Bonne lecture ! Ce chapitre est un peu plus court que les précédents, mais c'est plutôt la norme, les autres étaient longs en fait ^^'
Chapitre 7
La soirée, lentement, s'écoula. John prit une douche, rangea la cuisine, fit le repas, répondit à des mails, discuta par SMS avec des amis qui voulaient prévoir une soirée prochainement, avança un roman, zappa à la télé sur un documentaire avant de fatiguer et d'aller se coucher. Sherlock n'avait pas bougé du fauteuil, sinon pour répondre à l'injonction de John de dîner, et n'avait quasiment pas parlé, à l'exception d'une longue plainte à propos du soutien-gorge qu'il portait, et qui avait donné lieu à la conversation surréaliste suivante :
— Ça me fait mal, à la longue, ce truc !
— Enlève-le. Plein de femmes font ça en rentrant le soir.
— Pourquoi elles en portent dans la journée, alors ?
— Je ne sais pas. Parce que c'est socialement demandé ?
— C'est absurde.
— Beaucoup de choses sont absurdes et on continue de les faire quand même.
— J'ai mal.
— Enlève-le.
— Mais il faut que je me déshabille, c'est pénible.
— Non. J'avais des copines qui les enlevaient sans enlever leurs vêtements.
— Comment ça ? s'ahurit Sherlock, en ouvrant des yeux ronds.
John avait été bien en peine de lui répondre. Il voyait à peu près le principe, mais n'était pas certain de savoir le mettre en œuvre réellement, et encore moins de pouvoir le décrire pour l'expliquer. Et le détective avait rajouté des éléments supplémentaires à ses recherches : « comment enlever un soutien-gorge sans enlever ses vêtements » et « pourquoi porter un soutien-gorge dans la rue ? » faisaient désormais partie des recherches Google de l'ordinateur de John. Il avait déjà passé sa soirée sur les sites féministes à découvrir l'ampleur des statistiques sur le harcèlement de rue, la culture du viol, et la lutte contre le patriarcat, découvrant un monde insoupçonné pour lui. John l'avait laissé faire. Si c'était sa manière à lui de gérer sa nouvelle situation, soit. Qu'il s'implique dans la lutte pour les droits des femmes. Ça ne pourrait jamais lui faire du mal.
— Je vais me coucher, indiqua-t-il à son ami à une heure avancée de la nuit. Ça va aller ?
— Pourquoi ça n'irait pas ?
John haussa les épaules. Il fit un geste vague vers le détective pour désigner son corps entier, comme si ça expliquait tout et rien à la fois. Il n'avait pas envie de préciser à son ami de ne pas oublier de s'assoir pour aller aux toilettes, de penser à bien se laver et rincer entre et sous les seins s'il prenait une douche, que peut-être il n'arriverait pas à dormir sur le ventre comme il pouvait en avoir l'habitude à cause de sa poitrine, et de tas d'autres détails qui saturaient son esprit et qui nécessitaient d'imaginer Sherlock dans le quotidien, et qui l'avaient perturbé toute la soirée.
John s'était torturé l'esprit pendant toutes les dernières heures : il culpabilisait de faire des choses normales, alors que la situation était si anormale. Et il culpabilisait de penser à des trucs absurdes quand il songeait à la situation, comme le fait que Sherlock devrait laver son entre-jambe sous la douche, et donc passer la main entre ses cuisses, et ensuite imaginer Sherlock passer sa main entre ses cuisses avec son corps de femme, et des tas d'images dont il ne voulait pas analyser la teneur se généraient alors dans son esprit.
— Bonne nuit, Sherlock, répondit-il finalement en tournant les talons.
Il était épuisé, mais il n'était vraiment pas sûr de réussir à dormir.
Au réveil, le lendemain matin, la maison était totalement silencieuse, et si, pour un instant, John savoura le calme, au bout de cinq secondes, il se mit à paniquer. Il avait beaucoup plus dormi qu'il ne s'en pensait capable, finalement, et s'était levé tard. Son rythme de vie avec Sherlock, quand il ne faisait pas l'effort de trouver un emploi stable entre deux renvois pour absentéisme (il était difficilement capable de résister à Sherlock lui proposant une enquête, au détriment d'à peu près tout), était vraiment effarant, au point qu'il en oubliait de se lever le matin.
La luminosité du salon était déjà forte, preuve que le soleil était haut dans le ciel.
— Sherlock ? appela-t-il dans le silence.
L'absence de réponses le paniqua, et il se précipita dans la chambre de son colocataire, entrant sans frapper. La porte n'était ni fermée, ni verrouillée de toute manière. Sherlock ne fermait jamais sa porte. Tant pis pour l'intimité. Le cerveau de John fourmillait d'hypothèses absurdes : Sherlock avait pu avoir n'importe quel problème dans la nuit, lié à cette nouvelle condition étrange. Le retour de la fièvre, de sa brûlure ? John aurait dû rester avec lui. Le veiller. Vérifier qu'il allait bien, au lieu de monter se coucher à l'étage pour égoïstement prendre du repos.
Il avait eu le temps de penser à tout cela à toute vitesse, les pensées s'entrechoquant dans son cerveau, le temps du chemin entre le salon jusqu'à la chambre de Sherlock. Qui était désespérément vide. Sherlock y avait dormi, cependant, John pouvait le dire aux draps froissés. Sherlock refaisait rarement son lit, mais ça arrivait à John, s'il passait dans la chambre déposer ou prendre du linge, d'y tirer les draps pour remettre les couvertures d'aplomb, un reste de vie militaire qui ne pouvait pas supporter un lit pas fait au carré.
Déboussolé par cette absence, John vérifia, par acquit de conscience, la salle de bains — au cas où Sherlock y soit en train de gésir, blessé ou pire, mort — mais elle était tout aussi déserte. L'appartement n'était pas si grand, et John se retrouva de nouveau dans le salon, complètement perdu et perplexe.
Sherlock avait dû poursuivre ses recherches dans la nuit, parce que le bazar était toujours là (en même temps, John avait conscience que s'il ne le rangeait pas, personne ne le ferait) et que l'ordinateur du médecin était posé par terre, totalement déchargé. N'apercevant pas le téléphone de Sherlock dans le capharnaüm, John se résolut à l'appeler.
Tomba sur la messagerie.
Envoya un SMS : « t'es où ? Réponds-moi, Sherlock. »
Et attendit.
Il lui paraissait inconcevable que Sherlock, avec sa nouvelle condition, soit sorti seul tôt le matin. Pour autant, John n'imaginait pas qu'il ait pu être kidnappé chez eux sans qu'il ne se rende compte de rien. À moins que, tout simplement, Sherlock ait récupéré son corps, le vrai. Et qu'il soit parti enquêter ou faire Dieu savait quoi Dieu savait où, comme d'habitude.
Ça n'expliquait pas l'absence de réponses à ses appel et message, cela dit. Un sentiment de douleur étreignit John, alors qu'il passait dans la cuisine pour se faire du thé. Ce sentiment de perte et de chagrin qu'il avait ressenti tous les jours pendant plus de deux ans, tous les matins en se réveillant quand, encore dans les brumes du sommeil, il oubliait que son meilleur ami était mort et pensait qu'il allait le retrouver en descendant à la cuisine. Puis il se rappelait que Sherlock était décédé, et il souffrait.
Bien sûr, il s'était avéré que Sherlock était tout sauf mort, et il était revenu, mais l'angoisse et le chagrin n'avaient jamais réellement déserté le cœur de John. Quand il ne savait pas où était Sherlock, typiquement un moment comme celui-ci, une part de lui l'imaginait mort pour de bon, loin de lui, et sans aucun moyen de le savoir.
Il attrapait la bouilloire machinalement quand il sentit quelque chose d'étrange sous sa paume, et détacha le morceau de papier collé sur l'anse.
Parti enquêter — SH
C'était une attention surprenante de la part du détective, mais John fut soulagé. Au moins, il était vivant, en totale capacité de ses facultés mentales (il savait que John se faisait du thé tous les matins et que c'était donc le meilleur endroit pour lui laisser un mot, le seul qu'il était certain qu'il regarde et trouve), et sorti volontairement.
— Il pourrait répondre à mes SMS quand même, marmonna John au silence de la pièce.
Restait la question lancinante : Sherlock était-il sorti parce qu'il était redevenu lui-même, ou parce qu'il avait brusquement décidé d'assumer son nouveau corps ?
John eut la réponse quelques temps plus tard. Il avait eu le temps de prendre un petit déjeuner, s'habiller, s'inquiéter, ranger le salon histoire de lui redonner forme humaine, s'inquiéter, envoyer des messages sans réponse, s'inquiéter, prendre une douche, s'inquiéter, commencer à préparer le déjeuner, et s'inquiéter, le tout pas forcément dans cet ordre, quand Sherlock revint enfin.
Il suffit d'un coup d'œil rapide à John pour apprendre que rien n'avait changé, et qu'il était toujours bloqué dans ce corps féminin. Par contre, il semblait nettement mieux l'assumer.
— T'étais passé où ? l'apostropha-t-il.
Sherlock, sans répondre, se laissa tomber dans le canapé, s'allongeant de tout son long comme il avait l'habitude de le faire mais rendant un tableau très différent de d'habitude.
— Sherlock, tu as reçu mes messages ? Tu savais que je m'inquiétais ! Pourquoi t'as pas répondu ?
— J'étais occupé, grogna le détective. Expérimentation.
— Et ça t'aurait tué de me répondre ?
John avait conscience d'être un peu plus énervé que la situation ne l'aurait mérité, mais il ne supportait pas quand son colocataire agissait de la sorte.
— J'étais occupé. Je vais bien. Où est le problème ?
— Le problème c'est que je n'en savais rien ! Je ne savais même pas où tu étais !
— Je t'avais laissé un post-it, pointa Sherlock.
— Ça ne me disait pas où tu étais !
Sherlock passa une main sur ses tempes, et laissa retomber son bras sur son front, comme épuisé par cette conversation absurde, qu'il détestait mener. John, planté debout au pied du canapé, surplombant son ami, avait l'air furieux.
— C'est quoi exactement le problème ? Je n'ai plus le droit de sortir sans toi ? Sans te prévenir ? Sans te faire un rapport circonstancié d'où je vais et avec qui ?
John frémit, se demandant qui Sherlock avait vu. Il n'eut pas le temps de répliquer que le détective poursuivit.
— Parce que mon corps est celui d'une frêle femme, il faut que tu me protèges ? Que tu t'occupes de moi ? Que tu m'accompagnes partout ? À quel point es-tu hypocrite, au juste, à prôner tes belles valeurs féministes et respecter tes conquêtes, et à m'interdire de sortir comme je le souhaite ?
John serra les poings, à deux doigts de frapper son colocataire. Sherlock le regardait droit dans les yeux, ses pupilles de glaces braquées sur lui. Il avait entièrement tort, et en cet instant, John ne pensait absolument pas d'à quoi ressemblait son corps. Il ne voyait que les yeux, et c'était ceux de Sherlock, son colocataire, son meilleur ami, la personne qui lui avait redonné l'envie de vivre après l'armée, qui lui offrait une raison de vivre rien qu'en existant. Mais Sherlock était présentement en colère, et il vomissait des mots acides dans le seul but de faire du mal à son ami, et cela fonctionnait.
Sauf qu'à ce jeu-là, il pouvait être deux.
— Tu es un abruti. Ça n'a absolument rien à voir avec ta condition féminine, articula-t-il lentement.
Sherlock laissa échapper un rire méprisant et cruel. La plupart du temps, il n'était pas volontairement cruel, le médecin le savait. La plupart du temps, il ne comprenait sincèrement pas son environnement. La plupart du temps, c'était de la maladresse, des mots prononcés sur un ton trop franc qui pouvaient sonner méchants. Mais en de rares occasions, Sherlock savait se montrer profondément cruel, et c'était souvent John qui en faisait les frais. Parce que John était le seul qu'il connaissait assez pour ça. Parce que John était le seul qu'il connaissait assez pour savoir qu'il lui pardonnerait, à la fin.
— Ah non ? Et ça a à voir avec quoi, alors ? siffla Sherlock.
John lui jeta un regard froid.
— Avec ta mort, répliqua-t-il, plus glacial que l'Antarctique. Parce que quand tu pars sans que je ne sache où, quand, avec qui, pourquoi, quand est-ce que tu dois revenir... je finis toujours par penser que tu pourrais ne jamais revenir ? Être mort pour de bon, ou le faire croire encore une fois, et me laisser derrière, comme toujours. Je ne revivrai pas ça, Sherlock. J'ai eu ma dose de souffrance vis-à-vis de toi, et le pire, ce n'est pas l'absence. C'est que tu ne le regrettes même pas.
C'était entièrement faux. Sherlock regrettait, et il le savait. D'ailleurs, le détective s'était brusquement redressé en entendant ces mots, et était livide. John, avec méchanceté, eut un sourire satisfait. Il avait gagné cette bataille, et fait souffrir Sherlock.
Pourtant, au fond de lui, il n'en ressentait aucun sentiment de victoire, juste une impression de vide et de destruction.
Sans un mot, il fit volte-face, et ne tint pas compte du balbutiement de Sherlock dans son dos. Il monta l'escalier, et claqua la porte de sa chambre.
John regretta presque immédiatement son coup d'éclat. Sherlock regretta presque immédiatement son arrogance. Pourtant, par fierté, aucun des deux ne bougea dans un premier temps, John boudant dans sa chambre, Sherlock blessé dans le salon. C'était une drôle d'inversion des rôles, parce que généralement le détective était celui qui pouvait s'enfermer dans le mutisme par bouderie pendant des heures, et John celui qui avait le cœur brisé par la langue assassine de son colocataire, mais ça ne changeait rien au fond du problème : leur capacité de communication frisait parfois le néant.
Dans la suite logique de leur dispute inversée, la résolution le fut également : John, celui qui pardonnait et faisait un effort de conciliation, ne bougea pas de sa chambre. Et Sherlock, se raclant la gorge de gêne, vint y frapper au bout d'un moment.
— John ? J'ai fini de préparer le déjeuner. Si tu souhaites manger avec moi, c'est prêt. Si tu préfères rester dans ta chambre, je comprendrais, et je peux te monter un plateau.
La porte s'ouvrit immédiatement, sur un John effaré, le regard fou. En un instant, le détective examina les options : John était terrifié à l'idée qu'il ait cuisiné. Ou : John était surpris que Sherlock propose de lui-même de déjeuner. Ou : John était abasourdi à l'idée qu'il fasse preuve de suffisamment de prévenance pour respecter sa volonté et se montrer gentil.
Dans la foulée, Sherlock se fit la réflexion qu'au contraire de ce qu'il pensait, si l'option 3 était la bonne, il était plus un connard qu'il ne le croyait.
Mais John le détrompa aussitôt :
— TU AS TOUCHÉ À MA CUISINE ? Qu'est-ce que tu as fait ? Quel massacre as-tu infligé à mon plat ? Ooooh, ça promettait d'être un chef-d'œuvre ! Sherlock, crois-moi, ce n'est pas parce que tu es devenu une femme que subitement tu as des compétences en cuisine !
C'était une blague totalement sexiste, et inattendue, et ils explosèrent de rire tous les deux, parce qu'ils avaient conscience que John ne le pensait pas une seule seconde et en un instant, ils retrouvèrent leur complicité.
— Je n'ai rien fait de mal, décréta Sherlock, un sourire aux lèvres.
— Je demande à voir pour le croire ! répondit John avec le même sourire.
— Après toi ! l'invita Sherlock en lui faisant un signe galant de la main, absurde et d'un autre âge, mais qui les fit sourire un peu plus.
John descendit les marches en premier, souriant et joyeux, Sherlock à sa suite. Il découvrit, à sa grande surprise, qu'il préférait vraiment être réconcilié avec John que fâché avec lui. Avant, il n'avait jamais réalisé que l'état de son colocataire lui importait autant.
Ils arrivèrent dans la cuisine, toujours joyeux. Puis des cris d'effrois résonnèrent dans la cuisine, John hurla son désespoir, et ils commandèrent chinois.
Prochain chapitre : Me 26/07
Reviews, si le coeur vous en dit ? :)
