Je vous souhaite à tous un joyeux premier mai ! ;)

C'est parti pour un nouveau chapitre, avec des choses qui ne surprendront pas les connaisseurs de la série de 2003, et d'autres qui.. Bon, je ne vais pas vous dévoiler le contenu de ce chapitre dans l'intro (ça serait ballot). Je dirai juste qu'il m'a demandé pas mal de tâtonnements pour amener les choses comme je le voulais, mais que je suis plutôt contente du résultat.

Sinon, pour la première fois depuis un moment, j'ai mis à jour la playlist spéciale "Bras de fer" (accessible sur Youtube, j'ai mis le lien en profil) avec une série de morceaux qui m'ont accompagnée dans l'écriture. En parlant d'écriture, je peux vous annoncer que le NaNoWriMo a été un franc succès : je m'étais fixée un objectif de 40 000 mots, j'en ai écrit plus de 50 000 ! Et si ce n'était pas toujours facile, j'étais vraiment très enthousiaste à propos des scènes que j'écrivais, avec des choses que j'avais en tête depuis longtemps... Bref, tout ça pour dire que la publication devrait suivre tranquillement son cours durant les prochains "premier lundis du mois", en espérant que je sois aussi prolifique en juillet prochain !

D'ici-là, je vais me calmer un peu sur Bras de fer pour reprendre le travail sur "Par la fenêtre", ma prochaine BD. Une autre idée de fanfic me titille, mais je vais éviter de courir plusieurs lièvres à la fois, n'est-ce pas ? Bref, je bouillonne d'idées, et si vous voulez en savoir plus, vous pouvez vous inscrire sur ma newsletter (j'ai mis le lien sur mon profil).

Vous pouvez aussi me retrouver en convention à l'occasion de la Jap and Co ! C'est le weekend du 27/28 mai à Pontivy (en Bretagne), j'y aurai mon stand "Les Bulles d'Astate" et peut-être même que je ferai une animation là-bas ! ;)

Allez, assez parlé, je vous laisse lire et j'attends vos réactions avec impatience (vous comprendrez pourquoi en le lisant ;) )


Chapitre 98 : Le poulailler (Edward)

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t'aide à le porter ? demanda mon collègue tandis que j'empoignai le carton pour descendre du camion. C'est lourd pour un petit bout de femme comme toi.

Je foudroyai Simons du regard et il eut un mouvement de recul maladroit. Son collègue, resté au volant, éclata de rire en voyant sa réaction.

— Ça se voit que tu n'as pas encore bossé avec Eve ! C'est pas le truc à lui dire.

— Je peux me débrouiller, grognai-je. On aura plus vite fini, comme ça.

Simons hocha la tête puis souleva péniblement le deuxième carton. Le voir peiner un peu m'apporta une pointe de satisfaction.

Je n'étais pas faible.

Pas plus que lui du moins.

Je me raccrochai à cette idée en parcourant les quelques mètres qui nous séparaient de la porte. Mon voisin laissa tomber le carton plus qu'il le posa pour frapper à la porte.

— Fais gaffe, il y a souvent du verre dans les colis.

Il souffla sans relever ma remarque, et je me rendis compte que s'il avait accepté de travailler comme livreur pour l'Alter, c'était uniquement pour l'argent. Il se fichait pas mal que les choses soient bien faites.

— Qui est-ce ?

La défiance grondait à travers le bois de la porte.

— Des pattes blanches, répondis-je d'une voix claire. On apporte la livraison.

— C'est pas trop tôt, je pensais qu'on ne vous verrait pas aujourd'hui.

La porte s'ouvrit, laissant voir un homme presque âgé, le visage balafré de cicatrices encore fraîches. Je retins un mouvement de recul en devant ses blessures et lui eut un sursaut en me découvrant.

Son regard s'attarda sur moi, se disant sans doute qu'une petite brune à lunettes, encore adolescente, n'avait rien à faire ici, mais comme je portais les gants blancs caractéristiques des employés de l'Alliance, il s'écarta pour me laisser passer.

— C'est tout ce que vous avez ?

— Il reste trois cartons, répondis-je d'un ton rassurant.

J'avais senti l'inquiétude dans sa voix, et quand j'arrivai dans la cuisine qu'il nous avait désignée et posai le carton sur la table, j'entrevis la silhouette d'un enfant se planquer derrière la porte, glissant un œil dans l'entrebâillement pour m'observer depuis un couloir rempli de murmures. Ils devaient être nombreux dans cet immeuble dégradé. Je levai les yeux vers l'enfant, le scrutant avec la conviction de l'avoir déjà rencontré il y a longtemps.

Évidemment, je ne pouvais pas le lui dire. Mon apparence physique n'avait plus grand-chose à voir avec celle que j'avais la première fois que j'étais venu à Liore… et Liore non plus n'avait plus grand-chose à voir avec mon souvenir.

Je pris une inspiration un peu plus courte que je l'aurais voulu. Le travail de livreur était plus fatigant que je l'imaginais, et la fatigue que j'éprouvais ces derniers temps ne voulait pas me lâcher, me laissant par moments une angoisse diffuse dans l'estomac.

Simons repartit chercher le carton suivant tandis que je restais derrière quelques secondes, faisant mine de reprendre mon souffle pour mieux pouvoir héler le garçon à mi-voix.

— Eh, petit, soufflai-je avant de réaliser qu'ironiquement, il devait faire ma taille à peu de chose près.

Il passa une tête aux cheveux noirs et bouclés dans l'interstice, me scrutant d'un œil méfiant.

— Je ne te veux pas de mal, murmurai-je. Je cherche Rose. Rose Thomas. Je m'inquiète pour elle.

Simons revint dans la pièce et me jeta un petit coup d'œil tandis que je me redressai. Le gamin avait de nouveau disparu derrière la porte, effrayé par mon collègue sans doute.

— Bah alors, on fatigue ?

— C'est toi qui me fatigues, Simons, lâchai-je d'un ton las.

Même si ce n'était qu'un prétexte, ce n'était pas tout à fait faux. Sans être une mauvaise personne, tout un tas de petites choses désagréables chez lui m'avait agacée en une journée seulement. Il eut une moue boudeuse et je repartis d'un pas vif pour aller chercher le carton le plus vite possible. Il était lourd et me donnait l'impression d'avoir les bras trop courts pour le porter seule… mais si j'acceptais l'aide de mon collègue, en plus de froisser un sens de l'honneur déjà bien éprouvé, je loupais ma chance d'enquêter sur Rose, alors que c'était la principale raison pour laquelle j'avais accepté ce travail.

J'arrivai dans la pièce à contretemps de mon collègue et posai le carton avant de me tourner vers l'enfant qui se tenait sur le seuil. Il était grand pour son âge, trop maigre, marqué par la peur et la privation. En le voyant mieux, j'étais sûr de l'avoir déjà vu.

— Tu la connais, hein ? Elle n'est plus chez elle, je suis allée voir dans la zone occupée.

Il leva vers moi de grands yeux délavés, presque beiges, avec une expression qui me fit mal au cœur.

— Rose… Elle est au poulailler, souffla-t-il.

— Le poulailler ?

J'entendis un bruit dans le couloir et tournai vivement la tête. J'eus juste le temps d'adresser mon meilleur sourire et de souffler un « merci » avant qu'il retourne dans l'ombre et que Simons revienne.

Je savais que je n'obtiendrais rien de plus. Faire partie des pattes blanches était le seul moyen pacifique de rentrer dans la ville occupée, mais les règles étaient nombreuses et strictes, et je savais que je ne pouvais pas faire confiance aux autres. Ce n'était pas pour rien qu'ils mettaient en équipe des inconnus et que nous étions chargés de faire des comptes-rendus détaillés de nos journées…

L'Armée tolérait le travail de l'Alter — c'était déjà assez improbable en soi — mais c'était en échange d'une surveillance intense de leur part, ainsi que de celle des habitants de Liore, qui tenaient le siège et laissaient rentrer des civils uniquement à condition qu'ils soient désarmés et surveillés.

Le simple fait d'être au milieu du conflit, côtoyant comme si de rien n'était des militaires qui auraient dû m'emprisonner était déjà un risque plus gros que ce qu'Al aurait voulu que je prenne. Je ne pouvais pas trop me permettre d'attirer l'attention en posant des questions sur Rose aux militaires, même si l'envie me brûlait d'être plus frontal, inquiet de ne pas la localiser dans cette ville qui était la sienne.

Elle est au poulailler.

C'était maigre, mais je devrais me contenter de ça. C'était plus que ce que j'avais réussi à obtenir depuis mon arrivée à Liore, et j'aurais dû en être reparti aujourd'hui pour être sûr d'arriver à Youswell avant Al et Winry.

Une fois revenu dans la camionnette, je sentis l'épuisement me tomber dessus et cédai à la fatigue en calant ma tête contre la vitre, qui vibrait désagréablement, m'empêchant de m'endormir vraiment. Le trajet du retour se fit en ruminant mes pensées, pris dans un dilemme que je ne pouvais pas résoudre seul. Devais-je partir de cette ville à genoux pour rejoindre mon frère, comme je l'avais promis, ou suivre le précieux indice que j'avais enfin réussi à obtenir ?

Quelques jours plus tôt, je serai parti sans hésiter, porté par le manque douloureux de celui qui avait partagé ma vie si longtemps… mais c'était avant.

C'était avant, de découvrir la ville ravagée par la guerre civile, entre zones bombardées, enseignes pillées, murs criblés de balles et habitants émaciés. Devant la détresse vibrante de ceux qui m'entouraient, je n'avais pas d'autre choix que de rester, d'agir. Je comprenais mieux pourquoi Al, Winry et les autres étaient restés sans hésiter à Lacosta malgré la bataille imminente.

J'entrouvris les yeux et laissai mon regard glisser vers la rue, pendant que la camionnette roulait en esquivant les éboulis, les monceaux de déchets calcinés et les barricades de fortunes. Je ne reconnaissais plus la ville qui m'avait accueilli un an auparavant, et malgré les jours qui passaient, je n'arrivais pas à me remettre du choc de découvrir les lieux saccagés, les murs noircis par les départs de feu, criblés d'impacts de balles ou même d'explosions. J'avais déjà été confronté à la violence, été au cœur de plusieurs batailles. Il y avait eu le passage Floriane et le jour où Mustang et son équipe étaient venus me récupérer dans l'antre de Sen Uang. J'avais le souvenir de ces lieux à l'atmosphère glaçante, des hurlements de douleur, des blessés, des morts.

Les rues de Liore s'étaient vidées de toute l'animation joyeuse qu'elle avait eue par le passé, les déchets battant au vent. Les rares personnes que nous apercevions dans les rues étaient soit des groupes armés qui nous regardaient passer avec une méfiance non dissimulée, soit des personnes seules qui se hâtaient et rasaient les murs, manifestement terrifiées. La ville tout entière semblait rouler le dos comme un animal blessé, et quand je voyais les cicatrices que portaient ses murs, j'avais le cœur au bord des lèvres en imaginant ce qui avait pu arriver aux gens. Combien de morts ? Combien de blessés ? Combien de litres de sang avaient coulé sur ces pavés avant d'être rincés par les intempéries ?

Et pourtant, il restait encore des vivants, terrés dans les maisons, les immeubles, acculés entre peur et colère. Des familles entières, d'autres mutilées, séparées par la muraille qui coupait désormais la ville en deux.

Ville libre, ville occupée.

Ville sauvage, adossée aux falaises bardée de blessures d'un côté, ville brisée, entravée, dominée dans un simulacre de retour à la normale, à quelques rues de là.

Je levai les yeux vers les bâtiments, me demandant derrière quels carreaux les gens nous regardaient passer, ce qu'ils pensaient de nous. Est-ce que nous les aidons réellement ? Sans doute un peu. Cet enfant qui m'avait parlé aurait à manger ce soir. Mais après ? Nous ne sauvions rien en portant ces colis, nous ne faisions rien changer. Au plus, nous retardions l'inévitable… le jour ou le Généralissime en aurait assez de la braise de la révolte et qu'il noierait toute contestation, comme il l'avait fait à Ishbal.

L'espace d'un instant, je repensai à Mustang, à ce jour où il avait parlé d'Ishbal, et je me sentis pris de vertige. Je croyais avoir appréhendé ce qu'il disait à l'époque, et j'avais été horrifié.

Aujourd'hui je réalisais que je n'avais pas compris du tout et qu'il y avait des choses que l'on ne pouvait pas comprendre avant de les voir de ses yeux. Et voir cette ville en guerre me fit tout à coup percevoir l'ampleur, la violence et la monstruosité de ce qui s'était passé à Ishbal. Ce n'était pas une simple bataille, qui, si violente qu'elle soit, avait toujours une fin.

C'était une guerre.

Si la mort n'avait pas ta peau lors de la bataille, elle aurait toujours l'occasion de se rattraper durant la suivante. Ou celle d'après.

Le danger et l'incertitude restaient, permanents, profonds, vissés aux entrailles, dans un combat à l'issue incertaine, dont la fin restait hors de portée.

Même pour nous, les pattes blanches, venues en paix avec ce statut étrange de passeurs, nous n'étions pas à l'abri d'un revirement de situation, d'un côté ou de l'autre. Un rebelle fou de rage, ou un changement d'humeur des militaires, et c'en était fini de nous. Tout le monde était armé, sauf nous. Pourquoi ne pas nous tirer dessus ?

Je ne comprenais même pas par quel miracle nous avions cette impunité, qui avait réussi à construire un pont au milieu de ce conflit, mais je la savais fragile, précieuse, et je m'y raccrochais pour chercher, Rose, chercher un sens à tout ça.

J'avais souvent vu les choses dégénérer sous mes yeux, parfois par ma faute… mais rien d'une telle ampleur.

La seule chose qui me réconfortait, c'était de me dire qu'Al n'était pas avec moi pour découvrir les ruines de Liore. Il n'aurait sans doute pas supporté de nous savoir responsables de la tournure des événements.

J'aurais voulu qu'il soit là, pourtant. Pour me nicher dans ses bras, retrouver la présence douce et solide à la foi de mon frère, celle qui me donnait le courage de surmonter tout ce qu'il y avait à surmonter, d'être fort pour le protéger.

Mais il n'était pas là, et j'allais devoir me contenter des mots rassurants, mais creux de Hohenheim, qui me promettait qu'il allait bien. Lui et Izumi s'étaient aussi engagés dans l'Alter. Cela nous paraissait évident, avant de comprendre que, justement parce que nous nous connaissions, ils ne nous laisseraient jamais l'occasion de travailler ensemble. C'était l'Armée qui décidait des équipes, séparant les proches, évitant qu'une complicité puisse se créer entre collègues et annonçant leur composition le matin même, afin de s'assurer que les pattes blanches ne puissent rien faire d'autre que leur travail de livraison.

Nos colis étaient une goutte d'eau dans le désert, mais c'était le seul moyen pour moi de sauver mon âme, en passant de main en main les vivres qui leur manquaient. Quand je voyais ces hommes, femmes et enfants se précipiter sur les cartons pour les ouvrir, et leur regard s'animer d'un éclat de soulagement éphémère en en sortant vivres et médicaments, je me disais que j'avais essayé, que je m'étais rendu utile, au moins un peu…

Bien trop peu.

Mille colis ne suffiraient pas à effacer la faute que j'avais commise en renversant Cornello sans penser aux conséquences.

En même temps, comment le gamin que j'étais aurait pu imaginer que les choses prendraient une tournure pareille ? À l'époque, j'étais encore incapable de prendre la mesure de la malveillance des adultes, et surtout de ceux qui nous dirigeaient dans l'ombre.

— Eve, ça va ? demanda Simons d'un ton un peu inquiet.

Je me redressai malgré ma fatigue, m'apprêtai à mentir, puis renonçai.

— C'est dur.

— Ouais, c'est fatigant, ces journées.

— Non, c'est pas ça. C'est dur de les voir comme ça.

Simons sembla surpris, mais son collègue hocha la tête, et ajouta.

— Ça aurait pu être n'importe qui. Ça aurait pu être nous. C'est pour ça que je me suis engagé dans l'Alter.

— Moi, j'avais juste besoin de thunes, admit Simons. Mais c'est plus dur que ce que je croyais.

— Et toi, Eve ? Tu fais ça par altruisme, ou pour l'argent ?

— Un peu des deux. Ma famille est ruinée, c'est pour ça qu'on est là…

— Ils sont pas chics, tes parents, de t'embarquer dans une combine aussi dangereuse.

Je souris, songeant ironiquement que c'était tout l'inverse qui s'était passé en réalité. C'était moi qui avais voulu nous aller à Liore.

— Bah, j'étais d'accord. Ils m'ont demandé mon avis, et même si c'est un peu décourageant, je suis contente d'avoir aidé ces gens. Et puis, je pense qu'on va bientôt repartir.

Je ne savais pas si j'allais quitter la ville pour de bon ou continuer à chercher Rose, mais si je devais la trouver en zone occupée, j'allais de toute façon devoir arrêter ce travail.

— Tu nous quittes bientôt ?

— Mon père a repris contact avec un cousin, mentis-je. Il lui a proposé un emploi dans son entreprise de verrerie et parle de nous loger, le temps que ma mère et moi trouvions du travail. On sera plus à notre place qu'ici.

— C'est sûr… mais bon, c'est dommage que tu partes. Je vais me retrouver qu'avec de vieux gars comme Simons.

— Quoi, qu'est-ce que tu as contre moi ?

— T'es pas mignonne, fit-il en riant.

J'eus un sourire creux pour dissimuler ma lassitude. Ce n'était pas dit méchamment, et contrairement à certaines tentatives de dragues qui avaient fait explorer mon baromètre du malaise par le passé, je savais que mon collègue ne le prenait pas sérieusement. Il avait eu l'occasion de me parler de sa famille, dont une fille qui devait avoir mon âge, et il m'avait lancé, lors de notre précédente journée de travail en équipe, qu'il me trouvait « distrayante ».

Mais, malgré tout, être qualifié de mignonne, c'était un peu réducteur.

— En plus, elle est pas mignonne ! s'indigna Simons, inutilement vexé par la remarque de son collègue.

— Alors tu me trouves moche ? demandai-je innocemment.

Je tournai la tête vers lui en le regardant dans les yeux d'un air d'autant plus tranquille que je me fichais réellement de son opinion à mon sujet.

— Non, t'es pas moche, se rebiffa Simons en rougissant et regrettant aussitôt sa réponse, mais… être mignonne, c'est pas que physique, y'a une attitude à avoir, et…

— Et… ?

— Bah… t'es pas très… enfin… je dois vraiment expliquer ça ?

Je restai impassible quelques instants, me réjouissant intérieurement de le voir s'enliser, jusqu'à ce que son collègue éclate de rire et que j'en fasse autant.


Une fois le repas terminé, je traversai les couloirs de l'hôtel d'un pas fébrile pour toquer à la porte de la chambre de Hohenheim. Pour le bien de nos couvertures, ils n'avaient pas demandé de chambre à part, mais vu leur expression quand je les rejoignais pour le point du soir, ils regrettaient cette décision chaque jour.

— Hé, là, tu fais quoi ?

— … Je vais voir mes parents, répondis-je le plus innocemment possible. Il faut qu'on parle de l'annonce. Vous voulez voir mes papiers ?

Le militaire tendit la main et je fouillai ma poche, réprimant un tremblement. On s'habituait à tout, même à passer du temps dans la gueule du loup, mais je ne pouvais tout de même pas m'empêcher d'avoir une pointe d'inquiétude. Je lui tendis mes faux papiers qui me présentaient sous le nom d'Eve Friedan, 19 ans, et il les scruta avant de me les rendre.

— Merci, répondis-je en les glissant dans la poche de mon pantalon.

— Tu es bien jeune pour ce genre de boulot, lâcha le militaire.

— On n'a pas toujours le choix, répondis-je en haussant les épaules avant de continuer mon chemin.

Nous avions pu nous retrouver le temps du repas, mais le réfectoire était le pire endroit pour tenir le genre de conversation, surtout quand une annonce faite au milieu du repas jetait un tel pavé dans la mare. Je toquai à la porte et Hohenheim m'ouvrit. Avec ses cheveux teints en noir et sa barbe rasée, il était méconnaissable… et un peu ridicule.

— J'ai vérifié, toujours pas de micros dans notre chambre, souffla-t-il en guise de préambule.

Je hochai la tête et m'avançai pour m'asseoir lourdement à côté d'Izumi, sur son lit qui à défaut de mieux, avait été écarté le plus possible de celui de Hohenheim.

— Qu'est-ce que c'est que cette annonce ? demandai-je d'un ton nerveux. D'où ça sort, cet arrêt imminent des livraisons ? Ces histoires de futur incertain de l'association ?

Izumi se mordit la lèvre machinalement, tandis que Hohenheim me regarda d'un œil sombre.

— Ce n'est pas officiel, mais… j'ai entendu deux militaires discuter, et il paraît que l'Alter sera totalement dissoute dès jeudi soir.

— QUOI ?! m'exclamai-je avant de reprendre à voix plus basse. Comme ça, d'un coup, sans prévenir ? En même pas une semaine ?

— Le militaire qui en parlait a entendu dire qu'il n'y avait plus d'argent.

— Mais enfin, c'est pas une raison pour arrêter du jour au lendemain ! Ils pouvaient… payer moins les gens… Ils pouvaient ne pas les loger, ils pouvaient… Il y avait des choix à faire pour éviter ça, non ?

Mon cerveau tournait à toute vitesse, cherchant des solutions que je n'avais de toute façon pas le pouvoir d'appliquer. Je pensais à toutes ces personnes dans la ville occupée qui comptaient maintenant sur nos livraisons pour leur survie et sentis un poids sur ma poitrine rendre ma respiration plus difficile. Ces gens allaient perdre tout soutien, et c'était une véritable trahison de notre part, de celle de l'Alter.

— Il est évident que ce n'est pas l'argent le vrai problème, soupira Izumi. L'Armée doit y être pour quelque chose.

— Sûrement, mais ce que je ne comprends pas, c'est ce délai… fit Hohenheim en se tapotant la joue de l'index. L'existence de l'Alter est très improbable, personne n'arrive à nous dire clairement qui donne l'argent et comment une telle chose a pu se mettre en place. On sait juste qu'il s'agit de fonds privés, et qu'ils viennent de personnes assez influentes pour réussir à faire de l'humanitaire sous le commandement de Bradley. S'il y avait eu un conflit ouvert entre eux, les choses se seraient arrêtées brutalement, et on nous aurait annoncé dès ce soir que notre travail s'arrêtait là.

— Peut-être que c'est un délai pour permettre aux gens de mieux s'organiser ? Nous, les habitants…

— Bradley s'en fout des gens, rappelai-je sombrement. Il n'est même pas humain.

— Une chose est sûre, quelque chose de louche se passe à Liore… murmura Hohenheim. Et les lignes sont en train de bouger.

— Je ne sais pas quoi faire, murmurai-je. Pour Al et Winry… je veux savoir s'ils vont bien, les retrouver, mais…

Les deux adultes coulèrent vers moi un regard compatissant, comprenant mon dilemme.

— Je ne sais pas quoi faire…

Je remontai mes pieds en chaussettes sur le lit, enveloppant mes genoux, tandis qu'un silence lourd s'installait dans la pièce.

— Eve, tu disais que tu avais du nouveau ? Avant l'annonce…

Je me redressai, me remémorant ce que j'avais à dire.

— C'est maigre, comme piste, annonçai-je en me grattant la tête, mais aujourd'hui, un gamin m'a dit que Rose était « au poulailler ».

— Le poulailler ? demanda Hohenheim.

— Je n'en sais pas plus, répondis-je. J'étais assez limité dans mes discussions.

— Moi j'en sais un peu plus, fit Izumi, la mine sombre. J'ai entendu des gens surnommer comme ça l'espèce de clinique où j'ai fait une livraison l'autre jour.

— Là où ils ne voulaient pas laisser entrer ton collègue ?

— Oui.

— Tu y es déjà allée ? fis-je. Ça veut dire qu'on pourrait peut-être la retrouver dès demain !

— Tu es sûre de ta source ? Ça peut n'être qu'une rumeur… est-ce que ça vaut le coup de prendre le risque d'aller en zone occupée ?

— C'est un gamin, mais je l'ai déjà vu la première fois que je suis venu à Liore, j'en suis convaincu. Il connaît Rose. De toute façon, on n'a rien d'autre. Et on ne peut rien faire d'autre que ça.

Izumi posa la main sur mon épaule et la serra doucement. J'avais beau me raccrocher à la promesse de mon père qu'Al allait bien malgré la bataille à Lacosta dont nous avions eu les échos, je ne le croirais que lorsque je le reverrai de mes propres yeux et pourrai le serrer de nouveau dans mes bras. Je ne savais même plus pourquoi je tenais autant à retrouver Rose…

Ah, si, pour réparer mes erreurs. Quoi que ça veuille dire.

— Écoute, Eve, voici ce que je te propose : demain, c'est une journée de pause pour les pattes blanches. Je peux en profiter pour récupérer nos payes, annoncer notre départ et laisser traîner une oreille du côté de l'Armée, puis nous irons chercher Rose. Ensuite, demain soir, en fonction de ce qu'on aura appris, on décidera ensemble de partir pour Youswell ou de rester ici. Ça te va ?

— Ça me paraît sensé, répondis-je, tout en songeant que c'était un peu lâche de ma part de remettre à demain.

Je m'attardai encore un peu pour organiser la journée, puis la fatigue me rattrapa et je partis me coucher, laissant seuls mes deux mentors qui arrivaient mieux à cohabiter qu'à leurs débuts. Une fois seul dans la chambre, je me mis en pyjama et me roulais en boule sous la couverture, épuisé et démoralisé jusqu'à l'os. Le manque de tendresse était presque une douleur physique. Al me manquait, Winry me manquait, et j'avais beau tenter de le nier, Mustang me manquait.

Non, pas Mustang.

Roy.

Cette facette bien précise, cette version de lui qui souriait sincèrement, qui me serrait dans ses bras et qui abattait cette distance que j'avais avec les autres, et qu'il avait encore plus.

J'avais beau savoir que les choses ne seraient plus jamais comme avant, que Mustang devait sans doute me haïr de toute son âme et ne me pardonnerait jamais pour mes mensonges, je me sentais trop seul pour ne pas y penser.

Alors, pour effacer le froid et le vide qui m'entourait, je cédai à la tentation d'invoquer le souvenir de cette nuit-là et d'en imaginer une autre. Je lui prêtai mes mains, me représentant comment il aurait pu me toucher s'il avait été ici, maintenant, si aucun de mes mensonges n'avait eu d'importance. Je plongeai à corps perdu dans ce fantasme, m'arrachant de faibles gémissements que je n'allais pas me pardonner le lendemain. J'allai jusqu'au bout de mon déni, jusqu'à ce que tout retombe, que mon souffle ralentisse de nouveau, me laissant toujours aussi seul, presque plus encore, malgré sa présence fantomatique.

Puis, cédant à la fatigue, je m'endormis, le cœur endolori.


Le lendemain, je me réveillais trop tard à mon goût. Les autres avaient eu le temps de récupérer nos payes, de faire leurs bagages, et Hohenheim était même allé faire un tour à la gare pour se renseigner sur les horaires des trains à destination de Posterim. Après avoir sillonné les rares rues de la ville occupée dans lesquelles l'Armée nous laissait circuler librement, nous avions trouvé un coin discret où transmuter un tunnel dont nous avions soigneusement masqué l'entrée. Nous avions atterri dans un parc transformé en potager de fortune dont nous avions escaladé les barrières.

Depuis nous marchions dans les rues de la zone libre de Liore, guidés par Hohenheim qui nous faisait éviter les habitants et les conflits qui auraient pu aller avec. J'avais beau ne pas trouver d'explication à sa capacité à percevoir les émotions des autres, il fallait admettre qu'il parvenait à nous guider d'allées en ruelles sans croiser âme qui vive. Déambuler dans une ville déserte en la sachant pourtant en guerre avait quelque chose de surréaliste.

— On arrive bientôt au pont, commenta Izumi, qui se concentrait sur le plan.

— On aura du mal à ne croiser personne à cet endroit, grimaça Hohenheim.

— À moins d'y aller à la nage…

Les deux adultes me regardèrent d'un air mi-sévère, mi-inquiet.

— C'est une blague, je ne compte pas traverser le fleuve à la nage… en plus avec mes automails, je coulerais comme une pierre.

— J'imagine qu'il va falloir se décider à croiser des habitants.

Je hochai la tête, et nous nous remîmes en marche, un peu nerveux à l'idée de rejoindre une artère qui donnait sur un des ponts de la ville. En réalité, il n'y avait pas beaucoup plus de monde et les rares personnes que nous croisions étaient des civils aux traits tirés par la fatigue et l'angoisse. Les coups d'œil restaient vagues, distants.

— Ce secteur de la ville a l'air d'avoir été épargné.

— Nous sommes dans une partie plus ancienne… j'imagine que l'Armée n'a pas réussi à arriver jusque-là.

Une bourrasque me fouetta le visage tandis que nous arrivions au pont. Le fleuve formait un large couloir qui brisait l'immobilité de l'air dans cette ville en cuvette. Le vent dévalait sans doute le long du fleuve, donnant un peu de fraîcheur à cette ville à l'atmosphère lourde.

Je profitai de l'espace pour jeter un coup d'œil à la ville. Le fleuve formait une large boucle à notre droite avant de serpenter en contrebas, vers la plaine semi-désertique qui s'étendait au sud-ouest de la ville, là où le conflit avait été le plus violent. Dans cette direction se trouvaient les barricades qui balafraient la ville en deux, ainsi que la zone occupée dans laquelle j'avais cherché Rose en vain.

Nous avions laissé derrière nous un tunnel dont les entrées étaient bouchées pour pouvoir regagner cette partie de la ville, mais en réalité, je n'avais aucune idée de comment nous pourrions quitter Liore avec mon amie quand je repensais aux contrôles d'identité incessants qu'ils nous faisaient subir.

— Une fois qu'on aura retrouvé Rose, il faudra falsifier ses papiers. J'espère que ça suffira à ce qu'ils la laissent partir.

— Si revenir sur nos pas est trop risqué, on peut toujours tenter de passer par les falaises.

— L'idée ne me fait pas rêver, avouai-je en tournant les yeux à ma gauche.

De hautes falaises y surplombaient la ville, fendue de canyons encaissés où un vent glacé sifflait.

— Mais c'est vrai que Hugues m'a parlé du camp Ishbal qui s'était établi au nord de la ville… cela peut être une piste, surtout si elle ne veut pas partir avec nous jusqu'à Youswell… ce que je comprendrais.

— Un peu d'ascension n'est pas un problème pour un Alchimiste dans ton genre, rappela Izumi avec un sourire.

Je lui souris en retour par pur automatisme. Maintenant que la perspective de retrouver Rose devenait atteignable, je me rendais compte que je ne savais pas du tout ce que j'allais pouvoir lui dire. Je ne savais même pas comment j'allais me faire reconnaître, avec mes multiples changements.

Liore avait changé du tout au tout, et elle aussi, sans doute. Je l'avais laissée derrière moi après avoir brisé toutes ses certitudes, tous ses espoirs… Voudrait-elle seulement me parler ? Je pensais avoir tout arrangé en faisant tomber Cornello, mais force était d'avouer que je m'étais trompé. Nous étions passés par le quartier de l'église plus d'une fois durant nos missions de pattes blanches, et nous l'avions traversé aujourd'hui encore… si certaines parties de la ville, comme le parc par lequel nous étions ressortis, semblaient avoir peu souffert, toute la zone entourant l'ancien lieu de culte de Cornello était ravagée. Au cours des derniers mois, l'ancienne église était passée d'un camp à l'autre, et dernièrement, les habitants avaient remis la main dessus… mais à quel prix ? Combien de personnes s'étaient sacrifiées pour ce symbole ?

Pourquoi n'avaient-ils pas simplement abandonné cet homme assoiffé de pouvoir ? Il ne valait pas la peine de mourir pour lui, je pensais leur avoir fait comprendre à l'époque en diffusant notre discussion ou il avouait en riant avoir berné ses fidèles pour ses intérêts personnels.

Je n'avais pas imaginé que, si Rose avait compris la réalité derrière ses belles promesses, d'autres s'accrocheraient désespérément à cette figure d'autorité qui leur promettait l'impossible.

Et je n'avais pas imaginé que le conflit embraserait la ville et prendrait des proportions pareilles.

— J'étais vraiment naïf… soufflai-je.

— Tu étais un enfant, répondit simplement Hohenheim.

Il avait baissé les yeux vers moi sans rien dire de plus, mais je sentis tout, sa compassion, son empathie, lui qui avait vécu le même genre de désillusions que moi. Un mélange de pitié et de détachement se dégageait de son silence.

Je supposais que c'était à moi de trouver mes réponses. Après tout, c'était pour cela que j'étais ici.

— Je m'inquiétais un peu de la réaction des habitants, mais ils ont l'air de ne pas s'intéresser du tout à notre présence, commentai-je tandis que nous arrivions sur l'autre rive.

— Je pense qu'il y a des tensions à l'intérieur de la ville, mais que les gens n'ont pas forcément envie de rendre la situation pire qu'elle l'est déjà, répondit Izumi en jetant un œil au quartier que nous venions de quitter, de l'autre côté du pont.

— Hé, vous !

— Tu disais ? soufflai-je en tentant de dissimuler ma nervosité par un rictus.

— Il ne devrait pas nous attaquer, répondit simplement Hohenheim.

L'homme qui s'était adressé à nous devait avoir la quarantaine bien tassé, et tenait un immense fusil qu'il pointait vers le sol. Il avait l'air suspicieux, mais pas agressif, pas plus que les trois autres qui se tenaient un peu en retrait, bloquant le chemin avec lui.

— Oui, vous trois, là ! Vous venez du quartier de l'église. Vous êtes pas un de ces fanatiques au moins ?

— Est-ce qu'on a des têtes de fanatiques ? demanda Hohenheim en s'approchant à pas tranquilles.

L'homme nous regarda, visiblement trop sérieux pour apprécier l'ironie.

— Je dis ça pour vous, hein. Ils sont pas très aimés dans la vieille ville. Après tout, c'est à cause de leur obsession pour Cornello que tout a vrillé.

— Je me souviens d'un temps où la ville entière l'adulait, pourtant, fis-je remarquer.

— Oui, mais ça, c'était avant que le Fullmetal Alchemist l'humilie publiquement et qu'on se rende compte que c'était un charlatan.

Je hochais la tête, sans savoir quoi répondre. L'homme n'était pas hostile, mais ne semblait pas décidé à nous laisser poursuivre notre chemin pour autant. Il nous barrait le trottoir de son corps et son arme, et les trois hommes qui l'accompagnaient se tenaient de part et d'autre, comme s'il fallait que nous fassions quelque chose de plus pour qu'ils nous laissent passer.

— N'empêche, pourquoi vous venez dans cette zone ? Vous serez pas bienvenus si vous venez chercher à bouffer, on manque pas moins que sur l'autre rive.

— Je sais, on n'est pas là pour ça. On cherche le poulailler, avouai-je, le cœur pincé à l'idée de revoir Rose. J'ai… besoin d'y aller.

— Oh… fit-il.

Je ne m'attendais pas à l'intonation qu'avait prise l'homme, encore moins à son expression compatissante en me regardant. Il se tourna vers ses compagnons qui lui lancèrent le même genre de regard, entre tristesse et colère, puis il s'ébroua et s'écarta enfin du chemin.

— Bien sûr, je comprends. Je suis désolé d'avoir posé la question.

Il semblait sincère, et je sentis qu'il y avait quelque chose qui m'échappait dans cette discussion. Je fis de mon mieux pour ne pas le laisser voir, car s'il réagissait comme ça, il y avait une raison, ne pas la connaître trahirait probablement que nous étions des étrangers.

— Vous connaissez le chemin ?

— Pas exactement. On a une carte, mais…

— Le mieux, pour y aller, c'est de longer les quais sur votre droite, puis de prendre le boulevard Letilas jusqu'à la place… Attendez, je vous montre sur le plan, ce sera plus simple, proposa-t-il.

L'homme cala son fusil dans le creux de son coude et prit notre carte pour nous montrer le meilleur trajet. Je l'écoutais attentivement, constatant qu'il me jetait de brefs coups d'œil inquiets. Il nous rendit finalement la carte en nous glissant quelques conseils supplémentaires pour se faire bien voir des personnes que nous pourrions croiser dans le quartier, nous souhaitant bon courage. Puis il nous laissa partir avec un petit signe de main.

— Une gamine… vraiment, des salauds, souffla-t-il à ses collègues, pensant sans doute que nous étions trop loin pour l'entendre.

Obéissants à ses conseils, nous longeâmes le quai sur quelques dizaines de mètres, hésitant à reprendre la parole après cette étrange rencontre.

— Vous avez vu leur réaction, quand j'ai parlé du poulailler ?

— Oui… souffla Izumi d'un air soucieux.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— On le verra en arrivant… souffla Hohenheim. En attendant, ce mot a tout l'air d'être un sésame, il nous a laissé passer sans hésiter. Autant en profiter pour continuer notre route.

Le souvenir de son expression me laissa un creux désagréable au ventre sans que je comprenne pourquoi et me laissa avec le pressentiment ce que j'allais découvrir là-bas allait être douloureux. Je repensais à l'autre rive, là où avait eu lieu l'épicentre du conflit.

— Je ne pensais pas qu'il y aurait ce genre de tensions à l'intérieur de la ville, murmurai-je.

— En temps de guerre, les gens sont capables du meilleur comme du pire, commenta Honhenheim. Surtout quand il s'agit de se nourrir ou de survivre de manière générale…

— L'existence de l'Alter doit limiter beaucoup les tensions autour des ressources… ils livrent les deux rives de manière assez équitable.

— Je n'avais pas pensé au fait que dans une ville où l'Armée ne peut pas poser le pied, c'était les habitants qui décidaient de tout, et risquaient de ne pas être d'accord.

— Moi, ce que j'ai du mal à comprendre, c'est pourquoi l'Armée s'acharne sur cette ville. D'accord, il y a des fanatiques, mais… c'est loin d'être la ville entière. Ces habitants ont même l'air d'être contre eux, de leur en vouloir…

— Si les fanatiques sont une minorité et que le reste de la ville n'adhère plus au discours de Cornello, pourquoi ces deux camps sont indifféremment contre l'Armée ? demandai-je, confus.

— Moi aussi, je me pose la question, avoua Izumi.

— Je pense qu'il s'est passé des choses que nous ignorons encore… et je pense que si l'Armée encadre à ce point les pattes blanches, ce n'est pas seulement pour leur sécurité, mais aussi pour éviter qu'ils en sachent trop.

— L'Armée n'aime pas qu'on fouine dans leurs petits secrets, confirmai-je en repensant à Marco et au cinquième laboratoire. Surtout quand ils concernent les Homonculus.

— Tu penses qu'ils y sont pour quelque chose ? demanda Izumi.

— Je n'en sais rien… mais bon, connaissant Envy, ça ne m'étonnerait pas qu'il ait activement envenimé le conflit.

— Il nous faut plus d'information, souffla Hohenheim.

Je poussai un soupir las. Cela faisait près d'une semaine que j'avais décidé d'enquêter sur Liore et d'aider Rose, mais en réalité, les choses étaient bien plus complexes et mouvantes que ce que j'avais naïvement espéré, et nous n'avions fait que gratter la surface de ce qui s'était passé dans la ville.

Dire que j'avais eu l'espoir égoïste de retrouver Al en ayant accompli quelque chose. Je ne savais même pas s'il était sain et sauf, et je devais me préparer à l'idée de le rejoindre en laissant derrière moi un mystère irrésolu.

Ou alors, je devais admettre qu'il se tramait quelque chose dans cette ville qu'il fallait percer à jour, et que j'allais devoir attendre encore avant de le serrer dans mes bras.

Aucune de ces perspectives ne me plaisait. Les deux adultes qui m'accompagnaient gardaient un silence songeur, suivant sans doute un raisonnement du même genre. Quelques personnes nous abordèrent sur la route, mais toutes refluèrent en nous entendant parler du poulailler. À chaque fois, je lisais de la pitié dans leur regard, et à chaque fois, mon appréhension montait d'un cran.

Puis, après avoir demandé notre chemin à une dernière personne, nous arrivâmes à l'entrée du « Poulailler ».

Il s'agissait en réalité d'un hôtel casino à la façade imposante et richement décorée, séparée de la rue par une grille ouvragée et un portail flanqué de plusieurs gardiens, armés là aussi. Quelqu'un avait cloué sur le portail à moulures une planche de bois avec une gravure grossière.

« Maison civile des aides obstétriques et thérapeutiques lioréennes »

Je comprends pourquoi les gens utilisent un surnom, pensai-je avec une grimace. C'est quoi cet intitulé à rallonge?

— Vous, vous n'entrez pas, énonça l'un des gardiens en tenant Honhenheim en joue.

Mon père leva les mains calmement, et hocha la tête.

— D'accord. Je suis là pour les accompagner, mais je comprends.

Je me tournai vers lui, plus désemparé que je ne voulais me l'avouer, et il dut le sentir, car il posa une main rassurante sur mon épaule, la serrant légèrement.

— Ça va bien se passer, Eve.

Il y a un mois, je l'aurai frappé pour avoir osé un tel geste. À présent, je l'acceptais malgré moi, parce qu'il m'avait vu au plus bas et parce que j'avais trop besoin de soutien pour refuser le sien.

— Il y a quelque chose que je dois voir de mon côté. On se retrouvera après, ne t'inquiète pas pour moi, je saurai où te trouver.

Je déglutis et hochai la tête. Lui tournait déjà le regard vers le sud, comme s'il avait senti quelque chose.

— Méfiez-vous.

Il me lâcha et commença à parler aux hommes et femmes qui montaient la garde, tandis que d'autres ouvraient le portail, le poussant tout en s'écartant pour nous laisser entrer, Izumi et moi. En tournant la tête vers mon Maître, je réalisai qu'elle était livide. Elle me prit la main comme une mère l'aurait fait pour accompagner sa fille dans une épreuve. Je ne savais pas si ce geste était censé me rassurer ou si c'était une volonté de « jouer son rôle », mais je la sentais trembler légèrement.

— Notre visite risque d'être plus éprouvante que je ne le pensais, souffla-t-elle.

Je n'eus pas le temps de répondre lorsqu'elle poussa la porte. Dans le hall de l'hôtel autrefois luxueux, mais dont le plafond était fissuré et les vitres cassées remplacées par de simples planches de bois, le comptoir formait un arc de cercle. Une femme s'y tenait assise, sans doute une secrétaire, ainsi que deux autres en blouse blanche, accoudées au comptoir. Toutes se retournèrent et la plus proche des femmes en blouse, quand elle nous vit sur le seuil, me fit signe d'entrer avec le sourire le plus doux du monde.

— Entrez, ne vous inquiétez pas. Je comprends que vous soyez inquiètes, mais nous sommes là pour vous aider. Et personne ne vous jugera ici, fit-elle en prenant mes mains dans les siennes.

Je restai pétrifié, pris au dépourvu par ce geste trop doux de la part d'une inconnue. C'était le genre de gestes qu'aurait pu avoir Tallulah, et elle lui ressemblait un peu, avec ses yeux pétillants. Même si elle était beaucoup plus vieille, ridée et fatiguée. Y penser me rappela qu'à cause de moi, elle n'aurait jamais l'occasion de devenir une vieille dame comme ce qui me faisait face, et je sentis les larmes me monter aux yeux sans crier gare.

— Je m'appelle Diane Harvest, je suis médecin. Dites-moi tout jeune fille, fit-elle en me regardant dans les yeux avec douceur. Ou plutôt non, oubliez ce que je viens de dire. Dites-moi seulement ce que vous vous sentez capable de nous partager, nous n'avons pas besoin des détails pour le moment. Je sais ce que c'est, je sais que vous avez besoin de temps.

Je restais là, figé, levant des yeux perdus vers Izumi qui me regardait avec la même expression que cet homme tout à l'heure. Je sus qu'elle avait compris ce qui se passait et qui m'échappait encore… mais elle ne pouvait pas me l'expliquer, pas là, avec cette inconnue gentille, mais envahissante, pas sans faire sauter notre précieuse couverture.

— Il y a quand même quelque chose que vous pouvez me dire, pour vous aider au mieux… Quand est-ce que c'est arrivé ?

Je ne savais pas ce que devait être arrivé, et, mal à l'aise, je n'osais pas répondre à la question. Je jetai un coup d'œil à Izumi, qui ne pouvait pas me répondre, et répondis la première date qui me venait à l'esprit, celle qui me serrait tant le cœur.

— Le trente janvier.

— C'est récent, souffla sa collègue.

— Ils n'arrêteront donc jamais ? murmura la femme à l'accueil.

— Vous avez eu des symptômes ?

— Je… ne sais pas trop. J'espérais que vous pourriez m'aider à mieux comprendre, mieux savoir quoi faire.

— Et nous vous aiderons, quoi qu'il en soit. Vous êtes sa mère, je suppose ? ajouta-t-elle à l'intention d'Izumi.

Celle-ci hocha la tête.

— Vous êtes là pour accompagner votre fille, ou vous aussi… ?

— Non, je n'ai rien eu. J'aurais préféré que ce soit l'inverse qui se passe, souffla-t-elle.

Je hochai la tête, devinant que sa réponse nous permettrait de nous séparer et de chercher chacune de votre côté.

— Je comprends. On aimerait toujours pouvoir protéger nos filles. Voilà ce que je vous propose, mademoiselle…

— Eve. Eve Friedan.

— Et Lisa Frieden.

— Je vais poser quelques questions à votre fille, et faire les examens qui s'imposent. Pendant ce temps, madame, ma collègue vous présentera les lieux plus en détail. Selon le résultat, nous pourrons prendre en charge votre fille, et vous pourrez rester avec elle jusqu'au terme. Dans le cas contraire, nous pourrons toujours vous loger quelque temps, et proposer à votre fille de parler à un spécialiste ou de participer à des groupes de parole… le temps qu'elle aille mieux.

— Merci… souffla Izumi, plus émue qu'elle ne voulait le montrer.

Le terme? Le terme de quoi, merde? Pourquoi je suis le seul abruti à ne pas comprendre de quoi elles parlent? Et comment est-ce que je vais tenir la comédie si on ne m'explique pas clairement?

— Eve, souhaitez-vous que votre mère soit présente lors de notre discussion ?

— Je… non, ça devrait aller, répondis-je en lui jetant un coup d'œil. Mais j'aimerais lui parler un peu seule, d'abord.

— Bien sûr ! Vous pouvez vous installer ici, ajouta la femme aux cheveux gris en désignant les sièges à l'écart de l'accueil. Prenez votre temps, je sais que ce que vous traversez est difficile. Nous restons à l'accueil, vous pourrez m'appeler quand vous vous sentirez prête.

— Merci… docteur Harverst, répondis-je avec raideur.

Izumi m'accompagna vers ce qui était une salle d'attente. Les sièges en cuir étaient splendides, mais poussiéreux, signe que le ménage du hall n'était pas la priorité des lieux.

— Je ne comprends rien, soufflai-je précipitamment. Tu m'expliques ?

Le tutoiement m'avait été imposé par Izumi qui m'avait fait remarquer que plus personne ne vouvoyait sa mère de nos jours. Je savais qu'elle avait raison, mais j'avais encore du mal à abaisser cette barrière, mi-distante, mi-respectueuse, que me permettait le vouvoiement.

— Tu n'as vraiment pas compris quel est cet endroit ?

Je secouai négativement la tête, et Izumi poussa un soupir avant de répondre à mi-voix.

— C'est une maternité de fortune. Et vu le contexte, je pense qu'elle a dû être créée spécifiquement pour les femmes tombées enceintes après avoir été violées par des militaires.

Je restai bouche bée, ne m'attendant pas à ce qu'elle m'assène cette information.

— Mais… C'est horrible, soufflai-je en réprimant une exclamation horrifiée.

Je me sentis bousculée par un flux d'informations imprévu alors que je me repassais les derniers événements. Les regards apitoyés de ceux à qui nous avions parlé. L'interdiction d'entrer pour Hohenheim. La haine envers l'Armée de ceux qui n'étaient pourtant pas des fidèles de Cornello. Le comportement d'Izumi et Hohenheim, qui, eux, avaient compris.

La sensation détestable d'un corps étranger pesant sur moi me revint comme une lame de fond et me secoua les entrailles, me donnant la nausée. Ces souvenirs pourtant lointains venaient de ressurgir, presque tangibles, et avec eux, toute la force de mon dégoût. Il y avait eu Ian Landry, ce salaud que j'avais ensuite assommé, roué de coups et fichu en prison.

Il y avait aussi eu ce terroriste qui s'était appuyé de tout son poids sur moi et cette lueur terrifiante qu'il avait eue dans le regard quand il avait compris que j'avais un corps féminin. À l'époque, Mustang était arrivé et lui avait tiré dessus, me libérant de ses prises et du dégoût qui allait avec.

J'y avais échappé.

Je n'avais jamais formulé explicitement ce qui m'était arrivé à l'époque, préférant enfouir profondément ses souvenirs, me remplir de la douceur de ceux que j'aimais et qui prenaient soin de moi…

Mais j'avais failli me faire violer.

Et même si j'avais évité le pire, si j'avais eu cette force, cette chance, la blessure était vivace. Quel genre de déchirure traversait celles qui n'avaient pas pu échapper à ce cauchemar ? Combien étaient-elles à avoir subi ça ?

En me posant cette question, je me sentis blêmir.

— Combien… combien elles sont pour qu'ils aient créé cet endroit ?

— Trop, beaucoup trop, murmura Izumi avec une expression de douleur.

— Rose… bordel, Rose…

Je revis l'adolescente, à peine plus âgée que moi, son visage rond, son sourire et ses larmes, sa naïveté et son désarroi. Si elle était là, ça voulait dire qu'elle…

Je fourrai mon visage dans mes mains, retenant des larmes, ou un cri de rage, je ne savais pas trop. J'étais furieux, contre moi et contre le monde entier, furieux et dégoûté d'avoir laissé ça lui arriver sans même le savoir.

Tu parles d'un héros… je suis plutôt un salaud.

— Qu'est-ce que je peux faire pour réparer ça ? murmurai-je. Pour elle, pour elles toutes ?

Izumi garda le silence quelques secondes, puis posa la main sur mon dos, et murmura.

— Rien.

La sentence sabra tous mes espoirs, mais je savais qu'elle avait raison. Ce n'était pas un colis de nourriture, encore moins des excuses, qui pouvait apaiser une chose pareille. Et si j'étais venu à Liore pour soulager ma conscience, je savais maintenant que j'allais en repartir le cœur plus lourd que jamais.

— Enfin, pas tout à fait rien. Tu peux la retrouver, l'écouter, la soutenir. Mais tu ne la guériras pas.

Je hochai la tête, les larmes coulant sur mes joues, serrant la mâchoire pour ne pas faire de bruit, et elle passa son bras dans mon dos pour me caler contre son épaule.

— Au moins, ces femmes ne sont pas seules. Harvest et ses collègues ont l'air d'être de bonnes personnes. Elles ne sont pas livrées à leur sort. Et puis, tu es là. Fais de ton mieux, ce sera déjà plus qu'un paquet d'humains sur cette terre.

J'opinais lamentablement, pris une inspiration et tâchai de reprendre mes esprits. En relevant les yeux, je vis une femme, appuyée sur une des arches du fond, enveloppée d'un grand pan de tissu dans les plis duquel était blotti un tout petit bébé. Elle croisa mon regard, et malgré la distance, je me sentis bouleversé. En voyant la manière dont elle me regardait, en pensant à ce qu'elle avait subi, en entrevoyant un front, une main minuscule, posés au creux de sa poitrine, je pris la mesure de ce qu'Izumi m'avait expliqué.

J'avais vu des enfants, des bébés, des nouveau-nés, même, avec Elysia. Minuscules, fragiles, plein de vie, candide et vierges de souffrance.

Aimés.

Serait-il aimé, cet enfant ? La main qui enveloppait délicatement son dos semblait dire que oui, mais le regard endolori de sa mère me faisait douter.

Comment pouvait-on surmonter une chose pareille ? Comment pouvaient-ils faire une chose pareille ?

C'était inimaginable.

— On n'a pas beaucoup de temps, Eve.

— C'est vrai, m'ébrouai-je. Je vais aller répondre à ses questions, avec un peu de chance, elles accepteront de nous accueillir ici, ce qui nous permettra de retrouver Rose.

— Je peux dire que c'est une amie à toi, qu'on a entendu des rumeurs disant qu'elle était ici, et que ça vous ferait sûrement du bien de vous retrouver.

— Bonne idée.

— Et je vais essayer d'en savoir plus sur le fonctionnement de cet endroit. Il m'a l'air étonnamment bien organisé pour une clinique mise en place en pleine guerre civile… Je me demande qui a réussi le tour de force de mobiliser de l'argent et des médecins dans un contexte pareil.

— Je… ne sais pas.

J'étais encore trop sonné par sa révélation pour parvenir à me questionner sur de nouveaux mystères, surtout s'il s'agissait de questions économiques ou politiques. Je laissais la tâche à Izumi sans regret.

— De mon côté, je vais tâcher de mentir au mieux autour de la raison qui m'a fait venir ici. Essaye de ne pas trop parler de ce qui m'est arrivé, pour éviter qu'on se contredise dans nos récits…

— Je note.

Elle me tapota l'épaule, puis me lâcha, me poussant doucement à me lever. Je me laissai faire, encore sous le choc.

J'avançai vers l'accueil, horrifié à l'idée de ce qui s'était passé, horrifié aussi de mentir et de prétendre avoir, moi aussi, vécu l'inimaginable.

— Je… je suis prête, murmurai-je tout en sachant pertinemment le contraire.

— Venez, nous allons nous installer dans mon cabinet le temps de faire le point.

— Madame, voulez-vous que je vous accompagne à la salle commune en attendant ? Vous verrez que vous n'êtes pas la seule mère présente ici. En plus du personnel médical, il y a aussi des bénévoles qui nous aident à nous occuper de la maison civile et des victimes.

— Je pourrai peut-être y contribuer, moi aussi, répondit Izumi.

La conversation continua sans que j'entende le reste, Harvest me guidant d'une main sur mon épaule avec la même délicatesse que celle avec laquelle on effleure un cheval pour prévenir que l'on passe derrière lui.

Pour éviter de le surprendre et de prendre une ruade.

Une bouffée d'amertume me remonta dans la gorge. Je me souvenais tout à coup, avant le Bigarré, avant Roy, à quel point je détestais qu'on me touche. Je me sentais révulsé, furieux à l'idée que d'autres personnes aient osé leur faire ça.

Harvest referma la porte derrière moi et me désigna un siège dans un bureau d'administration transformé en cabinet médical de fortune. Le large bureau en marqueterie avait été poussé jusqu'au mur, et un lit installé de l'autre côté. Les papiers avaient été mis en cartons à la hâte, empilés à côté du lit, et d'autres dossiers avaient pris leur place sur l'étagère. Harvest s'assit au bureau tandis que je levais les yeux vers les étagères, muet devant les innombrables intercalaires qui dépassaient, devinant qu'il s'agissait d'autant de femmes accueillies par le centre.

— Alors, je vais noter votre identité, votre âge, des petites choses comme ça. Vous permettez ?

— Eve Friedan, j'ai 19 ans, répondis-je en songeant qu'il ne leur faudrait pas longtemps pour découvrir que je n'étais pas d'ici s'ils décidaient d'enquêter.

On ne pourra pas s'éterniser… il faut vraiment que je retrouve Rose rapidement.

Et après ? Je ferai quoi ? Je n'en savais rien.

— Vous disiez que c'était arrivé le…

— Trente janvier.

— Et vous avez eu des symptômes, comme les nausées, vomissements, fatigue ? L'absence de règles, évidemment ?

Je m'apprêtais à répondre non, mais je figeai. J'étais épuisé ces derniers temps, et bien incapable de me dire à quand remontaient mes dernières règles.

— Je… ça fait longtemps, répondis-je confusément.

— Pas depuis votre agression ?

Je secouai lentement la tête, sentant une inquiétude sourde et indéfinissable monter.

— Le stress peut provoquer des aménorrhées, et vu le contexte, vous ne seriez pas à la seule, fit le médecin d'un ton rassurant… mais il faudra vous examiner pour être fixé, dans un sens comme dans l'autre.

— Aménorrhées ?

— L'arrêt des règles.

Je restai assis sur mon siège, trouvant cette discussion lunaire. Je ne connaissais rien de tout ce qui lui semblait si familier. Mis à part la première fois où c'était arrivé, chez Riza, les règles étaient pour moi un tabou. Je réalisai qu'il y avait un pan entier du corps humain qui m'était étranger.

— Vous avez déjà eu des opérations ?

— Houla…

Je ne comptais plus le nombre de fois où j'avais atterri à l'hôpital suite à un accès d'imprudence, pas plus que mes points de suture… mais si je lui racontais ça, je me mettais ma couverture gravement en danger.

— J'étais très casse-cou quand j'étais jeune. Je n'ai pas le courage de détailler, ma mère pourrait vous en dire plus que moi, elle s'en souvient sans doute mieux.

Je savais que j'avais accepté pour qu'Izumi puisse enquêter de son côté, mais je voulais déjà que ce rendez-vous s'arrête. Je n'avais pas envie de parler de moi sans parler de moi.

— Des traitements réguliers ? Des allergies ?

Je secouai négativement la tête.

— Vous connaissez votre groupe sanguin ?

— O moins, répondis-je par automatisme.

— Hum, rhésus négatif… c'est bon à savoir.

— C'est important ?

— Ça peut l'être. Si vous avez besoin d'une transfusion, ou si votre agresseur a un rhésus positif, ça peut… oui ?

Quelqu'un venait de toquer à la porte, et ouvrit. C'était une des femmes de l'accueil, qui annonça d'un ton émerveillé.

— Lynn est revenue ! Et elle a les médicaments !

— Oh ! Merveilleux ! Je vous rejoins dès que j'ai fini avec mademoiselle Frieden.

— Elle est dans la salle commune, avec les résidentes, vous pourrez nous rejoindre quand vous aurez terminé.

— Merci, Mary.

La femme referma la porte et nous laissa seules de nouveau. Harvest regarda de nouveau ses notes, incapable d'effacer le sourire qu'elle avait aux lèvres.

— Où en étais-je ? Oui, les antécédents…

— Qui est Lynn ? demandais-je.

Le nom m'interpellait sans que je sache pourquoi et sa réaction m'intriguait.

— Lynn Ackerman, une jeune Alchimiste originaire de Liore. Elle était partie étudie, mais elle est revenue pour co-fonder cet endroit pour venir en aide aux victimes de l'Armée. Nous lui devons beaucoup.

— Oh, je vois.

Je fis semblant d'avoir eu les informations que je voulais, mais en réalité, j'avais envie d'en demander plus. J'avais toujours une angoisse sourde vissée aux entrailles, avec en plus le sentiment diffus de passer à côté de quelque chose.

— Si vous le souhaitez, je pourrai la présenter, vous verrez, c'est une personne fascinante. Mais revenons-en à vous, si vous le voulez bien.

Elle me posa des questions d'ordre médical et j'y répondais machinalement mentant de temps à autre, distrait par ce sentiment que quelque chose clochait.

Lynn… Ce nom me dit quelque chose, mais quoi?

Puis, tout à coup, mes pensées s'alignèrent dans un sursaut et je retins un juron.

Un souvenir lointain de Dublith me revint en mémoire, et le déclic se fit.

La silhouette jeune, mais austère d'une femme au teint hâlé qui nous ouvrait les portes de la plus belle bibliothèque d'ouvrages Alchimiques que j'avais jamais vue.

Dante.

Sa mort, que Hohenheim disait truquée.

Ce sentiment de familiarité indéfinissable quand j'avais entendu la voix de celle qui donnait des ordres à Shou Tucker dans cette usine désaffectée.

Lynn était le nom de la femme responsable de sa bibliothèque.

Et si Dante avait changé de corps, comme me l'avait soutenu mon père…

Il y avait fort à parier qu'elle avait adopté celui-là.

La conclusion était implacable.

Dante est ici.

Je repensais à Izumi, qui était peut-être dans la même pièce que son ancien Maître à l'instant même, et la panique m'assaillit.

— Mademoiselle ?

— Oui ?

Je sursautai, réalisant que j'étais incapable de répéter ce qu'elle venait de dire.

— Vous voulez bien vous allonger ? Que nous passions à l'examen médical.

— Je… oui… bafouillai-je, tentant maladroitement de dissimuler ma panique.

Je pensais que c'était une bonne idée de nous séparer, mais je me rendais compte maintenant qu'il fallait que je m'échappe de cette pièce le plus vite possible.

Réfléchis, trouve un truc, même pourri. Il faut sortir de là, prévenir Izumi avant que Dante la reconnaisse… elle a beau être soi-disant morte et s'être coupé les cheveux, si elles se retrouvent face à face, c'est la fin.

— Il faut que j'aille aux toilettes, lâchai-je, lamentable.

— Oh. Pas de soucis, vous pouvez tourner à droite en sortant, ce sera la porte du fond. Je vous attends ici ?

— Merci, soufflai-je.

J'attrapai mon sac, abandonnais le manteau que j'avais posé sur la chaise et sortis, paniquée et honteuse. Je fis mine de tourner à droite, mais aussitôt la porte refermée, tournai dans la direction opposée pour remonter le couloir à pas hâtifs.

Ce qu'ils appelaient la salle commune était sans doute la salle de restaurant de l'hôtel, et j'avais suffisamment passé de nuits dans ce genre de bâtiment pour deviner où aller.

Il ne me fallut pas longtemps avant qu'un brouhaha diffus me confirme la direction. J'accélérai encore, courant presque, jetant des coups d'œil furtifs aux alentours en espérant ne croiser personne qui pourrait trouver mon comportement suspect.

Mais en réalité, je n'en étais pas à ça près.

Retrouver Izumi et partir avant que Dante ne nous reconnaisse était la priorité absolue.

Je poussai la porte de la grande salle en essayant de ne pas faire de bruit, mais avec l'atmosphère animée qui régnait, je passai complètement inaperçu.

Au centre de toute cette agitation, une femme au teint mat et aux cheveux châtains, qui serait passée inaperçue parmi les habitants de Liore, si elle n'avait pas eu cette aura lumineuse et ce sourire qui happait le regard. Elle parlait aux uns, aux autres, ouvrant ses valises en racontant sans doute son voyage et ce qu'elle avait rapporté.

Je la scannai du regard et l'identifiai sans la reconnaître, confirmant mes pires craintes. Ses traits étaient bien ceux de Lynn, mais sa posture, son aura, son sourire n'avaient plus rien à voir. Dans mon souvenir, Lynn était sévère, tout en retenue, dévouée de toute son âme à l'Alchimie, et probablement socialement inapte.

Lynn, la Lynn que j'avais rencontrée et avec qui j'avais parlé Alchimie avec passion durant l'automne dernier était morte, et Dante avait pris sa place, à l'intérieur même de son corps.

Cette pensée me révulsait et je décidai de ne pas m'attarder dessus, cherchant Izumi parmi la foule. Je la vis, un peu à l'écart, et me précipitai vers elle. Elle me remarqua, compris qu'il se passait quelque chose d'anormal et se dirigea vers moi.

— Eve ? Le rendez-vous est déjà fini ?

— Il faut qu'on parte d'ici. Maintenant.

— Eve ?

Je n'ajoutai rien de plus, happant son avant-bras et la traînant hors de la pièce comme on sortirait de la cage d'un lion. Sans quitter des yeux le prédateur.

Heureusement pour nous, elle était tellement sollicitée de toutes parts qu'elle ne sembla pas nous remarquer.

Ou peut-être qu'elle jouait la comédie ?

Putain putain putain.

— Qu'est-ce qui se passe ?

Je quittai le couloir en courant presque, et croiser nos reflets méconnaissables dans le miroir me rasséréna un peu, m'aidant à ralentir.

Il fallait que je lui explique, mais je n'arrivais pas à me calmer suffisamment pour formuler.

— C'est Lynn

— Elle ressemble à deux gouttes d'eau à la femme qui travaillait chez Dante.

— C'est Elle. C'est Dante.

Je n'arrivais pas à formuler, à expliquer. Sa présence heurtait ma logique et je ne comprenais pas pourquoi elle était là, au milieu du conflit de Liore, pour quelle raison elle aurait fondé un lieu qui venait en aide aux victimes.

Dante et ses Homonculus étaient plutôt du genre à créer des drames qu'à en résoudre et cette incohérence m'angoissait à tel point que je préférais mettre les voiles sans chercher à en savoir plus. C'était trop dangereux de rester.

— Est-ce que tu sais où est Rose ? soufflai-je dans un sursaut de lucidité.

— Je ne sais pas exactement où, mais elle est bien là. Elle doit être dans les étages. La femme qui parlait avec moi disait que chaque femme accueillie ici avait sa chambre, même si elle la partageait quelquefois avec une accompagnante. Le nom de la patiente est écrit sur la porte. Elles pourraient mettre des numéros, mais ils ont décidé que c'était plus… humain.

— On va la chercher, et on se casse, annonçai-je d'un ton sans appel.

— Eve, qu'est-ce qui se passe ?

— Lynn… Lynn est devenue Dante, ou l'inverse, c'est compliqué à expliquer, fis-je en montant les marches quatre à quatre, l'obligeant à me suivre. Et apparemment, elle a co-fondé cet endroit. Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais ce qui est sûr, c'est qu'il se trame quelque chose à Liore et que rester ici est dangereux. On devrait déjà avoir décampé, mais je ne peux pas laisser Rose ici.

J'espère que ce n'est pas un piège… Non, ça ne peut pas être un piège, Dante n'a aucun moyen de savoir que nous avons décidé de venir ici… à moins que mon père soit en réalité un traître.

Je ne me sentais plus sûr de rien, mis à part que je voulais retrouver Rose et quitter ce bâtiment comme on cherche à atteindre la surface de l'eau. Il fallait disparaître avant d'être identifié, et à l'idée du risque que nous courrions pour retrouver celle dont j'avais chamboulé la vie des mois plus tôt, je me sentis enserré par la panique. Izumi, elle, semblait garder la tête froide, allant de porte en porte en lisant les noms. Je l'imitai, arpentant l'autre côté du couloir.

Les lieux étaient relativement calmes, beaucoup des patientes devaient être en bas, avec Dante. J'entendais, derrière les portes, quelques bruits de voix ou des pleurs de bébés, stridents et étouffés à la fois.

— Là ! souffla Izumi en me faisant signe.

Je fis demi-tour et traversai le couloir en courant, tandis qu'elle toquait à la porte ou l'étiquette « Rose Thomas » avait été apposée. L'écriture était soigneuse, calligraphiée, donnant l'impression que la personne qui avait écrit y avait mis une sorte de tendresse.

Et des pleurs résonnaient de l'autre côté.

J'ouvris la porte sans réfléchir, poussé par l'adrénaline, et restai figé sur le seuil.

Dans cette chambre d'hôtel, sans doute identique aux autres, il y avait deux lits. Un lit de bébé, qui détonnait dans la pièce et dont sortaient des pleurs stridents comme une pluie d'aiguilles, et un lit d'adulte, duquel des draps avaient été tirés au sol, recroquevillés autour d'une silhouette roulée en boule et secouée de larmes.

Le tout acheva de me submerger de panique.

Izumi me fit avancer d'une claque entre les omoplates, me sortant de ma stupéfaction, et s'exclama.

— Je gère l'enfant, occupe-toi de la mère.

Elle claqua la porte derrière elle et se précipita vers le berceau pour en sortir de bébé qui hurlait de tous ses petits poumons. Je suivis ma propre course qui m'amena à genoux devant Rose, qui s'était enfouie dans sa couverture comme pour y disparaître et sanglotait violemment.

— Rose… Rose.

Je tentai d'écarter des mèches de ses cheveux qui tombaient d'un chignon mal fait, de poser une main sur son épaule, mais elle était tellement emmurée dans son désespoir que je n'arrivais pas à l'atteindre.

En la voyant comme ça, le souvenir de mon propre désespoir, du moment où j'avais vacillé près du vide avant de céder et de m'effondrer dans les bras de mon père me revint comme un coup de poing. Je me sentis désemparé en la voyant si mal, en étant si impuissant.

Est-ce que Hohenheim avait ressenti la même chose en me voyant ?

Je n'en savais rien, mais ce souvenir me donna l'impulsion de faire la seule chose que je pouvais faire : la prendre dans mes bras et la bercer doucement.

— Je suis là, Rose. Je suis désolé, vraiment désolé pour ce qui est arrivé, mais je suis là maintenant.

À quelques mètres de moi, Izumi faisait à peu près la même chose, enveloppant l'enfant de ses bras alors qu'il hurlait toujours autant. Je l'entrevoyais, concentrée sur ce tout petit être, et je sentais les soubresauts de Rose entre mes bras.

— C'est t-trop dur, sanglota-t-elle, se raccrochant à moi sans m'identifier. Je veux mourir, je veux qu'elle meure, je veux plus exister.

— Ne dis pas ça, dis-je tout en sachant qu'elle était tout à fait en droit de le dire, après ce qu'elle avait traversé.

— Je veux dormir, pourquoi elle ne me laisse pas dormir ? Pourquoi elle pleure encore ? J'ai tout fait, tout ! Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?

— Tu n'as rien fait, Rose, rien fait pour mériter ça. C'est moi qui ai provoqué le chaos dans cette ville, et si je pouvais remonter le temps, crois-moi que je m'empresserais de tout changer.

— … Edward ? murmura-t-elle d'une voix distante.

L'incrédulité la fit dérailler de ses larmes, et elle s'écarta lentement de moi pour me regarder. Derrière, le bébé pleurait encore, mais moins. Elle me contempla, perplexe.

— Qui es-tu ? fit-elle, redevenant méfiante.

— Je suis Edward. Je sais que je suis méconnaissable, mais c'est moi… « Lève-toi et marche, toi, tu as encore tes deux jambes. » Tu te souviens de ça ?

Elle hocha la tête, levant tout de même les yeux sur ma chevelure brune. Je retirai mes lunettes, claquai des mains pour faire ressortir mes cheveux blonds d'un coup d'Alchimie, et la regardai droit dans les yeux.

— Rose, je suis désolé. J'étais un petit con à l'époque et je ne me rendais absolument pas compte de ce que je venais de faire. Je crois que je pensais être classe, mais je ne comprenais rien. J'ai ruiné ta vie, précipité Liore à sa perte et je ne me le pardonnerai jamais.

— Eve ! souffla Izumi, indigner de me voir mettre à jour ma couverture.

Je me crispai, faisant disparaître ma couleur naturelle d'un nouveau claquement de mains, et happai celles de Rose dans les miennes sans la quitter du regard.

— Je sais que tu n'as aucune raison de me croire, aucune raison de me pardonner, mais il faut que je le dise : tu es en danger ici. Lynn Ackerman… c'est une mauvaise personne. Pire encore que ne l'était Cornello. Je ne sais pas pourquoi elle a créé ce lieu, mais je sais qu'il ne faut pas rester là.

— … Pour aller où ? Je peux pas partir d'ici, je ne peux pas me retrouver seule avec elle, je n'aurai jamais la force de m'en occuper… je… j'ai déjà envie de l'abandonner. Pourquoi elle dépend de moi comme ça ? Pourquoi elle existe ?

— Il y a un camp Ishbal au nord d'ici, nous pourrons aller là-bas. Avec l'alchimie, je peux nous sortir de n'importe quel endroit. Je ne sais pas pourquoi elle existe… je sais juste que cette fois, je ne vous laisserai pas tomber, je ne te laisserai pas seule. Si je suis venu ici, c'est pour réparer mes erreurs. Et te laisser ici, au milieu du danger, ce serait une erreur. Il faut que l'on parte avant que Lynn nous découvre, et je ne veux pas quitter ce lieu sans toi.

— Pourquoi ?

— Parce que je te dois beaucoup, Rose. Tu te souviens que tu m'as sauvé la vie ?

Elle me regarda, ses grands yeux beige-rose trop grands ouverts, trop vidés par la fatigue et les larmes pour laisser sortir une autre émotion qu'un épuisement sans bornes.

— Est-ce que tu te sens capable de marcher ?

Elle ouvrit la bouche, hésitante, et je sentis que lui demander de fuir était cruel. Des cernes bleus marquaient son visage autrefois rond et jovial, et son corps tout entier suintait l'épuisement.

— Je te porterai s'il le faut, ajoutai-je d'un ton résolu.

— Je peux marcher.

— Allons-y, alors, fit Izumi à voix basse, berçant le bébé allongé à plat ventre sur son avant-bras.

Il avait perdu son teint écarlate, et regardait le sol d'un œil vague, visiblement épuisé.

Elle est minuscule, pensai-je, réalisant tout à coup que je ne savais absolument pas comment nous allions pouvoir nous occuper de cette petite chose si vulnérable. Je ne savais même pas dans quoi j'embarquais Rose, je ne savais pas quel était le plan de Dante. Elle me faisait confiance, je le sentais en la voyant de lever, s'habiller et prendre des affaires sans poser de questions, mais je ne pouvais pas m'empêcher de dire qu'elle avait tort.

— Rose, je dois te dire, lâchai-je sans prendre le temps de me demander si c'était une bonne chose. Je ne sais pas encore ce qui se trame à Liore, et je ne peux pas te promettre que nous serons en sécurité là où nous allons. Je ne veux pas que tu me fasses confiance aveuglément.

Elle me regarda, un peu surprise, puis se redressa un peu en me répondant d'une voix un peu plus vivante.

— Tu as changé.

— Je sais.

Avait-elle réalisé mon changement de sexe ? Si c'était le cas, elle prenait les choses vraiment très calmement, mais il était plus probable que non, vu le contexte. D'autant plus que je portais des vêtements amples et unisexes, choisis par Izumi pour leur aspect terne et passe-partout.

Celle-ci fouillait la pièce du regard, cherchant quelque chose.

— Y a-t-il des langes propres ? Des habits pour la petite ?

Rose désigna la commode qui se trouvait sous la fenêtre et Izumi fouilla d'une main, tirant du linge avant de se retourner.

— Couvrez-vous bien, il fait froid dehors.

Je trouvais qu'il faisait plutôt doux, mais j'avais passé trop de temps à crapahuter dans les montagnes du nord pour ne pas avoir un avis biaisé. J'étouffais déjà dans cette chambre trop chauffée pour moi.

— Il faut prendre le minimum, pour ne pas trop se charger.

— On peut faire des transmutations pour laver les vêtements, soufflai-je.

Rose, qui était habillée de pied en cap, refit son chignon d'un geste assuré et poussa une expiration tremblante, pendant qu'Izumi enfilait précautionneusement la manche d'un gilet au bébé endormi.

— Est-ce que vous avec une écharpe de portage ?

Oui, là… fit-elle en désignant le placard d'un ton incertain.

— Ne vous inquiétez pas, je la porterai.

— Et je prendrai tes bagages, ajoutai-je.

Je me bénissais d'avoir gardé mon sac sur les genoux pendant la consultation et d'être parti avec. J'avais abandonné le sac à dos au pied de ma chaise, dans le bureau de Harvest, mais mis à part de la nourriture, il ne contenait rien de très utile. Celui que j'avais au côté contenait mes objets les plus précieux, ceux qui trahiraient mon identité en un claquement de doigts.

J'y fourrai les quelques affaires posées sur le lit, tandis qu'Izumi installait le bébé dans un grand pan de tissu qu'elle noua et ajusta tout autour de lui pour l'envelopper et le maintenir. Le tout sans le réveiller. Je la regardai faire, fasciné par son assurance.

— Tu as l'air de savoir ce que tu fais.

— Ça remonte à loin, mais je m'étais préparée, répondit-elle simplement.

Le ton était neutre, mais je sentais sa douleur à ces mots, le souvenir de l'enfant qu'elle n'avait pas eu.

— Allons-y.

Je sortis le nez du couloir et ne vis personne. Je leur fis signe de sortir, désignai la sortie de secours du bâtiment, sentant l'angoisse remonter.

Et si tout cela n'était un piège ?

Cette question, dictée par la peur, en souleva une autre.

Est-ce que je faisais confiance à Hohenheim ?

En descendant les escaliers, me rendis compte, presque à contrecœur, que la réponse était oui.

Un claquement de porte nous fit sursauter et échanger un regard paniqué. Mais ce n'était qu'une patiente qui remontait, son bébé dans les bras. Elle adressa un sourire à Rose, la connaissant manifestement.

— Oh, qui sont-elles ?

— Ce sont des amies, répondis-je.

— Je lui ai proposé de porter sa fille et de l'emmener prendre l'air.

— C'est une bonne idée, ça te fera du bien de sortir, Rose.

— Merci Maya.

Le bébé dans les bras de la dénommée Maya se tortilla et se mit à pleurer, et elle fila dans les escaliers, pour retourner le coucher peut-être. Mon cœur peina à ralentir après ce coup de stress, mais nous arrivâmes dans l'arrière-cour sans croiser personne d'autre. Le froid nous saisit et me soulagea immédiatement.

Une camionnette garée le long du bâtiment avait les portes arrière ouvertes sur un coffre vide. Je vis Izumi lorgner sur le véhicule.

— Non… ça attirera beaucoup trop l'attention.

Izumi soupira.

— Très bien, on ira à pied. Ça ira, Rose ?

Elle hocha la tête l'air incertain et résolu à la fois. Je sentis mon cœur se serrer en me demandant comment nous allions faire pour la suite, ce qui allait se passer. Si elle était là, qui d'autre était présent ? Les Homonculus ? Si c'était le cas et que nous étions pris dans un combat, protéger Rose allait être difficile…

— Pour commencer, on masque nos odeurs, puis on s'éloigne d'ici le plus vite possible.

Rose eu l'air interloquée, mais les deux autres hochèrent la tête. Tout comme moi, ils claquèrent des mains et transmutèrent leurs vêtements pour masquer leur odeur corporelle.

— Tu permets ? demandai-je avant d'en faire autant avec Rose.

Celle-ci hocha la tête, perplexe, puis, après ma transmutation, renifla son épaule, aussi perturbée que je l'avais été quand j'avais fait ça, des semaines auparavant.

— Est-ce qu'il y a des escaliers dans cette direction ? demanda Izumi.

— Au bout de cette rue, désigna l'adolescente, il y a une petite falaise et un escalier qui y monte…

— Tu te sens de le monter ?

— Ça devrait aller…

— Maître, il faut peut-être économiser ses forces.

— Au contraire, si le but est de quitter la ville le plus vite possible, il faut aller plein nord. Et si les gens se mettent à notre recherche, les escaliers obligeront les véhicules à faire un détour.

— S'ils ne sont pas comme toi avec ce fichu side-car… j'ai bien failli perdre mes dents ce jour-là !

— En attendant, on les avait semés, rappela Izumi après un rire.

Rose regardait l'échange tout en tâchant de suivre la cadence que nous lui imposions. Je ralentis un peu le pas et me rendis compte qu'il était temps de faire les présentations.

— C'est Izumi, mon Maître d'Alchimie. C'est elle qui nous a enseigné l'Alchimie avant que l'on tente la transmutation de ma mère et que je devienne Alchimiste d'État.

— Avant que tu fasses connerie sur connerie, tu veux dire !

— Eh ! Si j'avais pas fait ça, on ne serait toujours pas au courant des plans de Dante !

Rose hésita à poser une question, mais préféra économiser son souffle.

— On t'expliquera tout en détail, une fois qu'on sera en sécurité.

Elle hocha la tête et commença à gravir l'escalier, mais je la sentis peiner et ralentir, beaucoup trop essoufflée par l'effort. Je me rendis compte avec une certaine honte que j'avais fait mes plans à la hâte avec l'a priori idiot que tout le monde était en aussi bonne forme que moi.

— Rose ?

Elle se tourna vers moi sans répondre et ouvrit des yeux ronds en me voyant m'accroupir à côté d'elle, tendant les bras en arrière.

— Monte.

— Mais… je suis trop lourde… bafouilla-t-elle embarrassée.

— Quand j'ai dit que j'étais prêt à te porter, ce n'était pas une expression. Ne t'inquiète pas pour moi, l'important, c'est qu'on décampe.

Elle hocha la tête et obéit. J'avais beau fanfaronner, je le sentis passer en la soulevant et pris sur moi pour montrer le moins possible quels efforts cela me demandait de porter quelqu'un de mon poids.

— Tiens-toi bien, par contre.

J'avais beau être ralenti par ma charge, je montais tout de même plus vite qu'elle ne l'aurait fait, ce qui me conforta dans l'idée que je prenais la bonne décision. Izumi m'avait pris mon sac, m'allégeant vaguement.

— On est venus à Liore pour comprendre ce qui s'est passé après mon départ, pourquoi les choses ont aussi mal tourné.

— Est-ce que tu peux nous raconter ? demanda Izumi d'une voix douce. Quand tu auras repris ton souffle.

Nous devions offrir un spectacle bien étrange, elle avec le bébé en écharpe, bercé par ses pas, moi suant malgré mon absence de manteau pour porter Rose en tentant de hâter le pas. Heureusement, il n'y avait personne dans les rues, parfois labourées de profondes rigoles. Au fur et à mesure que nous avancions, la ville tombait de plus en plus en ruines. La zone avait manifestement été bombardée. Je sentais Rose se crisper, serrant ses bras autour de mes épaules.

— Plus personne ne va dans ce quartier… Ils bombardent souvent par ici.

— Souvent ?

— Pas tous les jours. Mais des fois, sans raison. On ne sait jamais quand ça va arriver. Il ne vaut mieux pas passer par là.

— C'est le moyen le plus rapide de rejoindre les falaises et de quitter la ville.

J'entendis des bruits de course derrière nous et sentis l'angoisse remonter… mais Izumi, en se retournant, ne sembla pas inquiète.

— Hohenheim nous a retrouvés.

— Eve, Lisa ! Ça va ?

Il était essoufflé en arrivant à notre hauteur, et devait avoir senti mon inquiétude.

— Vous l'avez retrouvée ?

— Mon père. Je te présente Rose. Et sa fille…

Je me rendis compte que je ne connaissais même pas le prénom de sa petite.

— Dolorès, souffla-t-elle.

Je me mordis les lèvres entendant le prénom qu'elle avait choisi.

— Bonjour, et désolé de faire votre rencontre dans de telles circonstances, fit mon père, d'une amabilité absurde vu le contexte. Eve Dante est ici.

— On sait, on l'a vu. C'est pour ça qu'on était en train de quitter la ville. Elle a pris l'apparence de Lynn Ackerman, la responsable de sa bibliothèque, et a joué un gros rôle dans la création du centre.

Maintenant que je connaissais la nature du centre, je n'avais plus envie de l'appeler « poulailler ». Il y avait trop de mépris dans ce mot.

— Et ça, je ne le comprends pas… elle n'a jamais été du genre à s'intéresser aux gens en situation de faiblesse, souffla mon Maître.

— On a besoin de savoir ce qu'il s'est passé, Rose, fis-je en me remettant à marcher. On a essayé de se renseigner, de lire les journaux, de circuler dans la ville occupée, mais l'Armée ne nous laisse accès à rien.

— Ce qui s'est passé… trop de choses, mais je vais essayer d'expliquer ça. D'abord, quand Edward est venu, il a renversé Cornello et a montré à tout le monde quel genre de crapule c'était en le diffusant à son insu. Je pensais que plus personne ne le croirait après ce qui s'est passé, mais il est revenu parler aux gens et il a réussi à convaincre certaines personnes que le Cornello qu'ils avaient entendu parler était un imposteur.

En enjambant une autre de ces balafres large et profonde d'un pied, qui traversait la rue de part en part, je me demandai vaguement quelle arme pouvait bien laisser ce genre de traces étranges. Depuis mon arrivée à Liore, je croisais régulièrement des traces de ce genre, de taille et de forme variables, même si certaines zones en étaient dépourvues… mais ces lignes qui traversaient les rues de part en part ne semblaient pas plus présentes en zones de conflit qu'ailleurs.

— Après ça, la situation s'est envenimée, les fidèles de Cornello ont commencé à harceler les autres habitants de Liore pour qu'ils reviennent dans le culte, et des bagarres ont commencé à éclater. Elles ont viré au conflit ouvert entre différents clans dans la ville, jusqu'à ce que ça dégénère et qu'il y ait un mort.

— Et c'est là que l'armée est intervenue, c'est ça ? supposa Izumi.

— C'est ça, fit Rose, sa voix commençant à s'étrangler. On a été beaucoup à croire que les choses allaient s'arranger à partir de là, mais…

Elle s'arrêta, cherchant ses mots, et je gardai le silence, à la fois pour économiser mon souffle et pour l'écouter.

— … L'armée devait venir pour calmer les choses, mais les soldats qui sont venus étaient des brutes et… ils se sont mis à violer.

— Des femmes comme toi ?

— Toutes les femmes qu'ils pouvaient, murmura-t-elle. Sauf celles qu'ils trouvaient vieilles. Les premières qui en ont parlé n'ont pas été crues, mais on s'est vite rendu compte que c'était vrai. Ça a rendu tout le monde fou de rage. Alors on a pris les armes, tous, on a mis de côté les histoires autour du culte de Cornello pour les chasser de la ville. Des gens sont partis de Liore avec toutes les preuves qu'on avait trouvées pour forcer Grummann à répondre de ses troupes, pour révéler le scandale. Et rien ne changeait. Je me suis fait attraper peu de temps après leur départ… ils étaient plusieurs, c'était horrible.

Sa voix s'étrangla dans un sanglot, et je posais une main sur le bras qu'elle avait passé devant mon cou, incapable de savoir quoi répondre, bien maladroit face à ses mots qui s'enfonçaient comme des lames glacées. Elle laissa passer un long silence, le temps de retrouver le courage de parler malgré sa voix nouée.

— Les ambassadeurs ne sont pas revenus. D'autres sont partis, deux ou trois fois, en se préparant de plus en plus à se battre. À chaque fois, aucun n'est revenu. Alors on a chassé l'Armée du centre de la ville par tous les moyens possibles, on a tué des gens, on les a empoisonnés, on a fabriqué des explosifs pour reprendre le quartier de l'église par la force. On a fini par reprendre les deux tiers de la ville… vous avez sûrement vu les barricades. C'est là qu'ils ont commencé à bombarder, à l'est et au nord-ouest de la ville. Ils ne pouvaient pas prendre d'assaut ces quartiers à cause des falaises, mais ils ont fait de Liore un enfer.

J'écoutais, mortifié d'apprendre ça, horrifié par l'ampleur des dégâts et la monstruosité des actions de l'Armée. Choqué de voir se dessiner l'idée que, si les soldats avaient violé les femmes de manière systématique, c'était peut-être parce qu'ils avaient reçu l'ordre de le faire.

Pourquoi, putain, pourquoi?! pensai-je en martelant le sol de tout mon poids et celui de Rose.

— Puis je me suis rendu compte que j'avais un problème… comme beaucoup d'autres, je me suis retrouvée enceinte à cause de ces salauds. On ne savait pas quoi faire. C'est là que Lynn a commencé à organiser un centre pour nous accueillir, le poulailler. Elle est partie et revenue plusieurs fois elle a récupéré de l'argent, des médicaments, des vivres… tout ce qu'il fallait pour qu'on survive. Je ne sais pas comment elle a fait. Enfin, les choses sont arrivées à une sorte de statu quo. L'Armée n'a pas réussi à percer nos défenses, mais on n'a pas pu avancer davantage. La frontière est basée sur des limites naturelles : les falaises, le fleuve… les habitants n'ont pas les moyens de reconquérir le reste de la ville, et l'Armée le sait. Alors ils nous ont mis en siège. La situation s'est un peu calmée, mais… ils ont commencé à affamer la ville.

— C'est la suite logique d'un siège, confirma tristement Honhenheim.

Nous traversions les ruines, allant droit vers le mur de pierre qui nous surplombait. En tournant la tête, j'entrevoyais d'imposants canons installés sur des falaises, plus au sud. Ma poitrine me brûlait sous l'effort, mes bras commençaient à trembler. Je m'arrêtai à contrecœur.

— Rose, il va falloir que je te pose. Tu pourras continuer à pied ?

— Ça ira, oui… merci, souffla-t-elle en descendant de mon dos avant de reprendre. Les dirigeants et les soldats en face avaient changé, il y avait moins de combats, moins de conflits. Comme s'ils essayaient de réparer les choses. Mais on peut pas réparer ça, c'est pas pardonnable. Alors on a tenu bon. Et puis, les pattes blanches nous aidaient beaucoup.

— L'Alter… murmura Izumi.

— Les pattes blanches, c'est quelque chose que Lynn a organisé ? demandai-je à Rose.

— Je ne sais pas qui est derrière l'Alter, mais je ne crois pas qu'elle y soit pour quelque chose. Nous, on a pris l'aide qu'on trouvait.

— C'est logique, fis-je avant de me tourner vers Izumi. Est-ce que Dante pourrait être lié à tout ça ?

— Ça paraît de plus en plus probable… mais je ne comprends pas pourquoi.

Maintenant que je n'avais plus le poids de Rose sur mes genoux, je me sentais plus léger, mais j'étais aussi saisi par le froid, regrettant d'avoir abandonné mon manteau derrière moi. Il faudrait que je m'en transmute un nouveau, en espérant trouver quelque chose qui fasse l'affaire au milieu des falaises désertiques.

— Bien sûr, chaque vie est précieuse, souffla Hohenheim, mais ce n'est pas la manière de penser de Dante. Elle poursuit ses propres buts.

— Chaque vie est précieuse, murmurai-je, avant d'ouvrir de grands yeux horrifiés.

J'avais compris. L'idée qui venait de me traverser l'esprit était atroce, vertigineuse, mais elle expliquait tout. Le conflit, l'apaisement du conflit. Les viols, l'Alter, les bombardements, le centre…

Et ces lignes.

Tout cela venait de s'assembler dans un claquement sec, me figant sur place.

Les autres s'arrêtèrent à leur tour et se retournèrent vers moi, surpris par mon expression.

— Je dois voir quelque chose.

Sans leur laisser le temps de répondre, je cherchai des yeux le point de vue le plus haut qui se trouvait à proximité. J'avisai un immeuble aux portes forcées et en montai les étages en courant, avant d'ouvrir une fenêtre et de monter sur le toit, je j'arpentai en courant. En arrivant à l'angle opposé, je retrouvai la trace que j'avais enjambée quelques instants plus tôt. Elle disparaissait sous le bâtiment, et réapparaissait de l'autre côté, formant une courbe parfaitement régulière.

Il y en avait d'autres.

Ces lignes ne s'arrêtaient pas aux ruelles. Elles formaient un ensemble plus grand.

Beaucoup plus grand.

Je vis les autres en bas, si petit, me faire des signes inquiets. Le souffle court, je redescendis comme j'étais venu.

— Qu'est-ce qui t'as pris d'aller te percher là-haut ?!

— Maître, la carte.

Elle fronça les sourcils, mais accepta de me la tendre, tandis que je regardais déjà Rose.

— Rose, tu dis que des quartiers ont été bombardés. Dis-moi lesquels.

Elle s'accroupit à côté de moi et regardant le plan, fouillant ses souvenirs.

— Là où on est, sur toute l'extrémité est de la ville, fit-elle en dessinant un arc de cercle du bout de l'index. Et entre les carrières et la falaise, ils ont fait sauter les usines.

— D'accord, fis-je en hachurant la zone à la hâte. Et ici, il y a beaucoup d'habitants en temps normal ?

J'avais parlé d'un ton anormalement calme, alors que mon hypothèse semblait se confirmait, et désignait la zone délimitée par la falaise, le fleuve et la rivière qui le rejoignait.

Rose secoua négativement la tête.

— Edward qu'est-ce que tu fiches ? demanda Izumi. On n'est pas censés disparaître au plus vite ?

— Je crois que j'ai compris quel était le plan de Dante, et pourquoi elle a pu décider de tout faire pour garder les habitants en vie. Je crois même savoir pourquoi l'Armée a violé autant de monde. Vous avez remarqué ces espèces de balafres dans les rues ?

— Oui, murmura Rose. Il y en a dans toute la ville. Une fois, j'ai vu des hommes creuser ces lignes en suivant des plans sur une carte. Quand on leur a demandé pourquoi, ils ont dit qu'ils ne pouvaient pas nous expliquer comment parce que c'était trop compliqué, mais que ça allait sauver la ville.

Je vis Izumi blêmir à son tour, et Hohenheim ouvrir grand les yeux. Je baissai les miens sur le plan pour y tracer un cercle à main lever, puis le complétai à traits grossiers avant de relever la tête vers mes mentors, puis me tourner vers Rose, qui n'avait pas compris ce que signifiait mon geste.

— Rose, tu te souviens, la pierre qu'avait Cornello sur sa bague ? C'était une pierre philosophale incomplète. Elle lui permettait de ne pas respecter l'équivalence de l'Alchimie, mais qui avait ses limites.

Elle hocha la tête, les sourcils froncés, et je continuai.

— Les pierres philosophales sont composées de vies humaines. Et pour obtenir une pierre parfaite, il faut sacrifier beaucoup, beaucoup de vies en échange. Comme… la population d'une ville entière.

Rose porta ses mains à la bouche en réprimant mal un hoquet d'horreur.

Et moi, j'avais la main posée sur le plan, au beau milieu de l'esquisse d'un cercle de transmutation d'une taille à peine concevable.

J'avais passé des semaines dans l'errance, la peur et la culpabilité, à ne pas savoir quoi faire, mais face à l'horreur, maintenant, la question ne se posait plus.

Si le destin et ma culpabilité m'avaient envoyées jusqu'ici, c'était parce qu'il fallait que je que contrecarre les plans de Dante.

Je ne savais absolument pas comment j'allais pouvoir réaliser ce tour de force, mais il fallait que j'y arrive. Il y avait trop de vies en jeu.

Je devais sauver Liore.