Chapitre 3
Quand John revint dans la chambre, encombré de ses ustensiles, Sherlock était assis sur le lit. Il avait enlevé sa robe de chambre et passé un T-shirt, lâche et fluide, qui couvrait efficacement le haut de son corps. En bas, il avait toujours son boxer, qui paraissait presque incongru sur ses cuisses soudainement plus larges.
— Ok. On va y aller. Ça va ? demanda John.
— Non, répondit honnêtement. Je suis... très perturbé. Je n'arrive pas très bien à assimiler les choses et... c'est dur.
D'une certaine manière, John se sentit chanceux. Il était assurément la seule personne au monde à qui Sherlock témoignait de sa vulnérabilité.
— Je suis là, rappela John en essayant de lui témoigner par ces mots maladroits tout son soutien.
Sherlock acquiesça, vaguement, puis tendit son bras. Le médecin en John avait conscience que les soins à venir allaient perturber davantage Sherlock, et il aurait nettement préféré attendre un peu, pour avoir sa totale adhésion, mais ils n'avaient pas le temps. Et il était probable que Sherlock ne s'habituerait jamais à cette nouvelle réalité. John non plus, du reste. Il fallait agir.
S'asseyant au bord du lit avec lui, John prit le bras tendu, et rapidement, noua la sangle du garrot autour du biceps. Les veines grossirent, apparurent, et il prépara seringue et tube pour la prise de sang.
Tenant le bras entre ses mains et désinfectant la zone où il allait piquer, John examina le bras, qu'il connaissait bien. Et qui, s'il s'y prenait pas attention, ressemblait à s'y méprendre au bras de Sherlock. Son ami n'avait jamais eu un système pileux très développé, et des mains plutôt fines. Aussi John ne voyait pas spécialement de différence, présentement. Plus fin ? Peut-être. C'était difficile à dire.
Il venait de piquer la veine sans difficulté et regardait le tube se remplir de liquide rouge quand il remarqua quelque chose.
— Sherlock ? Est-ce que tu as le reste de tes cicatrices, également ?
— Hum ?
Le détective, perdu dans ses pensées, qui n'avait même pas frémi qui John avait inséré l'anguille sous sa peau, tourna son attention vers lui. John lui désigna une marque de son poignet. Il connaissait le corps de Sherlock par cœur. Y compris toutes les marques et les cicatrices de celui-ci. Y compris, et surtout, les marques et cicatrices récoltés par le détective en exil, durant la pire période de leur vie, quand il le pensait mort et qu'il avait découvert la torture à quelques reprises. Cette marque en faisait partie. Le témoin d'une corde, serrée autour de ses mains, qui arrache la peau des poignets à force de frottements et infecte la plaie par la suite. Le genre de choses qui donnaient à John des envies de vomir, et que Sherlock traitait par un haussement d'épaules dédaigneux, comme si ce n'était rien, parce que c'était passé.
— Je n'ai pas fait l'inventaire détaillé, répondit-il lentement. Mais je pense que oui. C'est important ?
— Ça prouve que c'est bien toi.
— C'est moi, répliqua le détective, un peu méprisant.
— Non, je veux dire... que c'est bien ton corps, transformé en...
Il n'acheva pas réellement sa phrase, incapable de prononcer les mots, et préféra poursuivre avec ce qu'il voulait dire.
— C'est bien toi, donc c'est que tu n'as pas échangé ton corps avec celui de quelqu'un d'autre.
La prise de sang était finie, et il ôta l'anguille, bouchant le tube, agissant machinalement tandis qu'il mettait une compresse et appuyait sur l'endroit de la piqure pour arrêter le flux sanguin. Tout aussi machinalement, la main de Sherlock remplaça la sienne pour faire le point de compression pour libérer les mains de John, affairé à s'occuper du sang récolté et le nettoyage des instruments.
— J'ai envie de te répondre que c'est une hypothèse absurde, qu'il est impossible d'échanger son corps avec quiconque. Mais... tout paraît tellement absurde qu'au fond, tu as presque raison d'éliminer cette hypothèse.
— Je vais juste prétendre que tu as dit « merci et bravo John pour ton esprit de déduction », ce sera mieux.
Cette fois, Sherlock se tourna réellement vers lui, le regardant pour de bon, au lieu de laisser ses yeux transpercer les choses comme si de rien n'était. John souriait, amusé de sa blague sarcastique, et son ami répondit à son amusement, se mettant réellement à sourire avec lui.
Ce fut brutalement un crève-cœur pour John. D'un côté, il était heureux que Sherlock arrive encore à s'illuminer ainsi, de l'autre il reconnaissait tellement le sourire du détective sur ce visage aux traits nettement moins anguleux que ça faisait mal. Sherlock avait du mal avec le concept de blagues, parfois, et il n'aimait pas les rires, quand il n'était pas en mesure de comprendre si on se moquait de lui ou non. Mais avec John, il avait toujours été capable de sourire et rire ainsi, ce que le médecin avait mentalement appelé « le sourire pour John », qu'il n'offrait qu'à lui.
Et qu'il lui lançait désormais, au point que c'était douloureux de le retrouver sur ce visage étranger.
— Merci et bravo pour ton esprit de déduction, John, s'amusa le détective. Maintenant que nous avons éliminé une des centaines de possibilités, que comptes-tu faire pour les autres ?
— Il n'y a pas des centaines de possibilités, répliqua John.
— Ah, soupira le détective, faussement désespéré. Ton élan d'intelligence déductive a déjà pris fin.
— J'ai lu tous les romans de fantasy et dystopiques de cette maison : il n'y a pas des centaines de possibilités.
— Je suis le génie de nous deux, et j'en dénombre pourtant beaucoup plus que ce que tu pourrais imaginer.
Ils continuèrent de badiner et d'en plaisanter, entre deux respirations profondes de Sherlock, écoutées par John au stéthoscope.
Leur discussion absurde avait au moins l'avantage de faire passer l'examen dans un moment plus calme et détendu. John n'obligea pas Sherlock à se déshabiller entièrement, se contentant de soulever le T-shirt pour le palper, sans vraiment regarder. De toute manière, il apparut très rapidement que Sherlock était en pleine santé. Et qu'il s'agissait bien de son corps : John dénombra toutes les cicatrices et marques qu'il avait l'habitude de voir en temps normal. Les grains de beauté étaient à leur place, les stigmates blancs dans le dos qui témoignaient de sa torture étaient bien là, tout comme les quelques marques de l'enfance, que ça soit une chute d'un arbre dont la croûte avait été gratté encore et encore par un petit garçon plus curieux de savoir comment se déroulait le processus de guérison qu'intéressé par ne pas se faire mal, ou celle d'un bouton de varicelle un peu trop gratté et restant pour toujours sur la peau.
John acheva son examen en soulevant délicatement sur son ventre le T-shirt que Sherlock avait revêtu, et examina l'abdomen. Outre le fait que, là encore, c'était bien Sherlock (plat, des abdominaux pas très développés mais suffisants apparents pour témoigner d'un corps musclé), il n'y avait pas la moindre marque.
— C'est... ça a disparu aussi inexplicablement que c'est venu, commenta John. Ta brûlure.
Sherlock hocha la tête. Il l'avait constaté, bien sûr, au réveil en même temps que le reste, et avait arraché son pansement, mais ça faisait du bien de voir quelqu'un d'autre le confirmer. Les doigts de John, légers, frais et aériens, caressaient son ventre, effleurant les contours de ce qui avait été une sale brûlure le faisant horriblement souffrir la veille encore. Il n'en restait pas la moindre marque. Par contre, Sherlock frémit sous la caresse, découvrant des sensations insoupçonnées. John disait que c'était bien son corps, et il était d'accord avec ça. Mais il ne parvenait pas à reconnaître ses réactions, ses terminaisons nerveuses, la façon dont son corps réagissait, le pourquoi il ne lui obéissait pas comme d'habitude, pourquoi il se couvrait de chair de poule.
— Tu peux me remplir ça ? demanda John en lui tendant deux pots pour les analyses d'urine. Le premier pour analyses rapides, j'apporte le second à Molly en même temps que ta prise de sang.
— Tu lui demanderas une analyse complète sans lui préciser... quoi que ce soit, indiqua Sherlock.
John hocha la tête. Molly avait l'habitude. Elle axerait sans doute machinalement ses analyses vers la recherche de toxines et de drogue, mais John s'assurerait qu'elle mesure le taux de testostérone et d'œstrogène. Il fallait savoir si ce nouveau corps produisait des hormones féminines ou masculines.
Sherlock récupéra les deux pots, et dépassa John pour aller dans la salle de bains. Cela laissa le médecin un peu désœuvré, seul dans une chambre qui n'était pas la sienne, qu'il n'avait pas vraiment l'habitude de voir. Il y soignait Sherlock le cas échéant, surveillait ses nuits épisodiquement, mais sinon n'y entrait pas.
Pourtant, Sherlock n'était pas très familier avec le concept d'intimité, de fermer sa porte. Mais John était respectueux. Il ne venait pas sans invitation, n'y restait pas plus que nécessaire.
En attendant que Sherlock revienne, il s'assit sur le lit, passa machinalement sa main sur la couverture, surpris de la trouver plus douce qu'un bébé chat, presque aussi douce que la robe de chambre en soie.
Du regard, il balaya la pièce. Le tableau de Mendeleïev au mur, l'une des deux tables de nuit encombrée de bric-à-brac improbable comme seul Sherlock pouvait en transporter. L'autre était totalement vide. Pas difficile de deviner de quel côté dormait le détective.
Il n'y avait pas grand-chose qui traînait dans la pièce, pas de vêtements n'importe où sinon ceux que John lui avait enlevés la veille et jetés par terre. Son manteau et ses chaussures avaient été ramenés dans l'entrée et rangés par John, la veille au soir. Quelques livres, une tasse vide abandonnée sur un meuble bas. Quand on savait le bazar que l'homme semait dans son passage dans le reste de l'appartement, c'était putain d'ironique que sa chambre soit si ordonnée.
Un cri arracha John à sa contemplation, et il se redressa brutalement, se précipitant à la porte de la salle de bains, sans oser la franchir. Ça n'avait pas été un cri de souffrance, mais plutôt de frustration. Un juron.
— Sherlock, ça va ?
— Oui, lui répondit la voix passablement étouffée et en colère de Sherlock. C'est juste... plus difficile à contrôler.
Il étouffa de nouveau un juron, et dans les paroles marmonnées, John comprit qu'il en avait plein les mains et que cela l'agaçait et le dégoûtait. Par réflexe, John jeta un œil rapide à son entrejambe. Il n'avait jamais réfléchi à la question du contrôle de son jet d'urine. Il était un mec. Il n'avait donc jamais vraiment eu à se poser la question, évidemment.
Ils n'en parlèrent pas, quand Sherlock ressortit de la salle de bains et lui tendit le pot en plastique, il avait l'air si humilié que John se dit qu'ils avaient le record de la situation la plus gênante. Sauf que malheureusement, ils n'avaient pas fini.
— Ok, je vais... passer à Saint Bart, déposer tout ça à Molly et... t'acheter des vêtements. Je suppose que tu ne veux pas venir avec moi.
Sherlock, réinstallé dans son fauteuil, secoua négativement la tête. L'idée même de sortir de l'appartement dans cette situation le faisait frémir.
— Tu... je vais avoir besoin de ta taille, Sherlock. Tu sais l'évaluer ? Je n'ai jamais su. Mes copines me donnaient la leur, quand j'avais envie de leur acheter des vêtements en cadeaux, et même comme ça, ça finissait mal alors...
Sherlock soupira profondément.
— Je n'arrive pas à me voir convenablement. Je... je sais évaluer ce genre de choses. Normalement. Parce que je sais voir et mon œil sait...évaluer. Mais, sur mon corps, c'est... compliqué.
John hocha la tête, compréhensif.
— Je peux te prendre en photo en pied, si tu veux. Ou j'ai un grand miroir dans ma chambre, sur mon armoire, aussi ? Ça te donnera une meilleure vision...
Ils avaient tous les deux conscience que ça ne resterait qu'un palliatif. Sherlock avait toujours été mauvais pour se voir lui-même, à tous les niveaux. Il avait conscience de son charme, en jouait pour obtenir ce qu'il voulait de Molly, ou de toutes les femmes que les enquêtes mettaient sur sa route, tant qu'il masquait l'arrogance naturelle qui était la sienne. Mais ce n'était qu'un rôle qu'il maîtrisait à la perfection. John le connaissait suffisamment pour savoir que si Sherlock tenait son intelligence en très (trop) haute estime, il n'avait absolument pas conscience d'être objectivement un homme magnifique. Au contraire, il réfutait cet état de fait, méprisait son physique parfait, préférait se concentrer sur l'esprit que le simple véhicule qu'était son corps.
Mais présentement, c'était bien son corps qui était au cœur de toutes leurs inquiétudes. John n'avait pas vérifié que l'intelligence de Sherlock était toujours là, mais il n'en doutait pas. Quelques échanges avec lui avaient suffi à le convaincre que c'était bien son ami et son esprit acéré dans ce corps féminin.
— Allons-y, soupira le détective en se relevant.
Il était plus nerveux qu'un lion en cage, et le café de John n'y était pour rien. La situation le bouleversait à un niveau plus profond qu'il ne le pensait possible. Même Moriarty ne l'avait pas perturbé autant. La dernière fois qu'il avait ressenti un tel vide dans son esprit, devenu fouillis indescriptible et une telle incapacité à gérer, compartimenter et analyser ses réactions, il était en haut d'un toit, la silhouette de John paraissait minuscule en contrebas, sa voix était dans l'écouteur du téléphone qu'il tenait, et la seule chose que Sherlock savait, c'était qu'il devait sauter et briser l'homme en contrebas, pour mieux lui sauver la vie.
Définitivement pas la meilleure partie de la vie de Sherlock, et les conséquences (deux ans d'exil, loin de Baker Street et de John, et son nez cassé par le poing de son meilleur ami à son retour) n'avaient pas été meilleures.
Seul le pardon de John — de manière inexplicable, John semblait capable de tout lui pardonner, même la mort— avait tout apaisé.
Une fois dans la chambre du médecin, plus froide mais plus éclairée que la sienne, Sherlock se planta devant le grand miroir en pied, et s'efforça de s'observer objectivement, comme il le ferait avec n'importe quelle inconnue croisée au hasard. L'exercice était rendu malaisé par le fait qu'il luttait encore contre le dégoût que cette image lui renvoyait. Ce n'était pas lui. Il ne voulait pas que ça soit lui.
Des doigts, lents et maladroits, il palpait son propre corps si étrange, pour mieux en mesurer les contours. Derrière lui, John, terriblement gêné, était parti s'assoir sur son lit, et faisait de son mieux pour ne pas le regarder. C'était sans doute ce qu'il y avait de pire. Sentir que John, à cause de cet incident étrange, s'éloignait de lui. Ça faisait mal. Sherlock détestait l'idée que John le quitte.
— Ok. Je pense que c'est bon, indiqua-t-il en se retournant.
Les yeux fermés, il se mit alors à débiter à l'intention du médecin un nombre impressionnant de mesures et de tailles, les correspondances dans les normes américaines au cas où, la taille précise de ses jambes et de sa taille, en cas de pantalons qui aurait plusieurs coupes et un impact différent.
John sembla intégrer toutes les informations avec beaucoup de stupeur. Il se serait contenté d'un « M » ou « 36 », mais ce n'était pas le genre de Sherlock. Et même si ses pieds ne semblaient qu'avoir peu changé, il évaluait sa pointure en dessous de celle habituelle, alors il lui fallait aussi des chaussures.
— Ok... T'as une préférence pour le magasin ou... je peux aller à Primark ? Pour les couleurs, aussi... ?
— Aucune importance. Fais comme tu veux, décréta Sherlock.
Il avait suffisamment confiance en John pour qu'il ne lui ramène pas des couleurs flashy, des roses monstrueux ou des jaunes pétants qu'il ne supporterait pas.
John ne lui demanda pas combien il devait en prendre, et Sherlock en fut soulagé. Il n'avait pas envie de se demander combien de temps la situation aller durer. Il refusait de penser que cela pouvait être irréversible.
— Sherlock... tu ne m'as donné la taille pour... tu sais. Le soutien-gorge.
Le problème était que Sherlock non plus n'en savait rien. Il savait donner les mensurations d'une femme (ou d'un homme), mais n'avait jamais vu l'intérêt de savoir le traduire en profondeur de bonnet. Ils eurent une brève dispute absurde, où Sherlock reprocha à John de n'avoir pas assez offert de lingerie à ses conquêtes pour être capable d'établir une taille au premier coup d'œil, avant qu'ils ne parviennent à se calmer, conscient que c'était la nervosité qui parlait.
Puis Sherlock dégaina son téléphone, décrétant qu'il trouverait bien une solution. Et, à leur grande surprise, ce fut le cas. Les sites de lingerie féminines, mais aussi des blogs de conseils, donnaient des informations précises sur les mesures du tour de poitrine, des seins, de la position à adopter pour faire la mesure, et du calcul en normes anglaises pour obtenir la taille. Ils avaient, Dieu savait pourquoi, un mètre ruban de couturière dans la maison, et Sherlock, scientifique dans l'âme, disparut dans sa chambre pour faire les mesures et les calculs.
Quand John partit, le détective semblait presque normal, dans son fauteuil. Il marmonnait et griffonnait des trucs sur le calcul des tailles de soutien-gorge, ayant trouvé un intérêt scientifique et mathématiques à la question. Vêtu d'un pantalon trop large de John, qui ne taillait pas très favorablement son nouveau corps mais avait le mérite de l'habiller, d'un T-shirt et d'un pull lâche, il était difficile de loin d'identifier au premier coup d'œil le changement profond qu'avait subi son corps. Son visage avait changé, bien sûr, plus fin et délicat, mais c'était difficile à dire de loin, et John pouvait presque imaginer que c'était SON Sherlock.
D'ailleurs, une part de lui espérait presque qu'en rentrant, ce qu'il s'apprêtait à faire n'aurait aucune importance car tout serait redevenu normal.
Dans le métro en direction de Saint Bart, il regarda son téléphone, qu'il avait totalement négligé depuis le réveil. Deux appels en absence, et un SMS de Greg, qui prenait des nouvelles de la santé de Sherlock, mais aussi de sa capacité à poursuivre l'enquête entamée la veille.
John hésita, se triturant la lèvre inférieure de ses dents, à s'en faire mal. S'il fallait faire appel à la plus pure des logiques, il fallait mettre Greg au courant. Cela leur permettrait d'avoir de nouveau accès dans la légalité à la scène de crime, à la famille, et à la vieille sorcière qui avait brûlé Sherlock rien qu'en le touchant, et que John devinait responsable de l'état actuel de son ami. Mais le détective n'avait sans doute aucune envie qu'on informe d'autres gens de sa situation particulière. Il avait déjà eu du mal à ouvrir la porte à John, et envisageait plutôt de se cacher pour le reste de son existence. Prendre la décision d'informer Lestrade ne pouvait pas être faite unilatéralement par John. Il lui faudrait avertir Sherlock, et obtenir son autorisation.
« Ça va mieux, mais faut pas compter sur lui dans les jours à venir pour les enquêtes ! » répondit John.
« Ok. Tiens-moi au courant de tout changement et prends soin de lui ! ;p » répondit Greg quasiment immédiatement, avant d'ajouter : « Et s'il te laisse un peu de répit et t'autorise à sortir, je suis dispo pour une soirée bières ! »
John leva les yeux au ciel et ne répondit rien. Il n'avait pas besoin de l'autorisation de Sherlock pour sortir. Tout comme il n'aimait pas les allusions de son ami sur la manière dont il « prenait soin de Sherlock ». Greg le croyait quand il affirmait ne pas sortir avec son colocataire, mais semblait parfois prendre un malin plaisir à le taquiner sur la question.
— Tu peux me faire les analyses les plus rapides possibles, Molly ?
La jeune légiste, dans son labo de la morgue, accepta les flacons avec surprise. John n'était pas si pressé, d'habitude.
— Je cherche quoi ? demanda-t-elle.
— ... tout, répondit John après une hésitation. Spectre le plus large possible.
Ils avaient besoin de savoir avec certitude que tout allait bien.
— Tu penses que Sherlock a replongé ? demanda la jeune femme, la mine soucieuse. Qu'il a pris quelque chose ?
Elle avait l'air sincèrement inquiète, et John s'en voulut de lui mentir sur ses demandes. Molly, malgré son ancien béguin évident et à sens unique pour Sherlock, avait toujours été d'un grand soutien. Elle était en outre brillante et gentille, et s'inquiétait véritablement de l'état de santé du détective.
— Non, répondit John honnêtement. Mais... je préfère quand même en savoir le maximum.
Elle hocha la tête, sans lui demander plus de précisions, et John se demanda ce que son cerveau échafaudait comme hypothèse.
— Hum, Molly, je peux te poser une question... délicate ? osa-t-il rajouter.
Molly le regarda d'un air intrigué, et l'invita à continuer.
— Ne me gifle pas, et t'es pas obligée de me répondre mais... c'est quoi ta taille de soutien-gorge ?
La jeune femme en resta comme deux ronds de flan, et John pouvait voir son esprit galoper dans le champ des questions qu'elle se posait. Ils étaient tous les deux bien trop proches de Sherlock pour ne pas savoir les sentiments qu'animait la légiste à l'égard du détective. Pour savoir qu'il ne les lui rendait pas. Pour savoir que John n'avait aucun intérêt pour la jeune femme. Pour savoir que Molly, en retour, n'avait aucun sentiment pour le médecin. Pour savoir, donc, que cette question n'avait absolument aucun sens, et paraissait presque déplacée, dans le labo froid et aseptisé de la morgue de St Bart.
— Pourquoi ? articula-t-elle lentement, complètement perplexe.
John inventa le premier truc qui lui passait par la tête.
— Je veux acheter de la lingerie pour ma copine, un cadeau, mais je connais pas sa taille et... hum, elle a à peu près ta taille...
— T'as une copine en ce moment ? demanda Molly. Ça fait longtemps ?
Molly et John avaient été proches, durant l'absence de Sherlock. Principalement parce que la jeune femme culpabilisait de savoir le détective en vie, et de constater l'état de délabrement dans lequel plongeait John chaque jour un peu plus, mais John avait apprécié sa compagnie, pouvoir parler de son meilleur ami avec quelqu'un qui l'avait aimé, qui pouvait le comprendre. Molly avait accepté ses délires alcoolisés d'homme blessé comme punition à son acte, son purgatoire personnel. Quand, la bouche en cœur et les yeux pétillants de fierté, Sherlock avait réapparu, Molly s'était excusée mille fois, mais John était trop occupé à en vouloir à son colocataire pour songer lui en vouloir à elle.
Ils avaient conservé leur amitié, et se confiaient plus facilement l'un à l'autre. Suffisamment pour que la jeune femme soit surprise de l'existence de cette copine dont elle n'avait pas entendu parler.
— Euh non... enfin, oui et non. C'est une connaissance, une vieille ex. Disons que je veux lui faire un cadeau pour la... reconquérir.
La légiste haussa un sourcil assez méprisant.
— Et tu as pensé à lui offrir de la lingerie, pour ça ? Autant lui dire « je veux te sauter » directement, non ?
John rit bêtement, gêné. Molly n'avait pas spécialement tort, et il n'aurait jamais fait ça dans la vraie vie.
— Elle aime la belle lingerie, de luxe, argumenta-t-il.
— Ça fait beaucoup d'argent si tu veux juste tirer ton coup.
— S'te plaît, Molly. C'est pas ça. C'est plus compliqué que ça, c'est...
Les mots « Pour Sherlock » ne pouvaient pas franchir la barrière de ses lèvres, et n'avaient aucun sens, alors il préféra ne rien dire.
— Tu me caches quelque chose ?
— Non ! se défendit John un peu trop vite pour être honnête, rendant Molly carrément suspicieuse.
— John...
— Ok, y'a peut-être un truc dont je te parle pas mais... ne me demande pas, d'accord ? Je t'expliquerai quand je pourrai. Promis. Tu peux juste répondre à ma question.
La jeune femme avait toujours le regard soupçonneux, mais elle haussa finalement les épaules, abandonnant le combat.
— Je peux te répondre, mais ça veut pas dire que ce sera pertinent. Pour les petites poitrines, genre les bonnets A ou B, honnêtement, à peu près n'importe quel modèle pourrait correspondre. Au-delà, la forme des seins joue un rôle plus important, et c'est plus compliqué... Tu ferais bien de garder le ticket de caisse, au cas où.
John hocha la tête. Molly poursuivit, avec force détails, moins sur elle que sur les modèles, types et tailles de soutien-gorge, et l'explication de la combinaison des chiffres et des lettres, et de pourquoi un 95 E pouvait parfois valoir un 90 D. John acquiesçait, et l'écoutait sérieusement. Discuter de cela avec Molly, même quand elle ajoutait des précisions tirées de sa propre expérience et indiquait qu'en période de syndrome pré-menstruel, elle pouvait avoir les seins si sensibles et ne pas supporter certains de ses soutifs du fait de leur matière, était infiniment moins gênant qu'avec Sherlock.
Elle finit par le laisser partir, et John se dirigea au centre commercial, affronter les magasins.
Il fit de son mieux pour le choix, n'ayant eu aucune indication. Couleurs neutres, du noir, du blanc, du gris, du bleu foncé. Pas de motifs, pas de bizarreries, pas un pied chez Desigual©. Pas de robe, il doutait que Sherlock y soit favorable. Deux jeans, un pantalon qui ressemblait à un tailleur, sept T-shirts, des pulls. Culottes en coton, les plus classiques possibles. Elles étaient pliées dans leur emballage, par paquet de trois, et donc John ne pouvait pas les déplier pour les mettre devant lui et évaluer leur taille, en essayant de se rappeler l'image de Sherlock. Il ne savait pas ce qui était le pire.
Il évita les chaussettes, c'était relativement universel. Il rajouta cependant deux paires de chaussures au tout, les plus simples, proches de ce que le détective avait l'habitude de porter, et surtout sans talons.
Ses sacs estampillés de marques féminines pleins à craquer sur les bras, il surprenait les regards des vendeuses, et les chuchotements de ces dernières. Sherlock aurait sans doute su deviner sur ce qu'elles se disaient : qu'il avait une copine chanceuse que son mec lui offre tout ça ? Qu'il avait une copine chanceuse que son sugar daddy lui offre tout ça ? Qu'il se travestissait ? Qu'il se préparait à un changement de sexe ?
Il réfléchissait sans doute trop, mais les magasins de vêtements avaient toujours eu tendance à le mettre dans cet état-là.
Prochain chapitre : Me 28/06
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