Et voilà un nouveau chapitre... pas du tout à la date annoncée, oups !

La vérité, c'est que cette période de fête a été très compliquée pour moi d'un point de vue perso : mon barbu a perdu son père peu de temps avant Noël et j'ai passé plusieurs semaines à attraper toutes sortes de maladies à la suite (jamais grave mais c'était épuisant à la longue). J'ai fêté le nouvel an avec 39,5 et revu beaucoup de mes ambitions à la baisse. Si on ajoute le peu de retours que j'ai eu sur le chapitre précédent, on peut dire que le moral et la motivation étaient plutôt en berne.

Mais bon, je ne suis pas là pour me plaindre, je me dis qu'il y a sûrement plein de raisons à ce silence. ça ne m'empêchera pas de continuer à écrire cette histoire, c'est un projet qui me tient trop à cœur pour ça. Après, j'avoue que les reviews, ça fait toujours un bien fou au moral, donc n'hésitez pas à en poster, même si vous avez l'impression de ne pas avoir grand-chose à dire. ;) C'est déjà arrivé que des questions ou des remarques postées en commentaire me donnent des idées ! :P

Bref, je ne vais pas m'étendre plus, me contenter de vous souhaiter une bonne année et vous laisser découvrir la suite des événements, en espérant que ce chapitre vous plaira.

Ah, si : ce chapitre est l'avant-dernier de la partie 6, et le prochain marquera un tournant dans l'histoire, comme une fin de partie qui se respecte !


Chapitre 95 : Dans les entrailles (Roxane)

— Et maintenant ? chuchota Tommy. On fait quoi ?

— On attend, répondis-je à vois tout aussi basse.

J'avais tenté d'employer un ton posé, mais mes mains tremblaient en tenant la radio. Alors que la bataille faisait rage, proche et lointaine à la fois, nous étions tous les trois terrés dans les fourrés. June gardait son fusil sur l'épaule, à l'affût du moindre bruit. Tommy, lui, était accroupi à côté de moi et se rongeait les ongles. Il portait sur son dos le brancard plié, prêt à l'emploi.

Il avait déjà beaucoup servi et était maculé de sang. De mon côté, j'en avais plein les mains à force de faire des garrots de fortune. Nous étions tous les trois d'une saleté repoussante après avoir trainé dans les ruines, les éboulis et la poussière soulevée par les bombes.

À nous trois, nous étions une petite équipe bien huilée, dissimulée au cœur des maquis, derrière les lignes ennemies. Il n'y avait pas grand-monde à cet endroit, le gros de la bataille avait lieu aux limites de la ville, ou en contrebas, sur la route du col.

Heureusement pour nous : nous n'aurions pas fait le poids face à des militaires ennemis. Ce n'était de toute façon pas notre rôle. Tommy et moi, nous étions là pour évacuer les blessés, June pour nous couvrir. Ce n'était pas le poste le moins risqué, mais pas le pire non plus. Je ne me serais pas sentie capable de tuer les personnes face à moi. June, elle, mettait sa rage à profit quand elle devait tirer pour couvrir notre retraite, quitte à s'effondrer en tremblant une fois le danger passé.

Mais pour l'heure, nous n'en étions pas à fuir. Steelblue et son équipe avaient demandé notre aide pour tenter une fronde en plein dans la zone ennemie. Le plan était simple : passer par l'un des nombreux boyaux liés à la carrière pour approcher les canons à revers et les détruire. Il avait eu besoin de personnes du coin pour se repérer, et ils auraient tout autant besoin de nous pour retrouver le chemin et disparaître à nouveau dans les souterrains dont nous avions pris soin de dissimuler l'entrée bien avant la bataille.

Sans nous, l'unité était condamnée d'office… mais je me serai bien passée de devoir attendre au milieu des troupes ennemies, à serrer les fesses pour qu'aucun fantassin perdu ne nous tombe dessus. Les minutes passaient au son des coups de feu et des bombes au loin, auquel s'ajoutait par moment le froissement du vent dans les branches nues. Si le danger ne semblait pas venir, je ne parvenais pas à me détendre pour autant. De toute façon, il ne valait mieux pas se détendre quand on était dans l'œil du cyclone.

Comme l'attente commençait à m'user les nerfs, je réactivai la radio pour écouter au casque les échanges des combattants, passant d'une fréquence à l'autre. Les coups de feu faisaient grésiller les ondes, rendant certains échanges à peine compréhensibles. Je distinguai, vaguement des appels à l'aide, des cris de victoire, des ordres de transfert, sans être capable de dire qui avait le dessus dans cette bataille. Tout cela était à plusieurs centaines de mètres, quand ça n'était pas à des kilomètres.

Le simple fait de ne pas s'être fait écraser dans les premières minutes était déjà une victoire, comparé à ce à quoi nous avions échappé, mais de là à repousser l'ennemi…

Je poussai un soupir tremblant et Tommy me tapota l'épaule sans faire de bruit en avisant mon expression.

— Ici Les Lions ! On a perdu contact avec la Mairie depuis vingt minutes ! s'exclama une voix plus claire, provenant sans doute d'un post de commande. Qui a des informations ?

— Ici Belvédère ! Il y a eu des tirs nourris des avions sur la Mairie et des signes de combats sur les toits, mais pas de mouvement depuis que l'avant-dernier avion a été abattu.

— Oh bon sang, murmurai-je, horrifiée.

C'était là qu'étaient Al et Pénélope. Cette idée m'horrifiait. Je pensais un instant à Winry, luttant à sa manière pour maintenir en vie la marée de soldats que lui amenaient les autres équipes d'évacuation. Le savait-elle ? Il ne valait mieux pas savoir, pas maintenant, au milieu du chaos et du sang et de la peur qui nous entouraient.

Je serrai la radio. Je ne pouvais pas parler pour poser plus de questions, c'était un coup à nous faire repérer. Ce n'était pas parce qu'il n'y avait pas de bruit dans notre entourage immédiat que nous étions réellement seuls.

Je serrai la radio à m'en péter les phalanges, luttant contre une envie d'éclater en sanglots. Ce n'était pas le moment, ce n'était pas un luxe que l'on pouvait se permettre. Il fallait rester silencieux et être capable de voir suffisamment pour pouvoir reconduire l'équipe de Steelblue à la base.

Inspire… Expire… Inspire… Expire…

Je me concentrai sur ma respiration, me reposant sur l'acuité de mes amis d'enfance pendant que je luttais pour repousser une crise d'angoisse particulièrement malvenue.

Une explosion plus forte que les autres fit palpiter mon cœur encore plus. Deux, trois, quatre explosions lui succédèrent à un rythme rapide. Des cris et coups de feu montèrent, bien plus proches que je le pensais.

Ils étaient passés à l'action. Je me ressaisis, me concentrant sur ma tâche pour ne pas céder à la panique, et changeai la fréquence de la radio.

— — essés, appelons renforts pour les transporter ! On est 100 mètres en contrebas !

— Message reçu ! répondis-je avant de couper la radio.

— On y va ! lançai-je aux deux autres qui se redressèrent en regardant prudemment autour d'eux, désignant la pente en direction des cris.

— Oh non, souffla Tommy avec l'expression de quelqu'un qui n'était pas loin de se faire dessus.

— Allez, haut les cœurs !

Je m'autorisais à parler plus fort, avec les bruits de coup de feu on risquait moins d'être repérés, tout en dévalant les fourrés aux côtés de Tommy et June.

— Là ! Je les vois ! s'exclama-t-elle en désignant une zone.

Je tournai les yeux et entrevis les silhouettes au milieu des fourrés, obliquant dans leur direction. La peur m'étreignit et étrangla ma capacité à penser, me laissant juste de quoi me concentrer sur ma tâche. Un homme habillés dans des tons ternes, se fondant avec la végétation, nous fit signe de nous réfugier derrière un rocher. En effet, en contrebas, des soldats furieux mettaient l'équipe en joue. Dans un rapide coup d'œil avant de me cacher, j'entrevis un cratère noirci et fumant lourdement, entouré d'éclats de chair et d'acier. Ils avaient eu le canon.

Mes oreilles sifflaient, ma tête tournait. Les explosions étaient sans doute plus fortes que je le croyais. Les tirs faisaient rage derrière nous, tandis que l'équipe nous rejoignait homme après homme. L'un d'eux portait un autre sur son dos et tomba à genoux dès qu'il fut à l'abri, à bout de souffle. Un autre trainait son collègue au sol, incapable de soulever l'imposant gaillard qui s'était pris une balle dans le ventre.

— On est tous là ? souffla Steelblue, se laissant tomber contre le rocher le temps de reprendre son souffle ?

— Ils ont eu Rick, répondit un homme.

— Et Laurent, ajouta un autre d'un ton grave.

— Je suis touchée, balbutia une femme d'une voix blanche, réalisant après coup que l'épaule qu'elle tenait était en sang.

De mon côté, je me faisais violence pour réfléchir en jetant mes émotions aux orties. Nous avions deux blessés graves, une troisième sans doute incapable de marcher plus loin.

Et un seul brancard.

— Comment on va faire ? souffla Tommy.

— On les empile, répondis-je par automatisme.

— Tu crois qu'on peut les soulever ?

— Il faut bien. C'est notre job, répondis-je d'un ton résolu en levant les yeux vers lui.

Steeblue, qui venait de faire quelques tirs pour empêcher l'ennemi d'avancer, se tourna vers nous.

— Il n'y a que nous, oui. Les autres sont trop loin, répondis-je.

J'avais passé assez de temps à écouter la radio tout à l'heure pour savoir quelle était la position des uns et des autres.

— Vous n'allez jamais soulever ces gaillards à deux, sans compter qu'il y a aussi Myst, répondit l'ancien soldat d'un ton inquiet, tandis que Tommy déployait le brancard à côté de l'homme blessé au ventre.

— Si vous nous couvrez, je peux aider Roxane, lâcha June.

— Je peux porter une personne, ajouta un autre soldat.

— Myst, allez avec lui. Vous trois, vous ouvrez la voie. Les autres, avec moi, on couvre notre retraite !

L'autre homme blessé tituba et tomba plus qu'il ne s'allongea à côté de l'autre blessé. Les deux étaient blêmes, le souffle court. Je n'étais même pas sûre qu'ils aient le temps d'arriver en vie à l'hôpital de fortune. Je n'étais pas sûre d'y arriver en vie moi-même… mais il fallait essayer.

Alors, tandis que tout le monde se mettait en position, je tendis les muscles pour soulever l'arrière du brancard avec June.

— Un, deux, TROIS.

Le poids me coupa le souffle tandis que je luttai pour poser la barre sur l'épaule, cherchant appui sur celle de June avec mon bras par réflexe, tant pour éviter de m'effondrer que pour empêcher les deux blessés de glisser entre nous. Le poids de tous les blessés précédents semblait s'être abattu sur mes épaules en même temps qu'eux, et ma cicatrice me tiraillait trop pour me permettre de changer d'épaule. Pire, les coups de feu approchaient, menace de plus en plus tangible.

— Go, go, go ! s'exclama Steelblue !

Je veux pas mourir, pensai-je confusément en remontant la pente, les jambes tremblantes, les pieds luttant pour trouver appui au milieu des branches mortes et des éboulis. Nous allions vite, aussi vite que nous le pouvions en portant près de deux quintaux de corps blessés. Mais à chaque coup de feu que j'entendais, mon esprit paniqué voulait lâcher le poids de mon corps et de ce qu'il transportait pour fuir plus vite encore.

Je jetai un coup d'œil à June, le visage tendu par l'effort, les mâchoires serrées tandis qu'elle roulait les épaules. Je sentais la barre du brancard ployer, le tissu grincer sous le poids des deux hommes qui gémissaient de douleur ou hurlaient quand nous avions un mouvement trop brusque.

Ce furent les cent mètres les plus longs de ma vie. L'air claquait tout autour de nous, les branches nous fouettaient, et j'étais trop consciente qu'il suffisait d'une balle pour que je disparaisse de ce monde. Mon cerveau paniqué me faisait ouvrir grand les yeux, comme pour y faire tomber l'univers tout entier pour l'emporter avec moi si je disparaissais. Ma poitrine me brûlait. Mon corps tout entier me faisait mal, ma cicatrice et ma tête surtout.

Tommy nous guidait, portant sa part du brancard en roulant les épaules, lourd comme un bœuf. Il était flanqué de soldats qui tenaient en joue le maquis autour de nous, prêts à nous défendre. Mais je savais bien que, si nous tombions sur une escouade ennemie en plus de ceux qui nous suivaient, nous n'aurions aucune chance.

Je croyais reconnaître l'endroit, mais je n'étais plus sûre de moi, plus sûre de rien au milieu de la peur et du chaos. Tommy, lui, semblait savoir où il allait, et je me raccrochais à cet espoir. Après tout, il connaissait le coin encore mieux que moi.

Puis je le vis.

Ce buisson que rien ne distinguait des autres, mais que je reconnaissais, car c'était celui qui allait nous sauver la vie.

— Là ! m'exclamai-je.

Je ne regardai pas derrière moi, même si j'entendis un cri de douleur résonner. Mes entrailles se retournèrent. Nous ne pouvions pas faire plus, j'étais déjà à mes limites. Et attendre à tout prix pour sauver tout le monde, c'était courir le risque que l'on découvre l'entrée des souterrains, offrant une voie royale à nos envahisseurs pour atteindre l'infirmerie, puis la ville elle-même, accessible par l'une des galeries creusées il y avait des décennies de cela.

Je puisai dans mes dernières forces pour entrer dans la cavité que l'un des soldats venait de dévoiler en tirant l'arbre vers la droite. Le trou était petit et s'enfonçait à quarante-cinq degrés dans le sol, m'obligeant à le descendre assise au milieu des éboulis, après avoir lâché le brancard que Tommy traina dans son sillage. Je serrai les dents en entendant les cris de douleur des soldats.

— Vous êtes suivis ? demanda aussitôt le militaire qui gardait le boyau.

— Oui, répondis-je, incrédule d'avoir réussi à trouver assez de souffle pour prononcer ne serait-ce qu'un mot.

June était juste derrière moi et s'avança en titubant, tandis que Tommy était tombé à quatre pattes, toussant, épuisé par l'effort. Les autres soldats cascadèrent derrière nous, manquant de piétiner les uns et les autres dans l'étroit boyau. Enfin, Steelblue et un autre soldat fermèrent la marche, tirant de nouveau le buisson et la toile enduite sur nous, plongeant le trou dans l'obscurité.

Tout le monde retint son souffle. Depuis les entrailles de la terre, nous entendions le tremblement provoqué par la course des soldats qui nous poursuivaient, qui passèrent juste à côté de nous, et commencèrent à dévaler la rigole qui se trouvait un peu plus loin, inconscients d'avoir perdu notre trace.

— Bilan ? souffla le gardien en rallumant sa lumière.

— On a abattu quatre canons sur les 5. Trois morts et trois blessés.

— C'est un succès. Bravo.

Ils étaient quinze en partant. J'avais du mal à voir un succès quand moins d'un tiers de l'équipe revenait indemne.

— Il… faut… qu'on continue… lâchai-je sans parvenir à me redresser pour reprendre le brancard.

Je le savais, pour les blessés, chaque minute comptait. Il fallait que je les soulève. Mais rien qu'en voyant les deux corps affalés l'un contre l'autre, si lourds si inertes, j'avais le cœur au bord des lèvres.

— Je vous aide, répondit l'un des soldats d'un ton sans réplique. Vous, reposez-vous.

Il avait donné l'ordre à June, et je me rendis compte qu'elle était en encore moins bon état que moi. Tommy, lui, se levait en titubant, repartant à l'assaut. Je repris mon souffle et me promis qu'après ça, je m'autoriserai à m'effondrer quelques minutes. Une fois qu'ils seraient amenés à l'infirmerie.

Cette fois, nous étions quatre, et d'insupportable, la charge était devenue simplement douloureuse. Maintenant que le sentiment de danger immédiat s'était estompé, je parvenais à désigner la direction où aller, tandis que Tommy gardait un silence vide, presque effrayant. L'un des deux blessés, je ne savais pas lequel, appelait sa mère d'une voix brisée qui me traversa les entrailles. Myst, la troisième blessée, s'était évanouie sur le dos de celui qui la portait.

— Il y a d'autres canons, plus au nord, commenta l'un des soldats.

— Ceux-là sont trop risqués, répondit Steelblue. On pourrait peut-être en détruire un ou deux à coup de grappes de grenades comme on l'a fait, mais personne ne reviendrait d'une mission comme celle-là. On va retourner soutenir la défense.

Je jetai un coup d'œil à l'ancien militaire. Il n'avait plus de grade et ressemblait plus à un sans-abri qu'à un dirigeant, mais il était si manifestement compétent que les soldats placés sous ses ordres lui obéissaient et le respectaient.

C'était aussi un ami d'Edward. Celui à qui il avait sauvé la vie.

En voyant les efforts qu'il faisait pour sauver ma ville à son tour, je lui en étais infiniment reconnaissante.

La bataille n'était pas gagnée, mais c'était un coup en notre faveur. Il avait coûté des vies, de part et d'autre, mais peut-être que ce coup dur allait faire cesser le combat ?

J'étais trop optimiste, sans doute…

Je réalisai que nous arrivions à la salle haute des galeries, celles où une partie de l'hôpital de fortune avait été déployé, et serrai les dents. J'étais bouleversé par les blessés que nous portions, mais ici, c'était des dizaines de corps ravagés, hurlants, pleurants, inconscients ou morts, qui occupaient l'espace, laissant une forte odeur de chair, de sueur et de sang au milieu de la pierre creusée.

En me rappelant que les filles de l'orphelinat étaient ici, aux premières loges de l'horreur, je me sentis pris d'un sentiment de désolation. Ce spectacle était déjà horrible, pour moi, une femme adulte aux reins plutôt solides, alors, que se passait-il dans leurs têtes d'enfants, alors qu'elles couraient entre les brancards pour apporter du matériel ou bandaient les plaies et des fractures ouvertes ?

Les cherchant du regard, je vis passer Rachel au loin, les joues baignées de larmes, mais le visage barré d'une expression résolue. Je déposai le brancard et les deux hommes sur le premier lit de camp venu, levant les yeux en espérant voir autour de moi quelqu'un qui pourrait s'occuper d'eux.

— Winry ! m'exclamai-je.

Elle venait de se redresser, s'essuyant le front en laissant une trace de sang et en me voyant accouru aussitôt.

— Hugues ! Roxane !

— Comment ça s'est passé ?

— Quatre canons détruits, trois morts, trois blessés.

La blonde baissa les yeux vers notre bagage, et en découvrant l'homme blessé au ventre, je vis que les larmes lui montaient. Elle ravala sa salive et se redressa pour crier de sa voix frêle.

— Il nous faut un docteur ici ! Plaie abdominale, profonde !

Puis elle fit le tour et se pencha pour examiner l'autre blessé.

— Une balle à la hanche, fit-elle en grimaçant. Au moins, l'artère n'est pas touchée.

Elle se mit à la tâche pour soigner le deuxième homme, évitant de regarder le premier, et je compris qu'elle n'était pas capable de le soigner. Elle ne pouvait rien pour lui, et au milieu de ce débordement de corps meurtris, elle n'avait pas d'autre choix que de se concentrer sur ceux qu'elle était capable de sauver, en espérant que quelqu'un d'autre puisse s'occuper de ceux qu'elle laissait de côté.

Il me vint la pensée que j'avais peut-être fait ça pour rien, que cet homme trop grand, trop lourd, que nous avions lutté pour porter, était peut-être condamné, non pas parce que sa blessure ne pouvait être soignée, mais parce qu'il y avait tellement de monde ici qu'aucun médecin ne pourrait le voir à temps.

— On retourne à la défense, dit Steelblue à Winry en lui tapotant l'épaule. Bon courage.

— C'est pas à moi qu'il faut dire ça… souffla la blonde, le visage tendu.

L'homme qu'elle soignait poussa un cri de douleur

— Désolée… on n'a pas le temps pour les anesthésies.

— Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? demandai-je en voyant l'adolescence à bout, dépassée par la surcharge de l'hôpital de fortune.

— Oui. Non… je sais pas, souffla-t-elle, penchée sur la plaie avec l'expression de quelqu'un guidé par l'adrénaline et plus vraiment en état de penser.

J'aurais dû retourner à mon travail de brancardière, mais mes jambes flageolaient encore de l'effort qui m'avait poussée dans mes derniers retranchements, et en voyant toutes ces personnes en attente de soin, j'avais le sentiment que les lieux allaient vomir ces corps si nous en ramenions encore davantage.

— Qu'est-ce que tu fais ? lui murmurai-je en me penchant à côté d'elle.

— Je retire les morceaux de la balle, répondit la blonde, sa main tremblante tenant une pince à épiler.

— Je peux le faire, non ?

— Je… je suppose.

— Dis-moi.

— Retirer les éclats de balle, vérifier qu'il n'y a pas d'hémorragie, pansement compressif.

— Il ne faut pas désinfecter ? Recoudre ?

— On n'en est pas là, souffla-t-elle. Pour l'instant on essaie de garder un maximum de gens en vie.

— OK. File, je m'en occupe.

Je ne voyais plus Tommy, je supposai qu'il était reparti évacuer les gens. De mon côté, je m'agenouillai pour voir la plaie de plus près, la tâtant du bout des doigts, essayant de faire la part des choses entre la chair déchirée et les fragments de balle. Je tremblai, et je manquais de lumière. On avait beau avoir aménagé les lieux en amont et amené l'électricité pour avoir des spots au-dessus de nous, l'éclairage n'était clairement pas celui d'un hôpital. Les conditions d'hygiène non plus. Mais je tâchai de me concentrer sur ma tâche. Je retirai un morceau de métal déchiqueté, arrachant un gémissement à mon patient infortuné.

— Je suis désolée.

— Je… ne vais… pas me plaindre… haleta l'homme. Au moins… je suis… soigné…

Je jetai un coup d'œil à l'homme installé sur le lit d'à côté. Une personne en blouse passa, je lui fis signe pour attirer l'attention vers lui. La personne se pencha sur la plaie, parla à l'homme, mais cela se perdit au milieu des ordres, des gémissements et des cris de douleur sans que je puisse entendre ses mots.

Je me repenchai vers la plaie, retirant un nouveau fragment, provoquant un cri de douleur, avant de découvrir avec horreur qu'il s'agissait d'un petit éclat d'os. Un haut-le-cœur plus tard, je le posais, mortifiée, au milieu des autres morceaux déjà retirés, dans une petite coupelle. Je n'avais même pas le courage d'avouer mon erreur. Était-ce une erreur ? Je n'en savais rien. Laisser un fragment d'os aussi pointu se balader sans son corps n'était sans doute pas mieux que de le retirer.

Au moins, il ne saignait pas trop.

— J'ai… j'ai mal… souffla-t-il.

— Est-ce que ça vous aiderait, si je chantais ?

— Je… peut-être…

Je poussai un soupir tremblant, et me mis à chanter la première chose qui me venait à l'esprit. Mes joies quotidiennes. Les notes semblaient grêles, les mots si vains, mais en m'écoutant, l'homme ferma les yeux, serra les dents et parvint à ne pas crier quand j'extrayais un nouveau morceau de la balle, le plus gros. Il reprit sa respiration, haletant, puis tenta de la maîtriser pour la caler sur mon chant, qui, si absurde qu'il soit, canalisa un peu de la peur et de l'horreur de ce que je vivais. Si je pouvais apaiser un peu de leur douleur…

Je levai les yeux, inquiète de l'autre blessé que j'avais rapatrié en voyant le médecin se relever, et croisai son regard. L'homme secoua négativement la tête, et je compris que l'homme, s'il n'était pas déjà mort, le serait bientôt. Je m'activai pour faire le pansement, chantant toujours, me raccrochant à ma propre voix comme pour ne pas me noyer. Quand ma tâche fut terminée, je m'autorisai à parler de nouveau à l'homme.

— Ça va aller ?

— Ça… c'est vous… qui pouvez… me le dire.

— Je pense que vous allez vous en sortir, répondis-je en tâchant de sourire de manière aussi rassurante que possible. Vous n'avez pas perdu tant de sang que ça.

Il hocha difficilement la tête, déglutissant.

— Maman… gémit son voisin.

Sa voix brisée était presque celle d'un enfant, contrastant avec la montagne de muscles de sa silhouette.

— Vous savez son nom ? Son prénom, je veux dire.

— Jules, répondit-il.

Je me levai comme dans un rêve, un cauchemar, plutôt, puis m'avançais pour être à la tête de son lit. L'homme était livide, le lit noyé de sang. Il roula des yeux vides vers moi, des yeux qui commençaient à vriller, signe qu'il n'était pas loin de sombrer dans l'inconscience.

— Jules ?

— Maman ?

— Je suis là, soufflai-je, posant une main sur son front déjà glacé. Je suis là, Jules… ça va aller. Je reste avec toi, d'accord ?

Il cligna deux fois des yeux, toussa, la bouche pleine de sang, puis expira longuement, lentement. Et puis, plus rien. Je restai comme ça quelques secondes, puis posai deux doigts sur sa jugulaire, ne sentant plus aucun pouls.

Il était mort. Est-ce que mes derniers mots l'avaient soulagé ? Je n'en savais rien. Il avait souffert, et il était mort. Tout ça pour quoi ?

Qu'est-ce qui justifiait de mourir comme ça ? Il n'avait même pas été soigné.

— On a besoin de compresses ! Quelqu'un a des compresses ? s'exclama une voix forte, presque stridente.

Je regardai autour de moi, encore hébétée, avisai une boite contenant les carrés de gaze blanche, l'attrapai et me précipitai dans la direction de la voix, mon esprit se vidant de toute pensée autre que « faire ce que j'avais à faire », rentrant dans un état mécanique pour échapper à la violence de ce qui m'entourait.


Je perdis toute notion du temps, obéissant aux ordres sans penser ni à ce que je voyais ni à ce que je faisais, jusqu'à ce qu'un hurlement différent des autres résonne dans la carrière.

Winry.

Je reconnus aussitôt sa voix de Winry, suivi d'un bruit de chute métallique, et tournai vivement la tête dans la direction d'où venait le cri, un peu à l'écart des autres blessés, là où se faisaient les opérations d'urgences.

Elle avait renversé un plateau d'outils et reculait, le visage gravé par la peur, et je sentis immédiatement que c'était grave. Quelques mètres plus loin, une silhouette de femme lui faisait face, s'avançant vers elle. Elle se tenait dos à moi, je ne pouvais pas voir son visage, mais je devinai qu'il s'agissait d'une Homonculus.

Winry était incroyablement courageuse, si elle était terrifiée à ce point, c'était qu'il y avait une raison. Elle recula dans l'ombre, cherchant de quoi se défendre d'une main tremblante, brandit ce qui devait être un scalpel et se cogna à une silhouette plus large que haute qui l'empoigna.

Je voyais la scène, incapable de penser, mais mon corps réagit pour moi, et j'empoignai l'arme que le soldat que j'avais soigné avait laissé tomber à côté de son lit pour mettre en joue le monstre. M'approchant à grands pas pour ne pas risquer de rater ma cible, alors que l'Homonculus — Gluttony, si je me fiais aux récits d'Edward — enserrait Winry sous son bras surdimensionné, absurde. Je le vis ouvrir grand la bouche, comme pour lui mordre le bras, et n'attendis pas plus longtemps pour tirer.

La balle partit se loger dans la tête du monstre, arrachant un grand cri à Winry qui fut emportée dans sa chute. Le son du coup de feu avait heurté sèchement les murs et frappé mes tympans. Une sorte de silence terrifié tomba. Peut-être que les autres craignaient que l'armée d'Aerugo ait trouvé le repaire. Ils ne savaient pas que ce qui se passait là était horrible également, d'une autre manière.

L'adolescente se débattit pour échapper à la lourde prise du monstre qui recommençait déjà à se reconstituer, et la femme Homonculus, après m'avoir jeté un bref coup d'œil, lança sa main dans la direction de Winry. Ses doigts s'allongèrent comme des flèches, prêts à transpercer la jeune fille…

Et s'arrêtèrent à quelques centimètres d'elle, s'effritant comme s'ils partaient en cendres.

La blonde me jeta un coup d'œil, baissa les yeux vers le sac qu'elle portait autour du cou, et comprenant, bondit en avant, comme pour attaquer frontalement la femme, dont les griffes se dissolvaient dans un courant d'air à force qu'elle se rapprochait. L'Homonculus, incrédule, tenta d'attaquer à vain, puis commença à reculer. De mon côté, je visai de nouveau Gluttony qui se relevait en titubant, et le coup de feu déchira la salle de nouveau.

Winry, comme prise de rage, attrapa le stéthoscope posé sur une table et se rua sur la femme qui se décomposait, s'effondrant à genoux.

— Pourquoi ? souffla-t-elle incrédule avant de se pencher en avant, prise d'un spasme, et de vomir quelque chose de rouge.

— Ça fait quel effet de ne plus avoir le dessus ? Tu pensais t'en prendre éternellement à nous sans qu'on riposte, hein ?

Elle jeta un énorme coup de poing dans son visage, me laissant choquée de la voir dans un tel état de rage, puis elle entoura le stéthoscope autour de sa gorge, la soulevant légèrement de terre, l'étranglant au passage, avant de me regarder d'un air suppliant.

Je réalisai qu'en dépit de ces mots, elle était tout aussi perdue que moi, et baissai les yeux vers le sachet qu'elle portait autour du cou, comprenant que c'était cela qui lui permettait d'avoir le dessus sur son ennemie.

— Roxane, prend -là ! Il ne faut pas la laisser s'échapper !

— PAS TOUCHE À LUST ! rugit Gluttony.

Je relevai mon arme vers lui et actionnai la gâchette qui cliqueta dans le vide.

Plus de munitions, réalisai-je avec horreur.

Il se redressa plus vite que je l'aurai cru et se jeta sur elles. Je senti mon cœur s'arrêter en voyant son immense silhouette leur tomber dessus. C'était un coup à la tuer. Il se redressa, son alliée sur l'épaule, soulevant Winry en la tenant par la gorge.

Je pris mon élan pour me jeter sur lui et me battre dans un geste désespéré pour la sauver, sachant que je ne ferai pas le poids face à cette montagne de muscles immortelle, mais un nouveau coup de feu résonna et heurta l'épaule de l'Homonculus, la traversant dans une giclée de sang. Le choc lui fait lâcher Winry qui tomba à genoux sur la pierre, toussant, et je me précipitai pour la tirer vers moi tandis que deux autres coups de feu résonnaient, trouant le corps de l'Homonculus.

Trainant Winry en arrière, je tournai la tête pour découvrir qui nous avait sauvés, mais je ne vis personne entre les lits. Qui que ce soit, il avait dû s'accroupir.

L'Homonculus se redressa, encore, se tourna vers notre sauveur, se prit un autre coup de feu venu d'ailleurs. Je tournai la tête, découvrant un soldat qui tenait en joue Glutonny d'une main tremblante, le corps affalé sur une béquille qui soutenait son autre bras.

Il tira, encore, et le monstre s'effondra, encore.

Puis il se releva, se tourna vers nous avec un regard d'enfant hébété qui me donna un coup au creux de l'estomac. Comment un monstre comme lui pouvait avoir une expression aussi innocente et déboussolée, presque… effrayée ?

Je n'eus pas le temps d'y penser davantage qu'il bondit pour fuir avec l'autre Homonculus sur l'épaule, courant et s'appuyant sur son bras libre pour se propulser plus vite comme l'aurait fait un singe. Il y eut d'autres coups de feu, certains l'atteignirent, mais aucun ne le tua.

Puis il disparut dans une galerie.

Un silence éperdu retomba, tout le monde encore sous le choc de l'apparition. Puis je me ressaisis, me rappelant que dehors, c'était toujours la guerre.

— Il faut le poursuivre ! m'exclamai-je dans un accès de lucidité. Si la galerie est un cul le-sac, il sera capable de se frayer un chemin à la surface à coups de poing. Il faut prévenir les gens qui gardent la zone et défendre cette position pour empêcher l'armée d'Aerugo de rentrer ici !

— Qui peut transmettre l'information ? demanda le soldat.

— C'est Cindy, s'exclama une voix au loin.

— Prévenez-là !

Comme l'information partait, je m'en désintéressais, même si, dans un autre contexte, j'aurais été intriguée de savoir comment les autres allaient pouvoir décrire la situation. Pour l'heure, c'était surtout l'état de Winry qui m'inquiétait. Elle commençait tout juste à s'arrêter de tousser, et roulait des yeux exorbités, encore sous le choc d'avoir failli mourir étouffer, le souffle chaotique.

— Ça va aller ?

— Je… je crois…

Elle lâcha une longue inspiration, puis se releva, alors même qu'elle avait du mal à tenir sur ses jambes flageolantes.

— Il faut que ça aille… il a une hémorragie interne…

Je restai interdite quelques secondes, avant de comprendre qu'elle parlait de la personne qu'elle tentait de soigner au moment où elle avait été attaquée.

Un instant, cette réaction me parut complètement absurde et je pensai qu'il fallait qu'elle digère le choc, qu'elle se repose… et puis je compris que c'était pour l'instant impossible, pas dans ses conditions, et que tout ce qu'elle pouvait faire, c'était continuer à agir pour ne pas s'effondrer.

— D'accord, soufflai-je. Tu veux que je t'aide ?

Elle hocha la tête et je la soutins, la tenant par l'épaule pour la guider jusqu'au lit ou elle se trouvait le blessé, puis repris conscience que c'était à cet endroit-là que se trouvait le tireur qui avait sans doute sauvé la vie de Winry.

Je baissai les yeux, et découvris Aliénor, pelotonnée entre les pieds d'une table, serrant le fusil contre son cœur, les yeux ouverts sur le vide, tremblant de tous ses membres.

C'était elle qui avait tiré.

Cette fillette un peu pimbêche et précieuse, qui posait coquettement et parlait d'une voix trainante, avait tiré sur un Homonculus. Plusieurs fois.

Elle avait pris les armes, elle avait tiré pour tuer et cette idée la terrifiait autant que moi. Elle leva vers moi un regard vide, comme si elle ne me reconnaissait pas.

Winry, elle, se repencha sur la table d'opération sans un regard pour moi. Alors je me laissai tomber à genoux pour rejoindre la petite blonde, lui faire lâcher son arme pour la poser par terre, et l'attirai contre moi pour la serrer dans mes bras, très fort. Elle tremblait comme une feuille et éclata en sanglots.

— Là, Aliénor, c'est fini. C'est fini, ils sont partis.

— C'était quoi, ça ? hoqueta-t-elle en déversant ses larmes sur mon épaule. C'était qui, ces monstres ?

- Chuuuut… Ils sont partis, c'est tout ce qui compte.

— J'ai eu… tellement… peur.

— Tu as été incroyablement courageuse, Aliénor, répondis-je en lui caressant la tête. Tu as fait plus que ce que tout le monde attendait de toi. Tu as été aussi courageuse que les adultes qui se battent dehors. Non, encore plus courageuse.

— Je veux pas être courageuse ! gémit-elle. Je veux juste que tout ça s'arrête !

Ce cri du cœur me traversa et me monta les larmes aux yeux, me faisant réaliser à quel point, moi aussi, je voulais hurler la même chose. Pas seulement à cause des Homonculus, mais aussi à cause du combat qui faisait rage au-dessus de nos têtes, de la ville bombardée, des morts et des blessés, du chaos et de mon impuissance, du sang que j'avais sur les mains.

La guerre, ce n'était pas humain.

Je réalisai, bien trop tard, que nous aurions dû insister pour les chasser loin d'ici, elle et Rachel. Pour qu'elles ne voient jamais ça, pour qu'elles ne vivent jamais ça.

Maintenant, il était trop tard et cette bataille était une déchirure dans leur âme qui ne se réparerait jamais.

Alinéor était blessée pour toujours.

Et c'était de ma faute, à moi, l'adulte qui avait échoué à la protéger de tout ça, à lui dire les bons mots pour qu'elle parte avec les autres.

Alors, comme elle continuait à pleurer, je la serrai dans mes bras et lui murmurai des « pardon, je suis désolée », encore et encore, en sachant que ça ne changeait rien.

— Les… choses qui vous ont attaquées ont fui dans la ville, annonça une voix d'homme, une voix militaire.

— Au moins ils n'ont pas ouvert la voie aux Aerugans, murmurai-je sans cesser de caresser la chevelure douce de la fillette qui hoquetait de moins en moins bruyamment.

— Ce ne sont pas des Aerugans ? s'étonna-t-il.

— Non, répondis-je mécaniquement.

J'aurais peut-être dû faire semblant d'ignorer tout cela, mais je n'étais plus en état de penser à ce genre de détails.

— La bonne nouvelle, c'est les renforts sont en train d'arriver ! Il faut juste tenir le temps qu'ils rejoignent le front !

— Enfin une bonne nouvelle, soufflai-je.

Cindy m'a dit autre chose… ajouta l'homme en s'adressant à Winry. Pénélope a été blessée, une équipe d'évacuation de la ville l'a retrouvée et est en train de la faire remonter ici. Elle a dit que la Mairie a été attaquée, il ne restait plus qu'elle et le jeune Elric. Il lui a dit de fuir pour vous prévenir, vous dire qu'ils arrivaient… Ils se battaient encore, à deux contre un, quand elle est partie.

Je craignais quelque chose du genre, mais je n'en étais pas moins débordée d'angoisse. Je levai les yeux vers la blonde, et réalisai qu'elle était toujours penchée vers l'homme qu'elle opérait, les yeux grands ouverts, étrangement fixes.

Je reconnus l'état dans lequel elle était tout à l'heure.

— Clamper l'artère, murmura-t-elle d'un ton fébrile. Il faut clamper l'artère…

L'homme baissa les yeux vers moi, trouvant une interlocutrice plus réceptive.

— Vous pouvez partir… Je lui redirai, répondis-je.

Je ne savais pas comment lui annoncer ça, mais je laissais ce problème à mon moi du futur ; celui du présent en avait déjà plein les bras.

Un bruit de course, à petits pas, résonna, et je devinais plus que je reconnus que Rachel était arrivée.

— C'est Aliénor qui a tiré ? murmura-t-elle en nous voyant, effondrées au sol.

Je hochai la tête sans répondre, et elle s'accroupit, penchant la tête vers son amie.

— Nor, c'est moi, Rachel. J'ai entendu ce qui s'est passé. Tu veux rester avec moi ?

— Ouiii, gémit-elle en raffermissant sa prise sur moi dans un élan contradictoire.

Je la décrochai doucement pour la confier à Rachel, qui semblait avoir un peu plus la tête sur les épaules, et me redressai, me retroussant les manches. Il y avait encore beaucoup — trop — à faire. J'avisai Winry qui était en train de recoudre l'homme qu'elle avait opéré, et en voyant qu'elle avait presque fini, je lui tapotai l'épaule.

— Je peux m'occuper de couper le fil et de faire son pansement, Winry. Il faut que tu te remettes.

— Je ne veux pas qu'ils meurent.

— Je sais, moi non plus.

Elle ne me répondit pas et tourna les talons pour errer dans la salle, cherchant qui soigner, et comme je ne pouvais rien faire d'autre, je l'imitai peu après, consciente de mes connaissances bien trop limitées pour faire une véritable différence. Le temps s'écoula, lourd, gluant et endolori, pendant que je prenais peu à peu conscience de ce qu'avait annoncé le soldat : Al seul face à deux Homonculus.

Je refusais de croire qu'il soit mort, mais j'avais du mal à imaginer un autre scénario.

Je me doutais que si Winry n'avait pas réagi à cette annonce, c'était parce que son cerveau refusait l'information en bloc.

Cette idée était au-dessus de ses forces.

Moi-même, je connaissais assez peu Al, mais j'avais passé assez de temps avec Edward pour imaginer à quel point la nouvelle de la mort de son frère serait un anéantissement pour lui.

Alors je m'activai, tâchant de me concentrer sur ce que je faisais pour empêcher cette idée de prendre trop de place dans mon esprit, jusqu'à ce qu'une voix résonne comme un cri, un cri de joie cette fois.

— Ça y est ! Aerugo bat en retraite !

Peut-être que, à la surface, cette annonce provoquait des cris de joie.

Ici, au milieu des patients poussant des râles de douleur, cela voulait juste dire que les blessés allaient bientôt cesser d'arriver…

Mais ça n'en était pas moins une victoire.


La bataille avait duré quelques heures à peine, mais soigner les blessés avait demandé nettement plus de temps, nous plongeant dans un tunnel sans fin. Il y avait trop de blessés, trop d'urgences, trop de personnes qui avaient reçu des soins incomplets… et trop de morts. Il y avait ceux qui avaient pris des bombes ou des balles, ceux qui s'étaient retrouvés sous des décombres, ceux dont le masque avait été arraché ou endommagé, et qui toussaient du sang dans leur masque à oxygène.

Avec mes maigres connaissances médicales, ma mission avait été au bout d'un moment de surveiller qu'ils ne s'arrachaient pas leur masque ou qu'ils ne finissent pas en détresse respiratoire.

Quand Winry, qui tantôt assistait les opérations, tantôt administrait les premiers soins, avait finalement été arrachée à sa tâche, elle s'était effondrée, épuisée, à bout de nerfs, secouée de spasmes et de larmes. Ce n'était même pas de la tristesse — ou en tout cas pas seulement — mais avant tout un trop-plein d'intensité, d'épuisement, de tension.

Et ce n'est qu'après avoir éclaté en sanglots et être restée à pleurer un long moment dans mes bras, expulsant ses émotions, qu'elle se redressa péniblement et murmura d'une voix frêle.

— Où est Al ?

Je dus la regarder droit dans les yeux et déglutir en lui annonçant ce qu'elle avait sans doute compris par elle-même.

— Il a été attaqué, lui aussi. Deux ennemis qui ont tué tout le monde à part lui et Pénélope, qui a réussi à s'enfuir. C'est elle qui nous a prévenus.

— Et Al ? Il s'est enfui ?

— On ne sait pas, avais-je dû répondre, la gorge nouée. Il a disparu, personne ne l'a retrouvé pour le moment.

Ses yeux bleu clair brillèrent d'un éclat de peur et de soulagement mêlé. Sa disparition était terrible, mais sa mort avérée l'aurait été encore davantage.

Nous aurions dû fuir, nous nous étions promis avec Alphonse et Steelblue de ne pas tomber entre les mains de l'Armée. Nous avions les sacs prêts, dans un coin de la grotte, mais en la voyant, je compris qu'elle n'était pas capable de marcher, encore moins de fuir. À un autre moment, j'aurais pu la soulever et la porter sur mon dos, mais dans l'immédiat, j'étais aussi épuisée qu'elle.

Je n'arrivais même pas à déterminer quoi faire, mon esprit tournant au ralenti comme un moteur sur le point de s'arrêter. Avant que je trouve une solution, des militaires envoyés par Grummann arrivèrent et nous forcèrent à quitter la carrière, moins pour nous emprisonner que pour nous obliger à mettre fin à ce moment terrible et nous reposer, enfin.

L'un d'eux m'offrit son épaule pour m'aider à marcher, l'autre porta Winry sur son dos, et les deux firent preuve d'une douceur qui semblait inconcevable après l'attaque que nous avions subie.

Tout cela paraissait absurde après mon évasion et ma fuite… mais il fallait croire que la guerre prenait le pas sur tout le reste.

Quand nous ressortîmes du ventre de la terre, il faisait déjà nuit, et le vent froid et me fit réaliser à quel point nous avions baigné longtemps dans une atmosphère viciée, dans une odeur d'entrailles et de mort.

Ils nous amenèrent dans un des bâtiments de la ville haute que le gaz n'avait pas atteints et que les bombes n'avaient pas détruits. Les portes avaient, pour beaucoup, été forcées, et les gens étaient logés là pour se reposer, le temps que le gaz s'évacue et que la ville redevienne habitable. Je me retrouvai avec Winry assise près de la cheminée du salon d'un appartement au troisième étage, qui avait sans doute été abandonné en catastrophe à l'annonce de la guerre. Des gens dormaient sur le tapis, d'autres à même le sol, sur le tapis qu'ils avaient tiré.

Je regardai autour de moi, glacé malgré la chaleur des flammes dans mon dos, encore hébétée par tout ce que nous avions vécu aujourd'hui, assommée par la sensation d'avoir été vidée de toute force et rouée de coups.

L'électricité était coupée à cause des bombardements, et seules les flammes jetaient leur éclat chaud et vacillant à travers la pièce. Le décor, indemne, le bâtiment qui n'avait rien d'autre que des portes forcées et des vitres fendues par les bombes, le cadre tombé du mur et un ou deux bibelots renversés sur les étagères de la bibliothèque… tout cela était me semblait tellement décalé que cela en devenait irréel.

C'était donc ça que nous avions sauvé ?

Cela me semblait si futile, quand je repensais aux blessés qui s'étaient accumulés dans notre infirmerie de fortune. Des gens étaient morts pour ça ?

— Tu crois que Al s'en est sorti ? lâcha Winry dans le silence.

Je restai figée un moment, retenant un honnête « je n'en sais rien », et fis de mon mieux pour penser une réponse qui aiderait l'adolescente sans lui mentir.

— Je crois que, s'il y a quelqu'un qui est capable de trouver une solution, c'est bien lui. J'ai passé beaucoup de temps avec Angie, elle disait toujours le plus grand bien de son frère.

Winry hocha la tête, puis se laissa tomber en arrière, s'affalant contre le manteau de la cheminée, levant des yeux humides vers le plafond.

— C'est encore bizarre, quand tu en parles comme ça.

— Pardon, c'est vrai que je devrais dire Edward.

— Il faut qu'on s'enfuie, hein ? Ils risquent de revenir, et on n'est pas en état de se battre…

— Il y a des militaires plein le bâtiment… et vu leur comportement, je doute qu'ils soient complices.

— Mais les Homonculus seraient prêts à tous les tuer. Et Envy peut prendre l'apparence de n'importe qui.

Winry se recroquevilla, frottant ses bras, et murmura d'un ton presque pensif.

— Je crois que préférerais presque qu'ils nous attaquent de nouveau. S'ils ne reviennent pas à la charge, ça voudra sans doute dire qu'Al n'aura pas réussi à leur échapper, qu'ils l'auront fait prisonnier. Moi, je suis optionnelle pour eux, mais Al… Al sait tout, il est capable de les combattre.

Je gardai le silence, incapable de savoir quoi répondre, puis un militaire toqua à la porte pourtant ouverte et passa la tête par l'embrasure pour annoncer.

— On a fait à manger, je viens vous apporter des rations.

Je cherchai à me remémorer à quand remontait mon dernier repas et n'y parviens pas. Je n'avais pas faim, encore secouée par les événements, mais cela aiderait sans doute mon corps à se remettre. Le temps que je pense à cela, les autres personnes dans la pièce se redressaient laborieusement pour aller chercher des écuelles et des assiettes dépareillées.

— J'ai froid, murmura Winry.

— Excusez-moi, vous savez s'il y a des couvertures pour mon amie ? Elle ne se sent pas très bien.

— Je vais voir ce que je peux faire.

— Merci.

L'homme disparut de notre champ de vision, puis revint avec une écuelle dans chaque main, la couverture sur l'épaule.

— On nous a raconté ce que vous avez. Vous avez agi pour protéger la ville et le pays tout entier. Je voulais vous remercier au nom de toute l'Armée.

Winry lâcha un pauvre sourire désabusé, celui de la personne qui reçoit un compliment, mais ne peut rien voir d'autre que l'ampleur de ses échecs.

— On m'a également dit que vous aviez été attaquées par des êtres monstrueux.

— Oui, croassai-je. Ils risquent de revenir, on doit partir d'ici, maintenant.

— Mais Al…

— Vous ne pouvez pas partir dans cet état, vous devez absolument vous reposer. On vous protégera, promit le militaire d'un ton rassurant en nous tendant les couvertures. J'ai reçu l'ordre de garder votre porte, avec mes collègues ici présents. Vous pourrez nous appeler en cas de besoin.

Je jetai un œil vers les trois autres soldats. Leurs uniformes propres confirmaient qu'ils faisaient partie des renforts d'East-City et n'avaient pas participé directement à l'assaut. Winry, elle baissa des yeux larmoyants.

— Nous avons aussi eu des informations sur votre ami Alphonse.

La blonde le regarda avec une attention renouvelée.

— Des soldats du Belvédère ont observé le combat de loin. Il s'est battu intensément avec les deux ennemis qui l'ont attaqué, et il a fini par faire une… transmutation ? C'est ça ? Une transmutation pour créer une colonne et sauter sur l'avion. Il a échappé aux créatures qui l'attaquaient, mais on ne sait pas bien ce qui s'est passé après. On suppose qu'il s'agit de l'avion qui s'est écrasé dans la montagne, une équipe est partie voir de quoi il retourne. On vous tiendra au courant dès qu'ils seront revenus.

Winry hocha la tête, les lèvres pincées pour ne pas pleurer, se pelotonnant dans la couverture. Je l'imitai, saisie par le froid qui s'était instillé depuis un long moment déjà.

— Merci de nous tenir au courant, murmura-t-elle.

— Je sais que vous êtes recherchés, tous les trois et que ce n'est pas facile de nous faire confiance, mais vous êtes en sécurité avec nous. Le Général Grummann croit en vous, il voudrait vous parler personnellement. D'ici là, essayez de manger et de vous reposer, vous en avez grandement besoin après la journée que vous avez eue. Vous avez fait preuve d'un grand courage.

— Merci, murmurai-je.

Il avait peut-être, sans doute raison, mais nous étions écrasées par le sentiment de vanité et le visage des morts qui nous hanterait sans doute longtemps. Peut-être que plus tard, un jour, nous allions parvenir à davantage nous souvenir de ceux qui avaient survécu.

Le soldat nous regarda avec une compassion non dissimulée, et repartit d'un pas hésitant, avant de se figer sur le pas de la porte.

— On m'a rapporté le déroulement des événements, quand mon peloton est arrivé au front. J'ai vu les murailles qu'il a érigées par Alchimie. Je ne peux pas vous promettre que votre ami va bien… mais s'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que sans lui, la bataille n'aurait sans doute pas été gagnée. Vous pouvez être fier de lui.

Winry hocha la tête et se dirigea vers la cheminée pour s'y assoir après avoir refermé la porte d'un geste lent. Il y eut un long silence, puis elle attrapa son écuelle qu'elle regarda fumer sans enthousiasme. Elle prit ensuite sa cuillère et se força à manger, et je l'imitai. Le repas, un ragout, était chaud et réconfortant, et passait mieux que je l'aurais cru.

— Qu'est-ce qu'on fait, Winry ?

— Il faut qu'on parte le plus vite possible, murmura-t-elle. Mais je n'en sens pas la force.

— Attendons de voir s'ils ont retrouvé Alphonse ? proposai-je. Il faut que tu dormes un peu, tu n'es pas en état de commencer un périple, et nous n'avons aucun équipement.

— Nous ne sommes pas en sécurité ici.

— On est sous la protection des militaires, et j'ai l'impression qu'ils sont plus du genre à être amis avec l'équipe de Mustang qu'aux ordres des Homonculus.

— Ils ne sont pas de taille face aux Homonculus. Ils ne réalisent pas qu'ils sont immortels. Et Envy peut prendre l'apparence de n'importe qui.

— Au moins, vu ce qu'on nous a raconté, on a de bonnes raisons de croire qu'Al a échappé aux Homonculus, fis-je remarquer.

— Mais s'il était sur un avion qui s'est écrasé… s'inquiéta Winry, les larmes aux yeux.

— On va voir s'ils le retrouvent sur les lieux du crash, d'accord ?

— D'accord…

C'était un souffle, un murmure vibrant de désespoir. J'imaginais qu'elle avait peur. Qu'elle préférait presque ne pas savoir, de peur d'apprendre une mauvaise nouvelle qu'elle ne serait pas capable de surmonter.

— Mais, connaissant Edward et sachant qu'ils sont faits du même métal, je pense qu'il a réussi à s'en sortir.

— Tu crois ?

— Je crois, oui. Je parie que là, maintenant, il est surtout en train de s'inquiéter pour toi, exactement comme tu t'inquiètes pour lui.

Elle m'adressa un sourire ému et une larme coula sur sa joue.

— Merci d'être là, Roxane.

— Essaie de dormir un peu, va. Ou au moins de fermer les yeux. Je monte la garde.

L'adolescente hocha la tête, pelotonnée dans la couverture, et cala sa tête sur mon épaule, comme pour s'assurer que je ne partirai pas, moi aussi.

— J'aurais dû lui dire…

— Lui dire quoi ?

— Que je l'aime, chuchota-t-elle.

Son aveu et sa tristesse me rappelèrent Angie, empêtrée dans ses mensonges et ses regrets, même si ces deux histoires n'avaient rien à voir. Je n'étais même pas sûre qu'elle parle de sentiment amoureux, et de toute façon, ce n'était pas la question : Al et Winry étaient extrêmement proches, et même si j'avais mis les pieds dans le plat avec Winry, rien n'avait changé. Ils étaient fusionnels d'une manière sur laquelle on ne posait pas des mots. Comme s'ils n'avaient pas besoin de ces mots.

Jusqu'au jour où ils en avaient besoin.

— … C'est justement pour ça que vous êtes obligés de vous retrouver, tous les deux, murmurai-je.

Elle frissonna, et j'entendais sa question sans qu'elle n'ose la formuler. Je restai silencieuse, me demandant comment je pourrai réconforter l'adolescente, l'aider à supporter l'attente et l'incertitude.

— Est-ce qu'Alphonse t'a déjà laissé tomber ?

— … Jamais.

— Alors, dis-toi qu'il ne va pas commencer maintenant.

Le silence retomba, comme si, cette fois, la discussion était close, et je sentis la respiration de Winry ralentir, devenir un peu rauque sans se transformer en ronflement, et je poussai un soupir une fois sûre qu'elle s'était endormie.

J'étais épuisée, mais je ne me sentais pas capable de m'endormir. Peut-être parce que l'une de nous deux devait rester réveillée, peut-être parce que je me sentais responsable d'elle, avec mes quelques années de plus qui faisaient de moi une adulte. Peut-être aussi parce que, là où Al et Winry avaient disparu suite à une attaque qui les visaient, je m'étais enfuie de prison et j'étais officiellement recherchée par l'Armée.

De toute façon, Winry avait fait une nuit blanche, il fallait qu'elle se repose, sinon elle allait s'effondrer complètement, ce qui nous mettrait encore plus en danger.

Je savais ça, mais je savais aussi que nous devions partir rapidement. Quand bien même le régiment de Grummann serait réellement digne de confiance — ce qui impliquait chaque soldat individuellement — et qu'Envy ne vienne pas nous chercher, ce n'était qu'une question de temps avant que l'Armée de Central veuille remettre la main sur moi et me remettre en prison… ou pire.

Nous avions donné rendez-vous à Edward à Youswell.

Si Alphonse n'était pas sur les lieux du crash, si personne ne le retrouvait, vivant ou mort, dans les heures à suivre, il n'y avait qu'une option valable : aller là-bas.

Soit, après avoir perdu notre trace, il y s'y dirigerait également.

Soit, s'il était emprisonné, que ce soit par l'Armée ou les Homonculus, nous aurions besoin de l'aide d'Edward pour le sauver.

Ce qui m'inquiétait, c'était de partir trop tôt. Si Al revenait à Lacosta pour retrouver Winry et se mettait en danger, je ne me le pardonnerai pas.

Quand partir ?

Je restai là, immobile pour ne pas réveiller la petite blonde qui s'était endormie sur mon épaule, entendant sans le remarquer vraiment les sons de voix de nos voisins d'infortune, des éclats de voix, des sanglots. Il y avait ceux avec qui nous nous reposions, et les murs mal isolés laissaient passer les sons de vie somme toute très quotidiens, me rappelant ces soirs où je pestais contre un voisin bruyant.

À ce moment-là, je pris conscience que, malgré le bombardement de la ville, le gaz, la guerre, les morts et le chaos, Lacosta n'était pas morte.

Le cœur de ses habitants les plus durs à cuire battait encore. Pour combien de temps, difficile à dire… peut-être qu'Aerugo allait attaquer de nouveau… mais je n'en étais pas sûre. Ils pensaient pouvoir prendre la ville facilement et s'étaient pris un méchant revers qui avait sans doute bouleversé leurs plans et réfréné leurs ardeurs.

Nous avions été le bastion de la région Est.

Nous avions tenu bon.

Cela nous avait coûté beaucoup, à tous…

Mais nous avions tenu bon.


J'entendis un bruit et sursautai, réalisant que je m'étais endormie malgré ma promesse et m'insultai intérieurement. Le feu avait décliné en simples braises, nous laissant dans une obscurité presque totale, et tout le monde dormait. Ou semblait dormir. Je fouillai la pièce des yeux pour chercher la première arme venue, pendant que Winry se redressait silencieusement, scrutant nos camarades d'infortune qui semblaient dormir comme des pierres. J'empoignai le tisonnier et lui tendis la pelle à cendre, et nous nous tournâmes ensemble vers le mur d'où le bruit semblait venir. Il crépita et se para d'un éclat bleuté reconnaissable entre mille.

Alors que l'éclat de la transmutation croissait, je vis du coin de l'œil le visage de Winry s'illuminer.

— Al ! souffla-t-elle.

Mais le mur retomba dans un éclat d'alchimie, dévoilant une toute petite silhouette trop maigre et ébouriffée pour être l'adolescent qu'elle attendait. Elle posa les mains sur les hanches, se découpant sur le ciel nocturne, et je reconnus dans cette posture fière le caractère bien trempé de Rachel. Malgré la déception, de ne pas retrouver Alphonse, je me sentis admirative des progrès de la fillette.

— Venez. On vous exfiltre ! souffla-t-elle en nous faisant signe de venir, avant de se pencher en avant pour redescendre.

Elle avait taillé l'ouverture à ses dimensions plutôt qu'aux nôtres, et il fallut forcer un peu pour passer et découvrir que de l'autre côté du mur, elle avait transmuté une petite plateforme qui laissait à peine la place de faire demi-tour, contre laquelle reposait une échelle qui trembla et ploya légèrement à chaque fois que je descendais d'un barreau. En bas, cachée dans le massif qui bordait l'immeuble, June nous attendait avec Tommy, qui se jeta sur moi pour me serrer dans ses bras.

— Eh, je vais bien, murmurai-je en lui tapotant l'épaule.

— J'ai eu la trouille de ma vie sur le front. J'aurais jamais eu le courage sans toi et June.

— Venez, on rejoint la camionnette avant de se faire repérer, souffla June.

— La camionnette ?

— On vous exfiltre, répéta Rachel, s'étant entiché de ce mot qu'elle venait sans doute d'apprendre.

— Vous êtes retournés évacuer les blessés sans moi ? demandai-je en suivant nos amis.

— Oui, et j'ai eu une blessure de guerre, fit June avec un demi-sourire en désignant son bras en écharpe. Ne t'inquiètes pas, c'est superficiel. J'ai eu une chance folle.

— Fais attention à ce que ça ne s'infecte pas.

— Oui Maman.

— Vous avez des nouvelles d'Alphonse ?

— Pénélope en a. On la rejoint, justement.

Tommy attrapa la porte de la camionnette grise qui était garée un peu plus loin et la fit coulisser. Dedans, je découvris Aliénor nous attendait avec Pénélope, plâtrée et calée sur ses béquilles.

— Roxane ! s'exclama-t-elle en essayant de ne pas faire trop de bruit.

La fillette se précipita vers moi pour me serrer dans ses bras, et je la happai contre moi tandis que les autres fermaient la porte de la camionnette derrière nous.

— Ils n'ont pas retrouvé Al sur les lieux de l'accident, annonça aussitôt Pénélope. J'ai demandé à mes collègues, ils n'ont retrouvé aucun corps, ni celui du pilote ni le sien. Pas de traces de lutte, a priori, mais vu l'atterrissage, c'est dur d'être sûrs de ça. Par contre, il y avait un cercle de transmutation sur l'aile gauche, qu'Al a sans doute dessiné avec son sang. Je n'y connais rien, mais j'ai récupéré les photos, et…

— Je crois que c'est un cercle pour faire du vent ? fit Rachel en tendant le polaroïd à Winry. Non ?

Celle-ci eut un sourire triste et la regarda avec attention, tout en disant :

— Tu sais, je pense que tu es beaucoup plus calée que moi en Alchimie maintenant. Vous avez d'autres photos des lieux ?

— Bien sûr, j'ai raflé tout ce que mon collège a pris, pour que ça ne reste pas dans les petits papiers de l'Armée. Je te passe ça, répondit Pénélope.

— Rhah, je ne vois rien, souffla Winry.

— Tiens, répondit Tommy en lui tendant sa lampe.

Winry s'accroupit contre la portière et fureta dans les photos, cherchant fiévreusement une réponse à ses questions.

— Et Steelblue ? Samina ?

— Sains et saufs, mais ils sont partis dans l'après-midi. Il y a de sales rumeurs sur Liore, il paraît que King Braldey est en train de reprendre la main sur la gestion du conflit et que ça ne va pas se faire en douceur, du coup il est parti dans l'urgence.

— Et Samina ne voulait pas rester plus longtemps avec autant de militaires à proximité.

— On voulait vous voir pour vous prévenir avant, mais les soldats nous ont ordonné de ne pas nous approcher, répondit Aliénor. Ils nous ont dit que vous deviez vous reposer…

— Ce n'était pas tout à fait faux, répondis-je.

— Moi, je voulais vous voir… murmura Rachel.

Je baissai les yeux vers elle et redécouvris les contours d'une fillette, grande pour son âge, mais encore bien jeune et fragile. Je lui tendis les bras et elle se réfugia contre moi, près d'Aliénor.

— Vous avez été extrêmement courageuses, toutes les deux. Je suis fière de vous. Vous devez avoir eu très peur et avoir beaucoup de peine après ce qui s'est passé aujourd'hui et… c'est normal, d'accord ?

Les deux posèrent la tête sur mes épaules, et leur présence me réconfortait autant que je les rassurais.

— Vous deux, vous savez où aller cette nuit ? Vous avez un endroit où dormir demandai-je ?

— Oui, Cindy a dit qu'elle s'occupera de nous.

— Bien. Rejoignez-là et faites attention à vous, d'accord ?

— Tu pars ?

— Oui, on va partir, Winry et moi.

— Mais on reviendra, d'accord ? On se reverra, répondit Winry.

Les fillettes l'enlacèrent, puis partirent. Leurs petites silhouettes, qui se tenaient par la main, disparurent dans la nuit, me laissant le cœur inquiet. Elles avaient peut-être vécu une bataille, mais ce n'était pas pour autant qu'elles n'étaient plus des enfants, qui ne devraient pas être livrées à elles-mêmes à cette heure-ci.

— Alphonse a été attaqué par un monstre qui avait pris l'apparence d'Edward Elric, expliqua Pénélope. Il m'a ordonné de lui tirer dessus et cette… chose s'est relevée quelques secondes après un tir de roquette.

— Envy.

— Il a tué tout le reste de l'équipe. Il y en avait un autre avec lui. Petit, cheveux bruns et longs.

— Cub… souffla simplement Winry.

— C'est une mauvaise nouvelle ?

— Disons que ça confirme ce qu'on craignait.

— Alphonse a fait une transmutation pour m'envoyer au rez-de-chaussée — d'où les béquilles — et m'a jeté la radio pour que je fuie et vous prévienne qu'ils arrivaient… mais elle était cassée.

— On a été attaquées, mais on s'en est sorties.

— Il était indemne quand tu es partie ?

— Il avait pris des coups, mais il avait l'air de bien tenir le choc, répondit Pénélope d'un ton sérieux. Après, le combat était inégal, sans compter les transmutations qu'il a faites pour protéger la ville… Enfin, ceux qui sont allés sur les lieux sont arrivés à la conclusion qu'il devait être blessé, mais de manière plutôt légère. L'avion était dans un sale état, mais l'aile avec le cercle de transmutation était en assez bon état.

— Ils ne l'ont pas retrouvé ? Il ne doit pas être loin, s'il est blessé, murmura Winry.

— En temps normal, on aurait déjà lancé une battue, mais là, les militaires s'activent pour rendre la ville vivable et consolider ses défenses. Je crois qu'il n'y aura pas d'équipe avant demain.

— C'est trop long, murmurai-je.

— En parlant de longueur… on ferait mieux de s'éloigner avant que l'Armée se rende compte qu'on manque à l'appel.

— Bien vu, Tommy. Je te laisse conduire ?

Mon ami hocha la tête et passa à l'avant pour démarrer la voiture et quitter la rue où il était garé, sans allumer les phares pour autant.

— On vous a retrouvé vos sacs et complété avec de quoi vous équiper pour la route. Ce n'était pas facile dans le contexte, mais on a rajouté à manger et à boire…

— Briquet, couteau, carte et boussole, kit de premiers soins, viande séchée, couvertures, tente…

Winry poussa un soupir las à l'idée de ce qu'elle allait devoir porter de nouveau. Elle avait déjà fait le trajet à pied jusqu'à Lacosta, et l'idée de recommencer ne l'enchantait pas.

— Bon, je repose la question, Winry : qu'est-ce qu'on fait ? On attend Al ici en se planquant, ou on part du principe qu'il nous retrouvera là-bas ?

— Je… je crois qu'il vaut mieux qu'on parte. Regarde, fit la blonde en me tendant une photo du crash.

On voyait la cabine de l'avion complètement disloquée, fichée entre deux troncs, ainsi que l'aile droite complètement éventrée et les branches brisées. La vue m'arracha un frisson alors que je ne pouvais m'empêcher d'imaginer la violence du choc. Je restai perplexe, cherchant ce que je devais observer sur sa photo éclairée à la lampe torche, et elle tapota le doigt au pied de l'arbre.

Alors seulement, je remarquai qu'à cet endroit s'étalait un cercle de végétation qui détonnait après le reste. Au milieu des écailles de pin et des feuilles mortes, un cercle de trèfles avait éclot.

Petit trèfle.

Je me souvins de cette expression qui s'était glissée dans le mystérieux télégramme d'Angie avait reçu au Bigarré, et qui l'avait tant rassuré.

— C'est le signe qu'il allait bien. Enfin, raisonnablement bien.

— Je vois l'idée… il n'aurait pas fait cette transmutation si les Homunculus lui retombaient dessus.

— Après, de là à savoir ce qu'il est devenu… Il allait bien à ce moment-là, mais ils risquent de le retrouver, non ? C'est surtout Gluttony qui m'inquiète. À choisir, je préférerais que ce soit les troupes de Grumann qui le retrouvent.

— Si tu tombais entre les mains de l'ennemi, Al serait prêt à tout pour aller te sauver, hein ?

— … je crois que oui, admit Winry, les oreilles rouges.

— Alors, s'il a disparu durant le combat, comment lui faire savoir qu'on est en sécurité et qu'on suit le plan prévu ? Il ne risque pas de retourner à Lacosta pour te protéger ?

Il y eut un silence, tandis que nous étions secoués par les cahots de la route, puis Winry formula d'un ton hésitant.

— Je crois qu'il saura que nous allons bien, sans qu'on lui envoie de message.

Je ne savais pas comment comprendre cette phrase, alors je ne répondis rien. La situation était assez difficile comme ça, alors tant mieux si Winry parvenait à conserver sa foi en Alphonse. Cela lui donnerait la force d'avancer, au moins le temps d'atteindre Youswell.

Si nous restions ici, ce n'était qu'une question de temps avant qu'on soit attaquées de nouveau ou emprisonnées, et sans doute séparées. Les soldats n'apprécieraient sans doute pas qu'on leur ait faussé compagnie. Si Al parvenait à savoir que nous étions partis, il n'aurait qu'à nous rejoindre à Youswell… en espérant que ses probables blessures ne l'empêchent pas d'avancer rapidement.

— June, Pénélope, on va partir.

— Je m'en doutais, répondit June. Avec tout ce que tu m'as raconté l'autre jour, ça paraît être le meilleur choix.

Je poussai un soupir, regardant l'avant du véhicule en poussant un soupir mélancolique.

— Je suis désolée, je vais devoir vous abandonner de nouveau… Je me sens tellement lâche…

— Arrête, Roxane, tu n'es pas lâche, s'agaça June. Tu as vu ce que tu as fait pour la ville, pour nous ? Peut-être que tu n'as pas été là ces derniers mois, mais tu étais là au moment où c'était le plus important. On a défendu la ville, la région, le pays peut-être… tu peux être fière de ça, non ?

— On n'est plus seulement des amis d'enfance, mais aussi des compagnons d'armes, maintenant ! fit remarquer Tommy depuis la place du conducteur.

— Pour nous deux, c'est pas la première fois, fis-je remarquer.

— C'est vrai…

Nous avions quitté la ville, alors il s'autorisa à allumer les phares pour circuler sur les lacets noueux.

— On vous ramène dans la plaine pour vous déposer au-delà du domaine d'Ian Landry, mais une fois que vous serez plus au nord, cela vaudra le coup de remonter par les plateaux pour éviter les zones peuplées.

— Pas de routes, pas de barrages.

— On connaît le principe, répondit Winry.

— On aurait aimé vous amener plus loin, mais après, ça va paraître louche.

— Votre absence risque déjà d'être remarquée, non ?

— On va jeter un œil à l'orphelinat, voir s'il est encore debout, si les enfants pourront y retourner quand ça sera un peu tassé.

— Ça aurait pu attendre demain.

— On a eu une insomnie, répondit June avec un sourire en coin.

— Ça va, ça va, répondis-je. J'ai saisi l'idée.

Le ciel était d'un noir moins profond, annonçant que l'aube n'était plus si loin.

Bercée par la route, je sentis la fatigue me retomber dessus et ne pus m'empêcher de refermer les yeux. À côté de moi, Winry ronflait déjà, sans lâcher pour autant la photo et le message d'espoir qu'elle portait. Alphonse s'était défendu, Alphonse était en vie après le crash.

Nous avions peut-être vécu les vingt-quatre heures les plus terribles que nous pouvions imaginer, nous avions peut-être lutté et pleuré, nous étions peut-être pétries d'incertitudes, mais il restait deux pensées auxquelles nous pouvions raccrocher :

La première, c'était que cette bataille était derrière nous, et que nous y avions survécu.

La seconde, c'était que même si nous avions perdu la trace d'Alphonse, nous avions de bonnes chances pour penser que nous allions le retrouver.

Quand, comment ? Nous ne savions pas exactement.

Mais nous allions le retrouver.

Sachant la marche qui nous attendait, je décidai de laisser cette horrible journée derrière nous, de céder à mon envie de dormir, et pris tout le repos qui s'offrait à moi le temps du trajet.

Demain, ce sera demain.