Un nouveau chapitre est arrivé ! Bon, mon rythme d'écriture est très mauvais, mais j'ai bon espoir qu'avec la rentrée, j'ai plus de temps pour écrire (gloire aux crèches !) alors je me permets de publier un nouveau chapitre ici. Il a été très laborieux à écrire, mais je l'aime beaucoup en le relisant, alors j'espère qu'ils vous plaira aussi. Par contre, je ne sais pas encore trop quand je publierai le suivant. Je ne suis plus si loin de la fin de la partie 6, mais si je fais une longue pause avant la partie 7, je sens que vous allez pas bien le vivre du tout ^^°. Du coup je préfère garder un rythme un peu lent tant que je n'ai pas reconstitué un peu d'avance.
Bref, je vais tâcher de profiter de mes vacances pour écrire (un peu) me reposer (beaucoup) et faire tourner le scénario dans ma tête pour préparer la suite. On pourra se retrouver en septembre, peut-être pour un nouveau chapitre, à coup sûr durant la JapaNiort, ou je serai présente avec ma Jumelle bénéfique sous le nom Al & As. Si vous y allez, passez faire coucou.
Enfin, n'hésitez pas à passer sur la playlist Youtube de la fanfic, je continue à mettre à jour les musiques m'inspirant les chapitres ;)
Chapitre 92 : Point de rupture (Winry)
Tirée du sommeil par le hululement d'une chouette, je rouvris les yeux dans la pénombre de la pièce, jetai un œil aux braises moribondes dans la cheminée, puis me retournai pour fixer le plafond à peine visible.
Puisque tout l'orphelinat Valencia était au courant du retour de Roxane et qu'elle était au moins autant recherchée que nous, le lendemain de son arrivée, nous nous étions présentés aux autres. Cela nous avait permis de quitter le grenier glacial au profit de la bibliothèque, de partager leurs repas et de prendre des douches à des horaires sensés. Par la même occasion, nous nous étions liés d'amitié avec Roxane.
Si Al avait sans doute été un peu jaloux de celle qui avait été l'acolyte de son frère ces derniers mois, il s'était révélé bien incapable de lui en vouloir d'avoir pris sa place. Et si on se fiait à la nuée de poussins qui accompagnait Roxane le plus souvent, nous n'étions pas les seuls à l'apprécier.
La rouquine avait un caractère pétillant, franc et tendre à la fois, et sa manière de prendre toute situation avec une pointe d'humour allégeait les discussions. Sans compter que nous avions, de part et d'autre, des anecdotes croustillantes à partager au sujet d'Edward, ce qui nous avait permis de tisser une complicité quasi immédiate.
Sa présence et la joie de vivre des orphelins de Valencia donnaient du baume au cœur et nous avions souvent eu l'occasion de rire, entre les maladresses de Gary, la grandiloquence d'Aliénor et la curiosité de Lily pour qui je m'étais prise d'affection quand elle m'avait aidée à réparer la chaudière de l'orphelinat.
Alphonse, de son côté, répondait patiemment aux questions que mitraillait Rachel quand elle avait l'occasion de discuter avec lui. Elle était passionnée par l'Alchimie, et le rencontrer était pour elle aussi merveilleux que croiser le héros de son roman préféré. Il répondait avec patience, mais aussi un malaise que je n'avais pas été la seule à remarquer. Roxane avait constaté sa retenue, et nous avions échangé des coups d'œil perplexes, avant de discuter de sa réserve sans en deviner l'origine.
Quand j'entendis Al se retourner, je tournai les yeux vers le coin le plus sombre de la pièce sentant l'inquiétude revenir à son sujet.
Edward, quand il parlait d'Alchimie — du moins quand elle excluait les transmutations humaines et d'autres horreurs du genre — le faisait toujours avec un éclat de passion dans le regard, et s'il était moins exubérant que moi parlant d'automails, sa passion était souvent communicative. Al était aussi comme ça… avant.
Je tournai de nouveau la tête vers la cheminée, l'entendant se tourner et se retourner, et j'observai le feu crépusculaire avec une moue pensive.
Il avait changé.
Ça n'avait rien d'étonnant après notre fuite, sa fièvre délirante, le retour de ses souvenirs, et, ma dernière découverte en date, sa démarche de déterrer le corps de Trisha lorsque nous étions passés à Resembool. Il y avait largement de quoi être traumatisé par tous ces événements, et moi qui m'étais retrouvée au bord du gouffre après l'agression de Thaddeus, je me demandais souvent comment il pouvait encaisser tout ça sans flancher.
La vérité, c'est qu'il flanchait, que je le sentais. Et j'étais taraudée par la conviction qu'il ne m'avait pas tout dit, sans savoir quoi faire pour le pousser à se confier davantage, pour le soulager un peu de ce poids invisible et écrasant qu'il portait dans son regard.
— Al ? murmurai-je.
Le son des couvertures qu'on froissait se figea, comme s'il se sentait pris en faute, et je repris la parole d'un ton hésitant.
— Tu ne dors pas ?
— … Non, admit-il à contrecœur, après un silence un peu trop long.
Je me retournai, emportant avec moi les couvertures pour m'allonger à plat ventre et regarder dans sa direction, sans voir grand-chose pour autant. Il m'imita et je sentis plus que je ne vis son regard tourné vers moi.
— Moi non plus, je n'arrive pas à dormir, soufflai-je.
Il y eut une longue pause qui nous laissa le temps d'entendre le vent souffler contre les vitres et les volets grincer un peu. Je sentis qu'il ne parlerait pas de lui-même et que c'était à moi d'entamer la conversation.
— La situation à Lacosta m'inquiète, fis-je d'une voix lente.
C'était une évidence, à force d'avoir les bruits de couloirs portés par Tommy et Cindy à propos de la ville au bord de la révolte, c'était mécaniquement impossible de ne pas s'inquiéter. J'avais presque l'impression de dire quelque chose de stupide.
— Je m'inquiète pour les proches de Roxane, pour les enfants d'ici, pour tout le monde.
— Moi aussi. Surtout que… J'ai un mauvais pressentiment.
— Pour Lacosta ?
— Pour Lacosta, et… je ne sais pas comment dire…
— Je t'écoute.
— Tu vas me prendre pour un idiot.
— Jamais, soufflai-je, pendue à ses lèvres.
— … J'ai une sensation au creux de l'estomac, comme s'il allait se passer quelque chose de grand, quelque chose de grave, qui nous dépasse largement.
— Je ne te prends pas pour un idiot, mais ça me rassure pas que tu dises ça, soufflai-je.
— Bah, soupira-t-il en se retournant vers le plafond, pour ce que mes intuitions valent… Si je pouvais vraiment leur faire confiance, j'aurais réussi à trouver Edward.
Il y avait un dépit profond dans sa voix, et une pointe de culpabilité.
— C'est ça qui te tracasse ?
— On n'est pas au bon endroit… On ne devrait pas être là, souffla-t-il. On devrait être à ses côtés pour le soutenir.
— Al… tu te sens coupable à ce point ?
— Je me sens… idiot. J'étais tellement convaincu que je le retrouverai, tellement sûr de pouvoir croire en ce que je ressentais… Comment un Alchimiste comme moi a pu penser une chose pareille ? Comment j'ai pu être assez présomptueux pour imaginer avoir une capacité surnaturelle de ce genre ?
Mon cœur se serra en l'entendant se critiquer ainsi, parler de lui-même comme s'il devait être infaillible alors qu'il acceptait toujours que les autres aient leurs faiblesses et leurs erreurs. Cette capacité étonnante, je l'avais constatée indirectement et même si c'était improbable, elle me paraissait pourtant bien réelle.
— Peut-être qu'on a tous besoin de croire en quelque chose ? murmurai-je sans être sûre d'être capable de m'expliquer davantage.
— … Tu crois qu'on va finir retrouver Edward ?
— On va le retrouver, ou il va nous retrouver, oui, fis-je fermement. Moi j'y crois.
Je devinai qu'Al avait eu un pauvre sourire en entendant ces mots qui ne le réconfortaient qu'à moitié.
— De toute façon, ajoutai-je, il faut qu'il se bouge les fesses. Le connaissant, je suis sûre qu'il a besoin d'une bonne révision de ses automails.
Ma remarque lui arracha un petit rire et je m'autorisai un instant de satisfaction.
— Je ne sais pas quoi faire. J'ai l'impression de sentir ou je devrais aller pour le retrouver, mais j'ai peur de me tromper de nouveau. J'ai… peur de faire les mauvais choix.
— Tu penses que venir à Lacosta était un mauvais choix ?
— Edward n'est pas ici, lâcha Al d'un ton monocorde.
— C'est vrai… Il n'est sans doute pas ici, admis-je. Mais… peut-être qu'on est là pour autre raison ?
— Comment ça ?
— Tu ne fais plus confiance à ton instinct, mais peut-être que ce n'est pas une erreur ? fis-je en me redressant sur mes coudes. Peut-être qu'il t'a amené ici pour autre chose qu'Edward ?
— Ça devient vraiment mystique et improbable, commenta Al d'une voix lente. Ce n'est pas comme si on pouvait vraiment se rendre utiles…
— Mh, j'ai l'impression que s'occuper des enfants de l'orphelinat, c'est déjà quelque chose. Pendant ce temps, Cindy peut travailler ailleurs. Je sais que comparé à tes combats, ça te paraît peu, mais c'est ce genre de choses que je suis capable de faire. Et puis, on a retrouvé Roxane.
— Tu ne m'en voudras pas de trouver ça un peu vain ?
Je soupirai, sentant que rien de ce que je pourrai dire n'attaquerait la mélancolie dans laquelle il baignait. Je ne pouvais pas lui en vouloir, et j'étais sans doute bien plus désespérante quand j'avais dû affronter l'agression de Thaddeus et le procès qui s'en était suivi.
Je ne pouvais pas le « guérir », peu importe à quel point je l'aurais voulu. Rien de ce que je pouvais dire n'avait le pouvoir de changer la réalité, et, en vérité, il fallait juste faire avec, rester patiente, rester présente.
— Je ne t'en veux pas, répondis-je à contretemps. Tout me paraissait vain il y a un mois.
— Et maintenant… tu te sens mieux ? murmura-t-il.
— Oui, je me sens mieux. Et c'est beaucoup grâce à toi.
— Pourtant, on en a bavé ces derniers temps.
— C'est vrai, mais… je sais pas. J'ai l'impression qu'on n'a pas d'autre choix de faire quelque chose, tant pis si ça n'est pas la meilleure option. On fait ce qu'on peut.
— Et si ce qu'on peut, c'est mal ?
Il avait dit ces mots dans un filet de voix, et je sentis que l'aveu, ou du moins un aveu de plus, était tout proche.
— Est-ce que c'est pire de ne rien faire ?
— Je ne sais pas.
Je ne comprenais pas ce qu'il ressentait, pourquoi il semblait si désespéré et confus, mais, à défaut de mieux, j'étendis le bras pour lui ébouriffer les cheveux.
— Al, tu sais au fond, on est juste des gosses. Tout ce qui se passe nous dépasse, et ce n'est pas notre faute si la situation est ce qu'elle est aujourd'hui. Tu n'as pas à te rendre coupable de désastres que tu n'as pas causés.
— Et ceux que j'ai causés ?
Je m'immobilisai malgré moi à ces mots. Pensait-il à l'Homonculus que lui et son frère avaient créé ?
— C'est à cause de la transmutation de ta mère que tu dis ça ?
Il y eut un instant suspendu, puis Al posa sa main sur mon poignet pour l'écarter de ses cheveux et la poser sur le plancher de la bibliothèque. Sans la lâcher ensuite.
Il tremblait.
— Pas seulement.
Je n'en étais pas sûre, mais j'avais l'impression qu'il était sur le point de pleurer. Pourquoi ? Je ne comprenais toujours pas. Maladroitement, je tournai ma main pour glisser mes doigts dans les siens, comme pour l'encourager à partager ce qu'il hésitait à dire et qui le bouleversait tellement.
— Winry, tu sais… je me souviens de la Porte.
— Oui, je sais. Ed en avait parlé un peu.
— Je suis resté longtemps. J'y ai appris, compris tellement de choses que j'avais l'impression que ma tête allait exploser. J'en ai oublié beaucoup, mais il y a une chose qui m'a marqué au fer rouge. Quelque chose à propos de l'Alchimie, de notre monde… et… je me dis que c'est peut-être à cause de ça que je voulais tout oublier.
— C'est si horrible que ça ? soufflai-je d'un ton inquiet.
— Pardon, je ne voulais pas t'angoisser avec ça. On a déjà assez de raisons de s'inquiéter pour ne pas en rajouter.
Je sentis qu'il avait essayé d'écarter sa main et refermai doucement les doigts pour le retenir.
— Si tu as besoin d'en parler, je suis là. Je suis pas sûre de comprendre, surtout si c'est des histoires d'Alchimie, mais je te promets que j'écouterai de mon mieux.
Sa main se relâcha, et il soupira, cherchant sans doute les mots qui lui permettraient d'expliquer cette terrible vérité à une ignare comme moi.
— Tu sais ce que c'est que l'entropie ?
— Aucune idée, répondis-je sans hésitation.
— Je m'en doutais, souffla-t-il.
— Pardon.
— Non, ne t'excuse pas. C'est… un peu compliqué.
— Pardon, je ne suis sans doute pas la meilleure personne pour parler de ce sujet.
— Peut-être que si, répondit-il avec une intonation qui laissait deviner un sourire mélancolique.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n'es pas Alchimiste. Tu n'as rien à perdre à apprendre ce que j'ai compris.
Je restai silencieuse, n'ayant aucune idée de ce qu'il essayait de dire. Perdre ? Apprendre ? Quel était ce mystère autour duquel il tournait en spirale, au point de ne pas pouvoir dormir, au point de serrer les dents quand on parlait d'Alchimie ? Je ne l'avais jamais vu aussi mystérieux, tortueux, complexe et j'avais le cœur serré d'une émotion contradictoire, touchée qu'il entrouvre la porte et se montre vulnérable, mais aussi pleine d'appréhension à l'idée de ne pas être capable de comprendre ce qui tentait maladroitement de me partager.
— Dans notre monde, il y a de l'énergie. Ce qui soude tout ce qui le compose, le rend vivant, cohérent.
Je hochai la tête, oubliant qu'il ne pouvait pas me voir.
— L'énergie est partout. Mais elle se perd, se transforme. À la fin, l'énergie se disperse en chaleur, et… la chaleur disparait.
Je ne sais pas du tout où il veut en venir, pensai-je avec une pointe d'inquiétude. J'ai l'impression d'être revenue à l'école, tout à coup.
Malgré cette inquiétude, je tâchais de continuer à écouter en espérant voir un sens caché sortir de ses mots.
— C'est pareil pour l'ordre, les structures. Avec le temps, les choses se mélangent de manière irréversible. Comme… comme quand tu casses un œuf : une fois que le jaune est fendu et mélangé avec le blanc, tu pourras faire tous les efforts du monde, tu n'arriveras pas à les séparer de nouveau. Ils vont juste se mélanger de plus en plus. Il faut beaucoup d'énergie pour maintenir vivant un organisme, et quand il meurt, il se décompose en quelque chose de plus… désordonné.
— D'accord, murmurai-je d'un ton expectatif.
— À cause de ça, notre univers tout entier perd de sa structure et de son énergie, petit à petit, jusqu'au jour où il sera arrivé au bout de lui-même, informe, glacé et immobile.
— Notre monde va se finir ? soufflai-je.
— Dans longtemps, très longtemps, fit Al d'un ton précipité, comme pour me rassurer. Plusieurs millénaires. Mais oui, je pense qu'il va finir par… mourir, en quelque sorte. C'est de la physique. Et ça, personne n'y peut rien, personne ne peut l'empêcher.
Je restai silencieuse quelques secondes. La fin du monde était une perspective assez vertigineuse et glaçante. Mais c'était aussi très abstrait, et une partie de moi avait juste envie de hausser les épaules en me disant que cela se passerait après ma mort, celle de mes enfants et petits-enfants, si un jour je me retrouvais à en avoir.
Cette peur-là avait beaucoup moins de prise sur moi que la perspective de me retrouver de nouveau face à Lust et à ses griffes.
— Cette chose qui détruit le monde… C'est ça, l'entropie.
— Je ne suis pas sûre d'avoir toutes les nuances, mais en gros, c'est… pas très cool, c'est ça ?
Al pouffa nerveusement.
— On peut dire ça comme ça. C'est même pas cool du tout.
— Et l'Alchimie a un rapport avec l'entropie ? supposai-je.
— Oui. Quand on fabrique un objet, il n'y a pas seulement ce qui le compose, mais ce qui a permis de le fabriquer : les produits chimiques pour traiter les métaux, le charbon qu'on a brûlé dans la forge pour les chauffer, l'eau que l'on a utilisée pour refroidir la lame… tout ça, ça utilise de l'énergie.
— Oui. Ça, ça me parle, fis-je d'un ton presque soulagé.
Les ressources utilisées par la fonderie et la fabrication des automails étaient un problème beaucoup plus concret, auquel j'arrivais à me raccrocher.
— On a l'impression que l'Alchimie ne demande rien d'autre que des ingrédients, un cercle de transmutations et une bonne concentration… murmura Al d'un ton lointain, comme s'il était perdu dans ses propres réflexions. Mais ça n'est pas vrai. Ça demande aussi une énergie considérable.
— Ça paraît logique, murmurai-je, soulagée de parvenir à suivre son cours improvisé.
— C'est une explosion d'entropie…
— Et l'entropie, c'est mal, complétai-je en articulant lentement.
— C'est comme si… comme si, pour pouvoir faire passer du sable à travers un tissu, on avait le choix entre étirer doucement les fils pour agrandir le trou et faire passer les grains peu à peu, ou le lacérer à coups de couteau pour que le sable s'écoule en quelques secondes.
— Faire de l'Alchimie, c'est comme donner des coups de couteau dans l'univers ? lâchai-je, tout de même un peu perplexe.
— En… en quelque sorte.
J'émis un petit sifflement pensif, digérant cette idée mal dégrossie comme je le pouvais. Là, je comprenais où il voulait en venir, et ce que cette prise de conscience pouvait avoir de glaçant.
— Tu penses que l'Alchimie va provoquer la fin du monde ?
— Elle… ça arrivera de toute façon. Mais elle… l'accélère.
— Beaucoup ?
— Dur à dire… L'Alchimie est puissante, mais notre univers est tellement immense…
— Je ne me rends sans doute pas compte.
— Moi, même en l'ayant… vu, je ne réalise toujours pas, souffla Al.
Je restai silencieuse quelques secondes, attentive au silence plein de la pièce et au contact de ses doigts tièdes entre les mains. J'avais l'impression qu'il m'avait confié le secret des secrets, quelque chose que personne ne savait et ne devait savoir. Je me sentais un peu retournée par ces images tellement plus grandes et plus complexes que moi, me demandant un instant à quoi ressemblait le monde vu à travers ses yeux d'Alchimiste, lui qui semblait presque voir les coutures de l'univers. Pour moi, cela semblait vertigineux, oui, mais surtout très lointain et abstrait.
— Et tu ne veux plus faire d'Alchimie à cause de ça ?
— Tu trouves ça étonnant ?
— Pas du tout. Je comprends que l'idée te mette mal à l'aise.
Personne n'avait envie de lacérer l'univers à coup de couteau. Pourquoi détruire son propre monde?
Puis, une évidence me vint.
— Mais… de toute façon, l'entropie existe ? Quand on vit, quand on meurt ?
— Oui, mais…
C'était différent, bien sûr. Je pressai ma paume contre la sienne, comme pour lui demander de me laisser parler, et il se tut.
— Finalement, tout a une fin ? Nous, pour vivre, on détruit autour de nous. On mange des plantes, des animaux qu'on tue. Et après, on meurt, et d'autres animaux se nourrissent de nous.
— Un est tout, tout est un, souffla-t-il, comme pour confirmer ce que je disais.
— Alors, nous-mêmes, on est des trous à entropie ?
Il y eut un long silence, et je sentis que j'avais pris au dépourvu Alphonse. Ce que je ne pensais objectivement pas possible sur un sujet de conversation qui me dépassait à ce point.
— On… oui, je suppose qu'on peut dire ça, concéda-t-il.
— Est-ce qu'on devrait mourir pour éviter que l'univers se détruise ?
— Ça ne marche pas comme ça, se rebiffa-t-il.
— Pourquoi ?
— L'Alchimie, on a le choix.
— On a aussi le choix de mourir, à ce compte-là, lançai-je d'un ton faussement dégagé. Enfin, en tout cas, je ne compte pas le nombre de fois où l'Alchimie vous a maintenus en vie, Ed et toi. Alors moi, je suis contente que ça existe. Même si ça détruit l'univers ou je sais pas quoi.
La négligence avec laquelle j'avais prononcé ces derniers mots le fit un peu rire, avant qu'il retombe dans un silence pensif. Je réfléchis à mon tour, essayant de transcrire ce problème avec des éléments familiers, qui pourraient avoir du sens pour moi.
— L'énergie, ça peut être brûler du charbon, non ?
— En… quelque sorte.
— Il faut beaucoup plus de charbon pour fondre quelques automails que pour chauffer une maison pendant des jours. On pourrait se dire que c'est du gâchis, et pourtant on le fait. Parce que c'est ce qui permet à des gens de vivre sur leurs deux pieds. Alors, peut-être qu'il y a des sacrifices qui en valent la peine ?
— Tu penses que l'Alchimie en vaut la peine ? murmura Al.
— Peut-être pas dans tous les cas, quand on peut faire autrement… mais souvent, oui, répondis-je, étrangement assurée.
— Pourtant, elle fait beaucoup de dégâts. Regarde, la transmutation ratée de Maman. La pierre philosophale. Le génocide d'Ishbal. Il n'y a rien de bien dans tout ça.
— L'Alchimie, c'est aussi toi et ton frère qui transmutiez des couronnes de fleurs pour faire sourire votre mère quand elle était malade. C'est aussi Ed qui m'a empêchée de me faire trucider par Barry le Boucher. C'est aussi fabriquer des choses que l'on ne serait pas capables de faire autrement, et sauver des vies.
— Je… suppose.
— Même un couteau peut servir à tuer comme à sculpter et fabriquer des objets… au final, c'est juste un outil, non ?
Il resta hésitant, comme s'il voyait mon point de vue, mais ne parvenait pas à l'accepter. Puis il souffla.
— Tu n'as pas vu, pas senti ce que ça faisait.
— … C'est vrai, admis-je. Et je ne le sentirai jamais, vu que je ne fais pas d'Alchimie. Et je ne comprendrai jamais vraiment quel effet ça fait. Mais… toi qui le sais… je suis sûre que tu es capable de savoir quand ça vaut le coup de faire ce sacrifice-là.
— Tu présumes beaucoup de moi, là…
— Je crois pas, non.
J'avais dit ça d'un ton assuré. Il y avait beaucoup de choses qui me dépassaient et d'incertitudes dans ma vie, mais la capacité d'Al à prendre les bonnes décisions quand il le fallait ne faisait pour moi aucun doute. En vérité, je me sentais profondément admirative et un peu dépassée par tout ce qu'il gardait à l'intérieur, par sa tempérance, la complexité de ses questionnements et l'ampleur de son empathie qui débordait au point qu'il s'inquiète du sort de l'univers dans un futur lointain que nous ne le verrions jamais.
J'avais beau tenir fermement sa main, j'avais l'impression que son âme flottait dans l'espace infini du ciel, tandis que moi, je restais clouée au sol, dans la simplicité tangible du monde. J'étais intimement convaincue que même si j'étais portée par cette conversation dans l'immédiat, j'aurais probablement oublié le sens et même l'existence du mot « entropie » le lendemain matin. Tout ça était trop abstrait pour moi, trop lointain pour ne pas filer hors de mon esprit.
Al serra ma main, comme pour se raccrocher à moi, me donnant l'impression que j'étais bel et bien l'ancre qui l'empêchait de dériver et se perdre dans ses propres pensées.
C'est sans doute présomptueux de penser un truc pareil, me réprimandai-je en rougissant.
Si mes joues me chauffaient, c'était peut-être aussi parce que je sentais un élan confus qui me donnait envie de le serrer dans mes bras. Mais ce geste aurait été déplacé, n'est-ce pas ? Et lui était amoureux de moi, ou du moins l'avait été. Ce serait trop bizarre.
Alors pourquoi est-ce que j'avais l'impression de sentir chez lui la même retenue ?
— Merci d'être là, Winry. Merci de m'avoir écouté, et de m'avoir dit des choses que… Je crois que j'avais besoin d'entendre. Tu me rassures.
Je sentis que la peau de mon visage me brûlait jusqu'au front et aux oreilles, et pouvoir parfaitement me représenter l'expression de son visage alors qu'il disait des mots si doux n'arrangeait rien.
Pourtant, c'était aussi diablement agréable.
— De rien. J'ai peut-être dit n'importe quoi, pour ce que je m'y connais dans ces machins-là, mais… j'aurai essayé.
Il eut un rire, encore, et je sentis mon cœur battre plus fort.
— Je pense que tu as fait plus qu'essayer. Tu ne te rends pas compte à quel point tu m'aides.
— … Sans doute pas, admis-je dans un murmure.
Nous nous tenions toujours la main et je ne me sentais aucune envie de la lâcher, même si nos voix se faisaient plus indolentes et que le sommeil reprenait le dessus. Je me demandai un instant si Al ne s'était pas confié autant parce qu'il était trop ensommeillé pour se rappeler qu'il s'interdisait de parler de ces choses-là. Cette idée me fit sourire.
C'était bien son genre, lui qui faisait toujours passer les autres avant lui-même. J'avais l'impression de le connaître un peu plus, même si ces questions me paraissaient vertigineuses, presque absurdes. Je n'espérais pas pouvoir le comprendre vraiment, mais j'avais envie d'essayer. J'avais envie de croire qu'en me parlant, il pouvait se sentir réellement apaisé, comme il disait l'être.
J'avais envie qu'il puisse se reposer sur moi autant que j'avais pu me reposer sur lui durant les mois passés.
À gestes hésitants, sans être capable de dire qui, de lui ou moi s'était rapproché en premier, nous avions bougé et tiré nos oreillers vers le bord du matelas pour nous rapprocher l'un de l'autre jusqu'à ce que je sente son front chaud contre le mien. Le cœur battant la chamade, baignant dans l'indolence de mon cerveau usé par un effort inhabituel et profondément apaisée par sa présence, je me laissai couler dans un sommeil profond, sentant toujours sa main contre ma paume.
C'était une journée plutôt calme qui s'annonçait à l'orphelinat. La matinée touchait à sa fin, et Roxane et moi nous étions retrouvés en cuisine pour préparer le repas pendant que les autres étaient éparpillés un peu partout à s'occuper à diverses choses. De temps à autre, Roxane me jetait un coup d'œil, jusqu'à ce qu'elle rompe le silence.
— Dis-moi, Winry, je peux te poser une question ?
— Oui ? fis-je en continuant à couper les oignons.
— Vous attendez quoi pour être ensemble avec Alphonse, au juste ?
Je dérapai, me coupai légèrement le doigt et sentis la chaleur m'exploser au visage face à cette question qui allait droit au but.
— Je… de quoi tu parles ?
— Vous êtes déjà ensemble, alors ? demanda-t-elle en haussant les sourcils.
— Non !
— C'est bien ce qui me semblait. Et donc, pourquoi ?
— C'est pas tes oignons ! répondis-je sèchement avant de jeter un coup d'œil contrarié à la plaie que j'avais sucée par réflexe.
— … Tu veux un pansement ?
Je hochai la tête, les sourcils froncés, et Roxane fila chercher le nécessaire, me laissant plantée au milieu de la pièce, pétrifiée par la question que je me refusais de me poser depuis des jours et des jours.
Quelle était ma relation avec Al ?
Je sentais confusément que nous n'étions plus crédibles pour un sou en disant que nous étions de simples amis, que j'appréciais un peu trop sa présence et son contact pour m'en convaincre moi-même, mais à l'idée d'être davantage, je me sentais pétrifiée, coupable, inquiète. Des sentiments illogiques quand on connaissait le caractère doux d'Al. Ce paradoxe inexplicable m'empêchait de penser à ce que pourrait être la suite de notre histoire, me laissant face à un trou noir.
Et je ne savais même pas pourquoi.
Roxane revint en agitant la boîte de pansements et me soigna, s'appliquant d'une telle manière que je crus qu'elle avait déjà oublié sa question.
— Je pensais toucher un point sensible, mais pas à ce point.
Je poussai un soupir, moins parce que j'étais en colère que parce que je me sentais dépassée par cette histoire.
— Ce n'est pas la première fois qu'on sous-entend qu'Al et moi sommes ensemble ou devrions l'être, lâchai-je d'un ton hésitant.
— Et cela te déplait, n'est-ce pas ?
— Si tu le savais, pourquoi tu l'as fait ? grommelai-je.
— J'ai gardé un côté sale gosse, répondit Roxanne, le menton calé sur son poing, les yeux pétillants. Et donc, pourquoi ça te déplait ?
— Je n'aime pas me sentir obligée à faire quelque chose.
— C'est une raison tout à fait valable. Mais j'espère que tu ne te prives pas de ça seulement par esprit de rébellion.
— Non, il n'y a pas que ça.
Roxane hocha la tête, s'autorisant un sourire complice, m'invitant visiblement à continuer. Comment m'étais-je retrouvée dans cette situation ?
— … Tu ne le répéteras à personne si je t'en parle ?
— Ma petite, si tu savais tout ce que je ne te dis pas, tu verrais que je me débrouille bien pour garder les secrets.
J'eus une petite moue, me demandant si je devais être rassurée ou indignée par sa réponse, puis décidai de continuer.
Après tout, il fallait peut-être que je prenne le temps de réfléchir à cette question, un jour ou l'autre. Surtout si Alphonse attendait quelque chose de moi.
— J'étais amoureuse d'Edward, avant. Ou je pensais l'être. Un jour, je lui ai demandé, il m'a dit qu'il n'était pas intéressé.
— Je ne suis pas surprise… mais du coup, vis-à-vis d'Alphonse ?
— J'ai l'impression que ça fait de moi une opportuniste. Qu'on va me juger pour ça, comme si, si nous sortions ensemble, je me rabattais sur Al « par défaut ».
— Mais ce n'est pas le cas, n'est-ce pas ?
— Bien sûr que non ! Al est…
Je me figeai avant de prononcer « le meilleur de tous » et me sentis rougir en réalisant que je m'apprêtai à me trahir en sortant quelque chose d'aussi grandiloquent. Le sourire de Roxane s'élargit, taquin, peut-être, mais surtout affectueux.
— Il est spécial ?
Je me mordis les lèvres et hochai la tête, mortellement embarrassée.
— Je suppose que tu as un peu peur de le perdre, si ça ne marchait pas. Ou de perdre l'image que tu as de lui. C'est normal.
— Comment ça ?
— Sortir avec quelqu'un, c'est le connaître différemment, fit Roxane. Et c'est douloureux de découvrir des facettes désagréables chez quelqu'un qu'on apprécie ou qu'on aime.
Je restai silencieuse quelques instants, songeuse. Je comprenais ce qu'elle voulait dire, mais en réalité, je côtoyais déjà Al depuis longtemps… et mieux je le connaissais, plus je l'aimais.
Plus je l'aimais.
…
Je lâchai un soupir tremblant, réalisant que je venais de l'admettre intérieurement.
— Je me sens pas prête pour ça. Pour tout ça.
— Mhmh.
— Je crois que j'ai peur.
Roxane m'avait forcée à mettre les mots sur un aspect de ma vie auquel je ne voulais pas trop réfléchir. Al était devenu trop important pour que l'idée d'un changement ne me fasse pas peur. J'avais une confiance totale en lui, et pourtant, je sentais confusément que, si improbable que ça soit, s'il la décevait, je ne m'en remettrais pas.
J'avais été naïve par le passé, mais je n'arrivais plus à ne pas penser à une potentielle trahison. Je me souvenais encore de ce soir où Thaddeus avait posé ses mains sur moi sans me demander mon avis, et j'avais peur que, si les choses changeaient avec Al, ce souvenir rejaillisse une fois de plus et ruine tout. J'avais peur qu'il ne soit pas comme je l'imaginais… paradoxal, puisque je ne parvenais pas à imaginer quoi que ce soit.
Si je me sentais bien avec Al, c'était peut-être parce que, même si son affection pour moi était évidente, il la manifestait toujours de la manière la plus chaste qu'on puisse imaginer.
Il me rassurait.
— Roxaaane !
La voix traînante d'Aliénor résonna dans la pièce et je me retournai en sursautant. À côté d'elle, Lily se tenait plantée là, les mains dans les poches.
— On s'ennuie !
— Si vous vous ennuyez, il y a des patates à éplucher ! répondit la rouquine en désignant le sac de toile qui les contenait.
Les deux fillettes s'avancèrent dans la pièce et s'installèrent avec nous, étonnamment contentes de trouver une occupation.
— Vous parliez de quoiiii ?
— Des trucs de grands.
— Vous parliez de sexe ?
— LILY !
Aliénor éclata de rire en voyant nos réactions outrées, vite rejointe par une camarade fière d'avoir fait son petit effet.
— Ça n'avait rien à voir, articulai-je, encore cramoisie.
Cela pouvait se discuter, mais je n'allais pas donner de grain à moudre à des fillettes qui en savaient sans doute trop pour leur âge. Rien d'étonnant, en grandissant à Lacosta, mais tout de même, je ne m'attendais pas à ça.
— Dis, Roxane, c'était comment Central ? Et c'était comment le Cabaret où tu étais ?
La discussion était close, de manière un peu abrupte. Je me retrouvais avec ma prise de conscience, des questions inachevées et de la reconnaissance envers Roxane qui m'avait mis le nez dedans m'obligeant à mettre mes pensées au clair, quitte à me froisser un peu au passage.
— Hmm… fit la rouquine en levant les yeux au ciel. C'est une grande ville, beaucoup plus qu'ici, très animée, très étendue. Il y a plein de spectacles, de l'Opéra aux plus petites salles de la ville, mais il y a aussi beaucoup d'artistes là-bas qui se battent pour avoir une place. C'était chouette, mais pas aussi facile que ce que j'espérais…
— Et le Bigarré ? demandai-je à mon tour.
J'étais curieuse, moi aussi, de savoir à quoi ressemblait ce lieu ou Ed avait vécu de longs mois, ce lieu qu'Al et moi n'avions pas eu le temps de voir à cause de l'attaque en trombe des Homonculus.
— Hmmm, le Bigarré… C'était, d'une certaine manière, le plus bel endroit de la ville, répondit Roxane avec un sourire en coin.
— C'est un beau bâtiment ? demanda Lily. Un graaand bâtiment ?
— Oui, avec une grande salle circulaire qui donne sur plusieurs étages, et au sommet, une coupole en verre. C'est là qu'il y a la salle de spectacle.
— Ça doit être beauuu ! fit Aliénor. Ça devait être un bâtiment de riches !
— Et bien, pas tant que ça, répondit la rouquine en versant les oignons qu'elle venait de couper dans la cocotte. C'est un bâtiment très grand, mais avec des courants d'air et des endroits un peu défraîchis. Il est resté désaffecté pendant des années, je ne sais pas trop pourquoi… Il paraît que quand les fondateurs sont arrivés, ça tenait plus de la réserve animalière que du château.
— Il y avait des rats ? demanda Lily avec enthousiasme.
— Oh non, pas des rats ! gémit Aliénor.
— Peut-être que oui, mais je n'étais pas là, donc je n'en sais rien, avoua Roxane. Ça a beaucoup changé depuis.
— Il y a du monde, là-bas ?
— Mh, oui et non. Nous n'étions qu'une quinzaine à faire tourner le Bigarré, mais comme presque tout le monde vit sur place, ça fait un lieu toujours très animé, avec des gens très différents.
— Un peu comme à l'orphelinat, alors ?
— Un peu comme à l'orphelinat, oui, répondit Roxane, songeuse. Je n'y avais pas pensé, mais il y a de ça. Tous les gens que j'y ai rencontrés sont joyeux et certains font plus de bêtises que vous alors qu'ils sont adultes, mais je crois que la plupart ont eu des vies difficiles avant d'arriver là.
J'eus un sourire triste en pensant à Edward. Il n'y avait aucun doute qu'il rentrait dans cette catégorie.
— On n'en parlait pas forcément, mais on se serrait bien les coudes. Là-bas, on travaille en chantant, on chahute, on s'amuse… on se taquine, parfois. Tiens, par exemple… Angie a voulu se maquiller toute seule pour aller à un rendez-vous…
— Angie s'est maquillée elle-même ?! lâchai-je en roulant des yeux.
Roxane eut un rire en voyant ma réaction et continuait.
— Je dormais encore, donc je ne l'ai pas vue, mais il paraît qu'elle ressemblait à un clown ! Natacha et Andy ne s'en remettaient pas, elle en a entendu parler pendant des jours. Enfin, ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'elle s'est fait taquiner.
Je m'autorisai un sourire, un peu triste de ne pas avoir connu les lieux et les gens qu'elle évoquée, et pourtant rassurée de voir que je n'étais pas la seule personne à asticoter Edward pour lui manifester mon affection.
— Mais comment ça se fait qu'elle ne savait pas se maquiller ? s'étonna Aliénor. Toutes les filles devraient savoir, ça, non ?
— N'importe quoi ! Toutes les filles ne sont pas comme toi, grommela Lily. Moi, je m'en fiche des belles robes, je veux savoir bricoler des trucs !
— Tout à fait d'accord avec toi, Lily, fis-je avec un clin d'œil. Moi, je n'aime pas me maquiller. En plus, avec mon travail, j'ai toujours trop chaud.
— Tu as un travail ? Mais alors t'es une grande ?!
J'eus un petit rire face à la surprise émerveillée des fillettes, puis repris plus sérieusement.
— Oui, j'ai un travail — enfin, pas en ce moment — je suis mécanicienne, je répare des automails.
— Ça doit être dur… et salissant, commenta Aliénor, qui ne partageait pas l'enthousiasme de son amie.
— C'est vrai. Mais c'est ça qui me plaît, répondis-je avec un sourire.
— Et moi, je veux faire pareil que Winry quand je serai grande. Je veux savoir réparer des chaudières !
— Mon travail n'est pas de réparer des chaudières ! répondis-je en éclatant de rire.
Je lui expliquai plus précisément ce que je faisais, sentant mon sourire se faner un peu.
On pouvait être mécanicienne, oui, mais c'était rare, c'était difficile, et c'était courir le risque de tomber sur d'affreux jojos dans le genre de Thaddeus… Pour autant, je n'avais pas envie de lui dire ça, pas quand ses yeux brillaient d'émerveillement en entendant que je « réparais des gens ». Je voulais espérer qu'elle aussi pourrait fabriquer des automails, et que pour elle, ce serait plus facile.
— Je veux faire pareil ! s'exclama Lily, coupant sa patate en deux au lieu de l'éplucher sous le coup de l'enthousiasme. Comment on apprend à être mécanicienne ?
— Ça dépend. Moi, ma grand-mère fabriquait des automails et mes parents étaient médecins… Je crois que je ne me suis même pas posé la question, j'ai commencé mon apprentissage avec ma famille.
— La chance… moi, je n'ai jamais connu ma famille.
Je restai silencieuse un instant. C'était vrai que j'étais orpheline, que la guerre m'avait volé mes parents… mais on ne m'avait volé ni ma grand-mère, ni ma maison, ni le reste de mon enfance. Pas comme ces gamins ayant perdu toute attache, grandissant dans cet orphelinat. Mon cœur se serra quand je réalisai tout à coup la chance que j'avais.
Je tâchai de sourire.
— Tu sais quoi ? Si tu veux, je pourrai t'apprendre des choses sur la mécanique, comme ça tu verras si ça te plaît vraiment. Et si c'est le cas, quand tu seras un peu plus grande, je te prendrai comme apprentie.
— Ce serait beaucoup trop merveilleux ! s'exclama-t-elle, nous faisant éclater de rire.
Ma proposition la laissa exultante, avec un sourire qui éclaira toute la pièce et me réchauffa le cœur. Elle finit sa part des préparatifs avec un entrain renouvelé et annonça la nouvelle à tous ceux qu'elle croisait, me faisant sourire à chaque fois.
Peut-être qu'elle se détournerait vite du bricolage pour s'intéresser à autre chose, mais sa réaction me faisait plaisir, et du peu que j'avais pu voir, elle me semblait plutôt habile. Si je pouvais être celle qui lui ouvrait la porte à un de ces ateliers sentant le métal chaud, le caoutchouc et l'huile, si je pouvais partager ma passion avec elle, ce serait avec le plus grand bonheur.
Le repas se passa dans l'ambiance chaotique et joyeuse qui caractérisait l'orphelinat de Valencia, puis, l'après-midi même, je tins ma promesse, emmenant Lily et trois autres enfants contaminés par son enthousiasme découvrir les boîtes à outils du débarras donnant sur le jardin. Je fouillai les placards aux portes fermées par des loquets en hauteur, sortant des caisses que je posai sur le plan de travail en soulevant de petits nuages de poussière. Puis je leur montrai des objets, leur racontant ou mimant ce que je savais au fur et à mesure de ce qui me tombait dans les mains. Les enfants écoutaient, fascinés, se passant les objets avec beaucoup de précautions — je m'appliquais aussi à leur rappeler qu'ils étaient lourds et dangereux — pendant que je parlai en perdant la notion du temps, résolue à continuer jusqu'à ce qu'ils se lassent ou que je ne sache plus quoi dire.
Je ne savais pas si je m'étais transformée en conteuse ou en professeur, mais quand Roxane toqua à la porte pour m'interrompre, j'eus l'impression de sortir d'une transe.
— Oui, Roxane ? Il y a un problème ?
— Toi qui bricoles, tu veux bien jeter un œil au téléphone ? Je voulais appeler Cindy au Angel's, mais ça ne marche plus.
— Ah, mince… ce n'est pas mon point fort, mais je veux bien regarder.
Je rangeai à la hâte les outils pour éviter de les laisser à portée des enfants sans surveillance, prenant quand même de quoi visser et souder sous le bras avant de suivre Roxane dans les couloirs. Avec les outils à la main et les petits qui me suivaient, impatients de me voir en action, j'avais l'impression qu'on attendait mon intervention comme celle d'un médecin, et cette idée me donna un léger trac.
Malheureusement, une fois le boîtier téléphonique démonté et les fils vérifiés les uns après les autres, je dus admettre que je ne voyais rien qui pourrait expliquer un dysfonctionnement. Les enfants partirent, déçus, à l'exception de Lily qui resta pour regarder les entrailles de l'appareil avec une expression fascinée.
— Je crois que le mieux serait de demander à Al ce qu'il en pense, avouai-je piteusement. Là, je ne vois pas de panne que je pourrai réparer et je ne m'y connais pas assez pour le désosser complètement.
— Tu ne sais pas réparer les téléphones ? demanda Lily.
— Non, répondis-je avec un sourire contrit. Enfin, je pourrai le réparer si je voyais des choses qui ne sont pas à leur place, par exemple, si un fil s'était décroché, ou si une pièce était cassée… mais là, il faut plus s'y connaître, et fabriquer des automails, c'est très, très différent de fabriquer des téléphones.
Lily hocha la tête avec une mine sérieuse. Elle ne semblait moins dépitée que résolue à ne rien oublier de ce qu'elle pourrait apprendre, et cela me réconforta. Je n'avais pas envie de la décevoir si vite.
— Ou est Al ? demandai-je à Roxane.
— Dans la grande salle, avec Rachel, il la fait étudier, répondit Roxane.
— Étudier ?
— L'Alchimie.
Je m'autorisai un sourire, heureuse de me dire que notre conversation lui avait peut-être permis de faire la paix avec les questions qui le torturaient jusque-là.
Lily s'était approchée et m'attrapa la main pour me suivre dans la pièce à vivre où les enfants s'occupaient à diverses choses. On n'aurait pu s'attendre à ce qu'il règne un beau raffut dans la pièce, mais elle était au contraire inhabituellement calme.
Toute l'attention était concentrée sur la table la plus au centre, devant laquelle se tenait Rachel, agenouillée sur sa chaise, les mains posées sur un cercle de transmutation avec une expression de sérieux impénétrable. Al était debout, légèrement en retrait et l'observait avec une expression qui semblait presque sévère. Les autres enfants présents avaient lâché leurs crayons, ciseaux et autres bricolages pour se rassembler.
Pendant quelques secondes, il ne se passa rien… Puis un éclair bleu passa, presque aussi imperceptible qu'une vibration, puis un autre, un peu plus marqué. Finalement, les éclairs se succédèrent et prirent de l'ampleur, cessant d'osciller pour envelopper les morceaux de céramique posés sur la table. Ils tourbillonnèrent de plus en plus rapidement, illuminant la pièce et créant même un courant d'air qui fit voler les cheveux légers d'Aliénor qui se tenait juste à côté.
Et puis la transmutation décrut aussi lentement qu'elle avait commencé, et la lumière retomba, laissant place au cercle de transmutation tracé à la craie à même la table de bois, et le bol posé en son centre, intact.
— J'ai réussi ! s'exclama Rachel en claquant des mains avec un sourire éclatant.
Aussitôt, les autres enfants sortirent de leur silence intimidé pour applaudir en commentant bruyamment ce qui venait de se passer, la féliciter et manifester leur admiration. La petite rousse répondit à quelques-uns avec vivacité au milieu du brouhaha croissant, avant de lever les yeux vers Al qui observait attentivement le bol.
— J'ai réussi, hein ? fit-elle d'un ton interrogatif.
— Oui, tu as réussi, répondit Al.
— Hehehe !
— Le bol est réparé, donc c'est réussi. Après, ce n'est pas parfait…
— Ah bon ?!
— Regarde, ici…
La fillette prit une expression déçue en voyant ce que l'adolescent lui montrait.
— C'est pas grave. Ça prend du temps de réussir à contrôler les aberrations. C'est déjà impressionnant que tu aies réussi à faire cette transmutation. Tu as tout le temps de progresser et d'affiner les détails, maintenant que tu as compris le principe.
— Al ? fis-je d'un ton hésitant.
Il leva les yeux vers moi et redonna le bol à Rachel pour me rejoindre pendant qu'elle l'exhibait fièrement aux autres. Ils se le passèrent de main en main avec une expression admirative tandis qu'il s'approchait de la porte.
— Il y a un souci ?
— Le téléphone ne marche plus. J'ai essayé de regarder, mais je ne vois pas d'élément expliquant la panne… je me suis dit que tu aurais peut-être plus de chance que moi ?
À ce moment-là, un bruit de chute et de bris résonna dans la pièce d'à côté, accompagné d'une réaction générale d'effroi. Je m'inquiétais un instant, mais Al, qui avait repassé la tête par l'embrasure de la porte, se contenta d'un sourire désabusé.
— Aaal !
— Ce sont des choses qui arrivent, répondit-il.
— Tu aurais pu faire attention, Gary ! le réprimanda Henry.
— Le bol ne sera pas resté indemne longtemps, résuma Al à mon attention.
— Oups, commenta Lily, amusée par l'ironie de la situation.
— Disons que ça lui laisse une occasion de plus de s'entraîner.
— Tu as décidé de lui enseigner l'Alchimie, du coup ?
— Oui… elle en est encore à ses premiers pas, mais elle est douée, et elle a l'air plus raisonnable que nous l'étions à son âge. Et puis…
Il se tourna vers elle, observant la fillette au nez pointu de loin. Il avait un regard tendre et mélancolique.
— … ça pourra lui être utile plus tard. Ses parents ne lui ont presque rien laissé comme héritage.
Je comprenais ce qu'il voulait dire… Il ressentait sans doute la même chose que quand je discutais avec Lily, qui se penchait pour regarder par la porte entrebâillée.
Parler comme ça me donnait l'impression que nous étions adultes, alors que nous n'avions qu'une poignée d'années de différence avec ces enfants sur lesquels nous veillions.
— Je lui ai un peu parlé de mon père, forcément. Et elle m'a parlé du sien. Apparemment, il venait d'Aerugo, ça ne plaisait pas à ses grands-parents. Elle l'a vu peu de fois, mais se souvient quand même bien de lui. Elle m'a même appris un peu la langue du pays et une ou deux chansons… en guise d'échange équivalent.
Il s'autorisa un sourire doux, comme s'il n'était pas dupe : ces quelques mots étaient bien peu de choses comparés à l'infini des possibles qu'offrait l'Alchimie, mais il semblait leur accorder autre sorte de valeur.
Pourtant, il retrouva vite une mine sérieuse, tandis que j'entendais vaguement Rachel réconforter Gary qui s'était mis à pleurer, débordant de culpabilité. Elle tâcha de le consoler en disant qu'elle pourrait le réparer encore plein de fois, tant qu'on ramassait tous les morceaux.
— Pardon, je me suis perdu dans mes pensées, s'ébroua finalement Al avant de se tourner de nouveau vers moi. Le téléphone, donc… je vais voir ce que je peux faire.
— Aaal ? appela Rachel qui venait de se faufiler jusqu'à la porte. C'est grave de recommencer plusieurs fois la même transmutation ?
— Je ne dirai pas exactement que c'est grave… mais le mieux est encore de ne pas avoir besoin de le faire, tu ne crois pas ?
— Pardon, renifla Gary.
— Ce n'est pas grave, le rassura Al. C'est juste un bol, tu sais ? Le plus important, c'est de réfléchir à ce que tu peux mieux faire pour éviter de casser autre chose la prochaine fois, d'accord ?
— … D'accord.
Il ébouriffa les cheveux du garçon dans un geste rassurant, puis le petit groupe traversa le couloir en direction de l'entrée.
— Bon, voyons ce que donne ce téléphone… fit Al en se craquant les doigts.
Il claqua des mains et les posa sur le boîtier de bois, éclairant l'objet de quelques éclairs plutôt discrets, puis fronça les sourcils. Puis, quelques secondes plus tard, il retira ses mains.
— Il est réparé ? Il est réparé ? demanda Rachel.
— Il n'a jamais été cassé, répondit Al en se tournant vers nous.
— Comment ça ?
— C'est la ligne qui est coupée.
J'aplatis une main sur mon front, me traitant d'idiote pour ne pas avoir réfléchi à cette hypothèse. C'était pourtant arrivé plus d'une fois à Rush Valley avec les grandes neiges, j'aurais dû y penser.
— La ligne ? demanda Gary.
— Le fil qui relie les téléphones entre eux, expliquai-je.
— Oh…
— Ça peut arriver, quand il y a eu beaucoup de neige, de l'orage, ou beaucoup de vent.
Tout le monde tourna la tête vers la fenêtre. Dehors, le ciel était d'un bleu cristallin, et les arbres nus d'une immobilité totale. Il faisait un temps magnifique depuis notre réveil et je ne voyais pas comment la météo aurait pu expliquer cela.
À partir de ce moment-là, je sentis un mauvais pressentiment se visser à mes entrailles.
— Mais comment on fait pour le réparer ? demanda Rachel.
— Les câbles sont très, très longs. Il faut les suivre et retrouver où ils se sont cassés pour les réparer.
— Oh. Longs comment ?
— Certains sont longs comme les routes qui vont d'une ville à l'autre.
— Ah… Ça va être compliqué alors, commenta Lily avec pragmatisme.
Les petits semblaient conscients que la situation était embêtante, mais sans plus. En revanche, en croisant le regard d'Al et de Roxane, je compris que je n'étais pas la seule à être inquiète.
— Bon, nous, on ne peut rien faire, soupira Roxane d'un ton un peu forcé, mais ce n'est pas plus grave que ça. Il va falloir attendre que la compagnie qui gère le téléphone s'en occupe.
— Mais tu voulais appeler Cindy ?
— C'est pas grave, ça attendra, répondit la rouquine en ébouriffant les cheveux de Rachel. Allez jouer avec les autres, il ne va rien se passer d'intéressant tant que les réparations n'auront pas été faites.
— Mhmph. J'aurais bien aimé voir comment on faisait en vrai, fit Lily.
— Une autre fois, répondis-je avec un sourire.
Les gamines s'éloignèrent pour rejoindre les autres et je repris le panneau de bois pour le remonter, quand Roxane ajouta d'une voix claire.
— Et je compte sur vous pour ne rien casser volontairement sous prétexte de vouloir voir comment ça pourrait être réparé.
Je vis leurs petites silhouettes gigoter, trahissant que l'idée ne traînait sans doute pas loin, puis la porte claqua derrière eux.
— Bon, on est d'accord que c'est suspect ? commentai-je tout en revissant.
— Tout à fait suspect, confirma Roxane.
Al, lui, resta figé dans le couloir, les yeux vides comme s'il s'était échappé de lui-même.
— Quelqu'un a dû saboter les lignes. Mais qui… et pourquoi ? murmurai-je à Roxane sans oser interpeller mon ami.
Elle me regarda et répondit d'un ton hésitant.
— Peut-être que c'est l'Armée — mais je ne vois pas pourquoi ils feraient ça — peut-être que c'est les civils. Tommy m'a dit que la révolte grondait de plus en plus en ville… Si ça se trouve, ils ont décidé de passer à l'action.
— Où peut-être que c'est les Homonculus, murmurai-je avec un frisson. Qu'ils nous ont retrouvés.
— S'il nous avait retrouvés, ils nous seraient déjà tombés dessus, fit remarquer Al.
Il semblait avoir rejailli de nulle part et clignait des yeux, comme s'il était en train de se remettre d'un étourdissement. Cela n'avait duré que quelques secondes, mais je sentis à son expression qu'il avait quelque chose à dire.
— Ça sent la révolte, lâcha-t-il sans expliquer comment il pouvait dire ça avec autant d'assurance. Je pense que les civils vont attaquer le QG de Lacosta d'ici ce soir.
— C'est du suicide… murmura Roxane, blême.
Nous le savions tous : l'idée était tentante face aux traitements injustes qu'assénaient l'Armée à la ville de Lacosta, qui, diminuée, exsangue, se transformait en bête aux abois, acculée sans autre choix que se défendre ou dépérir… mais se rebeller face à l'Armée, face à King Bradley, c'était mourir. Et douloureusement, en plus.
Peut-être pas individuellement, ils ne pousseraient sans doute pas le vice jusqu'à traquer les habitants de la ville pour les exterminer jusqu'au dernier, comme ils l'avaient fait avec les Ishbals, mais la ville elle-même ne se relèverait pas d'une riposte de Central.
— Il faut les en empêcher, énonça Al posément, du ton de l'évidence.
— Comment ? La situation nous dépasse depuis le début, lâcha Roxane d'une voix étranglée. On a tout fait pour que les choses ne s'enveniment pas, que les habitants ne souffrent pas trop. Mais ça n'a rien donné, et maintenant, ils n'écouteront plus les gens qui, comme moi, disent et répètent que la violence n'est pas la solution.
— Accessoirement, on est toujours recherchés par l'Armée, rappelai-je.
— Il va falloir être créatif, répondit Al d'un ton songeur.
Les sourcils froncés, il réfléchissait d'un air infiniment sérieux qui donnait l'impression qu'il avait dix ans de plus qu'en réalité. Avec l'esquisse de tresse qu'il s'était faite pour ranger ses cheveux toujours plus longs, il ressemblait de plus en plus à Edward. Il semblait avoir replongé à l'intérieur de lui-même, laissant sur le rivage la conscience de soi qui conditionnait la peur, cherchant une compréhension supérieure, une solution miraculeuse qui empêcherait civils et militaires de s'entretuer vainement.
Cette fois, Roxane le fixa, elle aussi, percevant cette étrangeté qu'Al avait le plus souvent tenté de dissimuler. Puis il cligna des yeux, prit une grande inspiration qui le fit remonter à la surface de lui-même.
— La première chose que l'on doit faire, c'est commencer par évaluer la situation de nos propres yeux. On doit aller en ville, voir ce qui se passe, savoir quoi empêcher exactement. Roxane, tu connais du monde ici, tu sais qui est pour cette rébellion, qui pourra nous informer ?
— Tommy, murmura-t-elle.
Al lui tapota l'épaule sans prononcer un mot, le visage encore fermé et pourtant inquiet.
— Il faut que l'on sorte d'ici, que l'on trouve des informations, pour savoir quand ils vont frapper et les en empêcher.
— Il va y avoir la guerre ?
La voix qui s'était élevée, frêle et enfantine, nous fit tous sursauter. En tournant la tête, nous découvrîmes la tignasse auburn de Rachel, qui levait vers nous son nez pointu et ses yeux luisants d'inquiétude. Je serrai les dents, nous maudissant d'avoir eu cette conversation dans le couloir. Dire que nous voulions garder les enfants à l'écart de tout ça !
Au moins, elle est seule, soupirai-je.
Al se tourna vers elle, s'accroupit lentement, son visage se retrouvant plus bas que le sien.
— Il va peut-être y avoir la guerre, oui, répondit-il de toute son honnêteté. On ne sait pas encore comment, mais on pense que ça risque d'arriver, et on cherche à empêcher ça.
Il y eu un silence songeur, puis…
— Qu'est-ce que je peux faire pour vous aider ? répondit-elle simplement.
Avec l'aide de Roxane qui savait mieux que nous à qui s'adresser, nous avions obtenu la complicité d'un des viticulteurs qui s'occupait de l'ancien domaine d'Ian Landry pour remonter aux abords de la ville. Dans une charrette tirée par un percheron trottant lourdement, nous avions fait le trajet, Al et moi cachés dans des tonneaux, Rachel à cheval sur la rambarde, balançant ses jambes maigrichonnes en observant aux alentours, guettant les éléments qu'elle pourrait nous rapporter au fur et à mesure. Roxane, elle, était restée veiller sur les enfants.
— Oh.
— Quoi ? demandai-je nerveusement.
— Il y a de la fumée, répondit-elle. En amont de la grande cascade. Ça a l'air d'être du côté du Quartier Général.
— Merde… ça veut dire que ça a déjà commencé… souffla Al, à côté de moi
Je sentais sa nervosité, je savais qu'il avait l'impression de ressentir les émotions des autres. Si des gens se battaient, à quelques centaines de mètres, comment cela se répercutait dans son corps, son esprit ? À quel point était-ce douloureux et angoissant ?
Sentait-il les gens mourir ?
— Ça va ? soufflai-je, un peu inquiète.
— J'ai un mauvais pressentiment.
— En même temps, s'ils sont en train de se battre…
— Non, c'est autre chose…
Je grimaçai. Nous avions déjà assez à faire avec ce qu'il se passait à quelques centaines de mètres d'ici. Le vent commençait à ramener l'odeur de brûlé et des cris lointains. La charrette se figea.
— Bon, les gosses, je livre ici… ne le prenez pas mal, mais je ne tiens pas à m'enfoncer dans la ville, vu le grabuge qui s'annonce ce soir.
— Vous nous avez déjà beaucoup aidés, monsieur, répondit Rachel. Merci à vous.
Elle enjamba la rambarde pour bondir à côté de nous et nous tendre une main secourable.
— Vous pouvez sortir, personne ne fera attention à vous.
En m'extrayant du tonneau, je découvris un bar plutôt chic avec une grande enseigne aux couleurs de l'uniforme de l'Armée, sur lesquelles se traçait en lettres élégantes « le Cercle bleu ». L'homme qui nous avait fait monter s'approchait déjà de la porte pour livrer les tonneaux de vin qu'on lui avait commandés.
— Si ça sent mauvais, on peut se cacher là. C'est Roxane qui l'a dit, ils sont « complices ».
— D'accord, répondit Al avec le même sérieux pompeux qu'elle.
Le son d'une explosion nous tira de notre discussion, et nous nous faufilâmes de la charrette à la ruelle qui flanquait le bar devant lequel nous nous étions arrêtés, menés par Rachel qui connaissait bien la ville de son enfance. Il me suffit de lever les yeux vers les façades aux fenêtres mortes, baignées dans la lumière rougeoyante de fin de journée, pour sentir l'atmosphère crépusculaire qui pesait sur la ville. La fumée s'intensifiait et piquait les yeux, tandis que notre traversée nous faisait déboucher sur un parc qui descendait en terrasses, donnant sur la vallée baignée d'une lumière dorée dont la beauté rendait le chaos en contrebas encore plus absurde.
Des cris, une foule gens armés de fourches, de fusils et de bouteilles enflammées qu'ils lançaient à travers les grandes fenêtres du Quartier Général, nimbant les lieux d'une fumée irréelle. Les hautes fenêtres qui ouvraient les façades du bâtiment de pierre claire étaient presque toutes cassées à force de jets de pierre et autres, et de trois d'entre elles montaient des flammes orange qui léchaient les murs en les noircissant. Une fumée d'un gris opaque, puante, montait vers le ciel comme un gigantesque drapeau se perdant dans le vent.
Je jetai un œil à mes deux compagnons, Rachel ouvrait de grands yeux face à cette scène surréaliste et Al se précipita vers le cœur du combat, blême.
— Al, attend !
Je cavalai à la suite, mais compris bien vite qu'il allait me distancer : contrairement à lui, je ne m'amusais pas à sauter de terrasse en terrasse. Je savais que mes jambes n'accepteraient pas d'amortir une chute de trois mètres.
Tandis que je courais sur les pelouses au repos et traversai les bosquets d'arbres nus qui me griffaient au passage dans l'espoir naïf de rattraper Al, je sentis mon cœur battre de plus en plus vite, de plus en plus fort, faisant naître une brûlure douloureuse dans ma poitrine.
J'avais peur.
Depuis les terrasses en promontoire du parc, je voyais la foule et ses mouvements de vague, comme la fourrure dansante d'un chat qui gronde. Je devinais une colère démultipliée, incontrôlable, la force brute de tous ces gens furieux qui formaient une nouvelle entité, immense, chaotique, dangereuse et imprévisible.
Je ne pouvais pas m'empêcher d'éprouver une profonde angoisse en m'imaginant au milieu d'eux, de leurs cris assourdissants, des coups que je risquerais de prendre au milieu de ces adultes armés et furieux. Je m'étais rarement sentie aussi fragile et insignifiante que face à l'émeute… même en affrontant les Homonculus.
On est vraiment censés calmer ça?
Je jetai un coup d'œil à Rachel au-dessus, qui avait ralenti et me regardait, hésitant à avancer davantage. Je lui fis signe de s'arrêter, puis me tournai vers Al, qui m'avait distancé d'une centaine de mètres. Le voir foncer ainsi ne lui ressemblait pas — c'était plutôt le genre de choses d'Edward aurait fait — et m'angoissait d'autant plus que je n'avais aucune idée de ce qu'il pourrait faire ensuite. Moi-même, je me sentais totalement impuissante, défaite de voir cette violence débridée. On pouvait raisonner une personne. Pas une foule.
Et pourtant, Al n'hésitait pas à foncer vers eux, comme s'il savait exactement ce qu'il allait faire. Et moi, j'avais beau le poursuivre, je savais qu'il y aurait un moment où, comme Rachel, je me figerai à la lisière du danger auquel j'étais prête à m'exposer. Que pouvais-je faire d'autre ?
Je n'oubliais pas complètement que cette créature liquide qui pulsait dans les rues, accumulant des gens arrivant des rues alentour, était composée d'autant d'individus, autant de personnes ayant leur précieuse vie à protéger. Je n'avais pas assez perdu la tête pour risquer la mienne.
J'entendis des coups de feu, des cris, le son de la foule en panique. Les civils refluèrent avec des cris indignés en voyant les militaires armés, et mon cœur fit une embardée en voyant des silhouettes au sol. Blessés ? Morts ? J'en vis au moins une bouger et me raccrochais à ce détail.
Pris d'une rage renouvelée, les hommes foncèrent de nouveau sur la grille du QG et ses façades blanches, se jetant dessus comme des vagues sur un barrage.
Ça va être un massacre.
Il n'y avait aucun moyen que les choses se passent autrement. Nous ne pouvions ni éteindre la colère des civils ni désarmer les militaires, et cette pensée me terrifiait. Je me rendis compte que je tremblais de tous mes membres et me laissai finalement tomber à genoux, contemplant le désastre entre les colonnes de pierre de la rambarde. Je ne voyais plus Al, et en le réalisant, mes mains se crispèrent sur la pierre usée.
S'il était au milieu d'eux, il allait peut-être mourir.
Dans ma tête, il n'y avait plus la place pour autre chose que cette pensée terrifiante.
Puis il y eut un éclair bleu comme je n'en avais jamais vu, des cris de surprise étrangement unis au milieu de ce chaos, et dans un grondement profond, je vis le sol de la rue se gonfler et se soulever, serpentant entre le quartier général et les civils.
Les pavés dansaient et le sol faisait le gros dos comme un dragon s'ébrouant au milieu de la scène, tellement imprévisible et insensé qu'ils ébranlèrent tout le monde. La foule reflua pour fuir le sol devenu instable, certains chutèrent et reculèrent précipitamment à quatre pattes, passant de furieux à ridicules, et les soldats relevèrent leurs fusils vers le ciel, bien incapables de savoir quoi faire face à ce monstre de pierre qui semblait plutôt les protéger.
Al…
Je restai stupéfaite devant le résultat de sa transmutation. Je savais qu'il était talentueux, mais je n'aurais jamais imaginé qu'il était capable de faire ça. Je n'étais pas sûre qu'il le savait lui-même.
Je me relevai et courus de nouveau, cherchant des yeux sa silhouette tout en espérant qu'il aurait la sagesse de se cacher. Il avait brisé leur élan, mais ce n'était qu'une vague de colère parmi d'autres. Le feu couvait toujours, et rien n'était résolu. Ce n'était sans doute qu'une question de secondes avant que l'émeute rejaillisse.
Il fallait faire quelque chose pour les arrêter… mais quoi ?
À cet instant, je reconnus la silhouette d'Al sur l'un des replis de pierre qui barraient maintenant la rue. Il se tenait debout, haut perché, à la vue de tous, et je ne pus réprimer un gémissement en le voyant.
Je m'essuyai les yeux, piquants et criblés de larmes à cause de la fumée.
On était censés se cacher, être prudents. Et lui se comportait comme Ed dans ses moments les plus tapageurs. Au milieu de tous, exposé au danger, en pâture au monde. J'aurais voulu pouvoir l'attraper par le col et fuir pour le protéger avant que l'attaque ne reprenne.
— Ce n'est pas le moment de se battre !
Il avait parlé fort, du fond de ses tripes, et dans le silence suspendu qu'il avait créé avec sa transmutation j'entendis clairement sa voix malgré la distance.
— Je sens votre fureur, je comprends votre colère et l'impuissance que vous éprouvez ! Cette situation est injuste ! Votre souffrance est injuste ! Mais je ne peux pas vous laisser vous battre sans réagir, parce que vous allez perdre. Et parce qu'un danger plus grand encore se profile !
Il avait crié ces derniers mots, encore plus fort, viscéralement. Cette peur, ce pressentiment dont il m'avait parlé, je le sentais suinter dans sa voix. Mais je le savais, ce n'était qu'une intuition qu'il ne pouvait pas expliquer, à laquelle il avait choisi de céder, à cause de l'urgence de la situation, peut-être.
Ces inconnus furieux allaient-ils prendre au sérieux un gamin, même Alchimiste, s'il jouait les prédicateurs ?
J'avais beau avoir le cœur gonflé d'une admiration mêlée de désespoir face au courage insolent dont il venait de faire preuve, lui qui avait été toujours si effacé, perpétuellement dans l'ombre de son frère, j'avais bien peur que cela ne suffise pas. D'ailleurs, je sentis la foule se recomposer, dans un murmure crescendo de colère. Je m'approchai en courant, la notion de danger étouffé par l'envie de sauter sur lui, l'enfermer dans mes bras et l'arracher à la scène, de le protéger, de le sauver de lui-même.
Je ne pouvais pas perdre Al.
Ma vie s'effondrerait s'il disparaissait et je ne l'avais jamais réalisé aussi clairement.
— Un danger plus grand, mon cul ! s'exclama une voix forte.
— T'essaies de nous embrouiller !
— On crève déjà la faim, et ces connards nous tirent dessus, qu'est-ce qu'on peut risquer de pire que ça, hein ?
— T'es juste un putain d'Alchimiste qui protège l'Armée de ses crimes !
Un pavé fendit l'air et ricocha sur son épaule, le faisant sursauter, et Al redevint tout à coup ce qu'il était : un enfant perdu au milieu d'un incendie. En arrivant à la grille du parc, je croisai son regard et vis la peur briller dans ses yeux, comme s'il venait de réaliser ce qu'il avait fait.
— Vendu !
— Collabo !
Al bondit en arrière pour échapper aux pierres, ouvrit la bouche pour essayer de répliquer, mais je sentis qu'il ne pouvait rien répondre qui le sortirait de là. Comment gagner leur confiance alors qu'il les empêchait d'assouvir la vengeance dont ils rêvaient ?
Je lui tendis la main, espérant qu'il pourrait le voir, me rejoindre et que nous parviendrions à fuir ou nous cacher dans le parc ou le Cercle Bleu, le temps d'échapper à leur colère. Il avait essayé ; c'était déjà incroyablement courageux — ou stupide. Mais il ne pouvait rien faire de plus, n'est-ce pas ?
J'étais là, à voir la foule rouler et gonfler sans savoir comment agir pour l'aider, quand un son s'insinua à la limite de ma conscience. D'abord léger et lointain comme un bourdonnement d'insecte, il gonfla, enfla, devint plus mécanique, plus grave et plus aigu à la fois. C'était le son d'un moteur puissant.
Et il venait d'au-dessus.
Je tournai la tête vers le parc et les montagnes qui nous surplombaient, mon esprit confus se demandant quel genre de machine pouvait produire un son pareil. En s'approchant, elle semblait de plus en plus haute et cette absurdité me mettait mal à l'aise. Le bruit devenait assourdissant et détourna l'attention de la foule. Au fil des secondes, militaires et civils se tournèrent vers les montagnes, les uns après les autres, jusqu'à ce qu'une grande croix noire en jaillisse, traversant le ciel assombri par le crépuscule de manière parfaitement rectiligne.
Mes yeux s'agrandirent et je lâchai un hoquet de surprise en découvrant une machine en train de voler au-dessus de nous, bourdonnant comme un gigantesque scarabée, nous menaçant de sa silhouette de métal.
Une machine volante.
Un avion.
J'avais déjà entendu ce mot, des rumeurs sur Aerugo et leurs prouesses technologiques, mais je n'avais jamais rien vu d'approchant. Pour moi, un tel objet était de la fantaisie pure. Pour nous tous, sans doute, car un silence stupéfait était tombé dans la rue dévastée, laissant résonner le grondement menaçant de la machine qui nous survolait avec une lenteur menaçante.
Al profita de la distraction pour se faufiler jusqu'à moi. Je sursautai quand il posa une main sur mon épaule avant de le serrer dans mes bras, soulagée qu'il ait échappé de peu à sa lapidation publique.
— Qu'est-ce que c'est que ce monstre ? murmura-t-il, horrifié.
— Un avion, répondis-je, la première surprise de savoir quelque chose qu'il ignorait. Il y avait des rumeurs à mon boulot, on disait qu'à Aerugo, ils savaient construire des machines volantes… mais je ne pensais pas que c'était vrai.
Un silence de mort était tombé sur Lacosta, et je devinais que dans toute la ville, chacun levait les yeux au ciel, happé par cette vision insensée. En regardant la bête d'acier baignée dans la lumière du soleil couchant obliquer et faire un ample demi-tour, je sentais ma gorge prise d'un mélange de peur et d'admiration pour cette machine extraordinaire. Le crépuscule était tombé sur la ville, comme si elle avait amené l'obscurité avec elle. Les rideaux en feu du QG éclairaient la rue assombrie d'un éclat orangé de plus en plus vif, sans que plus personne ne pense à l'éteindre.
Puis l'avion disparut de nouveau derrière les bâtiments et les montagnes, retournant vers le sud dont il venait, et la foule tout entière reprit son souffle.
Al n'aurait jamais eu des mots assez forts pour calmer et convaincre la foule, et son intelligence n'aurait sans doute pas suffi à négocier une issue pacifique au conflit… mais cette visite hallucinante avait stupéfait toutes les personnes présentes, que ce soit nous, les civils ou les militaires. Au fur et à mesure que le son du moteur décroissait, il laissait place à un profond silence, sonné, glacé.
Bientôt, il ne resta plus que le vide laissé son passage et une foule de gens douchés par la peur, qui se demandaient tous, à divers degrés, ce qu'ils fichaient là.
Al s'écarta de moi, lâcha ma main, et revint à pas lents sur le promontoire transmuté qu'il escalada posément. Si tout à l'heure, il s'était comporté de manière très Edwardesque, il était totalement redevenu lui-même en se redressant de nouveau à gestes posés, sa silhouette se détachant en contrejour au milieu des flammes. Au milieu de cette léthargie qui ne semblait pas vouloir cesser, cette fois, il n'eut pas besoin de hurler de tous ses poumons pour se faire entendre.
— C'était un avion d'Aerugo. Une machine volante. Depuis combien de temps n'avez-vous pas eu d'échanges avec la frontière ? Quand vous ont-ils aidés pour la dernière fois ?
Il n'en savait pas grand-chose, seulement les échos rapportés par Roxane et Cindy, mais les mots frappèrent juste, et je le vis dans les regards hagards de ceux qui nous entouraient.
— Je ne sais pas pourquoi ni quand, mais je suis sûr d'une chose : ils vont attaquer Amestris. Ils vont déclarer la guerre. Et à ce moment-là, que vous soyez un militaire, un civil, une prostituée, que vous soyez d'accord avec le gouvernement du pays ou non… Ils s'en foutront complètement. Vous serez juste leurs ennemis, leur cible. Et si ce jour-là, nous sommes déjà en train de nous entretuer, ils nous écraseront comme des mouches.
Il y eut comme un frisson dans la foule. Un peuple capable de faire voler une lourde carcasse de métal, quelles autres prouesses pouvaient-ils inventer ? Malgré mon amour profond pour la mécanique, je n'étais pas sûre de vouloir le savoir.
— Alors, oui, nous devons nous battre. Mais contre eux, pas contre nous-mêmes. Parce que si on ne se défend pas, personne d'autre ne le fera.
Le son d'un moteur approcha, plus familier celui-ci, et quelques secondes après, une moto déboula dos à Al, l'éclairant plein phare et s'arrêtant net à une dizaine de mètres, bloqué par la transmutation serpentant dans la rue. Le conducteur bondit du siège, laissant la silhouette passagère rattraper la machine tandis qu'il se précipitait vers Alphonse.
— Ed !
Al se retourna dans un sursaut, aussi surpris d'être confondu avec son frère que de trouver quelqu'un qui le cherchait, et celui-ci se figea un instant. Puis l'homme à la voix familière retira son casque, dévoilant un profil au nez pointu et des lunettes. Il me fallut quelques secondes de plus pour reconnaître Hugues et me précipiter vers lui.
— Al, corrigea-t-il d'une voix plus basse, alors que nous nous retrouvions au milieu de la rue mise à nue, qui avait perdu ses pavés par plaques comme un animal pelé.
— Hugues ?! Qu'est-ce que vous fichez -là ?
— Appelez-moi Steelblue, ça sera plus prudent. Ça fait du bien de vous voir en un seul morceau, ajouta-t-il en posant une main sur nos épaules.
En voyant arriver un adulte en qui j'avais confiance, j'avais envie de fondre en larmes, et je devinais qu'Al devait être tout aussi soulagé. Il ne manifestait aucune peur et je lui faisais confiance pour me dire que Hugues était bel et bien lui-même, et pas Envy sous couverture. Je jetai un coup d'œil à la personne qui l'accompagnait et découvris une très belle femme à la peau mate et aux cheveux châtains. C'était difficile d'en être sûr avec la nuit tombante, mais je devinais qu'elle était sans doute Ishbale.
— Où est Edward ?
— On n'en sait rien, répondis-je. On ne l'a pas revu depuis notre disparition à Central.
Hugues hocha la tête, encaissant le coup dur. À chaque rencontre, nous espérions retrouver Edward, et à chaque fois, nous étions déçus. Je jetai un coup d'œil à l'ancien père de famille, redécouvrant son visage amaigri, durci par la vie au grand air, la cicatrice qui fendait sa tempe, ses cheveux et sa barbe considérablement plus longs et chaotiques que lorsque nous l'avions vu pour la dernière fois.
Il avait bien changé depuis sa disparition.
— Écoutez, j'ai de mauvaises nouvelles. Ça va être la guerre, les enfants.
— On sait. On a vu l'avion, balbutia Al.
— Il y a l'avion, mais pas que ça. Je viens du Nord, j'ai des infos. Il y a un scientifique, Tony Digger, qui est recherché par l'Armée pour avoir volé les plans d'une bombe particulièrement dangereuse. Il a passé la frontière avec et est à Aerugo. Il a sans doute vendu ses plans à l'état ennemi.
— Ce qui veut dire que les Aerugans peuvent fabriquer cette bombe… Et maintenant, ils vont nous attaquer, continuai-je d'une voix blanche.
— Qu'est-ce qu'on va faire ? souffla Al, abandonnant volontiers le rôle de leader.
— Prévenir tout le monde. Appeler de l'aide. Résister. Il faut contacter Central et East-City, pour avoir du renfort avant qu'il ne soit trop tard.
— Alors… vous arrivez en plein soulèvement et les civils ont saboté les lignes de téléphone aujourd'hui, informai-je d'un ton gêné. Al essayait de calmer la révolte, et il a fallu le passage de ce truc pour qu'ils arrêtent de vouloir le lapider.
— Ah… On en est arrivés là. C'est pas notre veine, grimaça-t-il.
Il prit une grande inspiration et se tourna vers les civils.
— J'ai des informations sur l'attaque à venir, je suis venu pour aider l'Armée à préparer la riposte, annonça-t-il d'une voix forte. Si vous voulez vous battre pour défendre votre ville, votre aide sera bienvenue. Sinon, rentrez chez vous et préparez vos valises. En tout cas, il n'y aura pas de révolution ce soir.
Il y eut une vague de murmure, et la foule se disloqua, perdant toute la puissance menaçante qui m'avait terrifiée quelque temps plus tôt. Certains firent demi-tour, d'autres discutaient de ce qui était arrivé, tous semblaient sonnés, incertains. Comment ne pas l'être après ce début de soirée absurde ?
La nuit était tombée, les militaires étaient sortis de leur stupéfaction pour allumer les lumières et éteindre le feu qui courbait l'échine sans vouloir disparaitre. Ils ouvrirent ensuite les grilles, comme pour nous inviter à entrer. Je me sentis alors prise d'un trac incroyable. Al était un Alchimiste de talent et il venait de protéger le QG pour éviter un bain de sang. Hugues, même s'il ne se présentait pas comme tel, était un militaire expérimenté et haut gradé, et surtout, il avait des informations cruciales à partager.
Et moi ? à quoi allais-je bien servir ?
Je fis un pas en arrière pour les laisser partir devant, mais Al happa ma main, comme pour m'empêcher de me dérober. Il tremblait. Je réalisai tout à coup qu'il devait avoir aussi peur que moi. Je n'étais pas sûre de vouloir mettre les pieds dans le QG alors que nous étions recherchés, mais la situation était tellement grave… malgré tout, j'avais très envie d'échapper à la confrontation.
— La femme qui vous accompagne…
— Samina ? C'est une Ishbale. Et une personne incroyable.
— Oui, il ne vaut mieux pas qu'elle rentre dans le QG, fis-je remarquer. Je peux la ramener à l'orphelinat.
Je croisai le regard d'Al et lus dans ses yeux qu'il avait besoin de moi. Cette pensée me toucha autant qu'elle me parut absurde. Il était bien plus fort que moi.
— Moi, je peux l'accompagner, lâcha une voix fluette qui nous fit tous sursauter.
Rachel était réapparue, avec son nez pointu et ses jambes maigrelettes, les mains fourrées dans les poches. Elle avait su rester à l'écart en sentant le danger, mais en voyant que situation s'était calmée, s'était décidée à nous rejoindre. Je me rendis compte que j'avais négligé sa sécurité pendant un temps et me sentis aussi soulagée que coupable. Heureusement que la fillette avait la tête sur les épaules.
— Samina ? appela Hugues.
L'Ishbale nous rejoignit à pas lents, tirant la moto avec elle.
— Je ne te propose pas d'entrer avec nous dans le QG.
— Je n'y tiens pas, répondit-elle avec un sourire froid.
— On loge dans un orphelinat, tous les trois, lui expliquai-je. Il y a aussi Roxane, une personne de confiance. Elle sera soulagée d'apprendre que l'émeute s'est calmée.
— Vous pouvez aller là-bas, vous y serez en sécurité, compléta Al. Et nous, on vous rejoindra après avoir discuté avec l'Armée.
— Je peux vous guider, conclut Rachel.
Samina baissa les yeux vers la tignasse rousse de la fillette, resta silencieuse quelques secondes tandis qu'elles échangèrent un long regard. Puis l'Ishbale s'autorisa un sourire, comme si elles étaient devenues instantanément complices, et se tourna vers nous.
— Ça me paraît sensé. Mademoiselle…
— Rachel.
— Mademoiselle Rachel, je compte sur vous pour me guider à bon port !
— Oui madame Samina ! s'exclama-t-elle.
La fillette escalada la moto que l'Ishbale redémarrait, bien trop fière de pouvoir chevaucher à l'arrière de la bête de métal. Je l'imaginais se régaler par avance de l'arrivée pétaradante qu'elle allait faire ce soir et je me surpris à sourire en imaginant l'émerveillement des autres enfants.
— Et moi ?
— Toi ? Tu restes avec nous, non ? fit Hugues d'un ton d'évidence.
— Mais pourquoi ?! m'étranglai-je.
— Al ne va pas te lâcher comme ça, et tes compétences en mécanique peuvent être utiles.
— Mes compétences en… balbutiai-je. Vous me surestimez beaucoup trop…
La moto s'éloigna, emportant avec moi l'espoir d'échapper à la confrontation, et je poussai un sourire tremblant.
— Vu le contexte, ils ne seront pas trop regardants, ajouta Hugues en tapotant mon épaule. Toute aide sera la bienvenue, tu verras.
— Je ne sais pas si ça me rassure.
C'est ainsi que je franchis la porte du QG de Lacosta après avoir longuement fui l'Armée, moins par peur des militaires que celle des Homonculus. Je priai confusément pour ne pas me jeter dans la gueule du loup, m'appuyant sur la présence d'Al… mais en sentant sa main serrée dans la mienne, j'aurai eu bien du mal à dire lequel de nous deux se raccrochait à l'autre.
