas pourquoi il se montrait protecteur alors qu'il ne me connaissait pas, mais sa présence me rassurait. Pourtant, je me doutais qu'en étant en isolement, il ne devait pas être un enfant de chœur…
— Ah ! s'exclama Dolchatte d'un ton appréciateur en entendant le son d'un éboulement. Maintenant on va pouvoir bosser !
En effet, la fissure avait doublé de largeur, permettant à présent aux prisonniers de sortir à deux ou trois de front. La cour intérieure se déversa dans l'enceinte, et à travers une fumée qui me prit aussitôt les yeux et la gorge, je vis le mur d'enceinte.
De l'autre côté, la liberté.
Je courus à perdre haleine au milieu de tous ses inconnus, incrédule de me dire que j'allais peut-être pouvoir sortir, comme ça. Enfin. Bousculée de toute part, saisie par le froid hivernal et la fumée piquante, je ne me vis même pas traverser la muraille, avant d'être poussée de nouveau. Clignant des yeux, je cherchai à retrouver ceux que j'avais suivis, pendant qu'autour de moi, les autres prisonniers couraient de toute part, disparaissant dans les rues, s'éparpillant dans toutes les directions.
Mon instinct me dictait que si j'en faisais autant, je ne tarderais pas à être rattrapée. Avec les explosions, les militaires devaient être sur le pied de guerre, et si je tombais nez à nez avec eux, mon évasion tournerait court. Après tout, je n'avais rien d'une criminelle, je n'avais pas de planque, ni de complice, ni de réseau sur lequel m'appuyer. Rien d'autre que les connaissances faites dans la dernière demi-heure.
Ah! pensai-je en voyant la silhouette massive de Kobor dépasser de la masse.
Je courus à leur suite et les rejoignis alors qu'ils se dirigeaient dans une ruelle sombre.
— Hé ! Attendez-moi !
— Qu'est-ce que tu fais, toi ?
— Il faut que vous m'aidiez !
— T'es gonflée, dis donc ! On t'a libéré, estime-toi déjà heureuse d'être de l'autre côté de la muraille et débrouille-toi pour le reste.
— C'est ce que je fais, répondis-je. Je sais que je ne pourrai pas quitter la ville seule, et j'ai personne ici sur qui m'appuyer.
— Alors qu'est-ce qu'on ferait d'un boulet comme toi ?
— Des infos, lâchai-je d'un ton sérieux. Faites-moi sortir de Central-City et je vous donne des infos.
— Pffff. T'es une chanteuse, c'est ça ? En quoi tu aurais des infos utiles pour nous ?
Décidément, la dernière personne dont je faisais connaissance était la moins sympathique de la bande.
— C'est le Fullmetal Alchemist qui vous a prévenus pour l'attaque du Devil's Nest et vous a permis de vous échapper. Mais vous le savez déjà… après tout, c'est pour ça que vous avez transmis le carnet à son frère.
— Quoi ?
Si l'homme qui m'avait rembarré sans douceur semblait tout à coup largué, Dolchatte et Martel, eux, s'étaient raidis à ces mots.
— Et je suis au courant, pour le cinquième laboratoire.
— Hein ? De quoi elle parle ?
La blonde bondit devant moi et me fixa d'un regard presque prédateur. L'espace d'un instant, je sentis toute son animalité, et en pensant au sang-froid avec lequel elle avait descendu le garde, je me dis qu'elle pourrait aussi bien décider de me briser la nuque. Pourtant, je soutins son regard.
— Je suis une amie d'Edward Elric. Je sais d'où vous venez, et je sais par qui l'armée est corrompue, murmurai-je.
Martel me regarda quelques secondes de plus, puis se détourna de moi et se dirigea vers la camionnette garée.
— Monte.
— Quoi ?! s'étrangla l'homme qui avait tout à coup une intonation d'adolescent outré. Mais… !
— N'essaie pas de contredire Martel, dit Dolchatte d'un ton blasé. J'ai essayé, c'est peine perdue. Allez, la miss, on embarque, me lança-t-il en me tendant la main pour m'aider à monter. Il faut qu'on se grouille avant qu'ils aient posé leurs barrages !
Je hochai la tête et sautai à mon tour dans le fourgon, juste avant qu'il démarre et que l'on claque les portes derrière moi. Je me retrouvai au milieu de sacs de jute, de cordages et… de fusils. Je m'assis, entourée de terroristes. L'un d'eux avait allumé une lampe tempête qu'ils avaient fixée au plafond, me permettant de voir enfin à quoi ressemblaient les uns et les autres.
Dolchatte, un homme aux cheveux noirs hirsutes et dont le front massif assombrissait le regard, avait un visage plus marqué que ce que j'aurais imaginé en entendant sa voix. Kobor, avec sa peau sombre, son regard perçant et sa montagne de muscles, était encore plus intimidant à la lumière du jour. Quant au dernier, s'il était plutôt musclé et me regardait d'un air boudeur, le fait qu'il avait l'air d'un adolescent ayant à peu près autant d'autorité qu'un fils cadet désamorçait complètement son côté agressif.
— Et du coup, à qui ai-je l'honneur ? demanda Dolchatte d'un ton presque badin.
— Roxane Penovac. Je travaillais au Bigarré, et j'ai été arrêtée après l'attaque parce que je suis l'amie du Fullmetal Alchemist.
— Emprisonnée pour une amitié avec un Alchimiste d'État, c'est léger comme CV, commenta celui que je décidais de surnommer mentalement le sale gosse.
— Tais-toi p'tit con, fit Dolchatte en lui adressant un petit taquet derrière la tête. Ça fait des mois qu'il est recherché par l'armée, tiens-toi au courant un peu !
— C'est assez sérieux pour qu'ils l'aient fichu en isolation, rappela Kobor.
— J'avoue, t'as pas le profil type du prisonnier. Tu as dû pleurer.
— Elle a surtout chanté, épilogua Kobor.
— Chanté ? C'est naze !
— Quand tu n'as pas entendu de musique depuis sept ans, je peux te dire que c'est tout sauf naze. Merci, pour les concerts, d'ailleurs.
Il avait dit ces derniers mots en me regardant droit dans les yeux et je restai stupéfaite, découvrant que ce que j'avais fait pour survivre à ma manière avait pu aider d'autres personnes. Je n'avais pas vraiment pensé au fait que mes chants dépassaient la porte de ma cellule, qu'il y avait d'autres personnes pour l'entendre.
Je me demandais si c'était juste à cause de ça qu'il avait choisi de prendre le temps de s'occuper de moi, de me forcer à me lever. Est-ce que c'était parce que j'avais, sans le savoir, fait quelque chose pour lui ? Je n'en savais rien, mais je hochai la tête en signe de remerciement.
— Edward Elric est une menace sérieuse pour l'Armée, commençai-je.
— Si c'est vraiment lui qui nous a avertis de l'attaque du Devil's Nest, en effet, c'est un sacré crime aux yeux de l'État.
— C'est bien lui, confirmai-je. Il a parlé à Greed avant l'attaque pour le prévenir.
- Greed ? C'est qui, Greed ?
— Faut pas lui en vouloir, il est arrivé après, fit Dolchatte en le désignant du pouce avec un clin d'œil complice qui masquait mal sa tristesse.
— Hé ! J'aime pas qu'on se foute de moi !
— Ça va, on te taquine.
— Je ne l'ai jamais vu parler à Greed, alors j'aimerais bien comprendre, fit le grand brun avec une petite moue. Il paraît pourtant qu'il passe pas inaperçu, le Fullmetal. Ou alors, il est passé par un intermédiaire ?
— Vous n'avez pas vu une jeune femme, lunettes et cheveux noirs au carré, venir au Devil's Nest, quelques jours avant l'attaque ?
Dolchatte pencha la tête de côté, fouillant sa mémoire.
— Ça me dit vaguement quelque chose… fit Martel.
— C'était lui. Enfin, elle.
— … Quoooi ?! lâcha l'homme stupéfait.
— C'est une longue histoire…
— Je sens que j'ai beaucoup à rattraper, commenta placidement Kobor. Mais ça fait du bien de revenir dans le business. Je suppose que vous avez des plans pour moi, si vous avez voulu me faire sortir ?
— On a besoin d'un leader charismatique pour mener la révolte dans la région Sud, ça vous branche comme job ?
— Je pense que j'ai le profil, répondit Kobor avec un sourire amusé.
Un son attira notre attention et je tournai la tête, voyant que Martel avait toqué à la fenêtre qui séparait l'avant de l'arrière de la camionnette.
— On en reparlera quand on sera sortis d'affaire. Pour l'instant on dirait qu'on a besoin de mes compétences de pisteur. Je vous laisse !
À ces mots, il se leva, fit coulisser la fenêtre et la traversa pour sauter tête la première sur le siège de passager comme l'aurait fait un chien, m'arrachant un rire.
— Enfin, qu'est-ce que tu foutais ? pesta Martel.
— Les présentations.
— Tu crois pas que c'est prématuré ? On n'est pas encore au QG, je te signale. J'aimerais éviter de devoir faire connaissance avec les militaires, alors au boulot !
Dolchatte ouvrit la fenêtre et pencha la tête, se prenant en plein visage des bourrasques qui s'engouffrèrent dans la camionnette, faisant voler mes cheveux et claquer les sacs en toile.
— Y'a du monde à deux heures, tourne à gauche !
— OK ! répondit Martel en tournant le volant.
Je jetai un coup d'œil à la fenêtre, apercevant des alternances de maisons, bois et lieux-dits entourés de champs, surplombés par un ciel piqueté d'étoiles. Nous étions déjà à l'extérieur de la ville, et plus nous nous éloignions de Central, plus ils auraient du mal à nous trouver. Nous pouvions partir n'importe où.
L'air glacé me fouettait les joues, me donnant l'impression de revivre, donnant au monde un parfum de danger et d'aventure. Un monde se rouvrait à moi, plein de promesses et d'imprévus.
Je ne savais pas encore ce que j'allais faire, mais pour quelques instants, je m'autorisai à oublier l'angoisse, la violence et la mort, le passé douloureux et le futur incertain, pour juste savourer cette sensation en m'en gonflant les poumons.
J'étais libre.
