Bonne nouvelle ! Je suis en vacances, oui, mais avec un nouveau téléphone. Un téléphone qui accepte parfaitement de faire fonctionner l'application ffnet, laquelle me permet de publier sans difficulté ni délai :) alors je peux pas répondre aux reviews mais je peux au moins vous offrir le chapitre !

Bonne lecture !

Chapitre 10

— Et si je venais avec toi ?

La journée était bien entamée, et John avait fini par répondre positivement à la demande de Mike, mais Sherlock connaissait suffisamment bien son colocataire pour savoir qu'il le faisait par sens du devoir plutôt que par envie. Manifestement, entre ses angoisses irrationnelles de voir Sherlock partir en fumée et son devoir de remercier Mike en pintes pour l'aide apportée, le devoir l'avait emporté, ce qui était tout sauf surprenant.

Mais depuis sa décision, John se torturait, et Sherlock s'attendait à le voir changer d'avis rapidement.

Du coup, son esprit génial avait proposé cette troisième alternative, et sans fausse modestie, il jugeait son idée brillante. À voir les yeux écarquillés de surprise de John, il ne pensait pas la même chose. À moins que ce fût l'irruption brusque de Sherlock dans la salle de bains, sans préavis, alors qu'il était en train de se raser pour se préparer.

— Pardon ? balbutia-t-il, le visage plein de mousse.

Il était aussi à moitié déshabillé, mais Sherlock n'en avait fait rien à faire, et il pénétra dans la pièce en conquérant, s'asseyant sur le rebord de la baignoire. John retourna à son rasage, et leurs yeux se croisaient dans le miroir.

— Je peux venir avec toi, expliqua Sherlock avec patience. Peut-être que ça t'aidera. Tu oscilles entre ce que tu appelles les deux illusions, celle où je suis mort et celle où je suis revenu. Si je t'accompagne, alors que je n'ai jamais fait ça, ça t'aidera à te convaincre que tout est réel.

— Euh...

— Et, avantage indéniable, cela te permet de respecter ta promesse à Mike, qui semblait enchanté de te voir au vu de la profusion du nombre de smileys et de points d'exclamation qu'il a mis dans son message.

— Tu as encore lu mes textos ? soupira le médecin, en achevant de passer le rasoir sur sa gorge.

Heureusement que Sherlock avait déboulé à un moment non critique. Il aurait été capable de le faire sursauter et se couper profondément.

— Bien sûr que non. C'est Mike. C'est facile de deviner.

John tentait de se concentrer uniquement sur son reflet dans le miroir, mais il ne cessait d'être attiré par les iris pâles de son ami qui le transperçaient.

— Je vois au moins deux problèmes à ta proposition, Sherlock.

— Je t'écoute, répondit le détective, avec un air qui disait clairement qu'il allait trouver de quoi démonter l'argumentation de John, et plus vite que ça.

— Voire même trois, réfléchit le médecin. Premièrement, je ne t'ai jamais vu boire.

Sherlock haussa les épaules. Ce n'était pas un problème à sa proposition.

— C'est le cas. Ça ne m'arrive jamais.

— Pourquoi ? demanda John en fronçant les sourcils, se retournant soudainement.

Il avait fini de se raser et de rincer son visage des dernières traces de mousse, et il s'appuya contre le lavabo pour faire face à Sherlock. Son torse était nu, à la hauteur des yeux d'un Sherlock assis, et sans vraiment le réaliser, le cerveau de Sherlock se mit à cataloguer des informations supplémentaires sur John dans son Palais Mental. Si John avait déjà vu son colocataire entièrement nu, l'inverse n'était pas vrai. Le médecin était nettement plus pudique. Et ne passait pas son temps à se mettre en danger, nécessitant qu'on le soigne.

— Je veux dire, c'est comme la cocaïne ? Tu y as été accro ?

C'était l'une des choses que Sherlock aimait le plus chez son ami. Il était la seule personne à parler frontalement de ses addictions passées, et la seule personne de la part de laquelle le détective le tolérait.

— Non. Je n'ai jamais bu, c'est tout. Ça ne m'a jamais intéressé, bizarrement. La cigarette, la cocaïne, l'héroïne me suffisaient. J'ai testé beaucoup plus de choses que tu ne penses, et toutes qu'un médecin réprouverait, de l'ecstasy aux amphétamines en passant par la meth. L'alcool n'a jamais fait partie de mes vices.

Il haussa de nouveau les épaules.

— T'as jamais bu ne serait-ce qu'une bière ?

Sherlock fouilla dans sa mémoire.

— Je ne crois pas. Aucun intérêt.

John rit doucement. Sherlock était improbable, comme d'habitude. Il avait pris de l'ecstasy, avait synthétisé sa propre solution chimique à base de cocaïne, mais il n'avait jamais bu une bière de sa vie. Ça paraissait si absurde, mais tellement Sherlock qu'il ressentit une bouffée d'affection pour ce phénomène assis en face de lui, les bras croisés sur sa poitrine, si semblable à d'habitude que John en oubliait totalement son nouvel aspect.

— Tu vois, tu n'as jamais bu, tu vas t'ennuyer avec nous !

— Absolument pas. Premièrement, ce n'est pas parce que je n'ai jamais bu que je ne peux pas commencer. Je suis suffisamment intelligent et chimiste pour connaître exactement la vitesse d'ingestion par l'organisme, le temps d'effet, le nombre que je peux boire avant d'être trop alcoolisé.

— Oh ça, je n'en doute pas. J'adorerai te voir commander à un barman un verre de 42.6 cl de bière, juste parce que tes calculs auront dit qu'au-delà, tu seras bourré comme un coing ! s'esclaffa John.

Sherlock fit mine de ne pas avoir entendu son commentaire sarcastique.

— Deuxièmement, tous les slogans publicitaires clament qu'on n'a pas besoin d'alcool pour s'amuser, et je suis certain qu'il existe des tas de boissons sans alcool servies dans les pubs.

John rit de nouveau, essayant d'imaginer Sherlock dans un pub, avec des douzaines d'anglais tournant à la ale, lui détestant les boissons sucrées allant de facto détester les cocktails sans alcool. Et l'image d'un Sherlock buvant du thé au milieu d'un pub, comme un lord sophistiqué au milieu de gens du peuple le faisait beaucoup rire. Ça avait des relents de Mycroft Holmes, assurément. Le dire vexerait sans doute le détective, et John préféra le garder pour lui.

— Admettons, alors, pouffa-t-il. Reste mon deuxième problème.

— Et le troisième, rappela charitablement Sherlock. Je t'écoute.

— Disons que les deux et trois sont liés. C'est toi, le problème.

Sherlock fronça les sourcils. Techniquement, il y avait beaucoup d'interprétations possibles à cette phrase.

— Moi ?

— Pour le problème numéro deux, c'est toi et ton apparence actuelle. Pour le problème numéro trois, c'est toi et ta personnalité, et du fait que je ne te veux pas dans mes soirées entre amis.

John n'essayait pas de le dire méchamment, et Sherlock ne le prit pas spécialement mal. Il avait parfaitement conscience qu'essayer de l'intégrer à un acte social banal relevait de l'exploit, et comprenait tout à fait que John ne veuille pas de lui. Il était à des lieux d'imaginer que John ne souhaitait pas qu'il soit là parce qu'après quelques pintes, le médecin avait tendance à partir dans de sempiternelles jérémiades sur combien Sherlock était insupportable. Et si, quelqu'un, au hasard, las de son disque rayé, osait dire que rien ne l'empêchait de partir et de laisser Sherlock se débrouiller seul, cela enclenchait aussitôt le mode suivant de John : les millions de raisons qui l'empêchaient de partir, et le besoin vital qu'il avait de rester auprès du côté du détective. Du moins, c'était comme ça avant sa mort. John n'avait aucune envie que Sherlock ne soit témoin de cela. Durant l'absence du détective, les soirées entre amis finissaient quasiment irrémédiablement par une envie de pleurer du médecin si on évoquait Sherlock, et il n'y en avait eu aucune depuis le retour.

— Mon apparence est un problème ? demanda le détective.

— Actuelle, répéta John. Tu as déjà oublié que tu avais des seins, présentement ? Tu t'es caché de Mrs Hudson, on est sortis en faisant attention, quand tu l'as entendue monter pour nous apporter le courrier plus tôt, tu es parti inopinément « prendre une douche », et tu refuses d'en parler à Molly. Mike te connaît. Tu comptes vraiment te pointer devant lui, avec ce corps, et espérer qu'il ne te reconnaisse pas ? Tu as peut-être bizarrement muté en femme, mais tu es toujours toi, physiquement et moralement. Impossible de ne pas te reconnaître. Mike est ami avec la moitié de St-Bart, et c'est la pire commère de l'hôpital. En un instant, tout le monde sera au courant. Je donne douze heures à ton frère avant de l'apprendre et de débarquer ici.

Sherlock grimaça. John aurait pu s'épargner de donner tant de détails. Pendant un instant, le détective avait en effet complètement oublié son apparence physique du moment. Il s'était habitué à ces formes, ce corps, ces quelques spécificités. Ainsi, repoussant toujours le traumatisme au fond de lui, il avait oublié pendant un bref instant ce à quoi il ressemblait et ce que pourrait être les réactions des gens.

— J'ai une solution alternative, annonça le détective dont l'esprit fonctionnait à plein régime.

John lui jeta un regard perplexe. Quoi qu'il ait inventé, il avait intérêt à se montrer convaincant et rapide. John devait partir d'ici une dizaine de minutes pour être à l'heure à son rendez-vous avec Mike. S'il décidait d'y aller. Une part de lui continuait de rester accrochée à Baker Street, à la présence de son colocataire. Sherlock pouvait dire ce qu'il voulait, et la rationalité hurler dans l'esprit de John qu'il avait raison, son inconscient mis à vif par l'absence et le retour du détective ne guérirait pas si vite. Il lui faudrait encore du temps.

— Je t'écoute...

— Je viens, mais pas avec toi, énonça Sherlock d'un air d'évidence.

Il ne dit rien de plus, et John attendit.

— Quoi ? Ça n'a aucun sens, finit-il par demander, quand il réalisa que Sherlock avait l'air fier de lui et aucune intention d'en dire plus.

— Je viens, mais pas avec toi, répéta le détective. Tu passes ta soirée avec Mike, ainsi je ne te la gâche pas. Je reste à distance, ainsi Mike ne me voit pas. Mais je reste dans ton champ de vision, ainsi, tu n'as pas la sensation de... tu n'as pas la crainte que je disparaisse, d'en revenir à l'illusion où j'étais mort, poursuivit le détective d'un ton plus doux.

Ça semblait à John l'idée la plus absurde et stupide de tous les temps, mais il ne trouvait absolument rien à rétorquer de sensé. Sherlock exsudait la fierté et la confiance en lui, comme s'il avait découvert un vaccin contre le cancer.

— Si Mike t'aperçoit, il fera le lien avec toi. Tu te ressembles trop, essaya d'argumenter John.

— Absolument pas. L'esprit humain est ainsi fait qu'on ne croit pas ce qu'on pense impossible. Il n'a aucune raison de penser que je suis devenue une femme. Au pire, il se dira qu'il a aperçu une femme qui me ressemble. Et puis, sur ça, je peux faire des efforts pour moins ressembler à moi.

— Comment ça ?

Sherlock bondit sur ses pieds.

— Tu vas voir ! Ne pars pas sans moi, je reviens !

John n'avait plus aucun argument. D'un air las, il se frotta les yeux, et envoya un SMS à Mike, qui s'inquiétait qu'il lui mette un lapin, comme la dernière fois, lui promettant qu'il serait là sans faute. La soirée promettait d'être mémorable.

Sherlock revint une dizaine de minutes plus tard, et John écarquilla les yeux de surprise.

— Je suis prête ! indiqua le détective, insistant bien que la terminaison du mot.

En dix minutes, John s'était préparé, c'est-à-dire qu'il avait mis la main sur son portefeuille, avait vérifié que son téléphone était chargé, avait grignoté un toast et un fruit à la cuisine, histoire de ne pas picoler totalement à jeun. Il avait passé une chemise propre, et un coup de peigne dans ses cheveux. Sherlock, lui, s'était intégralement changé, maquillé, et coiffé. Aucun des vêtements que John ne lui avait acheté récemment n'était particulièrement sexy ou court, mais il réussissait l'exploit de le paraître pourtant. John était certain que la chemise qu'il portait était une de celles qu'il avait avant, taillé pour son buste fin et plat, et subitement parfaitement rempli par la poitrine, les boutons pas fermés jusqu'en haut, qui la faisaient paraître plus imposante encore.

— Où as-tu trouvé du maquillage ? bégaya le médecin en contemplant les yeux fardés, les pommettes dessinées, la bouche rehaussée de rouge, le fond de teint étalé parfaitement uniformément.

Sherlock haussa les épaules.

— J'en ai.

— Tu te travestis en mon absence ? demanda John, effaré.

Le détective fronça les sourcils.

— Tu dis ça comme si le travestissement était un problème. Mycroft n'aimerait pas t'entendre dire ça, que tu dénigres à ce point ses souvenirs d'université.

John préféra ne pas demander quel était le lien entre Mycroft, l'université et le travestissement.

— Ce n'est pas un problème, affirma-t-il. C'est juste que... je ne savais pas.

— Je ne me travestis pas, de toute manière, soupira le détective. C'est juste très pratique pour se faire passer pour d'autres, pour jouer avec mon apparence, ou cacher des traces de coups, des bleus, ce genre de choses.

Le regard de John se fit soudain plus dur.

— Tu as déjà mis du fond de teint sur des blessures pour éviter que je ne découvre que tu avais fait une connerie et que tu t'étais pris un coup ? demanda-t-il sévèrement, de sa voix de médecin.

Il avait toujours soigné Sherlock, et il avait toujours eu horreur que le détective se mette dans des situations impossibles dont il revenait blessé. En cas de saignement, Sherlock lui avouait toujours et laissait John panser ses plaies. Pour le reste, parfois, c'était plus difficile à détecter.

— Mike va t'attendre, minauda Sherlock. Tu ne voudrais pas être en retard !

Ça voulait dire oui, et John abandonna avec un soupir. Il n'aimait pas jouer ce rôle de médecin, qui lui donnait l'impression de jouer les pères inquiets qui vérifie que son enfant ne s'est pas battu dans la cour de récré, et qui l'engueule si c'est le cas. Il détestait paterner Sherlock. Ce n'était pas son rôle, et pas celui qu'il voulait avoir.

Et il fallait reconnaître qu'il était doué pour moduler sa voix. Son timbre avait changé depuis sa transformation physique, mais John reconnaissait encore les élans de Sherlock en dessous. Quand il parlait comme ça, plus du tout.

Le détective mit un manteau qui n'était pas son Belstaff si reconnaissable, qui sortait de Dieu savait où. John avait arrêté d'essayer de croire qu'il pouvait connaître son colocataire.


— Je n'arrive pas à savoir si je dois te hurler dessous ou te féliciter d'être si crédible, soupira le médecin en montant dans le taxi.

Le chauffeur avait jeté un regard très appuyé à Sherlock quand il était monté, avant de risquer un œil à John. En un instant, le médecin s'était senti jugé par cet inconnu, qui imaginait sans doute qu'ils étaient en couple, et réprouvait qu'un homme si banal s'affiche avec une femme si belle. Tout, dans le comportement de Sherlock, était parfait. Sa gestuelle, sa démarche, sa voix, ses battements de cils. Il faisait la femme la plus crédible de tous les temps, et bizarrement, ça n'amusait pas John. Au contraire. Il trouvait déplacé, voire désagréable de voir Sherlock ainsi.

— Mike ne me reconnaîtra pas, affirma le détective avec un sourire.

De cela, John était sûr. S'il n'avait pas été si certain que c'était bien son ami devant lui, il aurait lui-même douté. Il n'avait pas pensé à demander d'où provenait les élastiques et les pinces qui retenaient les cheveux du détective dans une coiffure coiffée-décoiffée savamment travaillée, et il préférait ne pas le savoir.

De ce dont John était certain également, c'était que la soirée n'allait pas être de tout repos. Sherlock jouait son rôle à la perfection, mais il semblait ignorer dans quoi il mettait les pieds. Sa tenue laissait suggérer une femme d'affaires qui viendrait se détendre dans un pub après le boulot, en tailleur-pantalon. Il allait se faire draguer, et John regrettait presque de prendre un verre avec Mike et ne pas pouvoir observer ça de plus près. Il espérait juste que Sherlock les laisserait boire deux pintes avant que tout ne dégénère, sans réaliser que sa réflexion manquait totalement de logique par rapport à son indignation en apprenant l'expérimentation de Sherlock, le matin même. La situation étrange le rendait incohérent.

Au fond de lui, cependant, il ne pouvait pas s'empêcher d'être soulagé que son ami soit là, même déguisé ainsi. Il n'avait pas menti, plus tôt dans la journée. L'idée qu'il retrouver une vie normale, une vie de « quand Sherlock était mort » le terrifiait à l'idée qu'il rentre à Baker Street et que l'appartement soit désert, parce qu'il aurait tout inventé du retour de Sherlock. Il savait que c'était irrationnel, et que sa psy en aurait sans doute eu beaucoup à en dire, si toutefois il lui en avait parlé.

Le taxi s'arrêta enfin devant l'établissement.

— Passe une bonne soirée, déclara-t-il narquoisement à son ami. J'entre en premier. Oublie pas de payer monsieur, précisa-t-il en indiquant le chauffeur d'un signe de tête.

Et sans se laisser le temps de regretter, il entra dans le bar et rejoignit Mike qui l'attendait, déjà attablé.


John avait sincèrement cru que la soirée allait rapidement tourner au désastre, mais il n'en fut rien, à sa grande surprise. Mike l'accueillit avec joie, et ne parut pas remarquer son trouble initial, qui ne s'apaisa que lorsqu'il vit Sherlock entrer et s'installer au bar.

Régulièrement, John lui jetait des coups d'œil, vérifiait qu'il était toujours là. De loin, il avait du mal à le reconnaître, mais il savait que c'était lui, et ça suffisait. Sherlock avait eu raison, comme toujours, c'en était presque énervant. Mais sa présence dans ce bar, loin de John mais quand même là, était en train de guérir les traumatismes de sa mort et de sa résurrection. John n'aurait pas cru cela possible.

Au bout d'un moment, il se détendit totalement, et profita de sa soirée avec son ami. Mike était une vraie commère, il avait des anecdotes sur tout et tout le monde, et adorait parler du bon vieux temps et de la fac. Paradoxalement, l'homme n'était jamais méchant, injustement moqueur, ou intolérant. Il aimait rire, les ragots, les potins, tout savoir sur les autres, mais ce n'était jamais dans un but peu avouable. Il était parfaitement capable de faire preuve d'auto-dérision, et se lamentait en riant tout autant sur ses trois mariages ratés, trois enfants avec trois femmes différentes et trois pensions alimentaires que sur le reste du monde. John trouvait reposant et réconfortant de passer du temps avec lui.

Ils purent boire deux pintes et attaquer largement le troisième tour quand les choses dégénérèrent. Sherlock, durant tout ce temps, était resté seul au bar. John ignorait ce qu'il avait bu, il ne voyait pas de loin, mais il paraissait tout à fait sobre et tranquille, absorbé par son téléphone dernier cri. Il pouvait très bien être en train de résoudre six enquêtes de niveau deux en parallèle, rien qu'à partir de son smartphone, pour s'occuper. Personne ne s'était trop approché de lui, parce qu'il dégageait trop de mépris du reste de l'humanité pour ça. John avait surpris quelques regards d'autres gens posés sur lui, entendu au loin quelques commentaires plus ou moins flatteurs ou graveleux, mais rien d'exceptionnel. Au début, Sherlock avait un peu joué son rôle de femme seule et légère, histoire de totalement éloigner les soupçons de Mike de sa personne, qui l'avait vaguement regardé entrer, comme tous les hommes du bar, mais ça n'avait pas duré, et son comportement était vite redevenu celui de Sherlock Holmes.

Sauf qu'un homme, manifestement très éméché et poussé par ses camarades dans le même état, était présentement en train d'essayer de draguer Sherlock.

Perché sur un tabouret juste à côté de lui, il avait engagé la conversation, et ne semblait pas s'offusquer du peu de réponses de Sherlock, ou des réponses cinglantes de celui-ci, du peu que John pouvait en juger à distance.

Au contraire, cela semblait l'encourager. Il fit signe au barman de déposer un verre devant Sherlock, qu'il paya, et se rapprocha davantage.

John sentit venir la catastrophe à plein nez. Tout le corps du détective se raidit quand l'homme s'enhardit, et posa une main sur son épaule, main qui glissa presque aussitôt le long de son dos. Sherlock détestait être touché, surtout par surprise. Cela pouvait le plonger dans un état d'angoisse et de tétanie avancé, ou au contraire le rendre terriblement violent. La panique semblait dominer. John n'hésita pas. Mike était parti aux toilettes — un effet habituel de la bière — et ils avaient presque fini leur troisième pinte. Il se leva aussitôt, traversa le pub, et attrapa la main qui descendait beaucoup trop bas dans le dos de Sherlock.

— Dégage, annonça-t-il avec un grondement sourd.

Il n'eut pas le temps de se dire qu'il était stupide, se comportait avec possessivité, et pire qu'un animal en rut. L'autre, éméché et joyeux, se retourna vers lui.

— Hey, mec, je l'ai vue le premier !

John, d'un coup d'œil, vérifia l'état de Sherlock. Contrairement à sa matinée d'expérimentation, où il avait recherché ce genre de comportements pour les recenser, il n'avait pas vu venir celui-ci, s'était perdu dans sa tête, avait été surpris, et réagissait donc très mal, complètement tétanisé par la surprise et le dégoût.

Le médecin réfléchit rapidement. Sherlock allait peut-être encore lui en vouloir pour ça, mais il ne trouva pas d'autres solutions efficaces que ce qu'il s'apprêtait à dire.

— Premièrement, elle a carrément pas l'air d'accord, grogna John. Deuxièmement, je suis son mec, alors tu touches pas, et tu dégages, connard. Troisièmement, si ça peut te motiver, j'ai été médecin militaire et je peux te casser chaque os du corps humain, un par un, en les nommant, en moins de cinq minutes. Toujours intéressé ?

Sa voix dut faire son petit effet, parce que l'autre blêmit, et descendit du tabouret pour rejoindre ses copains sans demander son reste.

— Et merci pour le verre ! lui lança John en sifflant cul sec la vodka qui avait été déposée devant Sherlock.

Le détective se retourna vers lui, sensiblement plus calme qu'un instant auparavant.

— Sors et appelle un taxi, je te rejoins dans une minute, je dis au revoir à Mike.

Sherlock hocha la tête, et obéit sans un mot.

John rejoignit sa table, Mike revenant au moment où Sherlock quittait le pub.

— Je dois y aller, désolé ! s'excusa-t-il auprès de son ami, finissant rapidement sa bière.

Après la vodka, elle paraissait fade. Ils avaient grignoté en buvant, mais sans doute pas assez, et il allait avoir mal à la tête demain matin.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda son ami, surpris.

— La femme au bar s'est fait emmerder par un con, je suis intervenu, et j'ai proposé de la raccompagner... inventa John.

Mike éclata de rire en battant des mains, se retournant pour jeter un coup d'œil à travers la vitre, apercevant la silhouette de Sherlock sur le trottoir.

— Saint John, défenseur des causes perdues et chevalier servant ! s'amusa-t-il. Tu ne rates pas une occasion ! Amuse-toi bien mon grand, bien joué, j'applaudis ! Tu me raconteras demain matin !

John rougit, mais ne le détrompa pas, au contraire. Ça servait efficacement son mensonge, même s'il trouvait la remarque de son ami un peu stupide quand même, comme si John avait planifié de sauver une femme pour obtenir des faveurs sexuelles en retour. En réalité, il avait réagi plus vite parce que c'était Sherlock (et que tout changeait, quand Sherlock était impliqué), mais il l'aurait fait par principe pour toute femme au monde, ou du moins aimait-il à le croire. Mike le félicita encore une fois, tandis qu'il ramassait son manteau et quittait le bar.

Sherlock l'attendait dans un taxi, et il y grimpa immédiatement, sans réfléchir. Pendant un instant, ils ne parlèrent pas. John commençait à ressentir les effets de la vodka cul sec, et le manque d'hydratation de la soirée, sans compter la fatigue. Pire, il trouvait réconfortant d'être dans un taxi en silence avec Sherlock, dans la nuit londonienne. Avec un Sherlock toujours vivant.

Sherlock est vivant, et il est toujours là, murmura son inconscient.

— Merci, murmura soudain Sherlock, rompant le silence. J'étais... j'avais perdu conscience d'où je me trouvais, et il m'a surpris. Je n'ai pas su réagir. Je ne sais pas ce qui se serait produit sans toi.

John lui sourit, sans savoir quoi lui répondre. Il ne s'était pas attendu à ce commentaire. Il aurait voulu lui dire qu'il y avait des centaines de femmes qui ne savaient pas comment réagir et au secours de qui personne ne volait. Que Sherlock n'avait pas dit oui, et que son absence de réponse n'était pas une forme de consentement, et que dans un monde pur et parfait, cet homme l'aurait compris et n'aurait rien fait, mais qu'ils ne vivaient pas dans un monde pur et parfait.

Il y avait des tas de choses à dire, mais tout ce que le cerveau de John était capable de penser, c'était : « J'ai envie de l'embrasser ». L'alcool lui montait au cerveau, et c'était la pire chose à faire.

Alors plutôt que dire une connerie, il se contenta de sourire, de regarder le profil de son ami éclairé par intermittence par les lumières de la nuit, et de serrer sa main dans la sienne, doucement et lentement.


prochain chapitre le Me 16/08

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