Chapitre 6

Sherlock n'avait pas de tickets, évidemment. Il n'avait déjà que rarement de la monnaie pour le taxi, arguant que tous les conducteurs avaient des terminaux de carte bancaire, désormais, alors il ne fallait pas lui demander d'avoir une carte de transports. De toute manière, il ne payait ni les taxis, ni le métro, les premiers parce qu'il était trop impatient d'aller fouiner pour ses enquêtes, le second parce qu'il se refusait purement et simplement de s'abaisser à ce genre de choses.

Alors John lui acheta un ticket en le traitant d'enfant, et sortit sa propre Oyster Card, nettement plus pratique.

— Parfois, je me demande comment tu as fait, pour te débrouiller tout seul pendant deux ans, dans des pays inconnus, commenta John pensivement alors qu'ils entraient dans la rame.

À cette heure du milieu de l'après-midi, il n'y avait pas grand-monde dans l'overground. Le temps qu'ils atteignent le centre de Londres, il serait peut-être plus proche de la fin de journée, de la sortie des bureaux, et l'underground serait peut-être plus bondé. En attendant, ils avaient de la place, et John en profita pour s'assoir.

Sherlock s'installa à ses côtés, prudemment. Il était très rare que John évoque son absence sans colère ou rancœur dans son ton.

— Je me débrouillais, parce que je n'avais pas le choix, répondit-il lentement en pesant ses mots. Ce n'était pas... pas si compliqué. Autant que possible, Mycroft me fournissait ce dont j'avais besoin.

Il savait que mentionner Mycroft était rarement une bonne idée. John avait pardonné à son meilleur ami, pas au frère de celui-ci.

— Il était toujours au courant de tous tes déplacements ?

John ne le regardait âs, se contentant de fixer un point devant lui, sans vraiment le voir. Sherlock, par habitude et par réflexe, balayait régulièrement le wagon des yeux et déduisait sans le vouloir ce qu'il y avait à déduire des gens qui les accompagnaient.

— Non. Il avait une idée vague de mes agissements, et il composait au mieux avec ça. Je ne pouvais pas le tenir au courant de tout. Ça risquait de compromettre ma couverture, la plupart du temps. Il me suivait principalement grâce à l'utilisation de la carte bancaire qu'il m'avait donnée.

John hocha la tête, les yeux toujours dans le vide. Sherlock savourait la conversation. Une partie de lui avait toujours voulu tout raconter de ses exploits à l'étranger à John. Peut-être pour qu'il le félicite, qu'il le trouve brillant, si génial d'avoir réussi à démanteler un réseau mondial en seulement deux ans, à lui tout seul ou presque. Peut-être que ce n'était pas très sain, mais il en avait eu envie. Sauf que John n'avait jamais voulu discuter de ça. Sherlock, à défaut de comprendre, avait essayé de respecter ce désir. Les rares fois où il avait évoqué son absence, il avait été agressé par la colère et surtout le chagrin qui se dégageait brutalement de John, et cela l'avait convaincu d'arrêter.

Mais présentement, la conversation était normale. Sherlock en oubliait même sa condition actuelle, dans sa joie d'une discussion apaisée sur ce sujet pourtant épineux, avec son colocataire et accessoirement meilleur ami.

— Mais au fond, si tu as réussi à te débrouiller dans ces pays, tu serais capable de prendre des tickets de métro, non ?

C'était une question délicate, non pas en tant que tel, mais pour la question suivante, celle qu'allait provoquer la réponse de Sherlock. Pour autant, le détective n'envisageait pas de mentir. Il abhorrait l'idée de mentir à John, désormais.

— Sans doute. Ce n'est pas si compliqué. J'aime juste que tu le fasses pour moi, avoua-t-il avec une grimace.

Les yeux de John, surpris, revinrent à lui, mais Sherlock garda le regard fixé devant lui, refusant de se faire croiser leurs prunelles.

— Tu aimes t'infantiliser pour que je le fasse pour toi ? Mais pourquoi ?

La question était sincère, un peu moqueuse. John ne comprenait pas vraiment qu'un homme si brillant et indépendant s'abaisse parfois à se comporter comme un bébé.

Sherlock garda le regard bien droit. Surtout, ne pas regarder John. Puis, lentement, détachant chaque syllabe, il répondit.

— Une partie de moi... aime l'idée que si tu t'occupes de moi, tu ne m'abandonneras pas. Si je te montre que j'ai besoin de toi, tu ne partiras pas.

Dire que l'aveu souffla John était un euphémisme. Il n'aurait jamais cru Sherlock capable de ressentir ce genre de choses, avoir la maturité et la lucidité suffisante pour se l'avouer à lui-même, et encore moins l'honnêteté de l'avouer à haute voix, et à John encore bien. Hébété par la révélation, il ne trouvait rien à répondre.

— Je sais... poursuivit Sherlock à mi-voix. Je sais que c'est mal. Malsain, plus exactement. Que je n'ai aucun droit de te restreindre, et que tu es libre de partir. Mais parfois... ce genre de choses me donne un instant l'illusion que tu seras toujours là, et... ça m'apaise.

Les épaules de Sherlock tressautaient, et ses poings étaient serrés, preuve de son inconfort. Il y avait sans doute mieux pour de tels aveux qu'un métro de banlieue londonienne.

John réalisa, pour la première fois, qu'il n'était pas le seul à avoir souffert du manque de l'autre durant l'exil de Sherlock. Mais comme le détective était celui qui avait choisi de partir et de faire souffrir John — a fortiori en lui faisant croire à sa mort, alors que Sherlock savait que le médecin était vivant — sa souffrance n'avait pas eu le droit d'exister jusque-là.

— Sherlock... murmura John en posant une main sur sa cuisse, l'autre sur son épaule. Ce n'est sans doute pas très sain, je te l'accorde, mais je ne t'en veux pas de ressentir ça, tu sais ?

Lentement, le détective fit glisser son regard jusqu'à lui, sans pour toutefois oser le regarder droit dans les yeux.

— Je comprends pourquoi tu le ressens, poursuivit John. C'est ok pour moi. Mais juste... sache que même si je n'ai pas la responsabilité de t'acheter tes tickets de métro, de faire des courses, de te nourrir, et des autres milliers de trucs que je fais pour toi...

Sherlock eut un demi-sourire gêné. John avait parfaitement conscience que « s'occuper de lui » était une activité à plein temps et que tous ces petits gestes du quotidien étaient de ceux qui rassuraient Sherlock.

— ... Je ne partirai pas. J'ai aucune envie de partir, quelle que soit la manière dont tu te comportes. Je ne pense pas être capable de partir, en fait. J'en ai été incapable durant tout le temps où tu as été mort. Et pourtant, Baker Street me... dégoûtait, faute d'un meilleur terme. Y vivre était un supplice, en ton absence. Pourtant, j'arrivais pas à le quitter. Alors maintenant que tu y es de nouveau... bon Dieu, Sherlock, je ne pourrai jamais en partir. Je ne pourrai jamais te quitter volontairement.

Ils avaient oublié où ils se trouvaient. C'était la première fois que John disait ce genre de choses, et le cœur de Sherlock était à l'agonie. Il n'avait jamais ressenti ça. Ce mélange de joie et de douleur plus intense que tout ce qu'il avait ressenti dans sa vie. Son cerveau, habitué à traiter plusieurs problèmes simultanément, utilisa une partie de ses compétences pour vérifier dans la liste des symptômes qu'il n'était pas en train de faire une crise cardiaque. L'autre, la plus grande partie, resta concentrée sur John.

— Me... merci, bégaya-t-il.

La main de John sur sa cuisse pressa en un geste affectueux. Les lèvres du médecin s'ourlèrent d'un doux sourire, et Sherlock perdit un certain nombre de ses repères. Avant que tout n'explose.

— Hé miss, ça va, tu veux pas un vrai homme, plutôt ? T'es bonne, meuf !

Ils mirent un temps incroyablement long à réaliser que cela s'adressait à eux, et plus précisément à Sherlock. À quelques pas de là, un groupe d'hommes les regardaient en ricanant. Sherlock ne les avait pas vus avant. Arrivés à la station précédente, quand il était trop occupé avec John pour balayer des yeux les passagers et les déduire ? Ou bien il les avait vus sans en déduire ce potentiel grossier ? Il ne savait même plus, il avait perdu le fil.

Manifestement, ils pensaient que John n'avait rien de dangereux, et n'avait rien à faire avec quelqu'un comme Sherlock. Quelqu'un qu'ils déshabillaient du regard. Le détective n'avait pas vraiment réfléchi, il se tenait comme d'habitude. Sans réaliser que son dos droit faisait ressortir sa poitrine, que ses jambes étaient un peu écartées, et qu'un homme aurait pu y voir une invitation. Il n'avait pas réfléchi parce qu'il ne savait pas qu'il y avait matière à réfléchir. Même s'il prenait peu le métro, et les transports en commun de manière générale, il n'avait jamais eu à réfléchir à sa posture, à l'image qu'il renvoyait pour les autres usagers.

Il n'aurait même pas imaginé une seule seconde qu'avec ce nouveau corps, il y avait des adaptations à faire.

Les hommes continuaient de le regarder, de rire, d'échanger des commentaires entre eux. Sherlock ne les entendait pas, et ne pouvaient pas réellement les déduire, mais une certaine forme d'instinct qui naissait en lui se mit à les deviner ; ils débattaient de la taille de sa poitrine, de la facilité qu'elle avait à ouvrir les cuisses, de la cambrure de son dos en levrette, de...

Sherlock avait la nausée. À côté de lui, John ne disait rien, mais il adressait des regards meurtriers aux quatre hommes, lèvres pincées et poings serrés. Ils avaient tort de croire que John était un homme petit, d'un certain âge et inoffensif, et que quatre mecs de vingt-cinq ans pouvaient le battre.

— Meuf, tu veux venir faire un tour avec nous ? osa de nouveau l'un d'eux.

Pas le même que le premier. Ils étaient courageux à tour de rôle, et uniquement parce qu'ils étaient quatre. Sherlock sentit John amorcer un mouvement, mais le retint. Maintenant qu'il les voyait plus clairement, Sherlock remarquait que les quatre hommes étaient un peu alcoolisés, potentiellement en train de planer sous l'effet d'un joint. Et il remarquait aussi, et surtout, que tout le reste du wagon s'était sensiblement éloigné. L'air de rien, juste un peu. Les laissant eux, assis sur leur banquette, et les hommes insultant debout à quelques pieds de là, comme seuls. Comme si tous les autres ne voulaient rien avoir à faire avec ça. Comme si John et Sherlock devaient se débrouiller seuls. Sherlock, comme souvent, recevait les déductions de manière automatique dans son cerveau sans le vouloir, et cela le dégoûtait un peu plus. Il ne se sentait pas en danger, parce que John était assis à côté de lui, mais son esprit ne put s'empêcher de se demander, s'il avait eu ce corps et avait été seul, qu'aurait-il ressenti ?

Quatre hommes avinés, ce n'était pas un problème pour John. Ce n'était pas un problème pour lui non plus, habituellement. Mais dans ce corps, plus faible, dont il n'était pas réellement habitué au poids, à l'équilibre, ce n'était pas la même chose.

— Sherlock... murmura John, alors que les commentaires graveleux des hommes étaient prononcés de plus en plus fort.

C'était un avertissement clair et net. Soit Sherlock lui donnait une bonne raison pour le retenir, soit il se levait dans les trois secondes, et il allait se battre.

— Non, répliqua Sherlock à voix haute. Ça ne servirait qu'à te mettre en danger inutilement...

John eut l'air exaspéré que Sherlock ne le pense pas capable de faire le poids, mais le détective ne lui laissa pas le temps de répliquer.

— L'alcool les rend imprécis, mais imprévisibles. L'un des deux pratique la boxe en compétition, et un autre a un cran d'arrêt, reprit Sherlock, imperturbable. Trop risqué. En outre, nous sommes filmés.

Il désigna de la main la caméra de surveillance du train, comme il y en avait partout à Londres. Les hommes, intrigués probablement par sa réaction, l'écoutaient vaguement et suivirent des yeux ce qu'ils pointaient.

— Cela pourrait se retourner contre toi, du coup, puisqu'il y aurait des preuves que c'est toi qui as commencé. Et c'est toi qui es censé me sortir de prison régulièrement, pas l'inverse.

John marmonna quelque chose à propos du fait que c'était eux qui commençaient, parce qu'ils insultaient Sherlock, mais ils savaient tous les deux que les bandes ne captaient que l'image, pas le son, et que Sherlock avait raison : ce serait John qui serait jugé coupable s'il se mettait brutalement à taper sur ces mecs.

— Mais l'avantage, c'est que nous connaissons quelqu'un de très compétent avec des caméras qui se fera un plaisir, j'en suis certain, de tirer quelques ficelles pour punir quelques personnes au hasard.

L'allusion à Mycroft, si surprenante et inattendue, fit éclater John de rire, laissant les pervers complètement perplexes.

Cependant, l'hilarité et la distraction causées par la réplique de Sherlock ne durèrent pas éternellement. Les hommes, même s'ils ne disaient plus rien de grossier, continuaient de le reluquer, et ça mettait John mal à l'aise, et Sherlock encore pire. Dans un réflexe instinctif, il tenta de croiser les bras sur sa poitrine, ayant parfaitement remarqué que c'était ce qu'ils mataient le plus, mais cela ne servait pas à grand-chose. Son manteau était taillé pour sa silhouette longiligne d'homme, il ne pouvait pas être fermé sur cette opulente poitrine de femme. Ses bras offraient une maigre protection. En temps normal, Sherlock ne pensait même pas à fermer son manteau. Ça ne collait pas avec l'image qui s'en dégageait, quand il virevoltait derrière lui dans ses grands mouvements grandiloquents et que John le traitait de drama-queen. Mais, en cet instant précis, il aurait donné n'importe quoi pour pouvoir le fermer.

— Viens, indiqua soudain John.

La main directive du militaire attrapa celle de Sherlock, et le tira en avant, l'obligeant à se relever. Quand il fut debout, et que John le tira vers les portes pour le faire sortir à une station qui n'était pas la leur, quelques sifflements se firent entendre. D'autres commentaires, aussi. Sur son cul. Sur le fait que finalement John était peut-être bien un homme qui savait diriger sa gonzesse. Que s'il voulait la partager, ils étaient dispo.

La nausée de Sherlock revint avec force. Il ne se sentait pas réellement en danger, pas avec John à côté, mais il ne pouvait pas se départir de cette sensation désagréable en fond de ses entrailles, un frisson déplaisant qui naissait à chaque nouveau mot.

Ils ne répondirent pas, et Sherlock ne dit rien sur la main que John tenait toujours entre les siennes, qu'il broyait consciencieusement pour s'empêcher de réagir.

Un instant plus tard, le train s'immobilisait en gare et ils descendirent rapidement, John entraînant Sherlock pour le faire avancer, plus loin.

Ils n'étaient pas allés très loin quand un chuintement leur apprit que le train était reparti. John s'immobilisa, relâcha Sherlock, et la tension de ses épaules redescendit sensiblement.

— Pourquoi sommes-nous descendus ? demanda Sherlock.

Il se retourna pour de nouveau se positionner sur le quai, et aperçut les panneaux lumineux. Le prochain train passait dans douze minutes, qu'ils allaient devoir passer sur ce quai en extérieur pas vraiment protégé du vent. C'était tout ce dont le détective avait horreur, de l'attente passive, sans rien pour s'occuper. Des gens arriveraient sans doute bientôt sur le quai et il pourrait s'amuser à les déduire, mais ce n'était pas un passe-temps amusant s'il n'y avait pas un mystère à résoudre.

— Pour nous éloigner, répondit John.

— Pourquoi ?

La question de Sherlock, sur un ton buté d'enfant entêté, agaça John.

— Parce que je préférais vraiment éviter d'avoir envie de les buter jusqu'au point où je n'aurais pas pu me retenir ! explosa-t-il. Ose me dire que tu n'as pas détesté chaque seconde avec eux ! Je te connais et je sais très bien quand tu es mal à l'aise et quand tu fais semblant de rien !

Il avait raison, bien sûr, mais ça ne suffisait pas à Sherlock.

— Mais nous n'avions pas tort. Nous ne faisions rien de mal. Nous n'étions pas en tort. Pourquoi est-ce à nous de descendre ?

John se passa une main exaspérée sur le visage.

— J'en sais rien, Sherlock ! C'est comme ça ! Personne ne réagit, personne ne dit rien, alors à choisir, pour te mettre en sécurité, on s'éloigne, c'est tout !

C'était la réponse la moins convaincante de tous les temps, et pourtant la plus sincère.

— Je n'ai pas besoin que TU me mettes en sécurité, grinça Sherlock. Je suis parfaitement capable de le faire seul.

— Pas en ce moment, répondit John.

— À cause de ce corps ?

Le médecin ne répondit rien. Il n'avait pas l'hypocrisie d'avouer le oui qui lui transperçait les yeux.

— J'ignorais que tu étais machiste, John, siffla le détective. Soudainement, j'ai des attributs féminins, alors je suis une jeune demoiselle en détresse, et tu me dois de me protéger, d'agir pour moi, de décider à ma place ?

— Ce n'est pas ça... se défendit mollement John.

Il aurait voulu expliquer qu'il avait bien perçu la nausée de Sherlock. Il n'avait jamais vécu ça, ne s'en était sans doute jamais rendu compte. John en avait déjà entendu parler des douzaines de fois, en avait déjà été témoin. Il avait même déjà réagi en mettant en déroute deux mecs qui s'approchaient un peu trop d'une fille seule et qui ne semblaient pas comprendre que « non merci, laissez-moi tranquille » signifiait exactement « non merci, laissez-moi tranquille » et pas « oui bien sûr que j'ai envie de me faire baiser comme une chienne comme vous le proposez si aimablement ». John ne se considérait pas comme machiste. Il voulait dire à Sherlock qu'il savait que son autisme allait très mal réagir à ça, surtout qu'il avait déjà fort à faire avec ce changement de corps, et qu'il semblait garder ses réactions sous cloche.

Mais il savait que malgré ses justifications, Sherlock avait en partie raison : John, dans un réflexe idiot et vieux comme le monde, hélas, s'était instinctivement senti dans le rôle de l'homme qui devait réagir, et avait pris une décision unilatérale, obligeant Sherlock à obéir, à lui obéir, sans lui laisser le choix.

— Tu as raison, reconnut-il. Je suis désolé. Ma réaction n'était peut-être pas appropriée, et je suis désolé d'avoir décidé pour toi, mais je n'ai vu aucune autre solution et j'ai agi sans réfléchir.

Sherlock haussa les épaules, pas vraiment une acceptation des excuses de John, mais nettement moins fâché que précédemment.

— On aurait tout simplement pu ne rien faire et les laisser parler, indiqua-t-il. Ils n'auraient rien fait. Ils n'étaient bons qu'à parler.

John eut une moue désabusée.

— T'es sûr de ça, Génie ?

— Bien sûr. Tu ne me fais plus confiance pour déduire les gens, maintenant ?

— Non, répondit très sincèrement John. Enfin, si, bien sûr. Évidemment que tu sais toujours tout déduire des gens, et que tu ne te trompes presque pas, rien de neuf sous le soleil. Mais je pense que tes conclusions peuvent être biaisées par ta nouvelle... situation. As-tu pris en compte dans tes paramètres d'analyse que physiquement tu avais... changé ? acheva-t-il, euphémisme pour parler du corps féminin de Sherlock.

Le détective médita un instant la question de John. Il ne faisait pas de différence entre les genres. Seul comptait son cerveau, son intelligence, ses déductions, comme cela avait toujours été le cas. Il n'avait pas pensé que les choses étaient différentes s'il était un homme observateur extérieur d'un évènement, ou femme directement concernée par la situation. Son esprit rationnel lui hurlait que ça n'avait aucune importance, que le genre n'avait aucune influence sur tout ça. Mais une sensation désagréable dans sa poitrine, résidu de ce qu'il avait ressenti en présence de ces agresseurs, le faisait réfléchir.

— Et, reprit John en voyant qu'il ne répondait pas, peux-tu dire avec certitude que nous aurions été capable de rester sans réagir jusqu'à la fin de notre trajet ? Tu étais mal à l'aise, et je pense que le mot est faible. J'étais furieux, et je crains que ça ne soit un euphémisme également. J'aurais pu les tuer...

Sherlock retint in extremis une réplique sarcastique sur la gestion de la colère de John Watson, quand Sherlock était impliqué. Le monde semblait penser que le détective était le fou imprévisible d'eux deux, et cantonnait John au rôle du gentil médecin, doux comme un agneau, gentil et compréhensif. Ça n'aurait pas pu être plus éloigné de la vérité. John, quelques heures à peine après leur rencontre, avait abattu un homme de sang-froid pour protéger Sherlock. Encore un truc dont ils avaient conscience tous les deux, et dont ils n'avaient jamais reparlé.

John pouvait casser des poignets et des chevilles avec une précision affolante, et mettre hors d'état de combattre des hommes deux fois plus grands que lui avec une facilité évidente. Trop de gens se fondaient sur son apparence tranquille, mais c'était un leurre. Avoir passé l'essentiel de sa vie d'adulte sur des champs de bataille, certes pour y pratiquer la médecine et sauver des gens, mais en sachant aussi se défendre efficacement, avait appris à John de tas de choses plutôt létales.

Alors quand il disait qu'il aurait pu les tuer, Sherlock n'avait aucun doute qu'il ne s'agissait pas d'une façon de parler, mais d'une réalité. Si le médecin s'était levé pour aller se battre, il y serait allé avec l'intention de faire du mal, et c'était nettement plus compliqué, même pour Mycroft, de sortir quelqu'un de prison pour meurtre ou tentative de meurtre que simplement un passage à tabac.

— Il ne nous restait que quelques stations, plaida Sherlock, sans vraiment répondre à la question.

— Ose me dire que tu n'allais pas dégobiller de dégoût avant !

— Je ne « dégobille » pas, répliqua le détective avec un air pincé qui n'était pas sans rappeler son frère, ce que tout le monde se garderait bien de lui dire.

— Tu m'as compris. Tu étais très mal à l'aise, Sherlock, reconnais-le.

Sherlock ne répondit rien, faisait mine de s'intéresser à l'écran lumineux qui indiquait que le prochain train était désormais à l'approche. Autour d'eux, sur le quai, des gens étaient arrivés et ne leur accordait pas la moindre attention, comme tous les gens dans les transports, dont les regards glissent sur les autres avec désintérêt la plupart du temps.

— Oui, murmura-t-il soudain en réponse. Je... je ne saurai pas expliquer ce que je ressentais mais... oui.

John n'insista pas, et ne dit rien. Mais sa main, par réflexe, se leva pour se poser sur l'épaule de Sherlock, la presser en guise de soutien, glisser sur son omoplate, son dos, dans une caresse tendre, une marque de soutien. John n'était pas spécialement tactile, pourtant, avec son ami. Il le devenait bizarrement, depuis peu. Et les sentiments que cela fit brusquement naître en Sherlock étaient nettement moins compréhensibles et explicables que le dégoût ressenti plus tôt.


La fin de leur trajet se fit en silence. Sherlock, pourtant habitué à faire attention à son environnement pour le déduire inconsciemment, réalisa soudain beaucoup plus de détails. Des regards masculins qui s'attardaient sur lui davantage que d'habitude. Il repérait habituellement les regards féminins sur son corps, mais ils étaient généralement brefs, ni insistants, ni désagréables, généralement. Quelques fois, les femmes détournaient le regard en souriant quand il les regardait rapidement à son tour. Il lui était arrivé également que des hommes le regardent, mais c'était encore plus furtif. John lui avait déjà expliqué que son physique avantageux attirait les gens, que les femmes aimaient le regarder, mais que les hommes qui le faisaient avaient généralement peur de se faire taxer de gay ou ce genre de choses. Sherlock, pour qui les questions de genre et d'orientation sexuelle n'avaient aucune importance, n'avait pas réellement compris.

Il réalisa soudain que, même sans atteindre la lourdeur des commentaires des agresseurs du train précédent, les regards que les hommes posaient généralement sur son corps de femme étaient plus longs, plus désagréables.

Pour quelqu'un comme lui, habitué à tout déduire, il réalisait plus souvent qu'il ne le pensait le désir et les pensées qui traversaient ces hommes.

Quand, enfin, ils sortirent du métro à la station de Baker Street pour rentrer chez eux, il était épuisé.

— Est-ce que tous les hommes sont ainsi et toutes les femmes passent leur temps à se sentir comme ça ? demanda-t-il à John.

— Comme quoi ?

— Comme quoi, quoi ?

— Les deux. Tu as dit les hommes sont ainsi et les femmes se sentent comme ça. Précise ta pensée. Pour les deux. Je ne te suis plus.

Sherlock, levant les yeux au ciel comme s'il était évident que John avait suivi tout son cheminement de pensées durant tout le reste de leur trajet, entreprit de lui expliquer le nombre de regards qu'il avait surpris sur lui, majoritairement masculins, et le fait qu'à la longue, il en avait été gêné.

John l'écouta pensivement, les poings serrés. Il avait encore trop à l'esprit la violence verbale des quatre individus. Il n'avait pas remarqué par la suite que quiconque s'intéressait à Sherlock, et était surpris de découvrir que c'était le cas.

— Pour répondre à ta première question, je dirais que non, tous les hommes ne sont pas ainsi. Dans ton grand cerveau de super-génie, tu serais capable de savoir combien de gens nous avons croisés, quelle est la proportion d'hommes, et combien t'ont regardé de manière trop appuyée ?

Sherlock secoua la tête. Ils avaient pris un train de banlieue, et deux métros. Même lui ne pouvait pas tenir un décompte précis.

— Par contre, je peux te donner le nombre exact d'hommes qui m'a regardé : douze.

Ni l'un ni l'autre n'avait aucune idée de si le nombre était élevé, pour un trajet de presque une heure au total, avec de nombreuses stations, deux changements. John savait que des milliers de personnes empruntaient chaque jour le métro londonien et toutes ses ramifications de banlieue à la surface, les trains overground. Combien en avaient-ils croisés ? Des centaines ? Combien d'hommes ? Était-ce beaucoup, ou peu ?

— Je ne saurais pas dire si c'est beaucoup, reconnut John, mais fondamentalement, ça n'en fait pas une majorité. Je pense juste que c'est comme pour tout : les choses désagréables sont marquantes, et nous paraissent plus importantes que tout le reste. On se souvient plus facilement d'un mec qui nous a regardé de travers, que des dizaines d'autres dans le même wagon qui sont totalement indifférents. J'imagine que c'est de là que vient ton impression que 'tous les hommes sont ainsi', mais je pense sincèrement que ce n'est pas le cas, et j'ose espérer qu'il y a plus de mecs biens au monde. Et il doit probablement y avoir dans le lot des tas de femmes un peu limites aussi, mais elles doivent agir différemment.

Sherlock hocha la tête, lentement. Lui qui se targuait de si bien connaître l'espèce humaine réalisait la profondeur de son ignorance sur ses sujets. Lentement mais sûrement, l'idée d'être une femme lui apparut comme une bonne chose : il pouvait apprendre la réalité de choses qu'il n'aurait jamais pu appréhender autrement. Ça lui paraissait même être une chose enviable. À condition qu'il sache comment redevenir homme. L'acceptation de ce nouveau corps ne changeait absolument rien au fait qu'il voulait être lui.

— Pour le reste, je reste persuadé que tu devrais en parler à Molly, reprit John. Je... je me suis jamais senti en danger dans un métro ou une ruelle mais... il paraît que toutes les femmes ont déjà subi ça. Je sais pas si c'est vrai. Molly est une femme. Ce serait plus simple de lui en parler à elle, non ?

Sherlock se renfrogna, et se mit à marmonner dans sa barbe, ce que John perçut comme un progrès : il n'avait pas dit non.

Arrivés devant la porte de l'appartement, il sortit ses clés, et indiqua d'un signe à Sherlock qu'il allait passer devant, vérifier que Mrs Hudson n'était pas dans le coin, prête à venir les accueillir et faire la conversation. Une fois certain que le passage était libre, Sherlock passa le premier, montant rapidement, John à sa suite, afin de ne pas croiser leur logeuse. Revenus dans la sécurité de leur appartement, John ferma la porte derrière eux, lui donnant un tour de clé, ce qu'ils ne faisaient généralement jamais. Les gens allaient et venaient librement dans leur appartement.

Sherlock se laissa tomber dans son fauteuil, sans la moindre grâce, manifestement épuisé. Un coup d'œil à sa montre indiqua à John que la soirée commençait, et il prit conscience que cela ne faisait même pas 24h qu'ils étaient dans cette situation. La journée avait été longue, et il se sentait épuisé aussi.

— Et maintenant ? demanda Sherlock.

John haussa les épaules, déplaçant un bouquin ouvert sur le sol pour pouvoir atteindre son propre fauteuil. Évidemment, tout le bazar sorti par Sherlock pour ses recherches n'avait pas été rangé, et on aurait pu croire à un cambriolage.

— J'ai écrit à Mike sur le trajet. Il se renseigne sur l'hospitalisation de Mrs Afaldo. Quand il saura, il me tiendra informé de si elle est réveillée, en forme pour recevoir des visites, ce genre de choses. Sinon, on peut attendre les résultats d'analyse de Molly. Et sinon...

Il n'avait pas de réponses. Aucune proposition à faire. Aucune idée dans son esprit. À part attendre et prier, ils ne savaient pas quoi faire.

— Peut-être que tout sera redevenu comme avant demain ? tenta-t-il en désespoir de cause.

Sherlock paraissait y croire encore moins que lui. S'ils avaient réellement été persuadés de cette possibilité, ils ne se seraient pas donné tout ce mal aujourd'hui, en achetant des vêtements et en cherchant des solutions. L'un comme l'autre avait le sentiment instinctif et inexplicable que la situation allait durer.

Le détective n'avait pas comme caractéristique d'aimer attendre, et quand il se saisit soudain de l'ordinateur de John pour y faire Dieu sait quoi, son ami préféra ne pas l'interrompre ni ne lui demander ce qu'il comptait faire.


Prochain chapitre : Me 19/07

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