C'est l'heure du nouveau chapitre ! Je suis tellement heureuse de pouvoir écrire ces mots, ça m'avait manqué... tout comme vos reviews dont la lecture m'a fait chaud au cœur. ^w^ Je reprends l'écriture dans le peu de temps qui me reste (entre la crevette et la préparation de la JE, je manœuvre dans un mouchoir de poche). A défaut d'avancer rapidement, j'avance au moins un peu et j'ai grand plaisir à remettre le nez dans cette histoire.

Du coup, j'en profite pour rappeler que je serai à la Japan Expo, stand Al & As ! (Hall 6, n°U685). J'aurai mes derniers exemplaires de Sweet Suicide, Répétitions (un recueil de BD/dessin autour du Bigarré) des sketchbooks et plein de jolis goodies (vous voulez voir tout ça sur ma boutique en ligne, le lien est en profil... je crois ? Je vérifierai XD). Si vous avez prévu d'y aller, vous serez bien sûr bienvenus pour papoter, vous plaindre du rythme de publication ou faire des suppositions pour la suite. Dans ce cas, n'hésitez pas à jeter un œil à ma boutique : la limite de prix de la JE étant de 12 euros par produit, une partie de mon catalogue ne sera disponible qu'en précommande !

Bon, je ne m'étale pas plus avec ma pub sauvage, vous n'êtes pas là pour ça... Je vous laisse revenir à l'histoire, et à un point de vue que nous n'avions pas vu depuis un moment. C'est parti pour les retrouvailles avec Hugues ! :D

J'espère que ce chapitre vous plaira et je vous souhaite une bonne lecture.

(PS : je n'ai pas pensé à le redire la dernière fois, mais je continue à ajouter des morceaux à ma playlist Youtube "bras de fer, gant de velours", si vous voulez y laisser trainer une oreille pour découvrir mes sources d'inpiration ;) )


Chapitre 91 : Pèlerinage (Steelblue)

— Notre train arrivera en gare de Giyour dans quelques instants. L'arrêt sera de trois minutes. N'oubliez pas vérifier que vous ne laissez aucun bagage derrière vous. Nous espérons que vous avez fait un agréable voyage.

Le crachotement des enceintes me tira de ma torpeur et je me redressai, jetant un œil à Samina. Sa silhouette noire n'avait pas frémi et elle continuait à contempler le paysage terne et gelé, le menton posé sur une de ses mains gantées. Son regard se devinait à peine à travers sa voilette, mais je la connaissais assez pour savoir qu'il était toujours aussi acéré.

Pour voyager sans que son apparence Ishbale saute trop aux yeux, elle portait des habits de grand deuil. De mon côté, j'étais aussi habillé intégralement de noir. Des tenues austères et élégantes dans lesquelles nous nous sentions engoncés, mais qui nous permettait de voyer sans attirer les soupçons.

— Il ne neige plus, fit-elle d'un ton distant.

— C'est bon pour nous, ça, répondis-je en m'étirant avant de rassembler nos rares affaires.

Le train continua à ralentir, passant à côté de champs et de corps de fermes, chaque jonction de rails se répercutant dans les wagons, faisant trembler les rideaux du compartiment désert. Je me levai pour attraper mon chapeau et recoiffer mes cheveux sur le côté avant de le visser sur me crâne. Samina tourna la tête vers moi, soudainement nerveuse.

— Il y en a encore.

— Ne t'inquiète pas, fis-je en lui tendant la main pour l'aider à se lever. Ça s'est bien passé jusqu'ici, il n'y a pas de raison pour que ça change, n'est-ce pas ?

Je lui lançai mon sourire le plus rassurant sans parvenir à l'apaiser vraiment. Je pouvais le comprendre. Nous avions tous les deux de bonnes raisons de mentir sur notre identité, mais passer pour mort était plus confortable que porter sur son visage le stigmate d'un peuple que l'Armée tout entière voulait exterminer. Elle réajusta le voile, pinçant les lèvres.

— Quand même, pourquoi y a-t-il autant de fouilles ? souffla-t-elle en s'accrochant au bras que le lui tendais.

— Ils ne sont pas là pour nous, tu le sais bien. C'est à cause de l'attaque du Bigarré et de l'évasion à Central que l'Armée est sur les dents.

Comme nous arrivions près d'autres voyageurs, elle se contenta de hocher la tête en déglutissant, attendant que l'on puisse descendre du train. Le vent happa sa voilette et elle l'attrapa aussitôt d'une main tremblante pour l'empêcher de se soulever. De mon côté, j'avisais les soldats qui attendaient sur le quai, tendant la main vers les civils au fur et à mesure qu'ils descendaient de wagon. En jetant un coup d'œil de part et d'autre, je constatai qu'il y avait deux soldats par porte, et que même si les choses n'avaient pas de raison de mal se passer, nous serions vraiment dans une position délicate si c'était le cas.

— Vos papiers, s'il vous plaît.

— Oui monsieur.

Chassant cette pensée. Je tirai mon portefeuille de ma poche, sortant ma carte d'identité, tandis que Samina fouillait son sac à main d'une main tremblante. L'homme regarda la mienne et fit quelques aller-retour de ma photo à mon visage avec une mine perplexe.

— Vous ne vous ressemblez pas.

— La photo date un peu, fis-je avec un sourire gêné. Il faudrait que je fasse refaire mes papiers, mais je m'en servais très peu et je n'ai pas eu le temps avant de partir.

— Je vois…

L'homme me scruta encore un peu, jeta un œil à ses papiers, puis secoua la tête et me rendit ma carte d'identité avant de se tourner vers Samina.

— Madame, vos papiers.

— Je ne les retrouve pas, souffla-t-elle d'une voix tendue.

Je sentis un frisson de panique remonter sur ma colonne vertébrale, mais fis de mon mieux pour n'en rien montrer.

— Donne-moi ton sac, Anna, je vais regarder.

Elle s'exécuta et je fouillai à mon tour, le cœur battant la chamade jusqu'à ce que je retrouve la précieuse carte, glissée dans une poche intérieure, et la tende au soldat en me penchant vers lui.

— Excusez là, elle est bouleversée… elle a perdu sa sœur cette semaine.

— Je vois, fit-il en voyant que sous sa voilette, sa bouche était pincée, comme pour réprimer une envie de pleurer. Tenez, tout est en règle. Toutes mes condoléances, Madame, monsieur…

Il s'écarta pour nous laisser passer et je repris le bras de Samina, la sentant trembler à côté de moi, et ce ne fut qu'une fois sortis de la gare qu'elle s'autorisa à pousser un soupir de soulagement.

— Il a été si tatillon avec toi, j'ai cru qu'il allait m'obliger à retirer mon voile, souffla-t-elle.

— Tu aurais baissé les yeux, fis-je en haussant les épaules avec une fausse désinvolture.

Elle se mordit les lèvres, pas vraiment rassurée, et garda le silence pendant le trajet. Ce n'est qu'une fois posés dans la chambre d'une auberge qu'elle s'autorisa à se détendre.

— Quelles que soient les personnes qu'ils cherchent, j'ai bien l'impression qu'aucune ne te ressemble. Je suppose que les évadés sont plutôt des hommes blancs aux cheveux bruns, soufflai-je en posant mon chapeau et repoussant mes cheveux en arrière.

— Tant mieux, souffla-t-elle. S'ils recherchaient une Ishbale, je serais déjà morte depuis longtemps.

— S'ils recherchaient une Ishbale, nous n'aurions pas pris ce risque.

Je détestais la raie sur le côté. C'était un compromis que j'avais fait pour dissimuler ma cicatrice et ressembler un peu plus à la photo qui se trouvait sur mes faux papiers, mais ça ne me plaisait décidément pas. Samina, elle, détacha son béret noir et son chignon pour secouer son imposante chevelure châtain.

Nos tenues de deuil, si elles formaient un écran efficace qui retenait les inconnus de se montrer trop curieux envers nous, avaient tout d'un déguisement inconfortable. Nous avions fait le choix de nous faire passer pour un couple endeuillé pour traverser les gares, et puisque nous étions arrivés à notre dernière station, on pouvait dire que ce plan était un succès. À partir de demain, nous allions pouvoir nous éloigner de la civilisation pour approcher le territoire Ishbal. Cela voulait dire redevenir un peu nous-mêmes… quoi que cela veuille dire pour moi qui empilai les faux noms depuis que j'étais officiellement mort.

— Je te laisse regarder les plans, je vais chercher à manger.

Je fermai la porte derrière moi et descendis commencer deux plats du jour, prétextant le désespoir de ma femme en deuil pour pouvoir monter les assiettes dans notre chambre. En remontant, je songeai avec un pincement au cœur que, quelque part à Central, ma véritable femme était véritablement en deuil.

Par instant, ce mensonge me semblait obscène… Mais quel choix avions-nous ? Roy m'avait attribué cette mission, et c'était le seul moyen que j'avais trouvé pour la mener à bien.

Et puis, ce n'était pas comme si je comptais toucher Samina de quelque manière que ce soit. Si jolie qu'elle soit, je restais en mon âme et conscience un homme marié. Prétendre être en couple et partager la même chambre n'y changeait rien.

J'ouvris la poignée d'un coup de coude avant d'entrer à reculons et de fermer la porte du bout du pied.

— Le plat du jour, pâtes au poulet-citronnelle.

— Parfait, commenta Samina sans cesser d'étudier le plan qu'elle avait annoté.

Je posai l'assiette à côté d'elle et m'assis sur le lit double pour étudier les plans à mon tour.

— Je n'aime pas prendre le train, mais il faut avouer que c'est une belle invention. Nous avons voyagé beaucoup plus vite que prévu.

— J'ai bien fait de proposer cette solution, alors, commentai-je. Comment va ta cheville ?

— Elle ne m'a pas fait mal durant le trajet jusqu'à l'auberge, donc je suppose que c'est bon signe.

— Nous irons à ton rythme pour le reste du voyage.

— La marche n'est pas ce qui m'inquiète le plus… J'espère surtout que nous arriverons à retrouver la tombe de Layla au milieu des ruines…

Je hochai la tête, la mine sombre et les entrailles nouées. Nous étions résolus et consciencieux, mais retourner là-bas, c'était affronter le traumatisme d'une guerre passée, dont elle avait été la victime, et moi le bourreau. Je savais déjà que je me sentirais terrassé par la honte des crimes que j'avais commis en revenant là-bas, mais j'avais tâché de ne le montrer à aucun moment à Samina. L'Ishbale était devenue, au fil du temps, plus qu'une camarade de route, une véritable amie… et je n'avais pas envie que la personne que j'avais été la trahisse. Pas après toutes les aventures que nous avions vécues ensemble.

oOo

Après la discussion que j'avais eue avec Scar et qui m'avait laissé un arrière-goût inquiet, lui et moi nous étions mis d'accord sur le fait que la plupart des Ishbals n'avaient ni la force ni l'envie de s'aventurer dans les ruines de leur pays natal. Scar était réticent face à ce plan qui impliquait la profanation, mais quand je lui avais décrit les enjeux qui se cachaient derrière les ossements de celle dont il avait été si proche, il avait accepté à contrecœur de nous dire où Layla avait été enterrée. Ils n'avaient pas eu les moyens de dresser une tombe digne de ce nom sur le coup, et la guerre les avait ensuite chassés, dévastant tout sur son passage.

Scar avait fouillé sa mémoire pour dresser un plan des lieux et me désigner là où je pourrai la retrouver, et Samina, qui connaissait l'endroit en question, s'était portée volontaire pour m'accompagner. Les autres, eux, étaient restés sur place.

Nous avions établi notre camp au nord de Liore, dans les ravins labyrinthiques qui saignaient des falaises séparant Amestris du désert. Partagés l'idée d'aider la ville et les pratiquants d'une religion cousine d'un côté, l'envie de rejoindre une des caravanes des nomades traversant le désert de l'Est pour descendre vers Aerugo de l'autre, ce lieu sauvage et difficile d'accès semblait être un bon compromis. Si février semblait ne jamais finir, le temps était plus clément que dans les montagnes de la région nord, adouci par les vents remontants du sud, et la zone désertique nous protégerait de visiteurs imprévus, le temps de prendre une véritable décision.

Après l'assaut de la forteresse du col du Loup Hurlant, Scar avait été blessé au bras, dégradant son tatouage, mais Asma avait mis ses talents à contribution pour le reconstituer une fois sa peau cicatrisée, et il avait retrouvé ses pouvoirs avant que l'on quitte notre repaire. Il avait repris son rôle de protecteur et je savais que les Ishbals étaient tous entre de bonnes mains. À l'écart du monde, avec une machine à tuer dans son genre pour veiller sur eux, ils seraient encore en sécurité malgré mon absence.

Ils risquaient sans doute moins que Samina et moi à l'heure actuelle. Équipés d'une bonne dose de réserves, de vêtements chauds, d'argent et de faux papiers, nous étions partis depuis quelques jours déjà, avec l'intention de circuler à pied et de tracer notre route en ligne droite, malgré la neige et l'austérité des lieux.

Nous marchions à travers les plateaux déserts de la région Est avec l'intention de traverser le reste de la région à travers les champs et forêts pour éviter les villes et ne pas nous faire remarquer. Après tout, j'étais présumé mort, et elle, en tant qu'Ishbale, avait tout intérêt à ne croiser personne.

Cela faisait neuf jours que nous marchions dans les plateaux en direction du sud et la matinée était bien avancée, même si elle s'écoulait avec une lenteur lancinante. Dans cette région âpre, pas de neige dans laquelle on s'enfonçait jusqu'aux genoux, mais des vents violents et imprévisibles qui nous glaçaient les oreilles et nous limaient les nerfs. Les montagnes pelées offraient un paysage bien morne. Nous avions renoncé à discuter, attendant une zone plus abritée pour pouvoir s'entendre parler. Le froid nous desséchait la peau, et il me semblait que si de la neige s'était aventurée jusqu'ici, ses cristaux auraient roulé sur les rochers avec un tintement cristallin, sans jamais s'y amonceler ni fondre.

Samina avait pris mon relais à la tête de la marche, prenant le vent de plein fouet, tandis que je tentais de consulter la carte sans la déchirer. Puis il y eut un cri et elle disparut purement et simplement de mon champ de vision, ouvrant la voie à une bourrasque qui manqua de m'arracher la carte des mains.

— Samina ! m'exclamai-je en baissant les yeux.

Elle avait dérapé dans un éboulis à gauche du chemin et était étalée de tout son long, trois mètres en contrebas. Immobile.

— SAMINA !

Elle leva une main qui me rassura et cria quelque chose que je n'entendis pas. Je déglutis avant de tâcher de descendre dans le ravin de manière moins expéditive qu'elle. Testant chaque pierre et me tenant aux arbustes desséchés, je parvins à sa hauteur et vis qu'elle s'était assise, se massant la cheville.

— Ça va, rien de cassé ?

— Ça aurait pu être pire… mis je crois que je me suis tordue la cheville.

— Tu arrives à bouger les orteils ?

Elle observa sa jambe et je vis sa chaussure bouger légèrement, ce qui me rassura.

— Tu peux te relever ?

— Je… vais attendre cinq minutes, je crois.

Je hochai la tête et m'assis à côté d'elle, l'observant du coin de l'œil avec inquiétude. Elle secoua la tête, encore un peu sonnée, et pris une ou deux grandes inspirations avant d'ausculter ses bras et de faire rouler ses épaules pour sentir si elle avait d'autres blessures. Nichés dans ce repli de roche, le vent nous survolait sans nous atteindre, rendant la température et le volume sonore bien plus supportables. Je poussai un soupir de soulagement.

— On va peut-être dire que c'est le signe qu'il faut prendre une pause, non ?

Elle hocha la tête et je posai mon sac à dos pour en tirer de quoi manger et la gourde, grimaçant en constatant qu'elle était devenue bien légère. Si nous ne trouvions pas un point d'eau à proximité, nous allions bientôt nous retrouver à sec. Je me contentais d'une petite gorgée que je fis durer pour soulager ma bouche asséchée avant de la lui tendre.

— Bois un peu.

— Merci.

Nous restâmes encore quelques minutes à nous remettre de ce court instant d'angoisse, observant la pierre pelée qui nous faisait face avec un moment de lassitude. Trop inquiet face à son état, je n'avais pas réalisé que je l'avais tutoyée, et je me sentais soudainement gêné d'avoir brisé la distance polie que nous avions maintenue jusque-là.

Avoir vu sa silhouette inanimée m'avait fichu un coup dans le ventre, entre l'attachement, la culpabilité d'avoir laissé l'accident arriver et la peur à l'idée de se retrouver seul au milieu des terres âpres aux abords du désert.

Heureusement, elle était indemne. Ou presque.

Elle s'ébroua et se releva en boitillant, puis se rassit avec un soupir rageur.

— Ça va aller ?

— Je ne pense pas que ça soit cassé, je peux poser le pied… mais de là à marcher des kilomètres avec…

— Il va falloir changer nos plans.

— … Tu as une idée ?

Elle avait lâché le tutoiement d'un air hésitant, et je m'autorisai un sourire. Nous étions seuls au monde, personne ne viendrait nous reprendre là-dessus.

— Je pourrai avoir une idée, mais pour rien ne te cacher, c'est plutôt risqué.

Je dépliai la carte pour expliquer mon plan.

— Nous ne sommes plus qu'à quelques kilomètres d'Aslamen. Nous pouvons rejoindre la ville, et prendre le train.

— En train ?! s'étrangla-t-elle. Je ne peux pas prendre le train, l'Armée me tuerait si elle me voyait !

Je tournai la tête vers ses yeux rouge sang et me mordis les lèvres.

— Dans le pays, certaines femmes portent encore le grand deuil, s'habillant tout en noir et portant un voile devant le visage. On a de l'argent et des faux papiers… Avec une tenue de ce genre, personne ne verrait tes yeux et tu pourrais traverser le pays tout entier.

— C'est terriblement risqué.

— C'est vrai, c'est risqué, admis-je. Pour moi aussi, d'ailleurs.

— Il n'y a pas d'autres options ?

— Bivouaquer dans le coin en attendant que tu guérisses… Si tu as une entorse, ça peut prendre une à trois semaines. Ça peut se faire, mais cela nous retardera, et il nous fera de l'eau, des vivres…

— … Et pour prendre le train ?

— Il faudrait partir de la gare d'Aslamen pour rejoindre New Optain, descendre jusqu'à East-City, et rejoindre Giyour. Cela prendrait deux jours, peut-être même moins avec un train de nuit.

Samina retint une petite exclamation de stupéfaction en me voyant détailler l'itinéraire.

— C'est si rapide que ça ?

Je m'autorisai un sourire.

— La fierté d'Amestris.

— Je n'ai jamais pris le train, souffla-t-elle, la curiosité se mêlant maintenant à l'appréhension.

— … Chaque choix a ses avantages et ses risques. Ce qu'on peut faire, c'est se rapprocher d'Aslamen pour chercher un point de chute un peu plus hospitalier, voir comment tu te sentiras demain et aviser.

— Ça paraît sensé.

— Allez, essayons de descendre vers Aslamen sans se casser le cou, ce sera déjà un bon début.


L'expédition jusqu'à un village proche d'Aslamen ne se fit pas sans encombre. Nous étions lourdement chargés et je devais soutenir le poids de Samina qui boitait lamentablement à côté de moi. Notre vitesse de marche nous obligea à faire escale une nuit de plus que prévu, et après avoir dressé notre sommaire campement, nous avions examiné son pied qui avait bien gonflé. Pour le reste, elle en était quitte pour quelques ecchymoses et une grosse frayeur. Elle s'endormit lourdement à côté du feu, roulée en boule près de moi pour partager un peu de chaleur, épuisée par la douleur.

Quant à moi, j'eus beaucoup de mal à dormir cette nuit-là. Assis en tailleurs et drapé dans les couvertures, les yeux levés vers le ciel, accompagné par le sifflement sinistre du vent dans les roches fissurées, je restais là à penser. Penser à la situation du pays, celle des Ishbals, au rôle que j'avais joué dans leur extinction, à la vanité probable des actions que Roy et moi tâchions d'entreprendre. Penser à sa solitude à Central, au désespoir latent de sa voix la dernière fois que je l'avais eu au téléphone et au rôle ingrat qu'il m'avait donné. Je me demandais à quoi pensait Gracia à cet instant précis, si elle dormait, s'il lui arrivait de rire à nouveau quelquefois. Je me demandais comment Elysia avait grandi, si je lui manquais.

Je me demandais pourquoi le monde dans lequel nous vivions avait décidé de nous déchirer de part en part, et si nous pouvions vraiment espérer y changer quelque chose, sauver des gens, apaiser des âmes ; si j'allais pouvoir retrouver la paix après avoir autant tué. Je me demandais dans quelle mesure embarquer Samina dans cette dangereuse expédition était une traîtrise, si j'avais réellement le droit de risquer sa vie sans lui dire pourquoi, au nom du salut d'un peuple et d'un pays qui l'avaient reniée et traquée.

Faute de réponses, je finis par m'affaler un peu plus contre la paroi contre laquelle nous avions trouvé refuge puis tournai la tête vers elle, observant son visage endormi à la lueur rougeoyante des braises, étreint d'un sentiment de tendresse infiniment triste.

J'avais une véritable affection pour elle. De la fascination pour sa force de caractère et sa persévérance, pour ses compétences, ses connaissances. Elle portait en elle la mémoire d'un peuple vacillant, leurs chants, leur genèse et leurs coutumes, et cet héritage lui donnait à mes yeux une valeur plus grande encore que sa seule vie. Elle méritait bien plus que ce qu'elle avait vécu, bien plus que ce quelle vivait aujourd'hui, et pourtant, elle fixait l'avenir d'un regard d'aigle, guettant le plus mince espoir de retrouver des jours meilleurs, sans jamais s'effondrer en pensant à tout ce qu'elle avait perdu.

Oui, j'admirais Samina… et si je n'avais pas rencontré Gracia et construit ma vie avec elle, je serais sans doute tombé éperdument amoureux de l'Ishbale. D'ailleurs, je soupçonnais une partie de moi d'éprouver des sentiments pour elle, et à cette pensée, je laissai ma tête basculer en arrière, se cognant à la roche comme pour me punir d'avoir eu cette pensée..

Je ne pouvais ni devenir quelqu'un d'autre ni caresser l'espoir d'abandonner le combat qui s'était imposé à moi en même temps que mon sursis. Et en même temps, en pensant à la mission qui m'attendait, je me sentais si las, si… vain. Flottant hors du monde, détaché de tout, et, de plus en plus, indifférent à tout. Victime et bourreau, allié et traître, je mentais à ma femme et sauvais une inconnue après avoir tué ses semblables… mon rôle dans le monde me semblait bien flou, et je me disais vaguement que, quoi que je puisse faire à l'avenir, je resterais toujours prisonnier de mes actions passées, impardonnables aux yeux des uns et des autres. Je n'avais même pas le droit de prétendre défendre un idéal.

Je restais en vie, tout au plus.

Cette simple tâche me donnait déjà du fil à retordre.

Je me redressai pour rassembler un peu les braises, puis m'allongeai à mon tour, me disant qu'il fallait tout de même que j'essaie de trouver le sommeil pour affronter la marche à venir. À travers les couvertures, je sentais la chaleur du corps de Samina contre mon dos et je me maudissais d'y trouver du réconfort. Puis la fatigue qui m'avait sapé eut raison de mes idées noires et je sombrai dans le sommeil.


Le lendemain, Samina étant toujours boiteuse, nous avons décidé de faire escale près d'Aslamen pour mettre au point notre déguisement. Trouver des vêtements noirs ne fut pas si difficile, même si voir un homme acheter un béret à voilette me valut quelques regards perplexes. Nous avions pris un peu de repos à l'écart du monde, le temps de nous renseigner, consolider notre histoire, ajuster nos vêtements de seconde main à nos mesures, et, surtout pour Samina, se reposer. De mon côté, j'appris par les journaux la mort de Kimblee et y trouvai une certaine satisfaction. J'aurais voulu recontacter Roy pour en reparler, mais il était toujours sous surveillance. Le seul moyen d'échanger de ses nouvelles hors de notre rendez-vous programmé était de passer par Shieska et j'aimais autant éviter d'attirer l'attention sur elle.

Puis nous nous engageâmes ensemble dans les rues de la ville. Une fois protégée du monde par sa voilette, ma camarade de voyage pouvait traverser les rues en s'accrochant à moi, autant pour ménager son pied que pour contrôler son angoisse. De mon côté, j'avais eu davantage l'occasion de me frotter au monde ces derniers mois, lors de mes expéditions aux villages alentour pour acheter ce nous avions besoin ou appeler Roy… mais j'avais perdu l'habitude des villes, et les lieux me paraissaient immenses et animés au point d'être chaotiques. Samina se laissait guider dans cet environnement étranger, ce monde parallèle qui la fascinait régulièrement, avant de se rappeler que ces habitants avaient voulu, ou du moins accepté, le génocide de son peuple. Par-dessus ces pensées contradictoires venait la conscience du danger que nous courrions, l'un et l'autre, à traverser les rues au culot.

Ça passe ou ça casse.

Je m'étais répété cette phrase pendant deux jours, à chaque contrôle, à chaque échange, à chaque militaire croisé… Les barrages de l'Armée étaient incessants, les militaires tendus et épuisés à la fois, sans doute bien conscients de brasser du vide. À l'exception de Kimblee, ils n'avaient réussi à remettre la main sur aucune les personnes recherchées dernièrement, que ce soit Edward, Alphonse et Winry, Tony Digger, Kobor, Scar,…

À leur place, j'aurais enragé de me sentir aussi utile que la maille d'un filet percé, et si j'avais de bonnes raisons d'être soulagé que la plupart des personnes recherchées leur échappent, d'autres m'inquiétaient sérieusement. Les civils devaient apporter leur aide aux fuyards, pour qu'ils leur échappent ainsi. Malheureusement, comment pouvaient-ils distinguer ceux qui luttaient contre une machinerie infernale des véritables criminels ? La question était d'autant plus grave que la limite était en réalité bien floue. Scar était, par la force des circonstances, devenu mon allié, mais il restait un tueur en série qui avait refroidi bon nombre d'Alchimistes d'État. Pour l'heure, nous avions un ennemi commun, mais… que se passerait-il une fois les Homonculus vaincus ? L'alliance ne risquait-elle pas de prendre fin ?

De toute façon, on n'en est pas là, hein… je vais déjà essayer de survivre d'ici là et j'aviserai le moment venu, pensai-je en passant une main lasse sur mon visage, avant de me concentrer de nouveau sur les plans de Samina.

— L'endroit où on doit aller est relativement au nord de la région ishbale, on en est plus très loin, je pense qu'en trois ou quatre jours de marche, on devrait y être.

Je hochai la tête.

— La question, c'est : est-ce qu'on longe le territoire Ishbal en allant vers l'Est avant d'obliquer, ou est-ce qu'on va tout droit sur notre destination ? Passer par le Nord est plus long, mais il y aura des routes praticables… enfin, on risque davantage de rencontrer des gens, et si près d'Ishbal, les gens vont se montrer beaucoup plus soupçonneux envers moi.

— L'Armée n'a laissé que des ruines derrière elle. Il y a une rivière à traverser ici, mais je doute que le pont soit encore debout. En plein hiver, le niveau de l'eau risque d'être élevé… Il vaut mieux passer par le Nord pour ne pas se retrouver bloqué.

Je ne pouvais pas le lui dire que j'avais vu de mes yeux la terre explosée et les rues en ruines de l'ancienne ville que j'avais désignée, que je savais que ce pont avait sauté et n'avait sans doute pas été reconstruit depuis. Pourtant, je revoyais précisément ce paysage désolé, le cours d'eau charriant la boue, le sang et les cadavres, la terre éventrée par les bombes…

— Tu marques un point, admit-elle en se penchant un peu plus vers la carte.

Les mots et son mouvement me tirèrent de mes sombres visions. Je l'observai tandis qu'elle faisait glisser son index le long des routes, tâchant d'imaginer quel serait le meilleur chemin. Avec ses cheveux châtains, sa peau mate et ses yeux rouges, elle avait une beauté sauvage qui aurait donné envie à plus d'un d'être la carte qu'elle effleurait de ses doigts.

Au secours, qu'est-ce que je raconte? Partir en voyage seul avec elle n'était peut-être pas une bonne idée, je commence à dérailler sérieusement.

— Tu penses que tu tiendras le coup sur des distances aussi longues ? demandai-je en chassant ces pensées.

— Ma cheville ne me fait presque plus mal… et rien ne nous empêche de prendre quelques pauses sur le trajet. Après nous, nous avons été plutôt plus rapides que prévu pour traverser la région Est.

— On ne sait pas combien de temps on va mettre à retrouver la tombe.

— Je suis souvent allée là-bas, je vois tout à fait l'endroit dont parlait Scar.

Je hochai la tête, un peu circonspect tout de même, et Samina repoussa la carte pour s'asseoir en tailleur et attaquer son assiette. Je mangeais moi aussi, tandis que nous discutions de sujets plus légers.

Au fil du voyage, j'avais eu l'occasion de la connaître davantage. Elle m'avait raconté un peu son enfance à voyager avec ses parents, artistes itinérants qui partageaient leurs chants et leur savoir : tantôt musiciens, tantôt professeurs, tantôt écrivains publics. Samina, les yeux et oreilles grandes ouvertes, avait absorbé une part de leur savoir, et comme j'étais tout aussi curieux, elle le partageait avec moi, échangeant chants, histoires et anecdotes contre des récits de ma propre jeunesse et des informations sur Amestris. Nous nous amusions de découvrir ce que nos cultures pouvaient avoir de parfois similaire, souvent radicalement opposé, et l'avais le cœur serré en pensant que nos dirigeants avaient pu faire autant de mal à un peuple porteur d'autant de richesse, complexité et beauté.

La soirée se termina de manière peu originale. Après nous être succédé dans la salle de bain, je retrouvai l'Ishbale assise sur le lit, portant une tunique trop grande en guise de chemise de nuit, en train de noter de nouvelles choses, d'autant plus motivée à cataloguer ses souvenirs que je m'émerveillais toujours d'en découvrir davantage. Elle s'arrêtait par moment, fredonnant, et je compris qu'elle essayait de retrouver les paroles d'une chanson. Je restais donc à la porte de la salle de bain, les bras croisés, l'observant de loin pour ne pas la déconcentrer. Quand elle se rendit compte de ma présence, elle se mit à rougir.

— Désolé, je n'avais pas entendu que tu avais fini.

— Prends ton temps. Je sais que ce n'est pas un travail facile de se battre contre la mémoire.

— Je crois que je ne gagnerai pas aujourd'hui, soupira-t-elle en se laissant tomber en arrière, rebondissant sur le lit moelleux. Je croyais m'en souvenir, mais impossible de remettre la main sur le début du troisième couplet.

Je m'assis de l'autre côté du lit, tourné vers la porte, luttant contre des arrière-pensées qui me déplaisaient de plus en plus.

Samina était une amie. Une amie.

— Il reviendra peut-être à un moment inattendu.

— Sûrement. Mes parents disaient que les mélodies sont comme des papillons.

— Des papillons ? m'étonnai-je en me tournant vers elle.

— Oui. Imprévisibles et fragiles, si on essaie de les attraper par la force, on les écrase. Il faut les laisser se poser sur nous quand eux l'ont choisi, ajouta-t-elle avec un sourire.

Elle leva les yeux vers moi, dangereusement belle avec son expression douce. Son corps lové sur le lit se dessinait dans les plis du tissu et son regard planté dans le mien comme une invitation. Un silence passa, me laissant pétrifié. Tout, dans le calme paisible de la pièce, son corps à l'abandon et l'attente dans ses yeux, me criait de me pencher sur elle. Je me sentis rougir, et détournai la tête.

— On devrait se coucher tôt, une longue journée de marche nous attend, balbutiai-je.

— C'est vrai, fit-elle en posant son carnet sur la table de nuit avant de se glisser sous les draps.

Elle avait gardé un ton neutre, mais je devinais une déception et je me sentais d'autant plus coupable que je le regrettais.

Cela faisait des mois que nous nous côtoyons, mais le malaise qui accompagnait cette promiscuité était arrivé récemment. Peut-être parce qu'en me retrouvant seul avec elle, en la tenant tout contre moi et en prétendant être son mari lors des contrôles, je réalisais pleinement l'équivoque de la situation. Peut-être parce que la solitude me pesait trop. Je ne m'étais jamais senti l'âme d'un célibataire et cette complicité avec Samina était de plus en plus ambiguë. Elle qui était si sauvage à notre rencontre, elle s'était ouverte à moi en m'octroyant sa confiance. Elle m'avait laissé la connaître, l'apprivoiser et dépasser des limites qu'elle avait toujours maintenues avec les autres Ishbals, avec un regard entendu, cette espèce de pensée tacite qu'elle et moi, nous étions à part.

Basculer semblait facile, tentant, et pourtant, je savais que je ne me le pardonnerais jamais si une chose pareille arrivait. J'étais un homme marié, et cela voulait tout dire pour moi. L'idée que Gracia brise le lien qui nous unissait était douloureuse, mais excusable, alors que j'étais supposé mort depuis des mois. Mais moi… je connaissais la vérité et je ne pouvais pas être infidèle. Je vivais dans l'espoir de pouvoir la revoir. Alors je restais roulé en boule de mon côté du lit, me maudissant de devoir me méfier de moi-même.

Gracia me manquait tellement.


Le lendemain, je me réveillais épuisé, et peinai à me lever alors que Samina s'activait à remballer nos bagages en me donnant l'impression qu'elle avait reçu la dose d'énergie dont j'avais été privé. Nous avions troqué la valise contre des sacs à dos, plus adaptés aux longues marches, et enfilé des vêtements de voyage.

C'est avec les yeux encore flous et un léger mal de crâne que je quittai la chambre, redescendant les assiettes que nous avions lavées et que je posai sur le bar au moment de payer. La tenancière bâillait elle aussi, tandis que Samina tirait un peu plus sur la capuche de son manteau pour masquer son visage.

— Elle a l'air farouche, votre petite dame, souffla la femme en me rendant la monnaie.

— Elle pense avoir mauvaise mine… Nous avons traversé des jours difficiles.

— Ah, mais oui, c'est vous le petit couple endeuillé !

— Oui.

— Je suis désolé, je ne vous avais pas reconnus, dans cette tenue.

— Il nous reste de la marche avant de retrouver ma famille… J'ai convaincu ma femme de faire passer la praticité avant l'apparence.

— Vous êtes un sage.

— Vous ne servez pas encore de repas ?

— À six heures, non. Mais vous pouvez toquer à la boulangerie, voir s'ils ont déjà sorti des brioches du four. C'est à droite en sortant, vous longez la rue jusqu'à l'enseigne verte et vous tournez à droite.

— Merci pour le conseil.

— De rien ! C'est un ami.

Je hochai la tête en guise de remerciement et sortis, remettant mon sac sur mes épaules. Samina me suivit avec un dernier coup d'œil pour la tenancière amusée.

Dehors, il faisait encore nuit noire, et si les températures étaient moins rudes que dans les montagnes de la région nord, la perspective de recommencer à arpenter les routes n'était pas très tentante. Après une escale qui nous permit d'acheter trois miches de pain et des brioches encore chaudes que nous mangeâmes en arpentant les routes désertes, écopant d'un énième contrôle d'identité à la sortie de la ville, nous laissâmes derrière nous la civilisation. Le trajet promettait d'être austère, avec nos sacs lourdement chargés de victuailles et la tente que je transportais. Malgré tout, Samina semblait de bonne humeur. Une fois les portes de la ville loin derrière nous, elle se débarrassa de sa capuche.

— Enfin libre ! se réjouit-elle.

Nous étions entre chien et loup, le ciel rosissant sans encore parvenir à colorer le paysage, mais même dans la semi-obscurité du petit matin je la voyais sourire et respirer l'air à pleins poumons, ses cheveux dansant autour de son visage au fil des bourrasques. Elle marchait d'un bon pas et je la suivis, étonné de la voir être plus en forme que je le craignais. De mon côté, je sentais peser mon insomnie, même si le vent frais m'aidait à me réveiller.

— Tu as l'air pleine d'énergie.

— Il faut bien ça, avec la route à faire. Et puis, les journées de voyage en train étaient à la fois reposantes et stressantes. Ça va me faire du bien de m'activer de nouveau, sans devoir cacher mon visage en permanence.

— Je comprends ce que tu veux dire… maintenant, je peux t'avouer que j'étais pas tranquille en mettant ce plan à exécution.

— Et tu as osé m'embarquer là-dedans ? fit-elle en m'octroyant un coup de coude familier qui fit tressauter la lumière de ma lampe torche éclairant la route. Tu as de la chance que tout se soit passé sans encombre, je te l'aurais fait payer sinon !

— Ça, j'aurais aussi été dans de beaux draps, moi aussi.

Il y eut un silence tandis que nous continuions notre marche. Comme le ciel s'éclaircissait de plus en plus, j'éteignis la lampe torche pour en économiser les piles.

— Toi aussi, tu fuis les autres.

— Oui.

— Es-tu un assassin ?

Samina avait posé la question d'une voix claire ou je ne sentis aucune angoisse et j'hésitais. J'avais parlé de mon enfance, de la culture d'Amestris en général, mais je n'avais jamais développé les raisons de mon départ. Mon statut de militaire, la véritable identité et celle de ma famille, les secrets que j'avais soi-disant emportés dans ma tombe, le conflit contre les Homonculus… Tout cela, seul Scar le savait.

Mais la personne qui risquait sa vie à mes côtés et me faisait confiance aujourd'hui, ce n'était pas Scar… c'était Samina. Je lui devais trop pour lui mentir, trop aussi pour lui dire toute la vérité.

— Oui, je suis un assassin. Mais ce n'est pas à cause de ça que j'ai dû disparaître.

— Pourquoi ?

— Parce qu'en savais trop. Et parce que je refusais de continuer à tuer aveuglément.

— Je le savais.

— Quoi.

— Tu étais un militaire, hein ?

Je me figeai sur la route, choqué par ses mots autant que par le calme avec lequel elle les avait posés. Elle s'arrêta à son tour et se tourna vers moi. Les mains dans les poches, les cheveux et la capuche claquant dans le vent, ses yeux rivés sur moi avec une expression douloureuse et paisible à la fois.

Je ne savais pas comment réagir, comment faire cet aveu terrible. Mais elle l'avait fait à ma place, donnant un coup de pied dans la fourmilière avant d'étudier le résultat. Je baissai les yeux, puis hochai la tête. Je n'avais pas le droit de lui mentir.

— Comment l'as-tu compris ? lâchai-je maladroitement.

— Toutes sortes de choses. Le silence sur ta vie passée. Tes compétences au combat. Le fait que tu avais une arme sur toi quand tu nous as rejoints. Ta manière de raisonner. Et surtout… la culpabilité dans tes yeux.

Je déglutis. Je n'avais pas besoin d'avouer l'étendue de ce que j'avais fait. Visiblement, elle le savait déjà.

Je ne savais pas si cette pensée me soulageait ou me faisait sentir encore plus mal. Comment a-t-il pu me parler comme ça, se montrer amicale, si elle le savait ?

Elle ne répondit pas à cette question que je me posais et se remit à marcher, m'obligeant à la suivre. Je restai silencieux, mortifié par la situation.

— Je suis désolé… Pour tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai laissé faire.

Elle se retourna vers moi avec un regard d'aigle, et je me sentis frissonner en croisant son regard.

— Les excuses ne répareront rien, pas plus que ta culpabilité. Tu le sais.

Je hochai la tête, la gorge nouée.

— Mais c'est sans doute tes regrets qui t'ont sauvé la vie. C'est parce tu essaies quand même de réparer les choses, que tu nous as protégés et guidés que Scar t'a accordé sa confiance.

Le vent battait la plaine, couchant les herbes sèches, et dans la lumière croissante, ses yeux prenaient la teinte rouge sang que je leur connaissais.

— Je ne sais pas pourquoi c'est aussi important de retourner ici, de retrouver le corps de cette personne précisément… mais si vous avez pris cette décision, avec Scar, c'est sans doute pour de bonnes raisons.

Cette fois, je n'avais plus de mal à maintenir son regard.

Déterrer le corps de celle qu'avait été Lust, dans une autre vie, c'était servir les plans de Roy, mais aussi, surtout pouvoir protéger les Ishbals de cet Homonculus. Peut-être même les venger, au moins un peu, de ceux qui avaient provoqué la guerre.

— Pour être honnête, retrouver cette tombe est un ordre qu'on m'a donné… mais si je n'avais aucun compte à rendre, je ne renoncerais pas pour autant. C'est une chose qui doit être faite.

— Pour quoi ?

— Protéger. Nous-mêmes et les autres.

Elle resta immobile quelques secondes, puis me lança un sourire profond, un de ceux qui m'auraient fait tomber éperdument amoureux si je me l'étais autorisé, et se remit en marche.

— Allons-y. Nous avons encore de la route avant d'atteindre notre destination.


Découvrir que Samina connaissait la vérité à propos de mon passé, au moins en partie, m'avait libéré d'un poids, et la suite du trajet se passa plutôt bien. Le premier jour, un fermier qui apportait du foin à un collègue accepta de nous transporter sur quelques kilomètres, ce qui nous redonna l'énergie de marcher bien après la nuit tombée, nous apprenant mutuellement des chants. Je n'étais pas un chanteur très habile, mais Samina, malgré ses compétences bien au-delà des miennes dans le domaine, ne se montra jamais moqueuse. Là où les mélodies qu'elle tentait d'apprendre étaient d'une poésie âpre, teintée de mélancolie, les paroles absurdes des quelques canons que je connaissais l'amusaient au plus haut point.

Emporté par l'élan, je me retrouvai finalement à lui chanter quelques chansons à boire, pas toujours politiquement correctes, qu'elle tâcha de reprendre en cœur, sans y parvenir quand elle était fauchée par un fou rire en découvrant les paroles. L'allumage du feu se fit au son de Fanchon, et le montage de la tente au rythme des chevaliers de la Table ronde. Puis le repas succéda aux chants, rustique, mais assez riche pour nous caler l'estomac après cette longue marche. Je me sentais épuisé, mais bienheureux, détenu. Le ciel, au-dessus de nos têtes, était parsemé d'étoiles. Ce n'était pas le premier que je contemplais depuis ma cavale, mais je ne me lassais pas de ce tableau que les lumières de Central ternissaient.

Samina se laissa tomber moi et je me sentis rougir, me retrouvant sans trop savoir comment avec l'Ishbale à moitié allongée sur moi, mon bras posé sur ses épaules, tandis qu'elle commentait l'après-midi d'un ton léger.

— Les chants Ishbals ont souvent une connotation religieuse, mais il faut avouer que les Amestrians ont de l'humour quand il s'agit des chansons.

— C'est ce qui arrive quand on laisse des militaires et du vin dans la même pièce, commentai-je, me sentant nerveux tout de même.

— Ça change de perspective. Avec la guerre, nos peuples en sont venus à se détester, s'entretuer, mais… si les choses s'étaient passées autrement… peut-être que la guerre n'aurait jamais eu lieu. Je me demande à quoi ressemblerait notre monde si c'était le cas.

Elle avait laissé sa tête tomber contre ma poitrine, dans un geste qui ne pouvait pas être complètement amical, surtout pas avec les refrains paillards que j'avais chantés plus tôt dans l'après-midi. J'observai du coin de l'œil son regard pensif, sentant mon coude bercé par sa respiration paisible. Je n'avais jamais été un grand dragueur, même si j'avais mis beaucoup d'énergie à tenter de séduire la femme de ma vie, et je savais d'autant moins comment me dépêtrer de cette situation inédite que je n'étais pas si sûr d'en avoir envie.

— Je… bafouillai-je. Je pense que cette guerre aurait pu être évitée. Elle n'avait pas de sens. Et j'aimerais empêcher les guerres insensées à venir… Même si seul, je doute d'avoir ce pouvoir.

— Tu n'es pas seul, fit-elle, levant ses yeux carmin vers moi.

Je me sentis exploser en voyant son expression tendre, en sentant le poids de son corps, en pensant qu'elle était si proche qu'il suffisait que je me penche un peu pour l'embrasser. À ce moment-là, le déni que je tâchais de maintenir et cette conviction que mes questionnements n'avaient pas lieu d'être volèrent en éclats. L'attirance était réciproque, même moi je le voyais. Je compris que je n'avais plus que deux options : l'embrasser ou la repousser.

Je la pris par les épaules et la soulevai pour l'écarter de moi, aussi doucement que possible, comme pour atténuer la dimension insultante de ce geste. Elle se rassit face à moi, se raidissant avec un air d'incompréhension inquiet. De mon côté, j'étais cramoisi, étouffant à l'idée de ce que je faisais et ce à quoi que je renonçais avec ce geste. En voyant mon expression, Samina sembla comprendre ce que je m'apprêtai à dire et son regard se ternit.

— Je… Je suis désolé, Samina. Je peux pas. Je peux pas faire ça.

Elle resta assise face à moi, son corps raidi, son expression durcie par l'humiliation contenue. En la voyant ainsi, je me sentis terriblement mal, me maudissant de faire ça, de ne pas avoir posé une distance avant, de n'avoir pas été vraiment honnête avec elle. Je risquais de le payer, ce soir, demain et les jours suivants, en affrontant une froideur bien méritée.

— Pourquoi ?

— Avant de disparaître, j'étais marié. J'avais une femme, une fille. Si je me suis fait passer pour mort, c'est entre autres pour qu'elles ne subissent pas de représailles pour ce que j'avais fait. Pour les protéger.

Elle resta silencieuse, puis prit une grande inspiration. Je sentis qu'elle luttait pour ne pas perdre la face, et j'avais mal de voir une personne que j'affectionnais souffrir, encore plus en sachant que c'était à cause de moi.

— Tu n'en parlais jamais.

— … Parce que c'était trop douloureux.

— Tu aurais pu être honnête.

— C'est vrai, j'aurais dû être plus clair. Je suis désolé.

Il y eut un silence pesant, et je lâchai un soupir, avant d'ajouter avec un sourire creux.

— Je sais, les excuses ne réparent rien.

Dans son regard, un petit éclat de complicité fit écho à ma phrase malgré la tristesse. Je me redressai, sentant mes joues me brûler sous l'embarras de la situation, me grattai la nuque, puis me retrouvait à parler pour combler un silence toujours plus gênant.

— Pour être honnête, je n'ai jamais été très talentueux dans le domaine, et je ne pensais même pas que cette situation était possible. Tu es beaucoup trop bien pour moi.

— Tu me paraissais parfait, au contraire, murmura-t-elle en rougissant, les yeux baissés vers le feu.

— Si je n'étais pas marié, je serais sans doute éperdument amoureux de toi, lâchai-je avant de réaliser ma maladresse.

Je n'arrangeais pas les choses en faisant un aveu pareil. D'ailleurs, elle tourna la tête et s'approcha de moi de nouveau. Je sentis ma température grimper à chaque centimètre qui s'évanouissait entre nous et ne parvins pas à m'écarter quand elle posa ses lèvres sur les miennes. Je sentis les mois d'abstinence et de famine émotionnelle s'abattre sur moi, mon corps me hurlant de l'enlacer et de céder une fois pour toutes, me susurrant qu'après tout, j'étais un homme, que j'allais peut-être mourir lamentablement dans ces ruines ou sur un champ de bataille, que l'opportunité était trop belle, que Gracia n'en saurait rien.

Je sentis mes mains attraper ses avant-bras pour la repousser de nouveau. J'avais le souffle court, les larmes aux yeux, et quand elle découvrit mon expression, sa déception se teinta de honte. Elle recula pour de bon, se pelotonnant près du feu.

La distance qu'elle mit entre nous semblait signifier que cette fois, elle avait compris qu'il m'en coûtait, qu'elle respectait ce choix pourtant déplaisant. De mon côté, je détournai le regard vers le feu, attendant que mon cœur reprenne un rythme normal. Mon corps tremblait d'émotion et d'une frustration qui promettait de s'éterniser.

— Tu dois vraiment, vraiment l'aimer.

— Oui, murmurai-je honteux.

— Est-ce qu'elle a conscience de sa chance ?

— Je compte bien la retrouver un jour, pour qu'elle le redécouvre.

— Quand ?

— Quand nos ennemis auront été abattus.

— Nos ennemis…

— Mes ennemis, mais aussi les tiens. Ceux qui ont provoqué la guerre d'Ishbal, qui sont derrière la plupart des massacres qu'a connus ce pays ces dernières années.

— J'ai bien quelques envies de meurtres… fit-elle d'un ton rauque. Autant se passer les nerfs sur eux.

L'entendre tâcher de dédramatiser l'humiliation me toucha et me rassura à la fois.

— Ils sont coriaces… de quoi se passer les nerfs plus d'une fois.

Je levai les yeux vers les étoiles. Était-ce le bon moment pour lui annoncer que les ennemis en question étaient immortels ? Cette journée avait peut-être été assez riche en aveux comme ça.

Allez, il faut savoir en garder pour demain… Sinon, de quoi on va parler sur le trajet? pensai-je non sans cynisme.

— Tout de même, c'est dommage… souffla-t-elle d'un ton pensif.

Je tournai la tête vers elle, tandis qu'elle se perdait dans la contemplation du feu, dont les reflets dansaient dans ses yeux rouges.

— Si nous avions été ensemble, nous aurions pu être un symbole.

— Un symbole de la réconciliation, oui, murmurai-je.

Une bûche cassa, libérant une gerbe d'escarbille dans un petit crissement.

— Mais… est-ce que notre amitié pourrait être un symbole de réconciliation ? demandai-je lentement, d'une voix hésitante.

Samina tourna la tête vers moi, m'étudiant du regard tout en réfléchissant sérieusement à la question, la joue posée sur son genou.

— … Cela vaudrait le coup d'essayer, en tout cas, répondit-elle avec un sourire poignant.

En la voyant comme ça, j'avais envie de l'embrasser… mais je savais que c'était parce qu'elle était belle, admirable, parce que les mois passés avec elle nous avaient rapprochés, et surtout, surtout parce que l'absence de Gracia et Elysia dans ma vie laissait un vide béant que j'étais dangereusement tenté de combler à n'importe quel prix.

Je ne pouvais pas m'empêcher de jalouser Roy, de me dire que si j'avais été lui, ici et maintenant, j'aurais été libre de céder. À ma place, il ne s'en serait pas privé et j'étais bien incapable de lui donner tort.

Mais je n'étais pas lui. J'étais le mari de Gracia, le père d'Elysia, et je comptais bien rester digne de l'une et l'autre, pour pouvoir garder l'espoir de les revoir la tête haute, le jour venu.

— Faisons de notre mieux. Les regrets ne réparent rien… Mais je tenterai quand même de sauver tout ce qui peut l'être.


— … Je ne suis pas sûre de parvenir à reconnaître les lieux, souffla Samina.

Après deux jours de marche peuplés d'une alternance de discussions maladroites et de silences pesants, nous étions arrivés dans ce qui avait été le village Ishbal d'Annutara, et qui ressemblait plus à un amas de pierre et de végétation. Il avait plu dans la journée, et l'eau teintée d'ocre avait ruisselé pour s'accumuler dans les trous d'obus comme autant de coupelles. Entre la terre percée par les bombes, les bâtiments en ruines, les arbustes et broussailles, les lieux ressemblaient plus à une clairière en terrain accidenté qu'autre chose. L'odeur piquante du thym dominait, les herbes sauvages ayant colonisé les interstices des murs abattus, adoucissant leurs contours et leur donnant des airs de créatures endormies.

En voyant ces lieux, je redécouvrais les terres désertées d'Ishbal d'un œil nouveau. Le pays avait été ravagé par l'homme, et devait toujours être jonché de cadavres, mais en revenant ici, je découvrais un territoire où le temps et la nature avaient retrouvé toute leur emprise. En voyant comment la vie avait pris racine sur la mort, j'avais du mal à croire que seulement six ans s'étaient écoulés.

L'idée que le temps finirait par effacer la guerre comme la nature absorbait les ruines avait un petit quelque chose de mélancolique et réconfortant à la fois… mais pour l'heure, cela ne nous aidait pas dans notre quête.

— Scar disait qu'elle avait été enterrée au sud de là ou il habitait, à six pas de la muraille, près d'un olivier, fait Samina en tirant de sa poche le plan rudimentaire du village que l'Ishbal avait fait pour nous.

— Encore faut-il réussir à retrouver la maison, la muraille et l'olivier en question.

— S'ils sont encore debout. Avec la pluie de bombes qu'il y a eu ici…

Je ressortis ma boussole de la poche, m'orientant dans la direction indiquée par la pointe de métal, regardai le plan que Samina me tendait, puis jetai un œil devant moi et en alentour.

— Je n'ai aucune idée de là où nous sommes, admis-je.

— Je suis passée assez souvent à Annutara quand j'étais adolescente, mais les lieux sont tellement méconnaissables… soupira l'Ishbale, sans doute plus atteinte que moi par l'état des lieux.

Elle se mit à marcher et je la suivis tandis qu'elle fouillait les ruines des yeux, cherchant quelque chose de familier auquel elle pourrait se raccrocher. Notre errance nous fit rapidement comprendre qu'il n'y avait plus un mur debout. Le village était devenu un véritable amas de caillasse pris dans les racines de buissons, avec, ici et là, la morsure des bombes qui avaient laissé dans la terre des gouffres remplis d'eau orangée.

— Impossible de se repérer là-dedans, soupira-t-elle. Je ne vois rien de ce que je connaissais, je ne suis même pas sûre de retrouver les rues.

— Il y a un monticule, là-bas, commentai-je en montrant du doigt une colline escarpée qui roulait le dos à quelques centaines de mètres de là. En voyant les ruines du dessus, ce sera plus facile de se repérer.

Samina hocha la tête et nous nous dirigeâmes vers le lieu que j'avais montré, traçant à travers ce qui avait été des maisons. Sous nos pieds, les pierres couvertes de mousse, les éclats de tuiles en terre cuite et les fragments de bois pourris se disloquaient. Nous progressions difficilement, montant et descendant sans cesse, contournant les trous de bombes noyés d'eau, les plus grands faisant une douzaine de mètres de large.

— Si une bombe est tombée sur sa tombe, on ne la retrouvera jamais, commenta Samina en fixant l'étendue d'eau, le visage fermé.

— Attendons de trouver ou elle est supposée être plutôt que faire des suppositions de ce genre, répondis-je d'un ton ferme.

Intérieurement, je n'en menais pas large. Entre l'idée que j'avais peut-être fait courir tous ces risques à Samina pour rien et la perspective de devoir annoncer à Roy que nos recherches étaient restées vaines, je ne me sentais pas vraiment autorisé à l'échec.

Au bout de longues minutes à traverser les ruines, puis à escalader la lande de terre brun-roux en écrasant des branches de thym qui libéraient leur parfum entêtant, nous arrivâmes sur le promontoire. Je me tournai vers les ruines du village, les scrutant.

— De loin, on arrive mieux à voir les anciennes rues, commenta Samina en repoussant une mèche de cheveux derrière ses oreilles. Où est le nord ?

Je ressortis la boussole et désignai la direction, et l'Ishbale prit le plan pour le tourner en suivant l'orientation du village, puis laissa son regard passer de l'un à l'autre, scrutant les ruines pour retrouver les lignes des rues. Le soleil avait baissé, projetant des ombres qui dessinaient les reliefs et creux de ce qui avait été les allées, les bâtiments et les salles.

— Là-bas ! Il y a des restes de colonnes. Ça devait être le temple, fit-elle.

Je fouillai des yeux les amas de pierres, peinant à retrouver ce qu'elle avait vu, et la vis du coin de l'œil s'accroupir pour poser le plan sur un rocher.

— Tu as un crayon ?

— Qu'est-ce que tu veux faire ?

— Le mettre à jour.

Je tendis un crayon que j'avais tiré de ma poche et elle commença à tracer par-dessus le plan des rues, les creux laissés par les bombardements. Certains avaient éventré des bâtiments, d'autres avaient effacé les carrefours…

— Bonne idée, commentai-je, les mains posées sur les genoux pour l'observer à l'ouvrage.

J'avais une pointe de regret en observant son profil, mais même si l'ambiance du trajet était devenue un peu pesante après mes aveux, cela m'avait aussi permis de partager davantage la vérité avec elle, que ce soit à propos de mon passé de soldat, de la famille que j'avais laissée derrière moi ou des ennemis que nous combattions avec Scar. La disparition de l'ambiguïté avait redonné une clarté à notre situation, un peu austère et démoralisante, certes, mais bien plus saine au bout du compte. Elle s'était montrée plus distante et je ne pouvais pas lui en vouloir, mais nous continuions à former une bonne équipe et c'était plus que ce que j'osais espérer.

Elle savait que je la tenais en haute estime, et elle respectait mon choix, avec une pointe de jalousie peut-être.

— Avec ça, on devrait arriver à se repérer…

— Je me suis basée sur le plan des rues, mais il y a des endroits que je n'arrive pas à faire coïncider.. Peut-être que Scar a oublié des rues en dessinant le plan de mémoire.

— J'aurais du mal à lui en vouloir, soufflai-je. Je n'aurais sans doute pas été capable d'en faire autant.

— Je me suis basée sur les rues, les trous de bombes et les arbres qu'on voit d'ici, je pense que ça devrait nous aider.

— Tant qu'on est perchés, on peut essayer de prévoir un itinéraire ? fis-je en m'accroupissant à côté d'elle. Si on entre par cette rue, on peut passer par ici, contourner le trou de bombe, tourner à droite en direction du temple…

Après quelques minutes de plus passées à comparer le plan et la réalité ravagée, nous avions dessiné notre chemin pas à pas, sachant que ce serait le meilleur moyen de ne pas perdre le fil dans les ruines sans queue ni tête. Puis nous avions redescendu la côte. J'avais pris les devants, bien résolu à ne pas laisser Samina retomber dans des éboulis. Sa cheville ne semblait plus lui poser problème, mais ce n'était pas une raison pour qu'elle risque de se blesser de nouveau.

Le jour baissait tandis que nous arpentions ce qui restait d'Annutara, escaladant les ruines pour éviter les trous remplis d'eau, se fiant aux zones baignées dans l'ombre pour ne pas perdre le fil des rues, se rassurant en passant devant un cèdre imposant que Samina avait noté sur le plan… Au bout d'un moment qui nous sembla bien long, avec le vent froid et notre silence concentré, nous arrivâmes devant les ruines de l'ancienne maison de Scar.

Samina retourna la feuille et contourna la ruine pour en étudier la forme, comparant avec le deuxième plan qu'il avait fait des lieux. Les poutres de la charpente effondrée se dressaient comme des côtes éventrées, laissant entrevoir les restes de ce qui avait été une maison, et même des étagères de ce qui avait été une bibliothèque. Un coin du bâtiment avait complètement disparu, soufflé par une explosion qui avait dévoré un demi-cercle aujourd'hui rempli d'eau.

— Ça ne ressemble plus à rien, mais j'ai quand même l'impression qu'on est au bon endroit.

— Je ne pense pas qu'on a dévié de l'itinéraire, donc on va partir de ce principe. Cherchons le muret dont il parlait.

Samina hocha la tête et s'avança vers le nord, la boussole à la main. Le ciel se colorait de nuances orangées et d'un bleu profond. La nuit n'allait plus tarder à tomber, si nous n'étions pas au bon endroit, nous allions devoir attendre le lendemain pour continuer nos recherches. Je croisais les doigts pour que nous ayons vu juste.

En continuant ma marche, je rejoignis Samina qui se tourna vers moi d'un air inquiet. Devant nous se dressaient les ruines inégales d'un muret, déchiré en deux par une explosion qui avait tracé un grand cercle et jeté à bas une partie des pierres. Je grimaçais en découvrant le cercle parfait dont l'eau reflétait le ciel enflammé, et échangeait un regard inquiet. Nous étions proches du but, il fallait espérer que nous n'étions pas face à lui.

— Je crois qu'on va bientôt savoir à quoi s'en tenir, murmura-t-elle d'un ton inquiet.

Je hochai la tête avant de reprendre la marche pour tenter de contourner le muret, me faufilant entre l'amas de pierres et le trou d'eau en tâchant de ne pas glisser. Samina me suivit avec précaution, puis jeta un long regard au panorama qui se dressait autour de nous. Le soleil embrasait le ciel et commençait déjà à disparaître derrière les replis de l'horizon.

— Je ne vois pas d'olivier, soufflai-je.

Cette phrase matérialisait mes pires craintes, mais Samina fronça les sourcils et se remit à marcher, faisant de larges pas le long de l'eau avant de s'arrêter quelques mètres plus loin. De mon côté, je continuais à fouiller des yeux le paysage dont les couleurs commençaient à se fondre dans la pénombre, voyant des cèdres, des buis, des cyprès et des buissons piquants, mais aucun olivier.

Nous étions au nord d'une maison qui aurait bien pu être celle de Scar. Il y avait une muraille. Et là où nous aurions dû trouver l'arbre qui marquait la tombe de Lust, il n'y avait rien, rien d'autre que l'excavation d'une explosion particulièrement violente.

Je crois que nous allons devoir rentrer bredouilles de cette expédition, pensai-je en serrant les lèvres, ulcéré par l'idée. Tout ça pour ça…

- Steelblue ! Viens voir !

À son appel, je contournai le trou d'obus pour rejoindre Samina qui s'était penchée au milieu des bosquets et des herbes folles. En la rejoignant, je découvris, à deux pas de l'explosion, un arbuste aux feuilles fines et argentées, qui peinait à se faire une place parmi les taillis.

— Oh…

— On a notre olivier.

— Mais c'est à peine un arbuste, ça ne peut pas être ce pied que Scar nous a donné comme point de repère !

— Regarde… fit Samina avec un sourire, en se penchant un peu plus pour écarter les branchages et les ronces.

Dissimulé par la végétation et la pénombre, je découvris une forme noire et un pan de terre affleurant. Je devinai plus que je le vis le tronc d'un arbre déraciné, sur lequel le petit olivier que Samina avait découvert avait pris racine. Fasciné, j'observai le tronc noueux, découvrant des branchages cassés ou noyés par des plantes grimpantes qui étaient montées à l'assaut de l'arbre mort, le dissimulant à notre vue.

— On… On l'a trouvé ? soufflai-je, éperdu de soulagement.

En guise de réponse, Samina partit du tronc pour faire six grands pas, piétinant la végétation pour se rapprocher de la muraille. Il lui en fallut un septième pour en toucher les pierres, mais elle se retourna quand même avec un sourire.

— Je crois bien qu'on est arrivés.

Je restai figé là, et elle me rejoignit, puis éclata de rire en voyant ma tête.

— Eh bien, tu vas rester planté là ? Tu n'es pas un peu soulagé ? Il s'en est fallu de peu, mais on l'a trouvé.

— Je crois que j'ai du mal à réaliser, bredouillai-je. Et puis, je préfère ne pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Il nous reste encore du travail.

— Bien sûr. Mais je pense qu'on a quand même gagné notre journée.

— … C'est vrai, admis-je en souriant enfin. Dressons le camp, on en a assez fait pour aujourd'hui. Nous attendrons demain pour creuser.

Le temps de monter la tente, il faisait nuit noire, et l'absence de lune nous obligea à rallumer la lampe torche pour voir ce que nous faisions et allumer le feu. Pourtant, malgré la fatigue, le froid et le paysage lugubre, je me sentis soulagé comme je ne l'avais pas été depuis longtemps.

Peut-être que cette fois-ci, j'allais pouvoir me rendre utile.


Cela faisait deux jours que nous avions retrouvé le corps de Lust. Retourner la terre jusqu'à retrouver le cercueil nous avait pris près d'une journée entière, mais nous avait laissé avec le sentiment du devoir accompli. Nous avions ouvert le cercueil avec un silence cérémonieux, découvrant les ossements de celle que Scar avait aimée et que son frère avait tenté de ressusciter. Samina avait prié pour le salut de son âme, puis, j'avais, sans en être fier, détaché le reste de ligaments pour détacher les os et les rassembler dans un sac que je qui allait m'alourdir de quelques kilos sur le trajet du retour. Puis, d'un commun accord, nous avions remis en terre ce qui restait de ses vêtements et bijoux. Nous étions des pilleurs de tombe, oui… mais nous ne nous sentions pas le droit de profaner davantage sa mémoire en revendant ces trésors au poids.

Puis nous étions repartis, et Samina, hésitante, m'avait demandé si nous pouvions faire un détour dans les ruines de Piesni. J'étais impatient de revenir à la civilisation pour prévenir Roy du succès de ma mission — avoir de ses nouvelles, aussi — mais au ton grave qu'elle avait employé, j'avais senti toute l'importance de sa requête et accepté sans hésiter.

Le temps s'était radouci, et avec l'effort de la marche, l'absence de vent et le soleil, il faisait presque doux.

— Samina ?

— Oui ?

— Pourquoi veux-tu aller à Piesni ?

— C'est un pèlerinage.

— … un pèlerinage ?

— Je voudrais aller prier là-bas.

— C'est important d'y aller ?

— C'est là que mes parents sont morts.

Je me figeai.

— Samina…

Elle dû se rendre compte que je m'étais arrêté, car elle cessa de marcher pour se retourner. Je levai vers elle un regard endolori.

— J'ai combattu à Piesni.

Elle me regarda d'un air indéchiffrable, et je vis la tristesse, l'amertume, l'amour et la rancœur se bousculer dans ses yeux. Il y eu un silence profond, à peine troublé par le murmure de la vie aux alentours. Il dura un long moment. Je sentis qu'elle avait envie de demander quand, comment, de savoir, si, entre tous les soldats, c'était à moi qu'elle devait d'avoir perdu sa famille.

Mais elle ne le fit pas. Et moi, je finis par baisser les yeux.

— Je… prierai avec toi.

Pour ce que ça vaut, pensai-je amèrement.

Elle hocha la tête et reprit la marche. Je restai derrière, le cœur lourd des morts dont je portais la responsabilité, des actions que je n'avais pas menées pour les protéger. J'aurais voulu en parler, avouer mes regrets, mais je savais que cela aurait été indécent de ma part, et qu'elle n'aurait souffert que davantage d'entendre un bourreau chercher à s'excuser.

Rien ne me dédouanerait de ce que j'avais fait, et il valait mieux que je me fasse à cette idée.

La marche continua, et quelques heures plus tard, nous arrivâmes aux portes de ce qui avait été une cité ishbale fastueuse et qui, comme le village que nous avions laissé derrière nous, n'était plus qu'une ville en ruines, éventrée, calcinée.

Les Alchimistes d'État étaient passés par là.

Samina leva les yeux vers les murs qui ne s'étaient pas effondrés, et s'enfonça dans les ruines comme si les lieux lui étaient familiers. Je n'eus pas d'autre choix de la suivre en silence, sentant le deuil qui accompagnait ce pèlerinage. La suivant lentement, quelques pas derrière, je laissai remonter l'odeur de brûlé et de métal, les cris et explosions lointaines, les ordres que nos supérieurs donnaient en hurlant entre deux salves de tirs. Les corps qui tombaient. La terre qui tremblait. Le sable brûlant, la puanteur du charnier. Les vitres soufflées, les mosaïques arrachées, les murs criblés de balles. La douleur, la peur et la rage qui nous entourait de toute part.

Les moments d'accalmie, ou, épuisés, Roy et moi somnolions côte à côte dans des campements de fortune, ou à même la terre dans les tranchées. Roy, qui effrayait les autres militaires avec ses pouvoirs démesurés d'Alchimiste, mais que je connaissais assez pour y voir un gamin, alors que j'étais moi-même à peine plus âgé. Je le sentais désespéré, fragile, révulsé par ses actes. Et savoir qu'il y avait au moins une autre personne que moi pour s'horrifier de ce que nous vivions, cela me rassurait. Cela n'était même pas de l'amitié à ce stade, juste le besoin vital de se blottir, âme contre âme, de se réchauffer à l'ombre de quelqu'un qui n'avait pas été totalement anesthésié par l'horreur de ses actes.

Quand je me rendis compte que je reconnaissais les rues, je compris que c'était ici même qu'était née notre promesse si naïve de renverser le gouvernement, de faire payer King Bradley pour ses actes. Comme à l'époque, je sentis le feu de la révolte remonter dans mes veines.

Je pensais à tout ça, en contournant les gravats, les creux laissés par les obus, me faufilant entre les murs en ruines à la suite de Samina, en me jurant de ne pas décevoir ce moi du passé, de ne pas dévier du but que nous nous étions fixé, Roy et moi.

Cette terre gorgée de sang que je foulais réclamait sa vengeance, et même sans ça, je savais que tant que Bradley nous dirigerait, ce genre de massacre continuerait. Il suffisait de voir ce qui s'était passé à Liore depuis le passage d'Edward.

La silhouette de l'Ishbale sembla fantomatique, tandis qu'elle poussait les portes à moitié dégondées du temple. Je levai les yeux vers la façade, étonné qu'elle soit encore debout au milieu de toutes ses ruines. Mais les portes s'ouvrirent sur un bout de ciel, révélant que derrière la façade, le toit s'était effondré.

Je contemplais la scène, le cœur serré, et eus un hoquet en voyant sa silhouette bondir à l'intérieur dans un cri. Je sortis aussitôt de mon recueillement pour escalader les marches quatre à quatre et la découvris quelques instants plus tard, à couteau tiré avec un inconnu, menacée par un deuxième homme. Mon réflexe parla avant moi et je me rendis compte que je tenais celui-ci en joue.

— On se calme et on s'explique, ordonnai-je.

— Il n'y a rien à expliquer, cracha Samina. Ils sont en train de piller le temple.

— Oh… une Ishbale, commenta l'homme que Samina avait empoigné. Je pensais que vous étiez tous morts.

— N'en rajoutez pas ou je vous laisse crever, avertis-je, piqué au vif par sa remarque.

Le rictus de l'homme disparu quand il sentit que j'étais sérieux. Je pris une grande inspiration et repris la parole, d'une voix aussi posée que possible.

— Samina. Calme-toi.

Je posai une main sur son épaule, la sentis trembler de rage, et la tirai doucement en arrière pour la prendre sous mon aile, la retenir, aussi. Je n'avais pas envie d'avoir des morts évitables sur les doigts. Malgré tout, je continuai à tenir l'un des inconnus en joue, et elle n'avait pas lâché son couteau.

— Qui êtes-vous, et de quel droit dépouillez-vous ce temple ? lâchai-je.

— Nous faisons partie d'une tribu nomade, et nous agissons en service commandé pour des habitants d'Aerugo, répondit le deuxième homme d'une voix rocailleuse, avec un accent plus marqué encore.

— Pourquoi Aerugo vous demanderait de piller les ruines de Piesni ? cracha Samina, se tendant un peu plus.

— Parce que là-bas, ils pensent qu'il s'agit de trésors, qu'ils méritent d'être conservés et admirés dans des musées plutôt que laissés dans les ruines où ils finiront détruits.

— Ne vous foutez pas de moi ! hurla-t-elle. S'ils voulaient que la culture Ishbal soit conservée, c'était au moment de la guerre qu'il fallait venir ! Piesni est devenu un tombeau, respectez au moins la mémoire de ceux qui sont tombés ici !

Je refermai un peu plus mon bras sur elle dans l'espoir vain de l'apaiser.

— Et vous, qu'est-ce que vous foutez au milieu des ruines ? fit remarquer l'autre homme. Il n'y a plus rien ici, à part les richesses qui n'ont pas encore été pillées. À moins que vous cherchiez à traverser la frontière ?

— Effectivement, on voulait partir pour Aerugo.

— Le peuple d'Aerugo a mis du temps à découvrir l'ampleur de ce qui s'était passé ici, mais ils accueilleront l'Isbale à bras ouvert. Après tout, ce sont des peuples cousins.

— Et moi ? demandai-je d'un ton un peu provocant.

— Toi ? Si tu as quelque chose à leur vendre, ils pourraient t'accepter. Si tu as de quoi payer pour voyager jusque-là, aussi…

— Dans tous les cas, vous devriez partir d'ici… reprit l'autre. De toute façon, il ne restera bientôt plus rien de la région Est.

— Comment ça, « il le restera plus rien de la région Est » ? soufflai-je d'un ton grave.

Samina continuait à bouillir intérieurement, mais avait gardé le silence et s'était raidie à ces derniers mots.

— L'état d'Amestris a attaqué Ishbal, et aujourd'hui, ils asservissent Liore… Qui sème le vent récolte la tempête.

— Ils ont même donné l'arme pour les battre, avec ce vendeur de bombes.

— Tony Digger ?

— Oh, tu le connais ?

— Oui. C'était un ami… mais il est parti sans m'attendre, mentis-je avec aplomb.

— Il a voyagé avec nous pour Aerugo. Il disait qu'il avait quelque chose de précieux pour l'État d'Amestris.

— Le projet Manticore, continuai-je.

— Tu es bien renseigné, dis-moi !

— Je te dis, je le connaissais, lâchai-je en imitant légèrement son ton traînant.

— Aerugo a déjà commencé à fabriquer les bombes. C'est une question de temps avant qu'ils n'attaquent la frontière du pays. Ils vont balayer l'Est d'Amestris jusqu'à Liore et rendre ces terres au peuple auquel elles appartiennent.

J'étais tétanisé, horrifié et je sentais que Samina, à côté de moi, ne réalisait pas encore l'ampleur de ce que prophétisaient les deux hommes fiers d'annoncer cette guerre imminente.

Il faut absolument que je prévienne Roy.

— Quel programme ! soufflai-je en me forçant à sourire. Dites-moi, j'ai une question pour vous.

— Ta femme a l'air folle, mais avec toi, on peut discuter, commenta l'homme que Samina avait menacé quelques minutes plus tôt. Dis toujours.

Je sentis celle-ci planter ses ongles dans la peau de mon poignet et retins une grimace de douleur.

— Digger avait une moto quand il est parti. Est-ce que vous savez ce qu'il en a fait depuis ?

— Il nous l'a donnée pour payer le voyage, répondit le plus grand des deux nomades. On l'avait laissée ici, il n'y a pas d'essence dans le désert, mais on compte bien la revendre.

— Combien ?

— 1600 cents.

— 1000.

— 1500.

— Je me souviens de sa bécane, il y a des réparations à faire, la courroie a changer. Elle ne vaut pas plus de 1000.

— Arh, tu veux ma mort !

— Tu ne trouveras pas d'acheteur dans le coin, surtout à ce prix-là.

— Je peux l'amener plus au Nord.

— Et t'encombrer avec, devoir payer l'essence pour la faire rouler ? Tu y perdras plus que ce que tu vas y gagner.

— Tu marques un point. Je suis prêt à descendre à 1300.

— Je suis prêt à monter à 1100 si tu me garantis qu'elle n'a pas été abîmée lors de son dernier trajet.

— Elle est comme neuve, juré. 1250 cents, pas moins.

— Elle a le plein ?

— Quand même pas, tu as vu ou on est ?

— 1150, alors. Avec la galère de devoir retrouver de l'essence aussi loin d'une ville, elle ne vaut pas plus.

— Elle n'a pas le plein, mais elle n'est pas vide non plus. Il y a bien de quoi pousser jusqu'à Giyour.

— D'accord. 1200. C'est mon dernier mot.

— Tu me saignes !

— À d'autres ! fis-je avec un rire cynique. Tu l'as eue pour rien.

Samina et l'autre homme nous regardaient marchander d'un air interloqué. La situation tout entière était absurde, à tel point que la colère de l'Ishbale avait fini par s'estomper, remplacée par une profonde perplexité.

— Marché conclu. Donne-la-moi et je te paye comptant.

Le négociateur lâcha un sifflement impressionné et l'autre lui jeta un regard torve.

— Allez, suivez-moi. Et me tirez pas dans le dos, sinon vous ne saurez jamais où je l'ai planquée.

Je réalisai que je tenais encore mon arme en main, remis le cran de sécurité et la rangeai. Je vis les deux hommes se détendre et sentis Samina s'écarter de moi, tandis que je commençai à suivre les deux hommes.

— Tu vas vraiment les laisser s'en tirer comme ça ? me souffla-t-elle, encore indignée. Avec ce qu'ils ont dit et fait ?

— On a gagné davantage à les faire parler. Leurs infos valent plus qu'ils ne le croient et ils nous donnent un moyen de transport, ce qui est inespéré, là où on est. Que veux-tu de plus ?

— La justice, souffla-t-elle.

Je m'arrêtai brusquement pour la regarder droit dans les yeux.

— Samina. Soit on se met en tête de protéger ces ruines désertes des pillards, soit on met toutes nos chances de notre côté pour empêcher une nouvelle guerre.

L'ultimatum la laissa muette.

— Tu sais ce que c'est, le projet Manticore ? Ce sont des bombes chimiques contenant un dérivé du chlore. Quand gens respirent ce gaz, ça commence avec des toux, l'irritation des yeux et des poumons, des douleurs… Ça se termine avec des œdèmes et des gens qui se noient dans leur propre sang.

À ces mots, je la vis blêmir malgré son teint hâlé.

— Le gaz ne vise personne et n'épargne personne. Avec les vents du Sud de cette saison, ils se propageront dans la région Est sans problème. Il y aura des milliers de morts, militaires et civiles. Et Central ne laissera pas ça arriver sans réagir. Tu te souviens de la guerre d'Ishbal ? Imagine ce que donnerait un affrontement entre deux nations sur un territoire vingt fois plus grand.

Elle prit une grande inspiration et je retrouvai son regard d'aigle, son expression ferme et assurée que je lui avais toujours connu.

— Et tu penses qu'on peut empêcher ça ?

— Je pense qu'on doit le faire, répondis-je en me remettant à marcher, voyant que le duo de pillards nous attendait, quelques pas plus loin. Il faut qu'on parte le plus vite possible pour prévenir Central-City et Lacosta de ce qui se prépare.

— Lacosta ?

— La ville la plus au sud de la région, presque à la frontière. Si l'Armée d'Aerugo veut conquérir Amestris, c'est par là qu'elle commencera, là où le col des montagnes est le plus bas et où il existe déjà des routes praticables.

— Allons-y.

Je lui lançai un sourire, puis je rejoignis les deux hommes qui tiraient des ruines de maison une moto, poussiéreuse, mais en bon état par ailleurs. L'homme me laissa l'examiner, ce que je fis avec soin.

— Tiens. Donne-moi l'argent, maintenant.

— Donne-moi la clé, je dois vérifier qu'elle démarre, quand même, répondis-je avec un sourire.

— Pour que tu te tires avec ? L'argent d'abord.

— Démarre-la toi-même, alors, répondis-je en tirant le portefeuille de ma poche.

Je ne lâchai pas mon sourire de négociateur, et il accepta de mettre le contact. La machine vrombit dans un tressaut, et je soupirai intérieurement de soulagement. Argent et guidon changèrent de mains et je commençai à m'installer tandis qu'il recomptait les billets d'un air soigneux.

— Monte, fis-je avec un mouvement de tête à l'intention de Samina qui observait la moto avec une défiance non dissimulée.

Malgré cela, elle n'hésita pas, et quand le pillard hocha la tête avec un sourire satisfait, je partis et elle se crispa, se tenant à ma taille.

— Surveille-les, qu'ils ne nous fassent pas de coup dans le dos.

Je la sentis tourner la tête, tandis que nous filions entre les ruines de la ville, mais elle ne dit rien. Puis un virage nous sépara de notre rencontre, et ralentissant par moments pour louvoyer entre les débris et les trous de bombes, nous quittâmes la ville sans nous retourner pour prendre la route, plein sud.

Mon esprit tournait à plein régime, assimilant les informations qu'ils nous avaient données, les recoupant avec ce que je savais, ce que Roy savait. L'immensité du territoire qui séparait Lacosta de Liore m'estomaquait. Pourtant, si minuscules que nous soyons, Samina et moi, je n'avais jamais senti un aussi grand pouvoir peser sur mes épaules que ce jour-là.

Nous avions une guerre à empêcher.