Bonne lecture à tous !
Chapitre 2
John fut réveillé en sursaut par un cri, le lendemain matin. Il manqua de tomber du canapé, et grogna. Il avait dormi sur le canapé, et il ne comprenait vraiment pas comment Sherlock pouvait y passer autant de temps. Sans doute était-ce son passé de militaire, mais John avait besoin de matelas ferme et dur, pas s'enfoncer dans les coussins ainsi. Il n'avait dormi que d'un œil, et il avait très mal au dos. Régulièrement, au cours de la nuit, il s'était réveillé, alors que la maison était silencieuse, et n'avait pas pu s'empêcher d'aller vérifier que Sherlock dormait.
La silhouette sombre sous les draps s'abaissait et se relevait régulièrement, preuve qu'il respirait normalement, et il n'avait pas rejeté ses couvertures sous l'effet de la chaleur, ce qui se serait produit s'il avait eu un pic de fièvre. Fort de ses conclusions, John n'avait jamais poussé ses investigations plus loin — réveiller Sherlock alors qu'il prenait enfin du repos était stupide — et était retourné se coucher.
Jusqu'au cri perçant qui l'avait réveillé.
Dès qu'il fut capable de se remettre sur ses pieds, John se précipita dans le couloir. Il s'approchait de la porte (ouverte, comme toujours, Sherlock semblait absolument pas se soucier du fait de la fermer), elle claqua soudain sous son nez.
— Sherlock ! Ça ne va pas ? Ouvre-moi ! appela-t-il en frappant sur le battant.
— N'entre pas ! hurla Sherlock en retour. Je ne suis pas prête...présentable ! N'entre pas !
John s'interrompit dans son geste, laissant retomber ses bras le long de son corps. S'il n'avait pas remarqué l'adjectif épicène que Sherlock venait d'employer pour se corriger, il ressentait confusément que quelque chose n'allait pas. C'était une fêlure dans la voix du détective, qui le faisait monter dans les aigus, John ne l'avait jamais entendu avec une telle panique dans la voix, et il réalisa combien ça l'angoissait. Ne pas voir le détective était pire encore.
— Sherlock, tout va bien ? demanda-t-il doucement. Comment va ta brûlure ? Ta fièvre ? Je dois t'examiner, je me fiche du présentable ou non. Je suis médecin et je t'ai déshabillé hier soir, tu te souviens ?
Il n'y eut d'abord aucune réponse, pendant un temps suffisamment long pour que John envisage sérieusement de défoncer la porte. Il savait qu'au contraire des films, il n'y parviendrait pas simplement d'un coup d'épaule (sauf à se briser ladite épaule au passage), mais il réfléchissait déjà à ce qu'il pouvait utiliser. Ils devaient avoir des tisons, un pied-de-biche et probablement un kit de crochetage de serrure quelque part dans l'appartement. C'était une première base.
— Oui, résonna soudain la voix du détective. Va-t'en.
Le médecin avait connu son colocataire plus prolixe. La voix était moins empressée, moins paniquée, pourtant John ne distinguait pas le baryton calme habituel de Sherlock, mais toujours ses notes d'aigus angoissés.
— Je dois t'examiner, insista-t-il.
— Brûlure guérie, trancha Sherlock.
Le détective ne pouvait pas le voir, de l'autre côté de la porte, mais John ne put s'empêcher de hausser les sourcils. Une blessure au deuxième degré ne guérissait pas en une nuit. Soit Sherlock lui mentait, soit il dédaignait totalement son propre état de santé pour se remettre plus vite au travail. Le connaissant, les deux solutions étaient possibles, mais en tout état de cause, ça n'expliquait pas pourquoi le détective refusait d'ouvrir la porte de sa chambre.
— Et la fièvre ? insista John. Tu as repris quelque chose dans la nuit ? Je t'avais posé des comprimés sur ta table de chevet au cas où.
Durant un de ces réveils inutiles et incontrôlés, John avait constaté que ça faisait six heures depuis les médicaments anti-douleur pris par Sherlock, et si la fièvre et la douleur revenaient, il pouvait en reprendre. Comme il était inutile de le réveiller pour ça, il les avait posés sur la table de nuit, pour que Sherlock puisse les voir et les attraper pour les ingérer. Ce n'était pas la première fois que la situation arrivait, ils avaient l'habitude.
— Retombée, répondit Sherlock. Va-t'en.
John était de plus en plus perplexe. Il n'eut rien le temps de dire, avant que Sherlock ne jure à voix basse. Il ne paraissait pas souffrir, mais il ne jurait pas, habituellement. Et John n'oubliait pas que c'était un hurlement qui l'avait réveillé.
— Tu as un problème ? demanda-t-il. Je peux t'aider...
— Non, répliqua Sherlock. Il y aurait une bouteille dans la chambre ? Ah non. Pas possible. Une bassine ?
De toutes les situations bizarres dans lesquelles sa colocation avec Sherlock l'avait conduit, celle-là méritait la palme de l'incompréhension. John ne voyait absolument pas la nécessité d'une bouteille ou d'une bassine pour Sherlock, et en tout état de cause, il n'y en avait pas.
Et puis il y avait toujours cette voix, que John reconnaissait comme celle de Sherlock, mais altérée par une variation étrange.
— Non, répondit John, qui préférait répondre à des questions absurdes plutôt que le silence. Pourquoi ?
— Je dois aller aux toilettes, consentit à répondre Sherlock après un silence.
Cette fois, John était au-delà de l'incompréhension.
— Eh bien sors d'ici et va dans la salle de bains, dit-il, ahuri en son for intérieur de devoir dire ce genre de choses.
— Je ne peux pas.
— La porte est bloquée ? Tu veux que je la force ? Tu es blessé ? Tu ne peux pas bouger ?
John proposait toutes les idées qui lui passaient par la tête, et il avait des solutions pour toutes.
— Non, grinça Sherlock. Je ne veux pas, c'est tout. Je ne sortirai plus jamais de cette pièce.
John soupira. Il était sûr, au moins que c'était bien son ami derrière la porte. Personne ne pouvait imiter ce ton de mépris mélodramatique.
— Pour ta gouverne, ta vessie peut exploser à la longue, provoquer une hémorragie interne et te tuer, annonça-t-il sur le ton de la conversation.
Ce n'était pas entièrement faux, mais ça pouvait prendre du temps, vraiment beaucoup. Et John connaissait le potentiel têtu de Sherlock. Le médecin s'apprêtait à faire demi-tour quand la voix du détective s'éleva, de l'autre côté du battant.
— Ok. J'ouvre. À condition que tu me promettes de ne rien dire.
John ne comprit pas. Il promit sans réfléchir. Un bruit indiqua que le verrou était ouvert, la poignée s'abaissa, et la porte s'ouvrit dans un grincement léger.
Il ne vint pas à l'esprit de John de rire une seule seconde quand la porte se fut totalement ouverte, révélant la silhouette qui était derrière. Au contraire, il se mit à béer d'abrutissement, sans dire un mot.
L'autre ne prononça pas un mot, se contentant de le regarder droit dans les yeux, le défiant muettement de ce qu'il allait dire. Et ce fut ce regard qui ramena John à la réalité. Ce regard qu'il connaissait par cœur, dont il connaissait absolument toutes les nuances et les variations.
— Sh... Sherlock ? balbutia-t-il.
— Qui d'autre ? répliqua son vis-à-vis, sa voix claquant dans l'air.
John comprit alors d'où venait son incompréhension précédente, cette incapacité à réconcilier le ton de Sherlock, la tessiture de sa voix qu'il connaissait si bien, et celle qu'il entendait actuellement. Et c'était présentement pire encore. Parce qu'il reconnaissait la voix de Sherlock, sous les modifications, et il reconnaissait Sherlock dans la silhouette en face de lui, mais en même temps, ce n'était pas Sherlock.
Parce que, indubitablement, face à lui, se tenait une femme. Une femme magnifique, d'ailleurs, John ne pouvait s'empêcher de le remarquer.
— Ta sœur jumelle que tu m'as cachée jusque-là ? répondit stupidement John.
La proposition lui paraissait nettement moins invraisemblable qu'admettre sérieusement que Sherlock Holmes, son meilleur ami, son colocataire, le génie détective, le fou furieux qui lui avait redonné goût à la vie après l'Afghanistan, s'était changé en femme durant la nuit.
John ne pouvait pas nier que c'était une vraie femme, et non des postiches, du maquillage, ou n'importe quoi de ce genre. C'était trop crédible. Peut-être qu'un maquilleur professionnel aurait pu réaliser un tel exploit, mais il lui aurait fallu des douzaines d'heures pour arriver à ce résultat, et John avait vu Sherlock — le vrai Sherlock — lors de son dernier réveil il y avait moins de trois heures de cela. Sur un corps androgyne, peut-être que quelques heures de maquillage et autres techniques de ce genre pour donner l'illusion d'un corps féminin auraient suffi, mais John était très bien placé pour savoir que Sherlock n'avait rien d'androgyne.
Et puis de toute manière, le faux Sherlock devant John ne portait que le boxer dont John l'avait laissé vêtu hier soir, et avait enfilé à la hâte la robe de chambre en soie bleue du détective, qui était à moitié ouverte. La poitrine qui s'y dessinait en dessous ne pouvait être que vraie. Ne serait-ce que parce qu'elle gonflait le tissu.
— Je n'ai pas de sœur, répliqua la fausse voix du faux Sherlock.
— Comment est-ce possible ? souffla John.
Ils n'avaient pas bougé de l'encadrement de la porte de la chambre de Sherlock. John n'arrivait pas à bouger un orteil tant il était abasourdi. Son cerveau, et tous ses cours de médecin hurlaient que c'était impossible. L'amateur de roman en tout genre dans son esprit lui soufflait que la situation n'était pas si inédite. Ça existait dans sans doute un certain nombre de volumes de fantasy, où la magie existait.
Mais la magie n'existait pas. Sinon, il n'aurait pas passé huit années de sa vie à ingurgiter ses cours de médecine, puis des années d'internat, de spécialisation, d'opérations sur le terrain dans des conditions sanitaires désastreuses.
— Si je le savais, j'aurais déjà résolu le problème, siffla Sherlock de sa fausse voix pas tout à fait la sienne en guise de réponse.
— C'est impossible, murmura John.
— Tu ne fais pas avancer le problème, John.
Son ton était cassant, et John, malgré le fait que la voix soit un peu trop aiguë pour être parfaitement celle de son ami, reconnut parfaitement les intonations du détective.
— Eh, ne m'engueule pas, j'y suis pour rien ! La dernière fois que je suis venu te voir pour vérifier si tu allais bien, tu étais toi.
— C'était quand ? demanda Sherlock, avide, se penchant en avant.
La question eut le mérite de perturber John, à plus d'un titre. Déjà, parce qu'ainsi, il avait une vue plongeante sur la poitrine nue de la jeune femme, mais que ladite jeune femme était son meilleur ami, et que cette manière de réagir en scientifique, c'était bien lui, et il avait du mal à dissocier l'image visuelle devant lui, et le Sherlock qu'il connaissait et appréciait. Cela le perturbera également parce qu'il se mit à douter : Sherlock était-il toujours réellement lui, quand il était passé dans la nuit ? Il était entré à plusieurs reprises, la chambre était plongée dans le noir, éclairée par les étoiles et la lune. Il n'avait vu qu'une silhouette allongée, sur le flanc. Il avait posé vaguement sa main sur le front pour constater la chute de la fièvre, et même pas systématiquement, rien de plus. Il avait écouté la respiration, laissé des médocs sur la table de nuit.
Avait-il suffisamment vu la silhouette pour être sûr qu'elle était masculine ? Il n'en était soudainement plus sûr. Il faisait noir, il était à moitié endormi...
— Habille-toi, Sherlock, finit-il par répondre maladroitement.
Son ami se redressa, permettant au peignoir de glisser un peu plus, et John détourna le regard, soudainement gêné. Ça n'aurait pas dû, pourtant. C'était toujours son ami.
— Ça, ça va être compliqué, grinça Sherlock sans paraître se rendre compte de son soudain trouble.
— Pourquoi ?
— T'as vu ça ?
Il désigna, d'un large mouvement, son corps nouvellement transformé. Les seins, les hanches plus larges, les épaules plus fines, les jambes longues et fines... John évitait de laisser son regard s'attarder sur son ami qui lui faisait face, et il n'était peut-être pas très physionomiste, pas comme Sherlock qui savait tout d'un corps en un regard, mais il devinait ce qui posait problème. Il n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit que Sherlock poursuivit :
— Mes pantalons seront trop longs, et pas assez larges pour mes hanches. Aucune de mes chemises ne pourra fermer. Mes vestes flotteront sur mes épaules. Je n'ai évidemment pas de... soutien-gorge.
Il venait de buter sur ce mot, et ses joues rougissaient, ce qui était plutôt rare.
— Mes chaussettes feront l'affaire, et mes chaussures, même si trop grandes, seront acceptables. Et bien sûr, mes sous-vêtements ne seront pas... adaptés, bien qu'ils pourraient convenir.
Il finissait sa description de manière parfaitement objective, comme si tout cela ne l'atteignait pas.
— Mes pantalons sont... plus courts et plus larges que les tiens, peut-être ? proposa John.
Sherlock hocha la tête, semblant apprécier la proposition, probablement en train d'analyser la taille de John, en longueur, en largeur, rapporté à son propre nouveau corps. John était incapable d'une telle réflexion.
— Peut-être. En attendant, je dois...
Il fit un vague geste en direction de la salle de bains, et John se rappela soudain sa demande de bouteille, puis d'une bassine, quand il refusait d'ouvrir la porte sans que John ne comprenne pourquoi. C'était il y a moins de cinq minutes, ça lui paraissait une éternité. La Terre avait changé totalement d'axe depuis, et tout ce qui s'était passé avant semblait dater d'un millénaire.
— Oh. Oui. Bien sûr.
Il se décala sur le côté pour laisser à Sherlock la place de passer, avant de rajouter :
— Oublie pas de t'assoir.
Il se mit aussitôt à regretter ses termes, alors que Sherlock se retournait pour lui lancer un regard excédé. Il ne dit rien cependant. La situation était un peu trop surréaliste pour tous les deux, et on pouvait pardonner à John sa réflexion absurde.
Sherlock reprit sa courte route en direction de la salle de bains, et en claqua la porte derrière lui. John, encore trop hébété, quitta le couloir pour rejoindre le salon et la cuisine, bien décidé à se faire un café. Fort. Très fort. Sherlock adorait le café, mais c'était moins le genre de John, surtout le matin. Mais il suspectait que ce matin, aucun thé au monde ne serait suffisant pour lui faire accepter cette nouvelle réalité. À vrai dire, il aurait même pu s'injecter de la caféine directement dans les veines, si ça avait pu aider.
Il dénicha un paquet de café pas encore fini, et le vida dans leur cafetière, sans prendre le soin de compter les cuillères, et rajouta de l'eau dans le réservoir, complètement au pif, ayant parfaitement conscience que la quantité était insuffisante par rapport au café, et qu'une fois passé, celui-ci serait corsé. C'était exactement ce que John cherchait.
Il appuyait sur le bouton et l'engin se mit en marche quand Sherlock reparut dans le salon, toujours vêtu uniquement de sa robe de chambre (et son boxer, présentement caché, mais que John savait être là. Ou du moins il l'espérait très fort). Heureusement que Sherlock était grand, et que sa robe de chambre était à sa taille, ainsi, elle couvrait actuellement une grande partie des cuisses.
— J'ai fait du café. Fort, annonça John alors que Sherlock se laissait tomber dans son fauteuil.
Il s'assit comme il en avait l'habitude, faisant totalement remonter les pans de son seul vêtement. Cela ne seyait absolument pas à une femme, et ça avait tendance à distraire John.
— Bonne décision, merci, répondit Sherlock.
Il devrait être sérieusement perturbé, lui aussi. Sinon, il n'aurait jamais remercié John. Et il aurait totalement remarqué son trouble depuis bien longtemps.
— On va en avoir besoin, commenta John. Tu... tu te sens bien ?
Ça lui paraissait être la première question, avant toutes les autres du genre « mais d'où ça vient et qu'est-ce qu'on va faire ? »
Sherlock, si prompt à la répartie facile et à l'évidence, prit un instant pour répondre à John, convaincant ce dernier qu'il avait eu raison de poser cette question. Puis lentement, Sherlock articula.
— Physiquement, je ne semble avoir aucun problème que je peux analyser de prime abord. Bien sûr, nous ne pouvons ignorer que s'agissant d'une situation exceptionnelle, je ne peux pas savoir avec certitude si tout est parfaitement normal dans mon... corps.
Il buta sur ce mot. Un bref instant, John essaya de se projeter à sa place. Sentir un corps différent. Le poids des seins, quand on avait grandi sans. L'absence de pénis entre les jambes. La forme des hanches, le centre de gravité potentiellement déplacé. Il n'arrivait absolument pas à imaginer, mais devinant que dans la formulation tordue de Sherlock, il exprimait qu'il se sentait bizarre dans ce corps, mais que cela n'était pas lié à une maladie ou une malformation, mais simplement un manque d'habitude. Il n'avait pas de tumeur au sein pour qu'ils les sentent si lourds, il n'en avait simplement jamais portés.
— Mentalement, poursuivit Sherlock. Je... Je...
Il bégaya, rougit, baissa le regard.
— Je ne sais pas, finit-il par murmurer.
John eut l'envie violente de se jeter en avant, s'éjecter de son fauteuil, et aller le serrer dans ses bras. C'était un sentiment dont il avait peu l'habitude, car Sherlock ne montrait habituellement ni faiblesse, ni hésitation. Les rares fois où John l'avait vu vulnérable, il avait déjà ressenti cette envie, sans oser y céder, de peur d'être mal reçu. Il s'était contenté de brèves étreintes du bout des doigts, d'une main posée sur une épaule ou un bras qui presse et dit « je suis là ».
Cette fois encore, il refusa de céder à son envie, mais pour une toute autre raison : il était incapable de s'imaginer étreindre ce corps étranger et féminin que son cerveau peinait encore à réconcilier comme étant son meilleur ami.
— C'est normal, trancha-t-il fermement. Tu n'as pas à en avoir honte. La situation est surréaliste, Sherlock, et je n'arrive même pas à concevoir ce qui t'arrive. Que tu parviennes pas à le comprendre, et à le contextualiser, traiter, analyser et résoudre est normal. Personne ne le pourrait. Pas même toi. Ne te blâme pas pour ça, vraiment.
Il réalisa que ses mots avaient eu un véritable impact sur son ami quand le détective redressa le visage pour le regarder droit dans les yeux. C'était, au moins, une chose qui n'avait pas du tout changé chez lui. Ses yeux étaient exactement de la même teinte, la même forme, la même intensité. Et, pour la première fois de sa vie, John les voyait bordés de larmes, humides et rougis. Malgré ses grands airs et ses discours, Sherlock souffrait profondément de la situation et de son incapacité à savoir comment y faire face, au point qu'il aurait pu en pleurer.
John n'avait jamais vu Sherlock pleurer. Il ignorait même si cela lui était déjà arrivé dans sa vie, outre sa toute petite enfance.
— Je suis là, Sherlock, rajouta-t-il doucement. On va affronter ça ensemble, et tout ira bien, promit-il.
C'était une promesse intenable, celle que disent les gens avec un cancer ou une maladie très grave, celle que disent les parents à leurs enfants pour les protéger des vicissitudes de l'existence. En temps normal, Sherlock se serait exclamé que John n'en savait rien, que ses propos étaient fondés sur une assurance ridicule et dénuée de fondement, et que ce qu'il disait n'avait donc aucun sens. En cet instant très précis où le détective découvrait (ou redécouvrait) la vulnérabilité, c'était absolument tout ce dont il avait besoin d'entendre.
— Merci, John, souffla-t-il, la voix étonnamment stable.
John hocha maladroitement la tête, détournant le regard quand Sherlock passa une main sur ses yeux pour en faire disparaître les preuves de sa faiblesse. Il constata que le café avait fini de couler (vraiment très peu, sans doute vraiment très corsé), et il se leva pour aller prendre la cafetière et sortir deux grandes tasses, celles qu'ils utilisaient pour le thé. Il les remplit beaucoup plus que nécessaire, de quoi les faire tenir toute la journée sans ressentir la moindre fatigue, attrapa le sucre et du lait pour Sherlock, et vint déposer le tout à côté de son ami, gardant une tasse pour lui en se réinstallant dans son fauteuil.
— Prenons les choses dans l'ordre, décréta-t-il après avoir bu une gorgée de l'infâme breuvage.
(99% de caféine, plus solide que liquide, c'était dégoûtant et pourtant cela lui fit un bien fou dans ses veines)
— Premièrement, il faut t'habiller. Tu ne peux pas rester comme ça. Je dois également... euh, t'examiner. Tu étais sévèrement brûlé hier. Je dois regarder, et te faire... une prise de sang. Tu avais beaucoup de fièvre. Ensuite... on retourna sur l'enquête d'hier. La...
Il retint le mot « sorcière » et se racla la gorge.
— La vieille dame en noir, elle... elle est peut-être responsable de ton... état. Et pourrait donc le... résoudre.
Il avait essayé d'être ferme et précis, de montrer qu'ils avaient un plan et que tout irait bien, mais il avait conscience d'avoir été brouillon, hésitant, balbutiant. Sherlock ne le lui fit pas remarquer, et acquiesça d'un hochement de tête.
— Ok pour que tu commences par m'examiner. Les vêtements, nous en revenons au problème précédemment évoqué. Il faudrait... des choses adaptées.
Il eut un geste bizarre, maladroit, touchant sa poitrine voluptueuse comme si c'était un corps étranger, et John réalisa avec effroi qu'ils allaient devoir acheter des soutiens-gorges. Pire, que John allait devoir acheter des soutiens-gorges à quelqu'un dont il ne connaissait pas la taille, parce qu'il était hors de question que Sherlock sorte de chez eux dans un premier temps. Et, dans cette optique, il allait devoir évaluer la taille de poitrine de Sherlock, aller dans un magasin, et choisir un modèle qu'il porterait ensuite. Il en avait le vertige. Il n'avait jamais choisi des sous-vêtements pour aucun de ses potes, dans aucun jour de sa vie. Bien sûr, il était déjà entré dans un magasin de lingerie, accompagnée ou non de sa copine de l'époque, et lui en avait offert. Mais c'était dans un but de partage, de revoir lesdits sous-vêtements sur ladite copine, au cours d'une partie de jambes en l'air, principalement. Pas dans un but réellement fonctionnel. Ce n'était pas quelque chose auquel il réfléchissait vraiment. Il était médecin, bien sûr. Il en savait un peu plus long sur l'anatomie que de nombreux mecs. Mais il était spécialisé en chirurgie traumatique sur le terrain, avant que son rapatriement ne fasse de lui un simple généraliste.
— Commençons par le café, répondit-il d'une voix blanche. J'ai besoin d'énergie.
Sherlock acquiesça, et ils passèrent les minutes suivantes dans le plus grand silence, chacun buvant son café avec un mélange de dégoût et de satisfaction. John pouvait presque entendre les rouages de l'esprit de Sherlock fonctionner à plein régime, et il devait reconnaître qu'il était dans le même état. Son cerveau était incapable de s'arrêter sur une pensée et bondissant aléatoirement d'une réflexion à une autre à un rythme épuisant, tout en restant centré sur le problème qui lui faisait littéralement face. Et que, au demeurant, il essayait toujours de ne pas regarder, à cause de sa tenue débraillée. Tout en songeant que paradoxalement, il allait devoir l'examiner, et donc qu'il faudrait bien qu'il regarde ce qu'il faisait.
C'était absurde. Il était médecin, n'avait aucun problème avec la nudité, ni masculine, ni féminine. À l'armée, il avait des camarades de sexe féminin, et quand ils étaient sur le terrain ou dans des conditions compliquées, elles se déshabillaient avec tous les autres, et utilisaient les douches communes. Tous soldats avant d'être hommes ou femmes. Aucun militaire ne les avait jamais regardées de travers. L'armée aurait sévèrement condamné tout agissement douteux. John, avec le temps, avait fini par considérer ces filles comme il considérait tous ses camarades : avec indifférence. Il ne rendait à peine compte qu'elles étaient nues à côté de lui, parfois.
Bien sûr, en tant que médecin, il voyait défiler au cabinet des dizaines de personnes, qui se déshabillaient pour qu'il les examine.
Et enfin, évidemment, il connaissait le corps de Sherlock presque aussi bien que le sien. Le détective avait une furieuse tendance à se mettre dans des situations impossibles et dangereuses, et par-dessus le marché, il détestait les hôpitaux avec la même passion qu'il aimait les morgues : John le soignait bien plus qu'il n'aurait dû dans l'environnement pas forcément assez aseptisé de leur salle de bains. Sherlock n'était en outre pas pudique, et n'avait pas trop de problème à se déshabiller entièrement devant John, même quand ce n'était pas nécessaire.
Cela avait toujours gêné John, parce qu'ils étaient colocataires, et qu'il n'avait pas envie que son meilleur ami se balade à poil dans l'appart, mais c'était tout. Il n'avait aucune raison d'être davantage gêné par ce corps certes féminin, mais toujours occupé par son meilleur ami.
— J'ai fini, indiqua Sherlock en l'interrompant dans ses réflexions.
Il avait en effet reposé sa tasse de café, et resserré les pans de sa robe de chambre autour de son corps. Sa poitrine tendait le tissu d'une manière surprenante.
— Ok, répondit John, en pilote automatique. On va... s'installer dans ta chambre ?
La phrase était maladroite, mais Sherlock hocha la tête, et se leva. John le suivit, après un temps de latence. Ils n'avaient que quelques mètres à parcourir, mais il réalisa à mi-chemin qu'il avait machinalement regardé les fesses du corps devant lui, comme il regardait passer les filles dans la rue ou le métro. Par intérêt, par appréciation, pas par lourdeur. Un bref regard, un sourire quand la demoiselle était joliment pourvue, rien de mal.
Rien de mal, sauf que présentement, il matait le cul de son meilleur ami et se flagella mentalement, obligeant ses yeux à remonter.
Ce n'était pourtant guère mieux. Il observa les épaules, l'arrière du cou, la colonne vertébrale, cherchant dans ses souvenirs si chaque courbe était Sherlock, ou s'il les trouvait plus gracieux parce que c'était celles d'une femme ? De toute évidence, la situation le mettait dans un état improbable.
Sherlock continua sa route en direction de sa chambre, tandis que John bifurquait vers la salle de bains. Il trouva rapidement ce qu'il cherchait, et qu'ils avaient le malheur de posséder : seringue, garrot, tube pour la prise de sang. Mais aussi flacon en plastique, pour les tests urinaires, et des bandelettes de première analyse. Molly ferait les analyses détaillées si on le lui demandait, mais les bandelettes donnaient des résultats préliminaires. Habituellement, John avait ce type de matériel pour vérifier ce que son imbécile de colocataire accro à la cocaïne et autres réjouissances pouvait bien avoir dans le sang, mais ça faisait des lustres qu'ils ne les avaient plus utilisés. Des lustres que Sherlock était clean.
Voilà, on en est arrivé suffisamment loin désormais pour que vous ayez le thème de la fic : Sherlock s'est transformé en femme. Pourquoi ? Parce que TGCM ^^' Honnêtement, j'avais la consigne de faire de Sherlock une femme. J'aurais pu prendre le parti d'en faire une femme dès le départ, c'est vrai. Ça aurait sans doute été intéressant mais d'une, ça ne m'intéressait pas, de deux ce n'était pas ce qui m'avait demandé, de trois ça ne permettait pas de questionner assez les pré-requis d'un/des hommes blancs hétérosexuels cisgenres sur la condition féminine.
Donc, il fallait changer Sherlock en femme. Mais dans un monde où la magie et le merveilleux n'existent pas, comment faire ? Eh bien... TGCM xD Ma meilleure solution. J'aurais pu créer un UA avec HP, ou broder tout un univers merveilleux/magique, afin de créer ce changement de manière crédible, mais ça aurait grandement alourdi la fic, inutilement à mon sens. Les questionnements seront plus intéressants si cette transformation est complètement impromptue, improbable, et totalement impossible.
Donc :
Ce que cette fic ne sera PAS :
- Une fic fantastique, avec de la magie
-Une fic avec une explication hyper logique et détaillée sur ce phénomène
Ce que cette fic sera :
- Une ébauche des problématiques hommes/femmes, problèmes auxquels les femmes sont confrontées et divergences qui existent encore,
Pourquoi ébauche ? Parce que la liste de tout ce qui ne va pas, encore aujourd'hui, sera infinie. Je ne peux pas tout traiter. Sherlock va en passer par pas mal de situations plus ou moins pénibles, du fait de sa condition de femme, juste pour questionner la société et les rapports femmes/hommes actuels.
Il est inutile de venir se plaindre pour dire que je n'ai pas traité telle ou telle problématique : j'en serais la première navrée, mais j'ai un minimum de cohérence d'intrigue à mener, je ne pouvais pas tout faire.
Inutile de venir dire également "ouais mais nan, tel problème, en fait, dans les pays..." J'ai CONSCIENCE que les droits des femmes ne sont pas partout pareils, clairement, qu'il y a des pays bien plus avancés et d'autres terriblement et dramatiquement en retard. Mais la fic est placée dans un espace-temps qui est l'Angleterre (d'avant Brexit, d'ailleurs; toutes mes fics même les contemporaines en temps réel, se passent sans Brexit, c'est mon côté bisounours, mon entorse à la réalité) et donc je suis restée cohérente sur la base d'un pays développé en Europe du Nord.
Au passage, comme vous l'aurez également lu, la fic est placée dans un certain contexte : clairement et sans ambiguïté, post saut de l'ange/S02, et pas de Eurus ou Mary (Sherlock dit clairement : je n'ai pas de soeur). Aucun élément des saisons suivantes ne sera repris. Pourquoi ? Parce que j'en avais besoin, pour servir l'histoire et les questionnements des personnages, que John et Sherlock soient dans cette relation particulière qui est/aurait pu être la leur quand Sherlock revient après deux ans d'absence.
Je mets également un WARNING :
Les personnages peuvent avoir des réflexions machistes, misogynes ou transphobes, que cela soit dit explicitement et condamné par les autres personnages, ou non.
Les opinions des personnages ne reflètent pas forcément celles de l'autrice. Ainsi, si parfois vous avez envie de soupirer en disant que John est quand même sacrément con et limite machiste sur ce coup là, eh bien vous avez sans doute raison, mais faut pas me jeter des tomates pour autant : mes personnages ne sont pas parfaits, ils sont faillibles parce qu'ils sont humains et que je les voulais crédibles,
En revanche, si certains propos vous heurtent, vous choquent ou vous blessent alors que ce n'est pas clairement l'opinion d'un personnage, j'en suis absolument navrée, et totalement ouverte au dialogue. Je suis un être humain, je n'ai pas la prétention de parler pour toutes les femmes au monde, ni de tout savoir sur le sujet, si je dis dans la fic des conneries ou des choses limites, vous pouvez m'en parler.
J'ai conscience que le sujet est "touchy", et que je ne vais sans doute pas faire totalement l'unanimité sur ce coup là. C'est un texte particulier, à conceptualiser, à écrire, à publier. J'espère néanmoins que cela vous plaira. Si vous voulez discuter, débattre ou n'importe quoi de ce genre, ma boîte à MP reste totalement ouverte ! :D
J'ai conscience que ce n'est pas ma petite bafouille qui va changer le monde, ni même convaincre une seule personne, et une écrasante majorité de mon lectorat étant des femmes, même pas sûre que vous appreniez quelque chose, mais sait on jamais..
Prochain chapitre : Me 21/06
Reviews, si le coeur vous en dit ? :)
