Tout arrive, même les nouveaux chapitres de Bras de fer ! Oui, je sais, l'attente a été longue, je suis désolée pour ces longs mois de silence... J'espère que vous ne m'avez pas complètement oubliée ! Le pire, c'est que je n'ai pas vraiment pu terminer la rédaction de la 6e partie. MAIS ! J'ai avancé quand même, et j'ai progressé sur le scénario de la dernière partie. Comme vos jolies reviews me manquent terriblement et qu'il y a des chances pour que je puisse écrire davantage cet été, j'ai décidé que c'était le bon moment pour reprendre la publication.

La dernière fois, je vous disais que j'attendais une petite crevette. Sa naissance a été une aventure, qui fini bien mais a été chaotique : Elle est arrivée avec 1 mois et demi d'avance, après trois semaines d'attente à l'hôpital qui ont bouleversé tout nos plans. Elle va très bien et a prospéré depuis, et si vous venez à la Japan Expo, vous aurez l'occasion de le constater par vous-même.

Parce que oui, j'y serai (notre réservation date d'avant le covid) notre petit chat avec ! Une édition qui s'annonce particulièrement sportive, à l'image des moments ou je travaille debout devant mon pc en la berçant de l'autre main. Je suis en train d'essayer de faire un recueil à propos du Bigarré pour l'occasion, même si les conditions ne sont pas idéales, je ne désespère pas de l'imprimer à temps !

Du coup, pour ceux qui viennent à la Japan Expo, rendez vous chez Al & As, Hall 6, stand n°U685. Vous m'y trouverez avec mon Barbu, ma Crevette, ma Jumelle bénéfique, mon stock de fanzines (il ne me reste plus beaucoup de Sweet suicide) et d'illustrations. Comme toujours, je serai ravie de papoter avec vous !

Enfin, c'est bien beau tout ça, mais vous avec déjà assez attendu, il est temps de vous laisser lire. J'espère que ce chapitre vous plaira (même si je le sais bien, hein, que vous auriez préféré un point de vue Roy :P)

Bonne lecture !


Chapitre 90 : Retour au pays (Roxane)

Je levai les yeux vers la falaise dorée par le soleil couchant, dévorant du regard ce paysage que je connaissais si bien et que je n'avais pas vu depuis des mois, tandis que la voiture filait sur la route de la plaine en contrebas de Lacosta. Même si le temps s'était radouci ces dernières semaines, nous étions toujours en février et la neige s'accrochait encore aux reliefs, faisant ressortir d'autant plus les arbres nus et les vignes décharnées.

— Tu as l'air dans tous tes états, commenta Dolchatte d'un ton amusé, le coude posé sur la portière dont il avait baissé la vitre, laissant l'air froid s'engouffrer dans la voiture.

— Qui ne le serait pas en revenant dans sa ville natale ? répondis-je.

— Je ne sais pas, quand je suis retourné à Rush Valley, je ne ressemblais pas à un gosse qu'on emmène au cirque.

— Hé !

Il s'esclaffa devant ma mine faussement offusquée et se concentra de nouveau sur la route.

— J'espère que les habitants seront contents de te retrouver, parce que la situation est plus que tendue ici. Il y a pas mal de soldats en ville.

— Ce n'était pas déjà glorieux quand je suis partie à l'automne.

— Ça ne s'est pas arrangé depuis.

— Je sais… soupirai-je.

Je le savais, parce que mon séjour à Central avait été rythmé par les courriers de June, dans lequel elle me donnait des nouvelles et laissait transparaître son inquiétude quant au destin de la ville, qui s'était dépeuplée face à la rudesse des soldats et l'austérité de l'hiver.

— Je ne pense pas approcher beaucoup plus, je sens qu'il y a des gens pas loin, je préfère ne pas prendre le risque.

— Ça me va, je finirai à pied. C'est déjà inespéré que tu aies pu me rapprocher autant.

Dolchatte ralentit et se gara sur le bas-côté, et je sortis, m'étirant en levant les bras vers le ciel d'un bleu d'encre.

— Une marche ne me fera pas de mal… La route était longue.

— Ne m'en parle pas… Il faut encore que je me tape le retour.

— Ça va, Fenief n'est pas si loin.

— On se tient au courant pour la suite ?

— Yep ! m'exclamai-je.

Il me tendit la main et je l'attrapai pour la serrer, avant de l'attirer pour une accolade en lui tapotant l'épaule.

— Sérieusement, merci pour ce que vous avez fait.

— Tu rigoles ? Les informations que tu as données valent de l'or. Et maintenant, au moins, on sait contre quoi on se bat.

— Je compte sur vous pour ne pas l'ébruiter, hein.

— Oui, ça reste entre Kobor, Martel et moi.

Je hochai la tête, rassurée. Si j'avais embarqué avec eux faute d'options, j'avais rapidement appris à apprécier la bande, m'encanaillant sans doute un peu au passage.

— Bon, je file, je n'ai pas envie de rouler en pleine nuit.

— Je comprends, surtout que les routes sont dangereuses dans le coin. Allez, file ! m'exclamai-je.

— Hé, c'est pas à toi de donner des ordres ! rappela-t-il sans cesser d'être amusé.

— Je sais, je sais ! Allez, à une prochaine !

— Fais gaffe à toi, et tiens-nous au courant !

Il claqua la porte et manœuvra tandis que je reculai, puis reparti avec un dernier signe de main que je lui rendis. Puis, comme la voiture s'éloignait et qu'un vent frais faisait claquer mon manteau, je me décidai à me remettre en route en secouant la tête avec un sourire désabusé.

Dolchatte m'amusait et c'était dans la bande celui qui avait le plus su me mettre à l'aise. Il avait beau être franc du collier, il avait une sorte de bienveillance naturelle qui ne collait définitivement pas à l'image qu'on se faisait d'un terroriste. J'avais été la première étonnée de me retrouver à me lier d'amitié avec lui. D'ailleurs, en découvrant cette complicité naturelle, je n'avais pas pu m'empêcher de me dire qu'il y aurait peut-être pu y avoir davantage entre nous si je n'étais pas déjà amoureuse de Jean.

Ne t'inquiète pas, pensai-je à son intention. Tu n'es pas près d'être détrôné.

En pensant à lui, je pinçai la base de mon annulaire gauche, comme pour chercher cette bague qui n'était plus là. Même si j'avais été bien occupée durant ces quinze derniers jours, j'avais pensé à lui mille fois au moins. Après avoir été en prison, je me retrouvais à des kilomètres de Central… mais la situation était très différente : hors des murs, je pouvais espérer agir, et c'était ce que j'avais commencé à faire.

J'avais partagé une partie des informations avec l'équipe des Snake & Panthers, à propos d'Edward, des Homonculus. Et comme ils savaient certaines choses, ils avaient accepté de me croire sur d'autres. Le marché s'était avéré plus fructueux pour nous que je l'aurais imaginé.

Tandis que je marchai sur la route calcaire, voyant les ombres monter le long des montagnes, je ne pouvais pas m'empêcher d'avoir un léger sourire en me disant que même s'il l'ignorait, Edward comptait quelques alliés supplémentaires. J'avais hâte de pouvoir lui annoncer ça, parce que même si nous nous étions quittés dans des conditions terribles et que l'ambiance du pays semblait toujours plus chaotique, j'avais tout de même de l'espoir.

Et cet espoir, je voulais le partager.

J'espérais que les rumeurs entendues par les alliés des Snake & Panthers disaient vrai et que je parviendrai à retrouver Edward ici… mais même dans le cas contraire, je savais qu'en revenant à Lacosta, je pourrais trouver un moyen de me rendre utile.

Reste à atteindre la ville, pensai-je en levant les yeux vers la pente qui me surplombait, voyant les premiers réverbères s'allumer au loin. J'en ai encore pour quelques heures de marche…

Et après… on verra comment ça se présente.


La cage d'escalier où je m'étais pelotonnée était plongée dans la pénombre et si la vitre cassée de la porte m'avait permis de l'ouvrir de l'extérieur en passant la main entre les barreaux, elle échouait à garder une température correcte dans les communs de l'immeuble. Enveloppée dans une gabardine trop grande pour moi, je tremblais de froid, me frottant les épaules pour me réchauffer et baillant de temps à autre dans une attente qui semblait sans fin.

J'espère qu'elle va finir par arriver… qu'elle n'a pas déménagé… Le temps devient sacrément long, et vu la température, j'aimerais éviter de passer la nuit dehors… Et puis, si je m'endors quelque part et qu'on me retrouve, je serai dans de beaux draps…

Je laissai ma tête dodeliner contre le mur, luttant contre le sommeil, le froid et une angoisse lancinante.

Lacosta avait toujours une période d'hibernation. Quand on l'avait connue au cœur de l'été, avec ses lampions et ses bars ouverts en continu dont les terrasses envahissaient les rues. La redécouvrir silencieuse et endormie pouvait être choquant. J'avais toujours vécu là et je m'étais habituée au cycle des saisons, sachant que les fêtes fleurissaient avec les arbres et que c'était là un cycle naturel. J'appréciais même la lenteur indolente de l'hiver, qui autorisait tout un chacun à vivre au ralenti sans être dans l'angoisse de ne pas finir à temps.

Mais, en me faufilant discrètement dans les rues du quartier est une fois la nuit tombée, j'avais immédiatement capté une ambiance lourde qui n'avait rien à voir. Ce n'était pas le silence paisible d'une ville endormie dans son autosatisfaction après une riche saison. Il n'y avait personne dans les rues, personne d'autre que les soldats dont je me cachais soigneusement, le cœur tambourinant de peur. À travers les persiennes des étages, presque aucune lumière ne filtrait. Quelques volets grinçaient et claquaient sous les doigts du vent, ajoutant à l'ambiance sinistre des lieux.

En me hâtant, me cachant de porches en cours intérieures, filant par les raccourcis et effleurant les pierres de ses rues que je connaissais par cœur, j'avais senti cette conviction couler en moi comme une mélasse de plomb.

Lacosta ne s'était pas seulement endormie… c'était devenu une ville morte.

Cette idée étouffante ne me quittait plus tandis que j'attendais dans la cage d'escalier, écrasée par la culpabilité d'être partie et d'avoir laissé tous ceux qui avaient fait ma vie depuis ma naissance affronter sans moi cette déliquescence terrible.

Puis, j'entendis un bruit de pas et le son d'un trousseau de clés qui me sortirent de ma torpeur. Je me redressai, me collant au mur pour me fondre dans les ombres, tandis que la silhouette poussait la porte qui s'ouvrit en grinçant et traversa l'entrée à pas rapides. Quand elle entra dans mon champ de vision, je reconnus immédiatement le manteau et la queue de cheval de June, et tendis la main pour toucher son épaule.

Je ne m'attendis pas à ce qu'elle sursaute violemment et bondisse en arrière, fourrant la main dans son sac à main. Elle avait failli hurler, et dans le clair de lune, je vis que son visage était marqué par la peur.

— Qui êtes-vous ? lâcha-t-elle d'une voix grave, les yeux plissés dans une expression de peur mêlée de rage. Que me voulez-vous ?

Je ne répondis rien, et me contentai d'avancer de trois pas pour sortir de l'ombre. Elle se crispa tout d'abord, puis la peur s'effaça quand elle me reconnut.

— … Roxane ? souffla-t-elle, stupéfaite. C'est vraiment toi ?

Je hochai la tête et elle plaqua ses deux mains sur son visage, luttant pour contenir ses émotions.

— Oh Bon Dieu, Roxane…

Elle se précipita vers moi pour me serrer dans ses bras en tremblant, baissant la tête vers moi. Je l'enlaçai à mon tout, luttant contre une envie de pleurer en la sentant si fragile, bouleversée, épuisée.

Puis elle se redressa, reprenant sa contenance, et m'attrapa par le poignet pour me tirer vers l'escalier.

— On n'est pas en sécurité ici. Viens.

J'obéis, montant l'escalier à pas de loups derrière elle, tandis qu'elle scrutait chaque palier avant d'arriver au troisième étage. Elle tira ses clés de sa poche et ouvrit fébrilement la porte avant de me pousser à l'intérieur de l'appartement et d'entrer à ma suite.

J'allumais la lumière, connaissant les lieux comme chez moi, et me sentis aussitôt apaisée en retrouvant les murs familiers de ce lieu où j'avais si souvent trouvé refuge.

— Ça fait des semaines que tu n'as pas donné de nouvelles. J'ai fini par avoir vent de l'attaque qui a eu lieu à Central, au Bigarré… je suis tellement soulagée que tu n'aies rien ! s'exclama-t-elle en se tournant vers moi après s'être débarrassée de son manteau.

Je m'attendais à ce genre de réaction, mais pas au coquart qui ornait son œil droit.

— June ! m'exclamai-je d'un ton horrifié. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

La grande brune se figea et porta instinctivement la main à sa blessure, sa bouche se crispant durement. Elle répondit avec un temps de retard.

— … Je n'ai pas envie d'en parler.

— Oh, June… soufflai-je en laissant tomber le sac que j'avais sur l'épaule pour la serrer dans mes bras, la gorge nouée par la peine.

Elle n'avait pas besoin d'en dire plus, nous nous connaissions depuis trop longtemps. Je pouvais deviner de manière bien trop limpide pourquoi elle avait employé ces mots. Elle pesait dans mes bras, silhouette trop grande ployant sous un poids trop lourd, et je me maudissais de l'avoir laissée derrière moi, de l'avoir abandonnée en la pensant si forte.

— Roxane… j'ai cru que tu étais… que tu étais…

— Que j'étais morte, hein ?

Elle hocha la tête sans répondre, et je lui tapotai l'épaule.

— Comme tu vois, je suis encore en un seul morceau… mais si je suis honnête, j'ai quand même eu chaud aux fesses deux ou trois fois.

— Qu'est-ce qui s'est passé à Central ?

— Et ici, qu'est-ce qu'il s'est passé ? soufflai-je en réponse.

— Toi d'abord, ordonna-t-elle comme elle l'aurait fait enfant.

Sa réaction me fit sourire.

— D'accord, mais ça va être long, prévins-je. Tu as du café ?

— Non, c'est devenu trop cher, répondit-elle d'un ton d'excuse. Mais il me reste du tilleul.

— Ça me va. Je prends n'importe quoi qui puisse me réchauffer ! répondis-je en lui souriant largement.

Elle me répondit par un rire nerveux et je me débarrassai de mon manteau à contrecœur, encore glacée par cette longue attente tandis qu'elle mit l'eau à chauffer. En la regardant de loin, s'activant devant la gazinière, je me sentis de plus en plus inquiète pour mon amie d'enfance.

— Tu as maigri, commentai-je.

— Toi aussi.

C'était vrai. L'emprisonnement et la cavale qui s'en était suivie, entre stress, privation, et longues marches, avaient eu raison d'une partie de mes kilos supplémentaires. La chemise et le pantalon d'homme que je portais, pas du tout taillés pour ma morphologie, accentuaient encore ce changement.

J'aidais June à préparer l'infusion, fouillant dans le vaisselier comme si j'étais chez moi, puis extirpant de mon sac une boite de gâteaux emportés pour tenir si l'attente s'avérait plus longue que prévu.

Quelques minutes plus tard, nous étions assises face à face avec chacune une tasse fumante entre les mains, échangeant un regard entre joie et douleur. Le bonheur de se retrouver se mêlait à l'épuisement et la peine de voir l'autre en si piteux état. J'avais beau me sentir plutôt en forme et ne pas avoir trop souffert ces derniers jours, préférant agir et aller de l'avant, dire que je n'avais pas été éprouvée par les derniers événements était un mensonge auquel personne ne pourrait croire. Surtout pas June, qui me connaissait depuis l'enfance.

Elle tourna vers moi son regard noisette, malicieux malgré les cernes et son coquart qui semblait plus marqué à chaque fois que je le regardais, et me demanda simplement.

— Alors, qu'est-ce qu'il s'est passé depuis ta dernière lettre ? Raconte-moi tout.

— C'est une longue histoire, prévins-je.

— Raison de plus pour ne pas tourner autour du pot, fit-elle d'un ton taquin.

Je soufflai un instant sur ma tasse avant de siroter quelques gorgées de la tisane encore brûlante, puis je pris une grande inspiration et commençai à tout lui raconter.


Après notre évasion rocambolesque, les Snake and Panthers et moi avions fui vers le sud, le fourgon bringuebalant dans des routes forestières et évitant habilement les barrages de l'Armée.

— Je trouve ça fou qu'on ne se soit jamais fait prendre, fis-je remarquer le matin du troisième jour. Ce fourgon n'est pas vraiment discret !

— Ils n'ont pas compris qu'ils devaient chercher celui-là spécifiquement, répondit Dolchatte. Et puis, on n'apprend pas à un vieux singe à faire la grimace.

— Comment ça ?

— Ton Fullmetal ne te l'a pas dit ? On faisait partie de l'Armée… avant, lâcha Martel avec un coup de volant.

— On connaît pas mal de trucs du milieu. Visiblement, le moustachu a oublié ce détail quand il a lancé des recherches à notre sujet.

Je pouffai de rire en entendant le Généralissime être désigné de manière aussi irrespectueuse. Il paraissait beaucoup moins intimidant, vu comme ça.

— En même temps, heureusement pour vous… et pour moi.

— Au fait, où est-ce qu'on va ?

— Dolchatte a une planque d'enfer du côté de Rush Valley.

— On va encore chez le vieux fou ? demanda le sale gosse d'un ton plaintif.

Il s'appelait Marshall en réalité, mais le surnom sale gosse lui allait beaucoup mieux, et je continuais à le désigner intérieurement de cette manière.

— Ne parle pas comme ça de Stain, grommela Dolchatte. Il mérite tout ton respect.

— Je… viens de penser à quelque chose de désagréable, fis-je, interrompant leur conversation.

— Quoi ?

— Est-ce que vous avez contact avec un médecin ?

— Pas vraiment, pourquoi ? fit Dolchatte d'un ton inquiet.

— J'ai eu des points récemment, juste avant d'être emprisonnée… On m'a dit qu'il faudrait les retirer quinze jours après, mais…

À ces mots, Martel eut un rire.

— Quoi ? m'exclamais-je.

— Ce n'est que ça ? répondit-elle d'un ton léger.

Je la regardai d'un air mi-perplexe, mi-boudeur.

— Si tu avais eu besoin de médicaments précis ou de soins d'urgence, ça aurait été plus compliqué, mais pas besoin d'un médecin pour une broutille pareille, répondit-elle en agitant une main négligente.

— Euuh, je ne suis pas sûre que ça soit une broutille, bafouillai-je.

— Que ce soit Roa, Martel ou moi, on sait tous faire ce genre de soins, expliqua Dolchatte. Ça faisait partie de notre formation de troupe d'élite à l'Armée.

— Oh… je vois. Je ne savais pas.

— Le Fullmetal n'a pas appris ça ?

— Je ne crois pas… mais il avait un statut un peu à part, répondis-je avec un sourire maladroit.

— Enfin, si ce n'est que ça qui t'inquiètes, on pourra s'en occuper à la prochaine escale, répondit Martel d'un ton presque doux.

Je recomptai sur mes doigts pour me rappeler de quand dataient les soins, puis hochai la tête.

— Si c'est possible.

— Bon, par contre, on n'aura pas d'anesthésiant.

— À la guerre comme à la guerre, répondis-je avec un sourire, tout en n'en menant pas large à cette idée.

Le trajet se passa ensuite, d'échange en aveux. Quand il n'était pas en train de guider Martel ou de renifler les environs, Dolchatte s'asseyait avec nous à l'arrière du fourgon et nous partagions nos passés respectifs les uns avec les autres.

Il me raconta les entraînements spéciaux qu'ils avaient reçus, alors qu'il était dans le même régiment de Martel, la manière dont Ishbal s'était enflammée par leur faute, aussi. L'Armée les avait missionnés en secret pour attaquer un temple et relancer le conflit.

— On nous disait que c'était un refuge des têtes du mouvement armé Ishbal, mais il n'en était rien. C'était des gens normaux, des réfugiés. Les soldats les plus obéissants ont attaqué et on s'est retrouvé dans la mêlée sans pouvoir faire grand-chose de plus. Martel, Roa et moi, on a vite compris que c'était une manœuvre de l'État pour déchaîner la colère de l'ennemi et justifier de les attaquer encore plus violemment ensuite. On a confronté nos supérieurs à cet ordre de mission.

— On était un peu cons, à l'époque, ponctua Roa entre deux plis de bataille avec Marshall.

— Ouais, on était un peu cons. Tout ce qu'on y a gagné, c'est de finir au cinquième laboratoire, avec tous ceux qui avaient remis en cause cette attaque de près ou de loin.

Il évoqua ensuite la vie qu'il avait vécue en prison, puis dans le cinquième laboratoire. Ce qu'il ne dit qu'à demi-mot, c'est que les traitements qu'il avait subis, les expérimentations alchimiques qui leur avaient conféré ces pouvoirs hors du commun étaient venus avec leurs lots de souffrances, d'échecs difformes et de morts de leurs camarades. Ils étaient des survivants, et le simple nom de Shou Tucker lui faisait plisser les yeux, les réduisant à de simples fentes suintant de haine et de colère.

Je fus heureuse de pouvoir lui annoncer que son tortionnaire était mort, comme Edward me l'avait dit.

— Mais il n'y avait pas que lui, tu sais. Il n'était même pas là si souvent. Sur la fin, on voyait plus ce vieux gars, là…

— Docteur Bailey.

— Oui, ce salaud. C'était un collège de Tucker, et c'est surtout à lui qu'on a eu affaire. Un vieux gars bien peigné qui n'aimait rien plus que nous torturer. J'espère qu'il crèvera dans d'atroces souffrances si c'est pas encore fait. C'est tout ce qu'il mérite.

Kobor, lui, nous raconta les actions qu'il avait menées dans le Sud, tâchant de canaliser le soulèvement contre l'Armée, particulièrement corrompue et violente dans la région. Il avait été le fer de lance d'actions pacifiques, mais pas anodines pour autant : manifestations massives, grèves, boycott, refus généralisé de coopérer… Il parvenait à rallier d'autant plus de personnes à sa cause que les actions qu'il incitait à faire en masse étaient rarement condamnables par l'Armée. C'était la somme d'actions individuelles qui provoquait le chaos à grande échelle, et il avait ce regard qui portait plus loin que les autres et qui lui permettait de savoir ou peser pour agir le plus efficacement.

Je l'écoutais, fasciné, et lui parlais de Lacosta, la ville de mon enfance, lui racontant le passage d'Edward et le crépuscule qu'il avait involontairement provoqué, lui demandant ce qu'il pensait de nos choix, s'il avait des idées pour aider cette ville à laquelle j'étais attachée malgré ses nombreux défauts. Lui s'était montré très encourageant dans ses réponses, et plus je discutai avec lui, plus la crainte qu'il m'avait inspirée lorsque j'étais en prison se transformait en admiration. L'échange me donna la ferme résolution de retourner à Lacosta et de trouver ce que je pourrai faire là-bas pour changer les choses. Je n'aurai jamais son charisme, mais si je pouvais pencher la balance, rien qu'un peu…

C'était à ce genre de choses que je pensais alors que venait la nuit et l'heure de faire escale. Trouver à manger, à boire, de quoi se réchauffer et cuire le repas, toutes ces choses ancrées dans le réel occupaient les uns et les autres, et malgré nos différences, je parvenais à trouver ma place comme si j'avais toujours fait partie de ce gang improbable. Quand le sale gosse revint du village où il était parti acheter à manger, il fut salué par des exclamations joyeuses en sortant une bouteille de vodka.

— Calmez-vous, les gars, fit sèchement Martel. C'est à but médical, pas pour se torcher.

— Pfff, quelle rabat-joie.

— Tu seras bien content qu'on puisse te soigner avec un minimum d'hygiène si tu es blessé dans les jours à venir.

Elle se tourna ensuite vers moi.

— Si tout va bien, il ne devrait pas y avoir de saignements, mais on ne sait jamais… et c'est toujours mieux de désinfecter les outils.

— Il n'y a pas de doute, oui !

— Dolchatte !

— Yep ?

— Je te laisse t'en charger ?

— Pas de soucis, fit l'homme en s'approchant.

— Tu ne t'en occupes pas ? demandai-je avec un certain étonnement.

— Je connais la technique, mais crois-moi, c'est un meilleur soigneur que moi, répondit-elle en me fourrant la bouteille dans les mains. Et puis, j'ai d'autres choses à gérer dans l'immédiat.

— D'accord, bafouillai-je d'un ton un peu hésitant.

Je me retrouvai donc à côté de ce gaillard que je connaissais somme toute encore assez mal et il m'adressa un sourire un peu gêné.

— Ça va ? Tu aurais peut-être préféré qu'une femme s'occupe de ça.

— Ça ne me gêne pas, c'est plus que je suis surprise.

— Martel est très pragmatique, et… pas très sensible à la douleur. Du coup elle sait qu'elle n'est pas la mieux placée pour soigner d'autres personnes. Ceux qui ont fait des études comparatives préfèrent que ce soit moi qui le fasse.

— Je te fais confiance, alors.

Malgré tout, je ne faisais pas la fière en montant à l'avant, tandis que les autres s'affairaient au cul de la camionnette pour préparer le repas. Dolchatte alluma le plafonnier puis demanda simplement.

— Où est la plaie ?

— Dans le dos, répondis-je en retirant le pull que je portais avant de déboutonner ma chemise et en retirer une manche pour dévoiler mon épaule blessée.

Dolchatte émit un sifflement impressionné.

— Tu ne t'es pas loupée, dis donc. Comment tu t'es fait ça ?

— C'est une chimère… le soir de l'attaque du Bigarré.

— Je suis désolé… tu ne dois pas être très à l'aise avec nous, souffla-t-il d'un ton compatissant en s'affairant pour désinfecter ses instruments.

— Vous… C'est différent. Vous êtes encore humains, répondis-je d'une voix songeuse.

— Tout le monde n'est pas d'accord avec cette affirmation.

J'avais entendu le sourire mélancolique à travers ses mots et devinai qu'entre l'Armée et le cinquième laboratoire, ils avaient sûrement été plus souvent traités comme des bêtes que comme des hommes.

— Je vais désinfecter le dos avant de retirer les premiers points, prévint-il.

Je hochai la tête et sentis le tissu froid et humide, et une légère sensation de brûlure sur ma plaie.

— Ça risque de prendre un moment. J'avoue que quand tu as parlé de points je ne m'attendais pas à ça.

— Quoi, tu me prenais pour une princesse ?

— Non, mais avec une blessure pareille, je pense que même Roa se serait plaint pendant le voyage.

— Je ne suis pas là pour me plaindre, répondis-je en haussant les épaules.

— Ne bouge plus, que je coupe.

J'obéis et gardai le silence, serrant les dents en sentant qu'il tirait le fil pour le retirer.

— Si ça peut te rassurer, ça a l'air sain.

— Si ça n'avait pas été le cas, je pense que LÀ, tu m'aurais entendue me plaindre, répondis-je, lui arrachant un petit rire.

— Tu as l'air de bien supporter la douleur.

— Je me suis beaucoup blessée enfant, je suppose que je dois être blasée.

— J'aimerais bien voir la tête de Marshall en voyant ces cicatrices…

— Le sale gosse ?

— Ahah, oui, ça lui va bien comme surnom ! Lui qui s'imagine que tu es une petite chose fragile parce que tu es « juste une chanteuse »… je peux t'assurer qu'il encaisse beaucoup moins que toi. Il a bien failli tourner de l'œil la fois où il s'est blessé à la main !

— S'il avait testé ce que ça fait d'avoir ses règles, il ne traiterait aucune femme de princesse.

Ma réponse lui arracha un rire et la discussion parvint à me distraire de la douleur. Moi qui ne m'étais pas vue dans la glace depuis l'attaque, j'avais envie de lui demander à quel point les cicatrices étaient visibles, et surtout si elles étaient laides… mais je me disais que poser ces questions et me montrer vulnérable était risqué, alors que j'étais au milieu de combattants, dans une atmosphère âpre. Si je me montrais faible, est-ce qu'ils ne risquaient pas de m'abandonner ?

Alors je parlai d'autre chose en gérant la douleur, gardant le silence quand ça devenait trop pénible. En vérité, je m'étais habitué à cette sensation, tantôt vive, tantôt sourde, diminuant au fil des jours. Quand je repensais aux autres blessés ce soir-là, je savais que je pouvais m'estimer heureuse d'être en vie, debout sur mes deux pieds.

— J'ai presque fini, annonça-t-il.

Je lâchai un soupir de soulagement, pas fâchée à l'idée d'échapper à la douleur et au froid hivernal. La cabine de la camionnette coupait du vent, mais il n'y faisait quand même pas très chaud, et je me dépêchai de me rhabiller le moment venu.

— Hé, Roxane…

— Oui ?

— Mon avis vaut ce qu'il vaut, mais… je pense que ça laissera une cicatrice plutôt classe.

Je me retournai vers lui en ouvrant des yeux ronds, et, sous front massif, croisai une expression encourageante. J'y vis son tempérament amical, mais aussi la conscience que les soins avaient été douloureux, et que cette blessure marquait mon esprit autant que mon corps. J'y lus une invitation à l'aimer comme il était, et à être fière de cette marque que je n'avais pas demandée.

C'était sans doute un regard biaisé, celui d'un guerrier, d'un survivant, d'une chimère qui avait emprunté des instincts à l'animal qui s'était fondu en lui… mais peu importait, parce que je n'aurais jamais imaginé que qui que ce soit puisse trouver une telle cicatrice « classe » chez une femme.

Est-ce que Jean aurait la même réaction en me revoyant ? Quelque part, je l'espérais. En tout cas, ses mots m'avaient soignée autant que ses gestes, et je me sentis touchée.

Cette pensée me fit sourire doucement, et après un instant de silence qui risquait de devenir gênant, je lançai d'un ton amusé.

— Je comprends mieux pourquoi Martel t'a confié cette tâche.

— Est-ce que c'est un compliment ?

— D'après toi ?


Il me fallut un certain temps pour résumer la cavale d'Edward et ses fausses identités, l'attaque du Bigarré, mon emprisonnement et ma fuite. June, elle, m'écouta sans m'interrompre, avec son regard inflexible.

— Et donc, si je résume, épilogua June après mon récit, tu as vécu en colocation avec Angie qui était en fait Iris qui était en réalité Edward, puis quand les choses ont mal tourné tu as été emprisonnée, puis tu es partie en cavale avec des tueurs et des terroristes ?

— Ils gagnent à être connus, tu sais.

June me jeta un regard oscillant entre l'incrédulité et l'amusement.

— Tu m'étonneras toujours.

— Merci.

Elle secoua la tête et s'autorisa un sourire désabusé.

— Je suppose que « passé les bornes, il n'y a plus de limites ».

— C'est un peu ça… Et toi ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivé depuis la dernière fois ? J'ai l'impression d'avoir loupé beaucoup de choses.

Je n'avais pas pu empêcher mon regard de passer sur son œil au beurre noir et je vis son expression joyeuse s'éroder.

— Beaucoup de choses… beaucoup de rien, aussi. Le quotidien qui se dégrade doucement. Beaucoup de gens ont abandonné. On a beau s'acharner pour conserver nos droits, pour tenir le coup, les militaires laissent la ville couler à petit feu. Évidemment, il y en a pour faire le gros dos, mais ils aboient plus qu'ils ne mordent. Quand tu vois comment les choses se passent à Liore, tu y réfléchis à deux fois avant de prendre ta pelle et ta fourche pour assommer un militaire.

Je hochai la tête. Quand j'étais au Bigarré, j'avais bien assez à penser entre mon histoire avec Jean et la manie d'Angie de se mettre en danger de mort à la moindre occasion pour ne pas trop me préoccuper de l'actualité, mais après deux semaines en compagnie de résistants — ou terroristes, question de point de vue — j'avais eu une formation accélérée sur la situation économique et politique du pays.

Le moins qu'on puisse dire était que ce n'était pas glorieux.

Dans la région Sud, l'Armée avait la réputation d'être un panier de crabes ou la plupart des militaires l'étaient devenus par quête de pouvoir, pour l'opportunité de voir leurs abus couverts par l'autorité, ou simplement parce qu'ils étaient trop médiocres pour espérer devenir des artisans. Il en résultait une armée qui aurait été méprisée par la population si elle n'avait pas eu un tel pouvoir de nuisance.

La simple rumeur que Kobor était de retour avait provoqué une onde de choc. Moi qui ne le connaissais que de nom, je découvrais au fil des éloges des autres l'icône de résistance pacifique qu'il représentait. S'il n'avait pas été condamné à mort par l'Armée malgré son influence, c'était parce que, pas une fois, il n'avait donné la mort ou donné des ordres allant en ce sens.

Dans ces conditions, l'exécuter aurait mené à un mouvement de désobéissance au mieux, une guerre civile au pire. Une perspective qui aurait mis l'Armée dans une position délicate, à un moment où tous les efforts de guerre étaient concentrés du côté de la révolte Ishbale.

— Alors, il n'y a pas eu de révolte armée ? demandai-je à June.

— Des soulèvements isolés, vite réprimés à coups de grenades lacrymogènes. Il y a eu des blessés, mais pas de morts, en tout cas, pas encore. On est nombreux à rêver de leur trouer la peau, à ces lèche-bottes de soldats, cracha-t-elle. Mais ils ont très vite confisqué tout ce qui est armement, et ils veillent au grain pour empêcher la contrebande… et quand bien même on arrivait à contacter les bonnes personnes et à faire venir de l'équipement… Financièrement, la ville est saignée à blanc. Maintenant, le seul moyen d'avoir de l'argent, c'est de servir les militaires. Les deux tiers des habitants ne survivent que grâce au troc et à l'entraide, alors acheter des armes sous le manteau… Il n'y a plus assez d'argent pour ça dans la ville. Beaucoup sont juste partis chercher leur chance ailleurs. Ceux qui restent, pour la plupart, sont trop éteints pour se battre, ou trop effrayés. Et il y en a quelques-uns, qui se rebellent contre la situation. Ceux-là, un jour, ils vont finir par foutre le feu.

Je l'écoutais parler, sentant mes sourcils s'affaisser sur des yeux qui hésitaient à pleurer. Ce n'était pas seulement parce que le tableau était terrible, le futur sinistre… Mais aussi parce que je la connaissais assez pour savoir qu'il y a quelques mois de cela, elle n'aurait jamais exprimé son envie de tuer envers quelqu'un à travers des mots pareils. Au ton qu'elle avait employé, je n'avais plus aucun doute sur la nature de celui qui l'avait frappée. Ni sur le contexte et ce qu'elle avait subi.

Pour être honnête, moi aussi, je souhaitais que cet inconnu meure, ou peut-être qu'il soit écorché vif pour avoir posé ses sales pattes sur mon amie d'enfance. Quand je pensais à la manière dont je m'étais alliée avec Edward pour percer à jour les malversations de nos politiciens, j'avais un sentiment de regret et d'amertume. Jamais je n'aurais imaginé que nos actions allaient nous mener à une situation pareille, et je me maudissais d'avoir été assez naïve à l'époque. En même temps, comment aurais-je pu le deviner ? Et qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ? Fermer les yeux sur les enlèvements et la corruption parce qu'il valait mieux continuer à vivre comme ça que subir la situation telle qu'elle était aujourd'hui ?

N'y avait-il vraiment rien de mieux ?

— Et Aerugo ? Pendant la guerre Ishbale, ils ont accueilli les réfugiés, on pourrait peut-être avoir du soutien de leur côté ?

— Humpf, fit June avec une moue. Ils les ont accueillis parce qu'ils ont des origines communes, et ils soutiennent la révolte à Liore… mais pour des Amestrians comme nous, ils ne feront pas le moindre effort. Ils ont totalement arrêté les échanges commerciaux avec Lacosta.

— Quoi ? ! Depuis quand ?

— Ça fait bien une semaine, répondit-elle avant de finir sa tasse. Il ne se passait déjà pas grand-chose avant, parce qu'on manque de tout, mais là, on n'a plus aucun contact… je suppose qu'on ne faisait plus d'assez bons clients.

— C'est fou… Quand je pense qu'il y a moins d'un an, Lacosta était une plaque tournante du commerce international, une des villes les plus riches de la région…

— Ça, c'était avant.

Je me vautrai sur la table, tandis que June, recroquevillée dans son plaid, bâillait longuement. Il y avait encore beaucoup à dire, sûrement au moins autant à faire, mais la fatigue et le découragement finissait par nous rattraper. La situation paraissait encore plus désespérée que lors de mon départ.

— Il y a bien un moyen d'agir, quand même, pestai-je.

— Franchement, plus le temps passe, plus tout me paraît vain. Avec Tommy et d'autres, on pensait à partir.

— Et les laisser gagner ? Les laisser tuer notre ville natale ?

— Peut-être que Lacosta était déjà morte quand la corruption y est devenue normale, répondit June d'un ton monocorde.

— … Je n'ai pas envie de baisser les bras.

— Peut-être que c'est parce que tu n'étais pas là ces derniers mois.

Elle avait dit ces mots sans lever le ton, et en croisant son regard, je devinais qu'elle les regrettait déjà. Mais il était trop tard, j'avais senti son amertume percer et la culpabilité se déverser dans mes entrailles.

Oui, je n'avais aucune leçon à donner. J'étais partie. J'avais échappé aux privations, à l'usure, à l'hiver des montagnes. Elle avait tout vécu de plein fouet, avait été marquée corps et âme. Comment pouvais-je espérer faire mieux qu'elle, mieux qu'eux tous ?

— Je suis désolée, June. C'est juste que… j'aimerais tellement trouver une solution.

— On aimerait tous trouver une solution. Mais ça nous dépasse tous.

— Peut-être que les Snake and Panthers pourraient nous aider… fis-je d'un ton songeur.

— Tu crois vraiment que tes potes d'évasion voudront s'investir dans une cause désespérée ?

— J'ai l'impression que c'est devenu leur spécialité.

June resta silencieuse quelques secondes, puis sa bouche esquissa un sourire lent et hésitant, comme si elle avait oublié ce geste.

— Tu veux vraiment que je ne perde pas espoir, hein ?

Je hochai la tête sans perdre mon sérieux, et elle se pencha pour m'ébouriffer les cheveux.

— Je suis contente que tu sois là. Tu m'avais manquée.

— Toi aussi.

C'était vrai. Même si le temps passé avec Angie et les membres du Bigarré avait été animé et souvent joyeux, même si j'aimais sincèrement Jean, je me rendais compte, en revenant à Lacosta, qu'une partie de mon âme restait ici, et qu'elle y resterait toujours. Cette ville avait été toute ma vie, et malgré tous ses défauts, ses rues sombres et sa laideur mal dissimulée, je l'aimais encore.

— Bon, je dois retourner travailler demain, il faut vraiment qu'on dorme.

— Oui, pas de soucis. J'avoue que je suis vannée aussi.

— Tu veux te laver avant de dormir ?

Je tournais la tête pour renifler le col de ma chemise de bûcheron à la propreté douteuse et admit.

— Ça ne serait pas du luxe. Tu crois que tu as des vêtements dans lesquels je pourrai rentrer sans faire de dégâts ?

— Je vais voir ce que je peux faire.

Je la remerciai d'un hochement de tête et me dirigeai vers la salle de bain pendant qu'elle ouvrait ses placards.

— Ah, attends !

— Quoi ?

— Il faut mettre de l'eau à bouillir… le ballon d'eau chaude ne marche plus.

— Ah, d'accord. T'inquiètes, je m'en occupe.

Elle remit le nez dans ses tiroirs en quête de vêtements à ma taille tandis que je pris la bouilloire pour la remplir de nouveau et la remettre à chauffer. J'avais tâché de garder un air impassible pour ne pas souligner la situation, mais constater l'ampleur de l'appauvrissement de mon amie me faisait mal au cœur.

Elle méritait tellement mieux que ça.


Quand le réveil sonna, je grimaçai et m'étirai avec l'impression d'être un mécanisme rouillé, abandonné au bas mot depuis dix ans. June se mit à genoux pour essayer de rattraper le réveil et le faire taire, tirant la couverture et m'exposant au froid de la pièce.

Je tentai de récupérer les draps avec un grognement, et June fit un bond hors du lit en sentant ma présence. Puis elle alluma la lampe de bureau et me reconnut.

— … Roxane, fit-elle, comme pour se répéter à elle-même nos retrouvailles de la veille.

— June, ça va ?

Elle ne répondit pas, mais même avec mes yeux éblouis par la lampe et collés de sommeil, je voyais dans sa posture et ses tremblements qu'elle avait été saisie par la peur. Je levais le regard vers elle, vers son œil au beurre noir et tout ce qu'il représentait, et me sentis prise d'une envie de la serrer dans les bras de toutes mes forces, comme pour effacer l'événement.

Mais je n'avais pas le pouvoir d'effacer ça et June se força à me rassurer.

— Tu m'as surprise, c'est tout. Je n'ai pas l'habitude de me réveiller avec quelqu'un dans mon lit.

— Est-ce que tu y prendrais goût si ce quelqu'un t'aidait à préparer le petit déjeuner ?

— Seulement s'il ne ronflait pas, répondit-elle en souriant davantage.

— Je ne ronfle pas !

Elle eut un petit rire, et parti dans la salle de bain en me laissant boudeuse et rassurée à fois. Après un large bâillement, je me levai à mon tour pour fouiller la cuisine, trouver de quoi faire bouillir de l'eau et sortir de la huche du pain de campagne que je tranchais soigneusement en me demandant ce que j'allais pouvoir faire d'utile, maintenant que j'étais arrivée à Lacosta. Revenir au pays me semblait être une évidence, mais une fois que j'étais là, je me rendais compte qu'un monde entier tournait inexorablement, nous roulant dessus comme de pauvres grains de sable bien incapables de le faire virer de bord. Une pensée peu réjouissante.

J'espérais vraiment retrouver Edward ici, que les rumeurs étaient bien réelles. Je n'avais pas oublié son regard ravagé le jour de l'attaque du Bigarré, je devinais à quel point son âme était meurtrie par les événements. Il, elle, avait besoin d'aide.

Je me sentais bien ignorante et incompétente dans ce monde qui me dépassait de toutes parts, mais je me disais qu'écouter et soutenir les personnes que j'aimais était dans mon champ de compétence. Edward, ou June…

J'aurais aimé faire davantage, bien davantage. J'aurais aimé pouvoir soigner la ville tout entière… mais je ne pouvais même pas me permettre de sortir dans la rue en plein jour, au risque de croiser une patrouille de l'Armée.

Comme l'eau s'était mise à bouillir, je préparai la chicorée, puis sortis des bols, le beurre, pour finir de mettre la table. June ressorti de la salle de bain. Elle avait réussi à estomper le dégradé violacé qui entourait son œil droit à coup de maquillage et était aussi impeccablement habillée qu'elle l'avait toujours été. Je réalisai à quel point le soin qu'elle mettait à maintenir son image venait, non pas d'un côté frivole, mais du besoin profond de maîtriser quelque chose et ne pas montrer de faiblesse.

— Merci, Roxane, tu me gagnes du temps.

— Ce n'est pas grand-chose, fis-je en versant la chicorée dans les deux bols. Je ne me souvenais pas qu'on commençait si tôt, les horaires de l'Angel's Chest ont changé ?

— Non. Travailler au Angel's ne suffit plus. Il n'y a plus que les militaires et quelques lèche-bottes comme clients. Les revenus ont dégringolé, Britten n'a pas eu d'autre choix que de baisser les salaires.

— Merde…

— C'était ça ou fermer l'établissement. Dorine et son mec ont choisi de quitter la ville à ce moment-là, et Flore est partie aussi.

— Et les autres ?

— Elles sont restées. Pas trop le choix.

— Et du coup, tu as dû prendre un deuxième travail.

— Oui… fit-elle avec un regard éteint. Je fais les ménages dans les locaux de l'Armée. Autant dire que ça ne me réjouit pas… mais j'ai l'avantage d'entendre des bruits de couloir. Cindy, elle, a repris les rênes de l'orphelinat. Les gosses s'étaient retrouvés tous seuls, les adultes ont lâché l'affaire et sont partis.

— Nooon, ils ont osé faire ça ?

— Je suppose qu'ils en ont eu marre. Après, ne t'inquiète pas, ils sont débrouillards, et avec le potager qu'ils ont sur le terrain, ils s'en sortent bien.

— Quand même… ça a dû être dur pour eux.

— On passe les voir dès qu'on peut, ne t'inquiète pas pour eux. Bon, Cindy n'est pas tout le temps sur place, parce qu'elle a son boulot, mais tu la connais.

Je hochai la tête, dépitée tout de même.

— Peut-être que je pourrai passer les aider ? Après tout, je connais les lieux.

— C'est vrai… et ils seraient ravis de te voir ! fit June avec un sourire. Je demanderai à Pénélope de me conseiller un itinéraire pour que tu puisses y aller sans risquer de croiser les militaires.

— Elle est toujours dans l'Armée ?

— Ouais. Elle joue les taupes. Je ne crois pas que ça lui plaise, mais au moins, elle est payée correctement et elle a des infos utiles.

Il y eut un silence, tandis que nous mastiquions nos tartines respectives.

— J'aimerais essayer de retrouver Edward, aussi… s'il est ici.

— Depuis le temps qu'il est en cavale, je suppose qu'il est devenu vraiment doué pour se cacher… mais s'il est ici, je ne suis pas au courant. Enfin, il y a des rumeurs, mais…

Je grimaçai. Dans nos échanges par courrier, je n'avais rien dit de la véritable identité d'Angie ni du secret d'Edward — je ne savais pas qui aurait pu tomber dessus — et elle ignorait encore un grand pan de l'histoire jusqu'à la veille, mais j'aurais quand même espéré qu'elle saurait quelque chose à ce sujet. De mon côté, avec mon statut d'évadée, je n'étais pas vraiment en position d'aller interroger les gens dans la rue jusqu'à trouver une piste.

Je n'avais pas pensé à ma situation jusqu'au bout.

— Bon, je file. De ton côté, je te conseille d'éviter de sortir. Je reviens ce soir avec un plan d'exfiltration, fit-elle avec un clin d'œil.

— Je vois que toi aussi, tu prends goût aux mauvaises fréquentations, répondis-je avec un sourire.

— Je les choisis avec soin. Allez, je file, souhaite-moi bon courage !

— Bon courage.

La grande brune s'enroula dans son manteau d'hiver, attrapa son sac et ses clés, prête à affronter la journée à venir.

- June ?

— Oui ?

— Quand tu voudras en parler, je t'écouterai, d'accord ?

Elle resta figée devant la porte.

— Je… sais que tu m'écouteras. Je te connais.

Elle ne se retourna pas avant de partir en claquant la porte, me laissant avec une incertitude amère en bouche. Est-ce que j'aurais dû me taire ? Elle aurait peut-être préféré que je passe le tout sous silence, mais je ne parvenais pas à ignorer ce qu'elle avait subi. La perspective de cette agression, de ce probable viol, me hantait ; et je savais que ce n'était rien par rapport à sa propre réalité.

Si seulement, j'avais pu faire davantage…


La journée me sembla bien longue. Une fois June partie au travail, je me retrouvai seule, et si j'avais commencé par céder à la tentation de me recoucher, je m'étais réveillée de nouveau quelques heures plus tard, dans cet appartement à la fois lointain et familier. Après un instant de flottement pendant lequel j'étais restée assise sur le lit, abrutie de sommeil, je m'étais levée en quête d'une chose à faire. Je commençai par faire la vaisselle et la mettre à égoutter, puis observai autour de moi.

June avait toujours été soigneuse, mais la crise et les heures supplémentaires avaient entamé la méticulosité avec laquelle elle faisait le ménage. Sachant que ça lui pesait sans doute, je décidai de me retrousser les manches avec l'idée de rendre l'appartement rutilant pour son retour. Je fis un petit tour dans ces lieux familiers, me remémorant les centaines de moments passés ensemble et ces fois où elle m'avait accueillie plusieurs nuits après que j'ai fâché mon employeur ou mon logeur une fois de trop.

Pour moi qui n'avais jamais eu de père et n'avais pas vu ma mère depuis mes six ans, June et Tommy étaient ceux qui se rapprochaient le plus d'une famille. Revenir dans cette ville qui avait perdu son souffle et dans cet appartement étroit et un peu délabré me donnait une émotion mélancolique, qui ressemblait peut-être à ce que ressentaient ceux qui voyaient leurs parents et grands-parents vieillir, tout en changeant eux-mêmes.

En poussant la porte de la salle de bain, je retombai sur les vêtements que je portai la veille, les ramassai et me décidai aussitôt à les laver quand une odeur de sueur et de poils de chien en remonta. J'en profitai pour attraper le linge de June et balancer le tout dans sa lessiveuse.

Voilà qui va m'occuper, pensai-je en cherchant le nécessaire.

Je mis de l'eau à chauffer, fouillai un peu parce qu'elle avait réorganisé les placards de sa salle de bain, dosai le savon… M'affairer à cette tâche très concrète m'aida à me réveiller, et je savais que cette action, loin d'être glorieuse ou spectaculaire, aurait toujours le mérite d'être utile. J'actionnais énergiquement la lessiveuse pour faire tourner le linge tout en pensant à tout cela, en laissant mon esprit vagabonder entre passé et présent, entre tâches simples et questions philosophiques, puis me mis à chantonner pour accompagner le battement régulier de la lessiveuse. Le silence de la pièce, l'attente et ces gestes simples me semblaient très étrangers et pourtant apaisants.

La lessive, son rinçage, son essorage et l'étendage au-dessus de la douche m'occupèrent un certain temps, et la faim me rattrapa. Je fouillai dans les placards inhabituellement vides pour savoir ce que je pourrai me préparer sans entamer les réserves de June, et mis la main sur des patates un peu fripées que j'épluchai et fis sauter avec de l'huile et des herbes. Je sortis aussi des pois chiches séchés que je mis à tremper dans l'intention de préparer du hoummous pour le repas du soir. Puis je me mis seule à table pour déguster le repas en observant la pièce, listant les recoins que je pourrai nettoyer et les menus rangements que je pourrai faire.

Le silence résonnait puissamment après ces journées animées, entre allées et venues, discussions et parfois, dispute, et si la promiscuité de mes camarades d'évasion ne me manquait pas, ce vide me rappelait désagréablement le temps passé en cellule. Je finis par céder et me lever pour allumer la radio, éprouvant un soulagement immédiat en entendant le son mielleux des violons. Puis je me remis au travail, m'étonnant de trouver cette satisfaction très simple d'accomplir une multitude de petites tâches, tout en me disant que jouer les fées du logis pouvait sembler bien vain dans le contexte plutôt dramatique où nous étions.

Mais quand June revint bien après la nuit tombée et retrouva l'appartement rangé, épousseté de fond en comble — y compris à l'intérieur des placards — la table mise et ma personne calée dans un fauteuil, en train de recoudre une jupe dont l'ourlet s'était défait, son regard brillant d'émerveillement me donna la certitude que je n'avais pas perdu mon temps.

— Wahou. Ne me dis pas que tu as passé la journée à briquer l'appartement ?

— Je n'avais que ça à faire, répondis-je en haussant les épaules.

— Tu es adorable, merci, fit-elle en m'embrassant le front, posant son sac sur le dossier de la chaise. Je peux t'adopter ?

— Il faut compter le budget bouffe, rappelai-je en riant. D'ailleurs, je préfère te prévenir, j'ai fini les patates.

— Tu as bien fait. Oh, ça sent bon… C'est tellement bien d'avoir quelqu'un qui m'attend à la maison.

J'étais à deux doigts de lui demander si elle voulait que je reste, mais dans le contexte, je ne pouvais juste rien promettre. Il y avait les enfants de l'orphelinat Valencia, il y avait Edward… en réalité, je savais déjà que j'allais aller là où le besoin d'aide se ferait le plus sentir, et que je ne pourrais sans doute pas me couper en quatre non plus — même si j'étais prête à le faire autant que possible.

— Ça allait, ta journée ? demandai-je avec un peu d'inquiétude.

— Je ne vais pas me plaindre, répondit June en dépliant sa serviette pour la mettre sur ses genoux. J'ai vu Pénélope à l'Angel's Chest, elle m'a tuyauté sur les meilleurs horaires et itinéraires pour rejoindre l'orphelinat sans croiser ses collègues. Personne n'a été infect avec moi, et il y a eu plutôt plus de fréquentation que d'habitude. J'ai soufflé à Cindy que tu allais pouvoir lui prêter main-forte, elle en était ravie.

— Bien, fis-je en m'autorisant un sourire, sans cesser de l'observer avec attention. De mon côté, j'ai pu me reposer un peu et tâcher de me rendre utile…

— Tu as fait plus qu'essayer. Ça faisait des mois que je n'avais pas vu mon appartement en si bon état !

— Je me doute qu'avec deux jobs, ça doit être difficile de garder du temps pour toi.

— Mmmmh ! s'exclama-t-elle. Ton hoummous est trop bon !

Je m'autorisai un rire, soulagée de la voir plus animée et joyeuse que la veille. Le repas fut expédié assez vite, puis, après une nouvelle fouille dans la garde-robe de June pour me trouver de quoi ressortir, faute que mes vêtements aient séchés, June renfila son manteau et me raccompagna en bas, où j'eus la surprise de retrouver Tommy et son fidèle vélo, attendant dans la cage d'escalier.

— Tommy ? soufflai-je. C'est pas vrai ?!

— Roxanne !

Il avait réussi à étouffer son cri, mais me prit dans ses bras et me souleva de terre pour me faire tourner dans un excès d'enthousiasme.

— Je suis tellement content de te revoir en chair et en os ! On a eu tellement peur pour toi, tous…

— Comment tu as fait pour savoir que j'étais ici ?

Je me tournai vers June qui s'autorisa un sourire.

— J'ai mon réseau, s'amusa-t-elle. Je ne suis pas contre deux heures de sommeil supplémentaires, et je sais que Tommy te livrera en toute sécurité. Et puis, c'est que de la descente, idéal en vélo.

— Merci de m'avoir arrangé le coup, ma belle, soufflai-je avant de l'embrasser. Prends bien soin de toi.

— Toi aussi, répondit-elle en me serrant contre elle.

— Si tu as besoin d'un coup de main, tu sauras où me trouver.

— Ça marche. Allez, filez, sinon vous allez finir par croiser les patrouilles.

Je hochai la tête et nous sortîmes en silence du hall de l'immeuble. À peine dehors, Tommy me tendit un bonnet et une écharpe.

— Tiens, couvre-toi.

— Il ne fait pas si froid.

— C'est pas le problème…

Je hochai la tête et retrouvai mon sérieux, enfonçant le bonnet sur mes cheveux bouclés en sachant qu'ils me le feraient payer plus tard et enroulant l'écharpe jusqu'au nez. Puis Tommy se mit en selle et je m'assis sur le porte-bagages. Il se mit à pédaler tandis que je m'accrochai à lui pour ne pas tomber.

Les rues étaient d'un silence glacé, et c'est sans un mot que nous dévalions ces chemins familiers, nous arrêtant avant certains carrefours pour vérifier que la voie était libre. Après avoir quitté la ville et nous être retrouvés sur les routes calcaires descendant vers la plaine, je me sentis replonger dans le souvenir de cette nuit à la poursuite du fiacre qui transportait une Iris inconsciente vers la demeure d'Ian Landry. Je sentis le cœur battre en repensant à ce moment à la fois terrifiant et exhalant. La réalité d'aujourd'hui était plus calme… plus morne, aussi.

— Ça me rappelle des souvenirs.

— Oui, quand on est allés sauver Iris. C'était de la folie, cette soirée.

— Ahaha, oui, c'est rien de le dire.

— Tu avais massacré mon vélo pour pouvoir t'infiltrer. Il était complètement voilé.

— Ça va, Edward te l'a réparé après !

— Tu crois qu'il reviendra ici ?

— Edward ? J'espère. Je suis venue à Lacosta avec l'espoir de le retrouver.

— Hum, il paraît qu'il y a des rumeurs, mais… moi, je l'ai jamais vu. Et je préfère me dire qu'il n'est pas à Lacosta.

— Pourquoi ?

— Ça me déprimerait trop s'il était ici et qu'il ne faisait rien pour nous aider, alors qu'on est tous en train de crever la gueule ouverte.

Je baissai le nez, honteuse et démoralisée.

Il marque un point.

— Je préfère me dire que c'est parce qu'il est ailleurs, et que s'il venait ici, il serait furieux et se rebellerait contre l'armée comme quand il s'est opposé à Ian Landry.

— Je le pense aussi.

Je raffermis un peu ma prise, me serrant contre lui. Le vélo filait à toute vitesse sur la route blanche inclinée vers la colline, et le vent froid fouettait mon visage et mes mains.

— Et ton gars, il peut pas faire quelque chose ?

— Mon gars… Jean ?

— Ouais.

— Tu sais, il n'est pas si gradé que ça… et même les militaires ne font pas toujours ce qu'ils veulent.

— Toujours plus que nous. En tout cas, ici.

— Les choses sont différentes à Central, soufflai-je en ayant l'impression de mentir.

Après tout ce que m'avait dit Edward sur les Homonculus et leur complot, je ne pouvais pas m'empêcher de me dire qu'il ne suffirait peut-être de pas grand-chose pour que l'état de Lacosta devienne celui du pays tout entier. Peut-être qu'Amestris ne fonctionnait que parce qu'il y avait encore assez de monde pour faire confiance à l'Armée ?

Je n'en savais rien, mais une chose était sûre : cette idée ne me plaisait pas.

— Il paraît que vous vous êtes fiancés.

— Oui, même si, vu le contexte… le mariage n'est pas pour tout de suite, fis-je en riant pour cacher mon dépit.

J'aurais aimé revoir mon grand blond, ou au moins entendre sa voix.

— J'espère que c'est un mec bien, et qu'il prend bien soin de toi.

— Oui, il prend soin de moi.

— Plus que moi ?

— Différemment.

— Tu sais, je suis un peu jaloux, grommela-t-il.

— Je sais… murmurai-je, honteuse.

— J'espère que quand toute cette merde sera derrière nous, il te rendra heureuse.

Je le serrai un peu plus contre moi, à la fois parce que les cahots de la route se faisaient sentir et parce que j'étais touché par le mélange de dépit et d'affection dont il faisait preuve.

— Tu sais, toi aussi, tu te trouveras quelqu'un de bien, fis-je pour le rassurer.

— Y'a pas mieux que toi.

— Alors quelqu'un de différent.

Il souffla comme pour chasser ma remarque et tourna en direction de l'orphelinat.

— Tu sais Roxane, il vaudra peut-être mieux que tu partes. Ça gronde encore plus qu'avant depuis l'attaque à Liore. Y'a des gars qui parlent de prendre les armes. Ils veulent incendier le QG et reprendre la ville par la force.

— Tu sais bien que ça servira à rien… même s'ils y arrivaient, d'autres soldats viendront les remplacer.

— Ça sert à rien, mais ça défoule. Et pour te dire, je les comprends.

— … Fait pas le con, Tommy.

— Ouais, grande sœur. Je serai sage, fit-il d'un ton plein d'ironie.

Je levai la tête vers les étoiles qui nous surplombaient comme autant de regards brillants et froids, nous contemplant en train nous débattre avec indifférence. Nous étions bien petits, Tommy et moi, chevauchant son vélo vert dans la plaine de Lacosta en direction de la demeure ou nous avions grandi.


La nuit était déjà bien avancée quand nous arrivâmes à l'orphelinat. En voyant la silhouette de la vieille bâtisse dressée sur trois étages se détacher sur le ciel, je sentis une bouffée de nostalgie m'assaillir… puis je vis une petite silhouette assise sur les marches de l'entrée, une lampe tempête posée à côté d'elle.

Une silhouette blonde en manteau rouge.

À cette vue, j'eus un sursaut d'espoir, qui s'évanouit une fois que les coups de pédale de Tommy nous rapprochèrent assez pour que je reconnaisse Cindy. Je descendis du vélo, à la fois déçue, agacée par ma stupidité — comment avais-je pu imaginer un instant qu'Edward pouvait être ici, dans sa tenue la plus reconnaissable ? — et soulagée de revoir une amie. Cindy se leva et se précipita dans mes bras.

— Roxane ! Je n'espérais plus te revoir.

— Et pourtant, me voilà, répondis-je avec un sourire amusé.

— Entre, on va te trouver une place.

Elle me prit par la main, prête à m'attirer dans la bâtisse, et je jetai un coup d'œil à Tommy.

— Bon, j'ai fait ma livraison, je rentre me pieuter, fit-il avec un geste de main.

— Merci, Tommy. On se croisera demain ?

— Ya des chances.

Il repartit et Cindy me fit entrer. L'odeur de vieux bois ciré et de jute poussiéreuse du couloir de l'entrée me frappa d'autant plus que la lampe tempête éclairait à peine, étouffée par la silhouette de mon amie et la porte qu'elle refermait derrière nous.

— Ça ne me rajeunit pas, soufflai-je.

— Les petits sont couchés depuis longtemps, alors pour ne pas les réveiller, je te propose de nous poser dans la bibliothèque pour cette nuit. On t'installera mieux demain.

— Ça me va.

Nous traversâmes les couloirs de ce bâtiment que je connaissais par cœur et qui prenait des airs fantomatiques, nappé dans le silence profond de la nuit où le moindre grincement de parquet sonnait bruyamment. Cindy poussa la porte de la pièce, et cette paix fut déchirée par un ensemble de cris qui résonna dans toute la maison et me fit échapper un violent hoquet de surprise.

— AAAH UN FANTÔME UN FANTÔME !

— PARDON PARDON !

Passé le sursaut et le cœur battant la chamade, je baissai les yeux pour découvrir une demi-douzaine d'enfants en pyjama ou chemise de nuit, assis à même le sol à côté d'une bougie et d'un plateau de Ouija. La plupart s'étaient roulés en boule sous l'effet de la peur, mais en reconnaissant la silhouette longiligne d'Aliénor qui avait levé les bras pour se protéger, le nez pointu de Rachel et les lunettes rondes de Lucas, j'esquissai un sourire.

Nous les avions surpris en pleine bêtise, et peut-être parce que ça m'était bien souvent arrivé aussi, cette idée me réjouissait plus qu'elle ne l'aurait dû.

— Mais ça va pas de hurler comme ça ?! s'indigna Cindy en se tenant la poitrine comme pour empêcher son cœur de se faire la malle. Et qu'est-ce que vous fichez debout à cette heure-ci ?

— Cindy ?! s'exclama Rachel.

— Roxane ? balbutia Lucas.

— ROXANE ?!

En entendant mon nom, Aliénor bondit, retira ses bras pour découvrir ma présence et ouvrit de grands yeux ou la stupéfaction se mêlait à l'émerveillement. Une seconde plus tard, je me retrouvai sous une avalanche d'enfants criant de joie, parlant tous en même temps et me serrant dans leurs bras.

— Roxane est revenue elle est revenuuuuuue ! fit Aliénor en sautillant sans me lâcher.

— Trop bien ! fit Henry. C'est trop bieeeen !

— Hé, regarde, ma dent a repoussé ! s'exclama Lucas.

— Maintenant je sais tricoter des gants !

— Hé, n'espérez pas vous en tirer comme ça ! s'exclama Cindy. Il est trois heures du matin, vous n'avez rien à faire là !

Sa tentative d'autorité n'eut aucun effet face à leur liesse, et je me retrouvai bientôt à éclater de rire, la présence des enfants me faisant le même effet que de me retrouver au milieu d'une meute de chiots.

Le cri ayant traversé toute la maison, des enfants réveillés en sursaut descendirent bientôt voir ce qu'il se passait, et s'ils arrivaient en se frottant péniblement les yeux, ils semblaient tout à coup bien réveillés en me voyant. Gary, après m'avoir vu, reparti en courant, me laissant interloquée. Il s'avéra qu'il était aussitôt remonté dans le dortoir pour annoncer ma venue aux rares enfants que le boucan n'avait pas tirés du sommeil.

Bientôt, tout l'orphelinat était sens dessus dessous, résonnant de cris, de rires et de danses. Les enfants laissaient exploser leur joie sans retenue, d'autant plus qu'ils étaient portés par l'atmosphère générale.

— M'installer à la bibliothèque pour ne pas réveiller les petits, hein ? lançai-je à Cindy tout en ébouriffant les cheveux de ceux qui s'étaient pendus à ma taille.

— On repassera pour l'arrivée discrète, admit-elle avant de jeter un œil alentour.

Le couloir grouillait de monde, toutes lumières allumées, et le fait qu'on soit en pleine nuit ne préoccupait plus personne. Mon simple retour justifiait apparemment cette ambiance de fête, et j'étais à la fois touchée de leur joie et heureuse de les voir toujours aussi dynamiques, toujours aussi enthousiastes.

La magie de l'enfance. Même dans un climat de guerre imminente, ils arrivent encore à rire.

C'était un don que j'avais envie de chérir et protéger, pour qu'ils rient encore longtemps.

— J'ai faim, souffla Lily.

— Moi aussi ! fit Lucas.

— Pas étonnant, si vous êtes restés levés en pleine nuit.

— On pourrait manger des crêpes ! fit Henry.

— Owi des crêpes !

Le mot se propagea de bouche en bouche comme une vague traversant la mer avant de se transformer en clameur enthousiaste que les enfants chantèrent tous ensemble. Au milieu de tout ça, Cindy, qui tentait de maintenir un peu de raison et d'autorité, faisait une telle mine que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire.

— Ce n'est pas sérieux, soupira-t-elle.

— Allez, pour une fois, fis-je avec un sourire en coin. C'est quand même des circonstances exceptionnelles.

— Bon, vraiment, c'est juste pour cette fois, clama-t-elle, les poings sur les hanches. Si je vous revois debout en pleine nuit…

— DES CRÊÊÊÊPES !

Les gamins bondirent vers la porte de la cuisine comme une vague entre les rochers, sans écouter davantage Cindy. Elle poussa un soupir.

— Qu'est-ce que tu veux faire contre ça ? Ils ne m'écoutent pas.

— La leçon de morale attendra demain, quand ils se seront calmés.

— Je suppose.

— Désolé, je ne voulais pas saper ton autorité, fis-je d'un ton d'excuse.

— Elle n'était pas bien haute. Les grands sont déjà très indépendants, et puis… ils ont l'avantage du nombre. Qu'est-ce que tu veux faire contre ça ?

— Non Gary ! Tu es trop petit pour attraper les œufs ! s'exclama la voix d'Aliénor depuis la cuisine.

Nous échangeâmes un regard avant de nous précipiter vers la cuisine en espérant arriver à temps pour empêcher une catastrophe culinaire.


La préparation des crêpes se fit dans un joyeux chaos, et les enfants les plus affamés firent une descente dans le stock de carottes le temps que la pâte lève un peu. Puis, Cindy, Aliénor et moi commençâmes à nous affairer autour du piano pour les faire cuire et sauter en chantant, encouragés par les enfants qui poussaient des « oh » et des « ah » à chaque virevolte.

— La veilleuuuh de la chaaaandeleur, l'hiver se passe ou prend rigueuuuuur !

— Si tu sais bieeeeeen tenir ta poêêêêle, à toi l'argeeeeent en quan-ti-té !

— Attentioooon à la mauvais'étoileuh, si tu mets ! Ta crêpe ! À côté !

La pièce résonnait du canon chanté par les enfants avec une justesse approximative, et je me sentais baignée d'une joie que je ne pensais ne plus jamais pouvoir éprouver. Je me sentais chez moi, à ma place au milieu de ces enfants qui fêtaient mon retour avec un bonheur sans mélange. Plus important encore, j'étais soulagée de retrouver leur enthousiasme innocent et redécouvrir leur capacité à être heureux en dépit des drames qui se jouaient tout autour d'eux.

J'avais envie de manger et d'autres voulaient tester leur adresse, je laissai donc ma place à Aliénor pour me mettre à table. Elle se débrouillait très bien, mais réalisa bien vite que tant qu'elle continuerait à montrer ses talents, elle allait avoir du mal à manger. Elle laissa donc la place à Lucas qui mit une crêpe à côté avant de réussir, puis laissa brûler la troisième, trop heureux de pouvoir papoter avec moi pour être attentif. Après quelques moqueries, il se lassa de l'activité et laissa la place à Lily. Les enfants s'essayèrent à faire sauter les crêpes les uns après les autres, avec des résultats plus ou moins heureux, puis la joie hystérique laissa peu à peu place à un bonheur indolent. Les enfants, repus, se laissaient rattraper par le sommeil, et les plus petits s'endormaient sur place.

Quand la tête de Gary retomba dans son assiette vide, Cindy décréta qu'il était plus que temps d'aller se coucher, et obtint un résultat plus concluant que la première fois. La plupart des gamins acceptèrent de remonter dans les dortoirs sans broncher, certains titubant et se frottant les yeux, tous me faisant jurer que je serais encore là demain. J'embrassai les uns et les autres et les envoyai doucement au lit en leur ébouriffant les cheveux, quand Aliénor tira doucement ma manche avec une expression indéchiffrable.

— Roxane, il faut que je te dise quelque chose.

— Ah, te revoilà ? Je ne te voyais plus, j'ai cru que tu étais partie te coucher.

— Cindy va encore me disputer, mais… tu peux venir avec moi ?

Derrière elle, Lucas remontait ses lunettes avec une mine sérieuse et un tantinet honteuse.

— Vous commencez à m'inquiéter… Vous avez fait une bêtise ?

— On pense pas que ça soit une bêtise !

— Mais Cindy sera peut-être pas d'accord.

— Hé bien, quels mystères… fis-je.

J'embrassai Hervé et regardai Cindy porter une Lily endormie dans ses bras hors de la pièce, puis soupirai.

— Allez, dites-moi tout.

— C'est plus facile de te montrer, fit Lucas en grattant son oreille.

Je poussai un petit soupir, à la fois lasse, amusée et inquiète. Qu'est-ce que ces deux-là avaient bien pu pondre en mon absence ? Quand je vis les deux tartiner et rouler des crêpes avant de faire deux assiettes, ma perplexité monta d'un cran.

Je les suivis dans les couloirs tandis qu'ils montaient les étages à pas de loup, puis grimpèrent l'échelle du grenier.

Mais qu'est-ce qu'ils m'ont fichu? pensai-je en montant sur les barreaux.

— C'est moi, je suis revenue, souffla Aliénor en poussant la trappe. Je vous ai pris à manger.

Quelqu'un attrapa la trappe et termina de l'ouvrir pour éviter qu'elle retombe bruyamment, et je vis une silhouette blonde se pencher vers moi. Malgré la pénombre, son visage me disait quelque chose, et quand je vis la deuxième personne qui était assise en retrait, tenant la lampe, je soufflai de stupéfaction.

— Putain de merde, c'est pas vrai !

Aliénor et Lucas se figèrent en m'entendant jurer, craignant avoir bel et bien fait une bêtise, mais ils se rassurèrent en voyant mon expression.

— Roxane ?

— Winry ? Alphonse ? Mais… qu'est-ce que vous foutez -là ?

La joie de les voir me donna envie de leur tomber dans les bras, avant de me rappeler que je ne les connaissais pour ainsi dire pas et que ce comportement risquait de paraître saugrenu.

— Longue histoire, soupira Winry avec un sourire en me tendant la main pour m'aider à monter.

— Je n'arrive pas à le croire. Vous êtes sain et sauf. Angie a eu si peur pour vous !

— Angie ? s'étonna Winry.

— Tu sais… fis-je en roulant les yeux de côté.

— Ah ! fit-elle en comprenant à contretemps de qui je parlais.

— Roxane… fit Aliénor d'un ton inquiet. Cindy, elle est pas au courant qu'ils sont là.

— On a fait une bêtise ?

— Non, nous n'avez pas fait de bêtise. J'imagine que vous leur avez demandé de garder le secret sur votre présence ? demandai-je aux deux autres.

— Oui, on ne voulait pas prendre de risques.

— Dans le doute, vous avez bien fait. Mais Cindy est digne de confiance. On lui dira demain, d'accord ?

Aliénor et Lucas hochèrent la tête, obéissants, mais pas très rassurés.

— Mais qu'est-ce que vous fichez ici ?

— On cherche mon frère, fit Al. Il y avait des rumeurs disant qu'il était à Lacosta, alors…

Je repensai à Cindy à notre arrivée, petite blonde en manteau rouge, et eus un sourire dépité en me disant que tout était peut-être parti d'un détail aussi bête que ça.

— On a entendu les mêmes rumeurs, soupirai-je. Mais rien de concret de mon côté.

— Oh… j'espérais qu'il serait avec toi, avoua l'adolescent d'un ton dépité.

— On s'est perdus de vue le soir de l'attaque.

— Mais à nous trois, s'il est ici, on devrait le retrouver. Tu pourras le chercher plus facilement que nous, n'est-ce pas ?

— C'est-à-dire que… moi aussi, je suis en cavale, fis-je en me grattant la joue avec un rire gêné.

— Roxane… ça veut dire quoi, « en cavale » ? demanda Lucas.

— … Ça veut dire que l'Armée me cherche, répondis-je après un instant d'hésitation.

— Oh.

Je n'avais pas eu besoin d'en dire plus pour que son expression s'assombrisse. Même s'ils étaient à l'écart de la ville et que beaucoup cherchaient à les préserver, les plus âgés au moins avaient conscience de la gravité de la situation de Lacosta.

— Baaah on les laissera pas te trouver, répondit Aliénor en glissant sa main dans la mienne.

— Merci Aliénor… Vous avez un plan ? demandai-je à Al et Winry.

J'aurais peut-être dû avoir honte de m'en remettre à deux adolescents, eux-mêmes bien secoués par les événements, mais je connaissais l'intelligence d'Edward et celui-ci n'avait jamais tari d'éloges pour son frère. Il y avait des chances pour qu'il sache mieux que moi quelle était la meilleure chose à faire.

— Des plans, pas vraiment… mais on y travaille.

— Ça vous dit, un cerveau de plus ?

— Toujours !

— Aliénor, Lucas ?

— Oui ?

— Maintenant, vous allez vous coucher.

— Maiiiis ? fit Aliénor, manifestement captivée par la discussion et pas du tout disposée à la laisser continuer en son absence.

Je croisai les bras et la toisai d'un air ferme.

— Vous étiez en train de jouer au Ouija à trois heures du matin et vous vous seriez pris le savon de votre vie si je n'avais pas été là pour détourner l'attention, alors n'abusez pas de votre chance et allez vous coucher. La journée de demain sera sans doute longue, tâchez d'être en forme pour l'affronter.

Les deux enfants me regardèrent d'un air larmoyant, et je me radoucis en devinant à quoi ils pensaient.

— Ne vous inquiétez pas, je serai encore là quand vous vous réveillerez.

— Promis ?

— Promis, juré, répondis-je.

Les deux rebelles firent une petite moue boudeuse, puis finirent par hocher la tête et accepter la sentence. Ils nous souhaitèrent bonne nuit et redescendirent sans grand enthousiasme, nous laissant seuls, Alphonse, Winry et moi, dans le grenier éclairé mal éclairé. J'éprouvais une étrange sensation de flottement, face à eux, inconnus et familiers à la fois à force d'être racontés par Angie.

— Du coup, qu'est-ce qu'on doit faire ? demandai-je en m'asseyant à leurs côtés.

— Trouver Edward et des moyens de battre les Homonculus, résuma Alphonse d'un ton sérieux.

— On a un plan, il manque juste deux ou trois petits détails de rien du tout, ironisa Winry avec un sourire, sans parvenir à masquer totalement son inquiétude.

— Bien. Merveilleux ! fis-je en claquant des mains. Par quoi on commence ?

— Mettre en commun nos informations, ça pourrait être un bon début ?

C'est ainsi que je fis réellement connaissance avec Al et Winry, assise en tailleur avec eux dans le grenier d'un orphelinat de province. Nous discutâmes jusqu'à l'aube, pendant qu'ils mangeaient des crêpes froides et que nous retracions les nombreux événements qui nous avaient amenés ici.