Toujours en vacances, toujours pas en mesure de répondre aux reviews (oui, j'ai pris des longues vacances), mais toujours fidèle au poste pour le nouveau chapitre ! Bonne lecture :)

Chapitre 12

Après la crise de panique de Sherlock, ils reprirent le cours de leur journée normalement, sans que rien ne vienne perturber leurs habitudes. Le lendemain matin, rien n'avait changé, et le surlendemain non plus. Sherlock faisait des expériences et cogitait dans le canapé, John s'occupait de la maison, aidait son ami dans ses réflexions autant qu'il le pouvait. Mrs Hudson, surprise de ne pas les avoir vus depuis plusieurs jours, finit par monter à l'improviste et découvrir la situation.

Si elle fut surprise, cela ne dura pas bien longtemps. Elle accepta la situation aussi facilement qu'elle avait accepté toutes les bizarreries de ses locataires depuis des années. Elle ne se mit pas à les traiter différemment, ni à agir ou parler d'une autre manière, et cette façon de réagir aida Sherlock dans sa manière d'appréhender les choses.

Passé les premiers moments, où il avait tout refoulé en se persuadant que ce serait temporaire, la visite de Molly avait généré une crise et ouvert une brèche. Ils évoquaient désormais la possibilité que cela soit, hélas, permanent. Aux dernières nouvelles, la vieille dame était toujours dans le coma, et les médecins ignoraient quand et si elle se réveillerait.

— Pour l'instant, la famille n'a pas signé l'arrêt des soins, et de toute manière, on s'y opposera dans un premier temps, avait indiqué le docteure Park, que John avait contacté sur les conseils de Mike.

Elle était la cheffe du service où était hospitalisée Mrs Afaldo. Le problème de ce cas, c'était que la patiente semblait aller bien, à son coma près. Il n'y avait aucune explication sur le fait qu'elle ne se réveillait pas, et tous ses examens étaient normaux. À ceci près qu'il fallait la nourrir par sonde, évidemment, elle ne disposait d'aucun dispositif destiné à la maintenir en vie. Pas de respirateur, pas de machine. Juste un coma prolongé et inexplicable.

Or, en Angleterre, la fin de vie nécessitait l'accord de la famille et des médecins, et le docteure Park entendait bien s'y opposer aussi longtemps que possible. Mrs Afaldo était en vie, et certainement pas dans un état végétatif profond, et si elle se réveillait, tout portait à croire qu'elle serait en pleine capacité. Il n'y avait donc aucune raison qu'on retire son tube nutritif.

Mais, pour autant, rien ne semblait indiquer qu'elle allait se réveiller. Or, elle était leur seul vague indice sur l'exceptionnelle situation de Sherlock. Le détective avait contacté le reste de la famille (déjà endeuillée) par mail, sans préciser sa situation exacte, et il avait été claire qu'ils n'en savaient absolument rien.

De fait, ils étaient bloqués dans une impasse, et Sherlock devait essayer d'appréhender le fait que, peut-être, cette situation perdurerait pour toujours.

L'idée restait difficile à admettre, même après plusieurs jours. Molly était passée de nouveau, juste pour bavarder et prendre le thé, sans plus évoquer les sujets qui fâchent, mais se positionnant comme soutien et prête à répondre à tous les questions que Sherlock aurait pu se poser. Mrs Hudson se comportait normalement.

Au final, John était celui qui avait le plus changé dans toute cette situation. Mais Sherlock ne s'en plaignait pas, au contraire. Il aimait le nouveau regard que John posait sur lui. Ce regard qui ne disait plus « je suis en colère » mais « je suis là ».

Ce regard que Sherlock avait perdu en sautant du haut d'un immeuble, il le retrouvait enfin. Car régulièrement, Sherlock ressentait de manière plus vive et plus forte qu'avant des angoisses et des crises de panique. Et John, invariablement, était là. Au plus fort des cas, il serrait Sherlock dans ses bras, mais c'était rare. La plupart du temps, il suffisait d'une main sur la sienne, sur son épaule, sur son dos, et de quelques mots apaisants pour que Sherlock redescende aussitôt.

Au bout d'un moment, ils se rendirent compte sans le dire qu'en réalité, ils avaient moyen de prévenir ses crises, simplement par le contact : les gestes d'affection et les effleurements, s'ils étaient réguliers, permettaient de garder Sherlock les pieds sur terre, de mieux appréhender son environnement, se rappeler de l'ancrage que représentait John pour lui, et les crises s'espaçaient. Alors John prit soin de toujours être à proximité du cercle d'intimité de Sherlock, et ainsi réduisit les attaques de panique.

Sans doute était-ce mal. Sans doute y avait-il une part malsaine dans ces comportements. Sans doute était-il anormal d'être soulagé d'être enfin pardonné pour son absence, en devenant à la place une sorte de patient permanent de John Watson. Mais Sherlock, lui, ne pouvait que s'en réjouir. Il avait retrouvé son John, et c'était absolument tout ce qui comptait. Si, pour ça, il devait rester pour toujours dans ce corps, il commençait à se faire à l'idée.

Le problème, au final, vint de Lestrade. Après plusieurs jours de textos et d'appels à John, il finit par perdre patience. Sherlock affirmait être en train de « réfléchir » au cas de la jeune Jenny Afaldo, morte au milieu de son salon sans explication, mais ça ne suffisait pas pour le DI. Les parents de la jeune femme avaient fini par refuser l'autopsie, se bornant aux explications du médecin légiste, qui avaient conclu à la crise cardiaque. Avec le coma de la matriarche de la famille, ils étaient bien éprouvés, et n'avaient pas voulu en rajouter pour mutiler leur enfant.

Lestrade avait tenté de les faire changer d'avis, mais en vain. Il avait laissé des messages désespérés et furieux à Sherlock, arguant que le détective aurait peut-être pu les faire changer d'avis (il pouvait être sacrément charmeur et poli, quand il le voulait bien), mais ce dernier n'avait pas daigné répondre à ces messages.

Depuis, Lestrade ne décolérait pas. L'enquête piétinait, au final ils avaient une morte d'une crise cardiaque seule chez elle, sans blessure d'aucune sorte et même sans antécédent pouvant craindre une défaillance cardiaque, la théorie de l'accident était privilégiée.

D'ailleurs, la grand-mère dans le coma n'avait-elle pas fait un arrêt cardiaque, elle aussi, héroïquement sauvée par John qui passait par là ? Peut-être une défaillance familiale. Les supérieurs du DI de Scotland Yard ne voyaient pas vraiment l'intérêt de poursuivre cette affaire, et si Sherlock ne se penchait pas dessus, elle serait clôturée.

— C'est quoi son putain de problème, à la fin ? C'est typiquement le genre de trucs qu'il adore ! râla Lestrade au téléphone un soir, plus d'une semaine après la découverte du corps.

Dix jours que Sherlock se faisait à son nouveau corps. Bien sûr, le DI parlait à John. Sherlock avait refusé de décrocher son téléphone.

— Il y réfléchit, argumenta de guerre lasse John, ce qu'il répétait sans cesse. Il n'a pas beaucoup d'indices.

— L'enterrement a lieu demain aprèm ! Des indices, on n'en aura pas ! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Il n'a qu'à décortiquer toute sa vie, interroger toutes ses fréquentations, c'est ce qu'il fait de mieux !

C'était vrai, mais ça nécessitait que Sherlock sorte de leur appartement, et ça c'était exclus.

— L'enterrement n'a pas encore eu lieu ? s'étonna John.

Il était rare que le délai soit si long entre un décès et sa mise en terre.

— Officiellement, on a rendu le corps à la famille pour en faire ce qu'elle veut seulement hier. On a essayé de faire traîner pour les faire changer d'avis pour l'autopsie, mais... non seulement ils sont butés comme des ânes, mais en plus mes supérieurs n'ont rien voulu savoir. Le double meurtre d'hier matin les a convaincus qu'on avait mieux à faire qu'élucider ce qui ressemble vraiment à une mort naturelle !

— Il y a un double meurtre hier ? interrogea John, surpris.

Du coin de l'œil, il vit Sherlock se redresser légèrement. Il tentait de faire semblant de rien, mais il ne pouvait pas nier être intéressé. Il avait réellement réfléchi à la mort de la jeune Jenny Afaldo, mais sans pouvoir sortir ou interroger quiconque, il était bloqué. Il était en manque de motivation intellectuelle, et un double meurtre, c'était alléchant.

— T'as pas appelé Sherlock ? poursuivit le médecin.

— Bien sûr que si ! On devrait pouvoir gérer seuls, c'est pas un coup tordu, mais on gagnerait du temps avec lui... je lui ai laissé des messages, mais il ne rappelle pas ! Il fout quoi, cet abruti ? Dis-moi la vérité, il t'a énervé, et tu l'as assassiné ? Je t'en voudrais pas, hein. Je t'ai toujours dit que tu pouvais m'appeler pour cacher son cadavre, s'il le fallait.

La blague n'était pas vraiment nouvelle, au contraire. Ça datait d'avant l'absence de Sherlock, parfois Greg et John prenaient des pintes et inventaient des dizaines de moyens de se débarrasser d'un Sherlock un peu pénible, et de comment cacher le corps. Depuis la fausse mort du détective, la blague n'avait plus la même saveur, mais Lestrade était trop énervé pour s'en rendre compte. Et fondamentalement, John lui était reconnaissant d'agir comme d'habitude.

— Si seulement, soupira-t-il d'un air faussement dramatique. Il essaye de fusionner avec le canapé. Je ne crois pas qu'il ait écouté ses messages. Tu peux patienter un instant. Je te reprends dans cinq minutes.

Il attendit à peine l'assentiment de Lestrade, qui grommelait à l'autre bout, pour mettre la conversation en silencieux et s'adresser à son colocataire.

— Sherlock, Greg a un double meurtre sur les bras. Je pense qu'on devrait le mettre au courant, et que tu devrais sortir d'ici. Reprendre le cours de ta vie. Ton cerveau est intact, alors rien n'a changé pour les choses importantes. Tu devrais continuer à enquêter. Greg peut comprendre. Comme Molly. Comme Mrs Hudson. Comme moi. Nous sommes tes amis.

C'était un coup bas. John lui rappelait qu'eux trois, ils avaient été les cibles de Moriarty pour atteindre le cœur de Sherlock et le réduire en cendres. Molly était celle qui avait su, en plus de Mycroft, qu'il était vivant durant tout ce temps. John jouait son joker.

Sherlock émit un borborygme inintelligible comme seule réponse, que seul John savait interpréter comme une bonne nouvelle. Quand Sherlock n'était pas d'accord, il le disait haut et fort en listant des douzaines d'arguments sensés et rhétoriques pour ça. Quand il était sur le point de lâcher l'affaire, ou qu'il n'avait rien à dire pour contrer, il marmonnait. John insista donc.

— C'est Greg, plaida-t-il. Tu sais qu'il le prendra bien. Comme Molly. Comme Mrs Hudson.

Le « comme moi » ne franchit pas ses lèvres, mais il était hurlé dans le silence entre eux.

Sherlock marmonna de nouveau, et John entendit le mot « Mycroft ».

— On ne va pas le dire à ton frère si tu ne veux pas le dire à ton frère, affirma-t-il. Je t'assure. S'il a le culot de te surveiller, te faire suivre, et qu'il s'en rend compte seul et vient te demander des explications, je le foutrai dehors pour oser se pointer alors qu'il a violé ta vie privée. Promis.

La détermination de John fit sourire Sherlock. Le pire, c'était qu'il en était tout à fait capable et n'en avait rien à faire du pouvoir de Mycroft. Si pour protéger Sherlock, il fallait littéralement mettre Mycroft à la porte et lui botter le cul, le médecin le ferait.

— Je sais bien cela, reconnut-il, mais c'est plus Lestrade qui m'inquiète.

John fronça les sourcils.

— Pourquoi Greg irait raconter quoi que ce soit à ton frère ? Ça n'a aucun sens.

Sherlock soupira. Parfois, son ami était vraiment aveugle. Quand ils s'étaient rencontrés, John et sa grandeur d'âme avait refusé d'être payé par le grand frère pour surveiller le petit. Mais Lestrade n'avait pas eu, à l'époque, la même droiture. Il avait accepté et encaissé l'argent pendant des mois, avant de commencer à apprécier le détective, et s'en vouloir d'être rétribué pour ça. Il en avait parlé à Sherlock, très mal à l'aise, qui avait négligemment dit que ça n'avait aucune importance. Depuis, Lestrade ne transmettait à Mycroft que les informations non sensibles, celles que Sherlock acceptait de transmettre, et le DI partageait l'argent avec Sherlock. Les trois protagonistes avaient parfaitement conscience de ce jeu de dupes, et ça leur allait très bien.

Ce n'était pas le problème. Le problème, c'était que Mycroft qui auparavant affectionnait les entrepôts sombres pour rencontrer les « collaborateurs rémunérés pour fournir des informations » semblait s'être récemment pris de passion pour les restaurants haut de gamme pour faire le point avec Lestrade. Sherlock n'était peut-être pas toujours le meilleur juge de la nature humaine, mais il avait quelques suppositions sur ce que cela impliquait sur la nature de la relation entre son frère et le DI. Et le fait que l'information qu'il cherchait tant à préserver pourrait ainsi être laissée échapper dans un moment d'égarement.

Cependant, il n'avait pas envie d'expliquer tout cela à John.

— D'accord, murmura-t-il, cédant. Dis-lui de passer.

Rien que pour le sourire brillant de fierté de John, ça valait le coup d'accepter. Instinctivement, la main de John se tendit, atterrit sur son épaule, la serra en signe de gratitude. La température corporelle du corps de Sherlock monta en flèche, comme souvent. Il fallait vraiment qu'il demande à Molly pourquoi ce phénomène se produisait, et comment le contrôler. Il détestait cela.

Pendant ce temps, John avait repris sa conversation avec Greg.

— Passe quand tu peux, d'accord ? On a quelque chose à te dire. Ce sera plus simple si tu es à la maison. C'est un peu... surprenant.

Il y eut un silence à l'autre bout de fil, et John décolla le téléphone de son oreille pour vérifier qu'il n'avait pas raccroché par mégarde.

— Greg ? Tu es là ?

— Je suis là, articula le DI. Donc, il y a une bonne raison justifiant qu'il ne me réponde pas, qu'il n'enquête pas, raison que « VOUS » devez me dire, et qui nécessite que je sois chez vous.

John, sans réaliser le ton bizarre de son ami, acquiesça joyeusement.

— C'est ça !

Il y eut un bruit bizarre dans le combiné, comme un soupir étranglé et désespéré, avant que le DI ne reprenne.

— Tu as promis que tu ne l'avais pas tué et que je ne devais pas t'aider à cacher son corps, hein ? Donc, tu as conscience que la seule bonne autre raison que j'envisage, là, c'est que tu lui as enfin sauté dessus et que vous avez passé une semaine à vous envoyer en l'air jour et nuit et que vous voulez m'annoncer votre mariage !

— GREG ! COMMENT TU PEUX PENSER DES CHOSES PAREILLES ?

Sherlock, bien sûr, n'entendait pas ce que disait Lestrade dans le téléphone, mais l'éclat de voix soudain de John et son teint devenu rouge brique le fit se redresser et le regarder plus attentivement.

— Tu t'es entendu quand tu dis « nous avons quelque chose à t'annoncer » ? répliqua Greg. Comment suis-je censé ne pas sauter aux conclusions ?

— Ce. N'est. Pas. Ça. affirma John en grinçant des dents. Passe quand tu veux, tu comprendras.

Le DI n'insista pas, et raccrocha en rigolant, promettant de venir dès que possible. John, écarlate de gêne, jeta un peu brusquement son téléphone dès la conversation achevée.

— Qu'est-ce qu'il a dit ? demanda Sherlock.

— Il passe dans la journée ! répliqua John.

Ce n'était évidemment pas la question, mais le ton cinglant de John empêcha Sherlock de demander des précisions.

— Je vais prendre une douche, annonça John, juste pour quitter le salon.

Le problème n'était pas les suppositions de Greg. Le problème, c'était que d'une certaine manière, John avait envie que ses suppositions soient vraies.


Greg passa en début d'après-midi, arrivant avec la discrétion d'un éléphant dans un magasin de porcelaine.

— Je suis en pause déj, le super intendant est sur les nerfs, j'ai pas beaucoup de temps, qu'est-ce qu'il y a, alors ? déclama-t-il en arrivant dans le salon.

Il ne remarqua pas tout de suite que quelque chose n'allait pas avec Sherlock, bizarrement. Le détective était installé comme d'habitude dans son fauteuil, comme lorsqu'ils recevaient les clients. Mrs Hudson et John faisaient du thé à la cuisine. Le regard du DI passa sur Sherlock sans le voir. Une partie de son cerveau enregistra que sa tenue était sensiblement différente de ses costumes cintrés habituels, mais cela n'allait pas vraiment plus loin. Il se retourna rapidement pour saluer Mrs Hudson, et faire un grand sourire ironique à son ami, qui lui jeta un regard excédé en retour.

— Demande à Sherlock, répliqua John.

— Combien de sucres, dans votre thé ? demanda Mrs Hudson.

— Un seul, merci, répondit Greg en pivotant derechef pour faire face au détective. Bon, c'est quoi votre putain de probl...

Cette fois, il regardait réellement le détective, et sa phrase mourut d'elle-même entre ses lèvres.

— Oh putain, c'est quoi ce délire ? demanda-t-il, les yeux exorbités par la surprise.

John le rejoignit au salon, et lui colla une tasse fumante entre les mains, en lui approchant la chaise pour les clients, au cas où il voudrait s'assoir. Lui-même prit place dans son fauteuil.

— Notre problème du moment, répondit posément John.

Le DI n'arrivait pas à détacher ses yeux de Sherlock, le balayant de haut en bas, encore et encore.

— C'est indécent, grinça Sherlock au bout d'un moment. Je croyais que ce genre de comportements était la raison pour laquelle les femmes ne se sentaient pas forcément à l'aise dans la rue et les transports publics ? C'est très désagréable, en effet, ajouta-t-il au bénéfice de John.

Ce dernier leva les yeux au ciel. Lestrade, lui, rougit immédiatement, et détourna le regard, balbutiant des excuses, et se laissant tomber sur la chaise, les yeux rivés sur sa tasse.

— Détends-toi, il plaisante. Enfin, il a raison sur le fond, mais en ce qui le concerne, c'est de l'humour, l'apaisa John.

L'air arrogant de Sherlock confirmait cet état de fait, et John eut envie de relever les yeux au ciel. Cet abruti était fier de lui, en plus.

— Sherlock fait de l'humour ? interrogea Greg comme si ce fait était encore plus choquant que l'apparence du détective.

— Il s'y essaie parfois, philosopha John. Ce n'est pas encore très concluant, on ne va pas se mentir.

— Tes conclusions sont erronées, John, comme toujours. Tu n'as simplement pas la finesse de reconnaître la supériorité de mon esprit.

John se retourna vers Greg, qui se brûlait avec le thé trop chaud en essayant de se donner une contenance.

— Tu vois ? Pas concluant du tout.

La blague du médecin fit rire Greg, et il risqua un nouveau regard vers le détective, cette fois notant toutes les ressemblances avec celui qu'il était avant. Son esprit et sa langue acérée semblaient parfaitement intacts.

— Bon... demanda-t-il bravement. Vous m'expliquez, maintenant ?

Ils lui expliquèrent. L'histoire était brève, au final, d'autant que Greg avait assisté à une partie de la scène, chez les Afaldo, quand la vieille dame avait touché Sherlock, et que John l'avait finalement ramené chez eux, dans un sale état. Le lendemain, sans explication, Sherlock avait ce corps.

Et l'occupait depuis maintenant presque dix jours, sans aucun changement notable. John lui avait racheté des nouveaux vêtements, deux jours plus tôt, histoire de varier avec les trois tenues dont ils disposaient jusque-là.

Greg leur avoua que, comme Molly, il avait pensé à une transidentité, mais la transformation était vraiment absolument parfaite, alors même qu'il avait vu le détective quelques jours plus tôt, et ça lui avait semblé vraiment improbable que ça soit si rapide et facile. De plus, il y avait quelque chose d'assez indéfinissable et subtil, dans le dessin de ses hanches, de son visage, qui donnait vraiment l'impression d'une femme née comme ça.

John ne lui fit pas remarquer que sa réflexion était transphobe, il n'avait ni le temps ni l'énergie de se lancer dans ce débat maintenant.

— Tu comprends maintenant pourquoi on ne sort pas vraiment d'ici, conclut John.

Greg hocha la tête. Il comprenait. N'importe qui aurait compris.

— Qui d'autre est au courant ?

— Molly, Mrs Hudson, et toi maintenant.

— Pas Mycroft ?

Les yeux de Sherlock flamboyèrent.

— Non, et j'apprécierais vraiment que cela reste ainsi.

Lestrade comprit le message subliminal aussitôt, et ne n'osa rien argumenter en retour, acquiesçant simplement.

— Cela dit, je suis content d'avoir une explication pour tout ça, soupira Lestrade, mais ça ne va pas résoudre mes problèmes. Ni mon double meurtre, ni la mort de la jeune Jenny. Comment on va faire ?

La question était sincère, et le ton du DI objectivement navré. Il n'avait pas tort, et John porta son regard aussitôt sur Sherlock, cherchant des signes avant-coureurs d'une crise de panique. Car ce que Lestrade exprimait, c'était ce risque gigantesque et terrifiant que Sherlock ne puisse plus jamais exercer son métier, ce pour quoi il était bon, ce pour quoi il était fait.

Rester enfermé éternellement à Baker Street, en résolvant des enquêtes de faible niveau pour passer le temps ne l'amuserait que peu de temps. Il aurait besoin de stimulation intellectuelle rapidement, et John savait parfaitement ce qu'il risquait de faire en cas d'ennui profond. Pour un peu de cocaïne, il serait sans doute prêt à braver l'extérieur rapidement, et John n'avait aucune envie de vivre avec un camé. Il voulait Sherlock à ses côtés avec tout son génie.

Sherlock ne se mit cependant pas à paniquer suite aux propos de Lestrade, au contraire. Il resta anormalement calme, faisant mine de ne pas voir le regard de John qui le scrutait avec attention.

— Je pense qu'il faudrait envisager que je sorte d'ici pour enquêter, prononça lentement Sherlock.

Lestrade haussa les sourcils. John sentit ses yeux s'exorbiter de surprise. Même Mrs Hudson, qui ne participait pas à leur conversation et se contentait d'être là sans vraiment les écouter, se figea dans son mouvement.

L'annonce avait de quoi les laisser pantois. À l'exception des premiers jours, où Sherlock expérimentait plus qu'autre chose et contrôlait le tout avec l'illusion que ça ne durerait pas, il n'avait pas mis le pied dehors. John avait constaté plusieurs phases, depuis sa crise de panique aggravée avec Molly : il y avait eu une phase de vêtements amples, de sweats larges, qui cachaient ses formes, comme si en gommant visuellement ses attributs féminins, il pourrait oublier qu'il n'était plus un homme. Puis, il en était revenu aux vêtements que John lui achetait, des trucs basiques mais aux coupes un peu plus féminines, plus cintrés ou marqués au niveau de la taille. Depuis hier, il en était à une nouvelle phase de retrouver son standing en costume, même s'il n'avait pas de tailleur pour faire l'affaire. Ses chemises d'homme se tendaient fortement sur sa poitrine, il ne pouvait pas mettre ses anciens pantalons bien trop serrés et droits au niveau des cuisses et des hanches, et il compensait avec le pantalon le plus neutre acheté par John. Ses vestes flottaient un peu plus sur ses épaules, et il était inenvisageable qu'il en ferme le bouton comme il en avait l'habitude.

Pour autant, John ne l'aurait pas cru capable d'envisager de sortir.

— Tu es sûr ? demanda-t-il doucement à son ami. Tu... ne semblais pas prêt, ces derniers temps.

Sherlock haussa négligemment les épaules, avalant une gorgée de thé. John détecta aussitôt la nervosité et la tension. Sherlock ne faisait pas semblant d'être décontracté en faisant des trucs d'humains normaux, en toute logique.

— Molly et toi ne cessez de le répéter : il faut envisager que la situation perdure. Potentiellement... pour toujours, puisque nous n'avons aucune explication rationnelle sur le phénomène, et aucun indice sur le moyen de le... corriger. Donc, il va falloir envisager de... sortir, si je veux pouvoir enquêter.

En soi, il avait raison, mais le médecin sentait toute la difficulté qu'il avait de prononcer chacun des mots.

— Peut-être que tu peux commencer par l'enquête de Jenny Afaldo ? proposa doucement Greg. Ces gens ne te connaissent pas. Ils ne seront ni choqués, ni surpris de ton apparence. D'ailleurs, tu pourrais même commencer pour t'habituer à simplement te balader dans le quartier, le parc, les magasins... Ce sera plus simple d'assumer ton apparence quand tu verras que personne ne semble s'apercevoir que tu existes.

John se mordit la lèvre. Ce n'était pas tout à fait vrai. Même quand il était homme, Sherlock ne passait pas inaperçu, entre son manteau tourbillonnant, sa stature, sa beauté, son air d'arrogance qui semblait mépriser le reste du monde. Il arrivait que des gens, surtout des femmes, se retournent sur lui, ou lui lancent un regard appréciateur, un sourire, tandis qu'il continuait son chemin sans rien remarquer.

En tant que femme, ce n'était pas si différent : on se retournait sur lui tout pareil.

Fondamentalement, l'expérience de se promener au milieu d'anonymes, Sherlock l'avait faite lors de sa fichue matinée « d'expériences » mais ça paraissait loin, maintenant. Ils avaient évolué dans l'acceptation (ou non) de la situation.

— Sans doute, reconnut Sherlock.

Lui comme John avait conscience que ce n'était pas le regard ou non des inconnus qui importaient. C'était sa propre acceptation de la situation. Tant qu'il vivait cloîtré chez lui, même s'il avançait doucement sur ce chemin, une partie de lui pouvait le dénier.

— Quant aux autres... poursuivit Greg, par exemple Scotland Yard, tu pourrais juste, ne rien dire.

Sherlock fronça les sourcils.

— Vous m'avez raconté la méprise de Molly, quand elle t'a revu. Pourquoi ne pas laisser les autres faire de même, et ne pas les détromper ? Je peux aider.

Du regard, le détective invita Greg à poursuivre son idée.

— Personne ne peut imaginer que tu t'es réveillé dans un corps qui n'est pas le tien, tout en étant le tien, du jour au lendemain. En vrai, même l'échange de corps serait plus crédible. Genre tu switches avec quelqu'un à l'autre bout du pays dans votre sommeil, ou juste à côté, il devient toi et tu deviens lui, ça la fiction l'a déjà fait.

John hocha la tête. Il avait à l'esprit un excellent film sur le sujet, et il savait que Greg l'avait vu aussi.[1]

— Mais ton truc de ton propre corps qui devient une femme du jour au lendemain ? Laisse tomber, personne peut imaginer un truc pareil, c'est beaucoup trop tordu pour la vraie vie. Du coup, si t'as pas envie d'expliquer à tous les gens qui te connaissaient avant ce qui t'es arrivé, tu peux leur laisser croire que tu as simplement voulu changer de sexe. Personne ne te posera de questions.

— Ah bon ? répliqua Sherlock avec un reniflement méprisant.

— Bien sûr que non. Les gens bien élevés ne demandent pas de but en blanc à quelqu'un qu'ils connaissent peu « hé, t'es transgenre ? ». Ça ne se fait pas. Surtout pas avec toi, ils n'oseront pas. C'est déjà une question délicate à poser, ça a tendance à mettre les gens mal à l'aise avec le concept de transidentité et changement de sexe... Et comme ils ont déjà peur de toi à la base, personne ne te demandera rien. Surtout si je m'en mêle. Les gens que tu fréquentes à Scotland Yard, ceux qui te connaissent vraiment, pas tous les anonymes que tu croises dans les couloirs, c'est surtout à travers moi que tu les vois, pas vrai ?

Plus personne dans la police n'acceptait de travailler avec Sherlock, et vice-versa. Sherlock exigeait toujours Lestrade, et bien des DI qui se heurtaient à une enquête trop complexe finissaient frustrés, car quand ils s'abaissaient enfin à appeler Sherlock, ils étaient bien souvent dépossédés de leur dossier par le superintendant au profit de Lestrade. C'était le genre de tour de forces que Sherlock avait réussi à imposer.

— Oui... acquiesça-t-il.

— Donc ça me sera facile de faire courir des rumeurs, des bruits légers, pouvant aller dans ce sens. Franchement, je pense qu'il me suffira de le dire une ou deux fois « elle » en parlant de toi, et ça devrait aller. Les gens feront les conclusions tout seuls. Tu n'auras qu'à être normal, être toi.

— Il faudra te genrer au féminin, néanmoins, releva John. Si on veut être crédible.

Depuis le début de cette histoire, ils avaient naturellement continué de dire « lui » et « il » en parlant de Sherlock, parce qu'il était un homme, qu'importait ce qu'indiquait son corps. Le détective lui-même se définissait ainsi.

Pour la crédibilité d'un tel mensonge, cependant, il faudrait en effet commencer à employer des pronoms féminins.

— Certes. Un moindre mal.

— Est-ce que c'est bien... moral ? s'inquiéta John. Je veux dire, vous ne trouvez pas ça offensant pour les vraies personnes transgenres ?

Greg se mordit la lèvre. Sur ce point, le médecin n'avait pas tort.

— Et si Sherlock retrouve son corps, un jour, on fera quoi ? Dire « oh, c'était une blague, rien de plus », c'est extrêmement insultant, non ?

Personne ne lui répondit. Il avait raison.

— Alors on ne fait rien, conclut Sherlock. Pas de... rumeurs, ni de pronoms féminins. On laisse ces abrutis conclure ce qu'ils veulent de mon apparence. Quoi qu'ils pensent, et quoi qu'il se passe si je retrouve mon corps un jour, ce seront eux les intolérants insultants, non ?

— Pas faux, acquiesça John. Mais si quelqu'un te pose une question ?

Sherlock étira soudain ses lèvres en un sourire sadique, celui que John détestait voir. Il lui glaçait le sang, et donnait à Sherlock l'air d'un authentique psychopathe.

— Je leur ferai passer l'envie de venir me parler avant même qu'ils ne posent des questions, indiqua Sherlock.

Connaissant le détective, John et Greg étaient totalement disposés à le croire.


[1] Personnellement, je parle du merveilleux « Your Name » que je vous invite à aller voir. Mais en réalité, la fiction a déjà imaginé plein de films et de livres de ce genre !


prochain chapitre le Me 30/08 !

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