Une nouvelle enquêter, cette semaine... et un chapitre plutôt transitoire.
Bonne lecture !
Chapitre 18
— John, habille-toi ! Maintenant !
John sursauta, manquant de glisser dans sa douche, lâchant presque le pommeau qu'il tenait, tout en se retournant vers l'entrée de la salle de bains.
Sans surprise, son colocataire euphorique se trouvait là, l'air plus joyeux qu'il n'avait eu depuis des heures. Il en sautillait presque, et John pouvait dire même à distance qu'il ne devait pas avoir de soutien-gorge sous son pyjama, vu comment sa poitrine tressautait.
Il aurait volontiers détourné le regard, mais considérant qu'il était nu dans la douche, ils n'en étaient plus à ça près. Il s'obligea néanmoins à relever les yeux, arrêtant le jet d'eau avec lequel il était en train de se rincer. Il aurait volontiers fait quelque chose pour se cacher, parce qu'il était gêné, mais il savait pertinemment que Sherlock ne s'en rendait pas compte. Cependant, il n'aurait pas manqué de remarquer et d'épingler John s'il sortait en vitesse de la cabine pour attraper une serviette le rouge aux joues. Le médecin comptait sur la buée de la cabine, et les gouttes d'eau qui y coulaient, pour cacher le peu qui lui restait d'intimité.
— Sherlock, est-ce que tu as conscience que je suis sous la douche ? demanda-t-il calmement. Et qu'à débouler comme ça, par surprise, j'aurais pu me rompre le cou en glissant. Ou bien être en train de me raser, et me trancher la gorge avec un faux mouvement.
— Hautement absurde, répliqua Sherlock. Il faudrait des lames bien plus affutées pour trancher une gorge, sinon il faudrait vraiment une très large plaie, qu'aucun effet de surprise ne pourrait provoquer.
John leva les yeux au ciel. Ce n'était pas qu'il s'attendait à autre chose de la pure rhétorique de la part de Sherlock, mais ça le désespérait quand même quand il était aussi terre-à-terre.
— Tu es désespérant, commenta-t-il. Pourquoi devrais-je m'habiller, au juste ? Ce qui, au demeurant, était ce qui était prévu à la base, c'est ce que font les gens après une douche, la plupart du temps, sais-tu ? Je ne vais pas le faire simplement parce que tu me l'as demandé.
Sherlock haussa de nouveau un sourcil, qui parvenait à transmettre un nombre impressionnant de commentaires et de critiques avec ce simple geste. Il n'y avait vraiment que lui pour performer le haussement de sourcils. Il pourrait en faire une discipline olympique. Bon, il serait sans doute le seul candidat.
L'avantage de leur dialogue anodin, c'était qu'il avait permis à John de finir sa douche et d'attraper une serviette, se sécher sommairement et enfiler son boxer. À présent, il pouvait tout endurer de la part de son colocataire. Il était rodé.
— Tu comptes répondre à ma question ? interrogea John en continuant de s'habiller, alors que son ami restait planté sur le seuil de la pièce.
— Je réfléchis, répondit le détective.
— Tu réfléchis à la raison pour laquelle je dois m'habiller, alors même que tu as débarqué dans cette pièce au mépris de tous dangers en m'ordonnant de m'habiller ? demanda-t-il, abasourdi. Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de Sherlock Holmes ?
Sherlock leva les yeux au ciel. Sur ça aussi, il aurait pu faire une épreuve olympique. Mais dans celle-là, John aurait pu le concurrencer pour la médaille d'or.
— John, le sarcasme ne te va pas. Et ne sois pas stupide. Je sais la raison pour laquelle je t'ai demandé de t'habiller, et d'ailleurs elle est évidente, tu pourrais le déduire facilement : nous avons une enquête.
Le médecin marmonna qu'il ne voyait vraiment pas comment il aurait pu déduire un truc pareil, alors même que Sherlock n'avait prononcé en tout et pour tout quatre mots en arrivant, et qu'il était toujours en pyjama. Bien sûr, il avait l'air excité, mais il pouvait l'être pour tellement de choses dont la compréhension dépassait totalement John, que c'était loin d'être une évidence.
Pendant ce temps, Sherlock avait poursuivi, et John ne l'avait pas écouté.
— Attends, quoi ?
— J'ai dit que je réfléchis à toi, c'est tout.
— Comment ça, tu réfléchis à moi ? Ça ne veut rien dire.
Sherlock haussa les épaules.
— Je réfléchis, c'est tout.
John n'eut aucune autre explication. Son ami avait tourné les talons, sans sembler remarquer le rougissement intempestif des joues de John, qui s'ahurissait.
— Sois prêt dans cinq minutes pour partir ! lui lança le détective avant de s'éloigner.
John resta abasourdi un instant. Avant de lui hurler en retour :
— Mais t'es en pyjama, abruti ! Tu ne seras jamais prêt avant moi !
Il était presque totalement habillé, désormais. Et le connaissant, Sherlock serait quand même capable d'être prêt avant lui quand même.
Bien sûr, Sherlock avait gagné la bataille de qui serait prêt en premier. C'était totalement dépourvu de logique, mais John ne cherchait plus à comprendre. Il avait failli commenter que c'était d'autant plus injuste qu'avec un corps de femme, il avait plus de boulot, mais il s'était interrompu au dernier moment. Une petite voix dans sa tête (qui avait sans trop de surprise le ton de Molly) lui avait chuchoté que non seulement la réflexion était stupide, mais en plus sexiste. Sherlock n'aurait pas laissé passer ça non plus, et il se serait moqué de son ami.
À la réflexion, ça aurait été presque plus confortable que le trajet en taxi dans le plus grand des silences. Le médecin ne détestait pas le silence entre lui et Sherlock. Ils en avaient l'habitude, ce n'était jamais gênant ou inconfortable, principalement parce que John savait toujours ce qu'avait Sherlock. Il connaissait ses mimiques par cœur, quand il s'apprêtait à dire un truc désagréable, quand il critiquait entièrement leur chauffeur, quand il suivait le trajet à la minute près et aurait pu indiquer sans la moindre hésitation le nom de toutes les rues qu'ils empruntaient, quand il réfléchissait à l'enquête, quand il se perdait dans son Palais Mental, ou quand il somnolait réellement.
Sauf que cette fois, ce n'était rien de tout ça. Au contraire.
Sherlock s'était assis face à John, dos au chauffeur, et il ne suivait ni la route, ni la conduite du taxi. Il ne réfléchissait pas non plus, et ne sombrait pas dans les profondeurs gargantuesques de son Palais Mental. En réalité, tout ce qu'il faisait, c'était observer fixement John, et c'était assez désagréable.
— Sherlock, arrête ça, finit-il par demander.
— Ça quoi ?
— De me regarder comme ça.
— Tu es face à moi, John. Je ne peux pas ne pas te regarder, répliqua le détective d'un ton nonchalant dans lequel transparaissait toute sa mauvaise foi.
John soupira.
— Ne joue pas à ça avec toi. Tu sais très bien de quoi je parle.
— Je réfléchis, John, c'est tout.
— À l'enquête ?
John avait posé la question par principe, mais il connaissait la tête de Sherlock en mode enquête, et ce n'était pas celle-là. Ça y ressemblait, mais c'était une version plus subtile, avec des variations étranges. Un peu comme si c'était John l'enquête.
— Non, répondit le détective. Je n'ai pas eu les détails, juste que je devais venir.
La question logique aurait dû être « à quoi réfléchis-tu, alors ? », mais John n'avait aucune envie de la poser. Et Sherlock lui offrait une porte de sortie, alors il la saisit.
— Toi, accepter une enquête sans savoir de quoi il s'agissait ? Tu passes ton temps à dire que Lestrade surnote les enquêtes qu'il te propose que ses sept ne sont jamais mieux que des cinq !
— Ses huit ne sont jamais mieux que des cinq, corrigea Sherlock avec son insupportable ton d'arrogance. Mais en l'occurrence, il a annoncé un cinq, donc je ne peux pas être déçu puisque je sais déjà que ce sera banal et triste, et je m'ennuyais. Au moins, ça nous fait sortir.
John ne répondit rien. Il n'y avait que Sherlock pour trouver qu'un meurtre était une bonne raison de sortir.
Fondamentalement, Sherlock avait eu raison (ce que personne ne lui dirait jamais) : l'enquête semblait banale. Un corps avait été retrouvé dans la Tamise, en aval. On l'avait repêché sur une des plages du Sud de la ville. Pas de mystère sur son identité : il avait encore son portefeuille dans sa poche intérieure, et même détrempés, certains de ses papiers étaient lisibles. Sa carte de crédit résistait très bien à l'eau et indiquait clairement son nom. Il était porté disparu par sa femme depuis trois semaines, et les enquêteurs en charge de la disparition n'avaient jusqu'à présent aucun indice probant.
Il était à présent certain qu'il était mort, et bien avant d'avoir été jeté dans l'eau : son corps était lardé de coups de couteau, dont deux au moins pouvaient être mortels ; celui porté à l'artère fémorale, et celui à la jugulaire.
Le problème de la Tamise, c'était qu'elle conservait les corps du fait de la température de l'eau, complexifiait grandement les travaux de datation de la mort, et pouvait charrier les corps sur des kilomètres avant de les rendre à un endroit totalement différent de là où ils avaient été jetés. La preuve, la veuve (qui ignorait encore l'être) habitait le Berkshire, à l'ouest de Londres. Ça ne voulait pas dire que le cadavre avait été jeté là-bas pour autant.
C'était une enquête banale, Lestrade avait eu raison. Ça n'empêchait pas Sherlock d'être ravi de faire fonctionner ses méninges.
Il sautilla sur la scène de crime, tant et plus. Il sautilla en interrogeant tous les agents présents, les poussant à bout. Il sautilla au rythme de ses pensées décousues, au fur et à mesure des pistes incongrues que son cerveau générait. Il ne sembla même pas se rendre compte des murmures des agents de Scotland Yard sur son passage, qui n'avaient pour une fois rien à voir avec son comportement de connard insensible. Les bras croisés et le regard noir de John y étaient sans doute pour quelque chose, tout comme l'agressivité de Lestrade dès qu'il se retrouvait à portée d'oreilles du moindre commentaire désobligeant.
Sherlock continua sur sa lancée toute la journée durant, et même la nuit. Après plusieurs heures, ils rentèrent à Baker Street, mais comme toujours, il ne s'arrêta pas de réfléchir. John parvint à le faire manger, plus par réflexe conditionné que par envie. Sherlock ne sembla pas se rendre compte qu'il avait une assiette devant lui, avec des sandwichs coupés en petits bouts, et que sa main piochant dedans épisodiquement. Ça ne faisait pas un repas véritable, mais ça le nourrissait.
Comme souvent, il continuait de bondir d'une idée à une autre, et d'une pièce à l'autre de la maison alors même que John s'apprêtait à aller se coucher. Il avait leurs deux ordinateurs d'allumés, ainsi que son téléphone. John avait fermement refusé de prêter le sien, il pouvait en avoir besoin. Il faudrait qu'il achète une tablette tactile à Sherlock pour Noël. Ou deux. Mycroft l'aiderait à les financer. Il résolvait de plus en plus de choses grâce à des recherches internet, sans compter le hacking « récréatif » qu'il pratiquait. Il était plus doué que certains techniciens de Scotland Yard. Et généralement, il faisait le tout en même temps, expliquant pourquoi il lui fallait plusieurs supports.
Il profitait aussi de chaque passage à la cuisine pour observer un morceau de peau prélevé au cadavre par le médecin légiste, et subtilisé de manière totalement illégale du relevé des preuves et analyses. Le pauvre homme s'était rendu compte de la perte, et Sherlock avait réussi Dieu savait comment à le persuader qu'il n'avait pas encore fait ce prélèvement, que la vieillesse le gagnait, et la retraite lui tendait les mains. Le légiste avait fait un nouveau prélèvement. John avait grommelé en silence. Lestrade avait claqué sa langue contre son palais de désapprobation. Sherlock avait joué les innocents, après tout la police avait son échantillon, où était le problème ?
— Essaye de dormir ! conseilla John avant de monter se coucher, conscient de parler à un mur.
Sherlock était à fond dans le problème, et ne lui répondit pas. Il n'était même pas sûr qu'il l'avait entendu. Mais John le préférait dans cet état-là, si vivant. Bien sûr, il était insupportable à vivre et capable de traîner le médecin hors du lit à quatre heures du mat pour suivre une piste ou l'emmener traîner dans des endroits peu recommandables, mais c'était quand même mieux. C'était Sherlock, son Sherlock, peu importait son apparence extérieure. John ne voyait même plus les attributs féminins. Il ne voyait que son meilleur ami faire ce pour quoi il était fait, être si brillant, et son cœur se serrait de douleur alors qu'il montait les escaliers.
Il n'aimait pas ces sentiments qui lui étreignaient la poitrine comme un étau. Ou, plus exactement, il n'aimait pas y réfléchir.
Il envoya un texto à Greg pour se changer les idées avant de dormir : « Tu vas mieux ? »
La réponse ne fit pas attendre : « Non. Toujours frigorifié. J'attends le médecin, je crois que j'ai de la fièvre ».
Le malheureux DI avait connu un bref, mais intense, passage dans les eaux glacées de la Tamise. Sherlock avait repéré, accroché à des plantes à quelques mètres du rivage, à un endroit avec peu de courant, un truc clair et non-identifié. Peut-être un indice. Il avait eu raison, bien sûr, mais aucun flic sur place n'avait eu envie de se mouiller — littéralement — pour aller le chercher. Sherlock non plus, évidemment.
En râlant, Greg avait revêtu des bottes spéciales, qui montaient jusqu'à la taille ou presque, et était entré dans l'eau glacée du fleuve.
Bien évidemment, il était assuré, au cas où le courant l'emporte, ou qu'il marche sur un trou d'eau impossible à prévoir et risque la noyade. Il progressait lentement, pour justement assurer chacun de ses pas, qui devenaient de plus en plus dur au fur et à mesure qu'il s'enfonçait plus loin, avec le courant du fleuve et la hauteur d'eau le long de son corps.
La patience n'était pas le fort de Sherlock, et il avait râlé durant toute la procédure. Greg, excédé, avait fini par atteindre l'objet en question (un deuxième portefeuille, alors même qu'on avait retrouvé celui de la victime, mais ce dernier était nettement plus féminin), et se retourner brusquement pour gueuler sur Sherlock.
Se faisant, une pierre du lit de la rivière avait glissé sous son pied, et il avait chancelé. Il y avait plus de fond que prévu, et ses bottes de pêcheur étaient à peine assez grandes pour l'empêcher de se mouiller. Le faux mouvement avait insinué du liquide le long de sa jambe, et il avait sursauté, surpris par le froid. Sursauté tant qu'il avait achevé définitivement de perdre son équilibre, et s'était écroulé dans l'eau glaciale.
L'évènement aurait pu être grave, heureusement il ne le fut pas. Malgré le léger courant, Greg était parvenu à se redresser, ne pas avaler d'eau. Même si John et deux de ses agents s'étaient déjà naturellement précipités vers le bord de l'eau pour aller le repêcher si besoin, il avait réussi seul à revenir au rivage. Frigorifié, trempé jusqu'aux os, et avec encore une enquête à mener, et sans vêtement de rechange, il avait frissonné dans le vent froid des bords de la Tamise pendant beaucoup trop longtemps.
Cela datait de plusieurs heures, et il semblait avoir enfin cessé de proclamer que tout allait bien qu'il n'avait pas besoin de médecin, qu'il fallait juste qu'il se sèche et se réchauffe. Sauf qu'autant se sécher, il avait fini par réussir, autant se réchauffer semblait compromis. Il continuait de frissonner.
Vu l'état de salissure du fleuve, et de l'eau qu'il avait malencontreusement un peu avalée, John avait suggéré un risque de pneumonie, mais Greg était un très mauvais patient, parfois, et il s'était entêté.
John était heureux de constater qu'il était redevenu à de meilleures dispositions.
« Je suis médecin, je te rappelle. Tu veux que je passe ? »
« Non ça va. SOS médecins va passer. Si ça empire, j'irai aux urgences »
« Appelle dans la nuit si tu as besoin qu'on t'accompagne aux urgences. Je peux laisser mon téléphone allumé. »
« Et laisser Sherlock seul pour la nuit ? »
John pouvait presque entendre le ricanement de Greg qui tapait son message. D'ailleurs, le smiley narquois qui suivit lui confirma cet état de fait.
« Il est perdu dans l'enquête, de toute manière ;p Plus sérieusement, appelle-moi si tu as besoin. »
« T'en fais pas. Je ne suis pas seul. J'ai qqn pour m'emmener à l'hosto si y'a besoin, t'inquiètes. J'vais pas me laisser abattre par un petit rhume voyons ! »
John doutait qu'il s'agisse d'un rhume, mais le message de son ami le laissa un peu perplexe. Il n'avait pas fait de sorties avec Greg récemment, et ne l'avait vu que via Sherlock, Scotland Yard et les enquêtes. Ce n'était pas l'endroit idéal pour lui annoncer qu'il avait quelqu'un, mais quand même. Il aurait pu néanmoins laisser des indices en ce sens, mais ne l'avait pas fait. John savait qu'il vivait seul, et que sa famille était de Manchester, pas du tout dans le coin. Mais clairement, Greg disait cela pour le rassurer, mais aussi l'empêcher de débarquer dans les dix minutes à son appartement alors qu'il n'était « pas seul », tout en terminant sur une blague vaseuse (c'était le cas de le dire, vu l'état de la Tamise) pour faire comme si de rien n'était.
John n'était pas assez idiot pour insister sur la première partie de son message. Il relégua la question au fond de son esprit et répondit à la plaisanterie, l'air de rien.
Sherlock l'avait tiré du lit aux aurores, comme John aurait pu s'en douter. Mais pour autant, il ne pouvait pas contrôler ses réflexes, surtout réveillé en sursaut par une main qui le secouait vigoureusement. John n'avait même pas réfléchi, et encore moins réalisé ce qu'il faisait. Son esprit n'était pas réveillé, et son corps avait obéi sans son consentement. Fauché en plein rêve — dont il ne se souvenait pas de toute manière — il avait attrapé la main en question, trouvé une prise, retourné le bras, mis à terre l'opposant, dans un vieux réflexe hérité de l'armée. Son rêve l'avait peut-être ramené sur un champ de bataille.
— John, c'est moi ! Arrête !
La voix de Sherlock avait fini de le réveiller, et à travers sa fenêtre, l'aube pâlissait. Du fait de son étage plus élevé, John avait davantage de luminosité que la chambre de Sherlock, et pas de vis-à-vis. Dans la semi-pénombre, il avait brusquement réalisé qu'il avait arraché ses couvertures, et plaqué contre le matelas, sous ses hanches, le corps qui l'avait attaqué, tordant le bras dans un angle qui devait être douloureux. S'il forçait un peu, il le briserait sans effort.
Abasourdi, il le relâcha aussitôt. Dans sa tentative désespérée de fuir le plus loin possible de son ami malmené, il tomba du lit, se cogna une cheville contre un montant, et resta planté par terre, le cœur battant furieusement à ses tempes, le corps glacé de sueur.
Sherlock se redressa lentement, massa son bras endolori. Il n'aurait aucune séquelle. Le tout avait duré une poignée de secondes à peine. Il n'avait pas eu le temps de le voir venir ou d'opposer la moindre résistance à John. Mais il y avait eu quelque chose, durant ces quelques secondes, d'étrange, que d'être écrasé entre un matelas et le corps de John. De le sentir contre lui, à ce point-là, même s'il tentait de lui casser l'articulation du bras au passage.
John était nettement plus proche de lui, dernièrement. Ils avaient pris conscience, sans jamais l'évoquer à voix haute, que le contact de John calmait les angoisses de Sherlock quand il passait un peu trop près dans son esprit de la pièce verrouillée à double tour qui contenait toutes les conséquences de son changement de sexe physique. De fait, fréquemment, John passait près de lui, posait des mains sur ses épaules, ses bras, ses mains. Il ne le faisait pas vraiment consciemment, parfois, mais Sherlock enregistrait et cataloguait absolument tout, et tenait donc un décompte précis de tous les contacts physiques qu'il avait eus avec John.
Celui-là explosait tout.
— Oh mon Dieu, Sherlock, je suis tellement désolé, je ne voulais pas, je... balbutia John.
Assis sur le lit, testant son articulation, Sherlock ne paraissait pas traumatisé, mais le médecin ne bougeait pas de sa position prostrée sur le sol.
— Tu faisais un cauchemar, indiqua Sherlock sur le ton de la conversation. Je suppose que c'est de ma faute. Je n'aurais pas dû te réveiller.
John déglutit difficilement. Il ne faisait plus beaucoup de cauchemars. En rentrant de la guerre, ses songes étaient peuplés de sable, de balles, de combats et de sang, souvent le sien. Il ne s'en souvenait jamais très précisément, mais ils le réveillaient en sursaut, et il avait ce goût métallique de sang dans la bouche quand il ouvrait les yeux en criant. Même sans détail, il savait à quoi ça ressemblait.
Ces rêves-là s'étaient arrêtés d'eux-mêmes en vivant à Baker Street.
Puis, bien sûr, des nouveaux cauchemars dont il se souvenait avec une précision effrayante avaient grandi pendant l'absence de Sherlock. John se réveillait toujours en hurlant quand Sherlock atteignait le sol. Le médecin n'atteignait jamais le corps, il ne pouvait jamais en vérifier le pouls. Quand son ami était revenu d'entre les morts, John s'était demandé si son inconscient, au lieu de vouloir le faire souffrir nuit après nuit, n'essayait pas simplement de l'informer qu'il n'avait pas pu constater que Sherlock était réellement mort. Dans la vraie vie, il se souvenait d'avoir rampé jusqu'au corps en sang, avait tenté de prendre le poignet, mais toute la scène était floue, imprécise, dans un brouillard. Et après, il n'avait pas douté de la véracité de la mort : il y avait une tombe avec un nom en lettres d'or gravées dans le marbre noir.
Depuis que Sherlock était revenu, il y avait eu les autres cauchemars : celui où il était persuadé que c'était une blague, une farce de son cerveau, de ses amis, voire de tous les humains de la planète, une sorte de Truman Show où tout le monde lui ferait croire au retour de Sherlock. Ils avaient diminué, surtout récemment, jusqu'à disparaître.
John avait l'habitude des cauchemars. Il avait passé une grande partie de sa vie d'adulte à en faire. Mais cette fois, il ne s'en souvenait pas, c'était peut-être la guerre, peut-être pas, et il avait failli briser le bras de son meilleur ami venu l'aider.
— Tu m'as entendu faire un cauchemar d'en bas ? Mon Dieu, Sherlock, je suis désolé...
Il se releva enfin, chancelant, inconscient d'être à moitié nu et le T-shirt poisseux de sueur qui collait à sa poitrine.
— Non. Je suis venu te réveiller pour l'enquête, reconnut le détective.
John s'assit à côté de lui, lui prit délicatement le bras qu'il avait malmené. La facilité avec laquelle Sherlock le lui céda, sans la moindre crainte, sans la moindre appréhension, alors que deux minutes plus tôt John tentait de le blesser, fit bondir le cœur de John hors de sa poitrine. Heureusement, son pouls n'était pas tout à fait redescendu de son réveil en fanfare, et Sherlock ne pouvait pas s'en apercevoir.
Lui, en revanche, ne pouvait pas rater la pulsion en accélération de la veine fine de Sherlock, au niveau de son poignet, tandis que John laissait courir ses mains le long de la peau pâle, s'assurant de n'avoir rien fait.
— Et tu t'agitais dans ton lit. Je ne sais pas de quoi tu rêvais, mais tu semblais souffrir, alors j'ai voulu te réveiller. Tu ne m'as pas entendu, alors j'ai essayé de te réveiller plus fort. Je n'aurais sans doute pas dû.
John constata en grimaçant que là où il avait saisi le bras, Sherlock allait avoir des bleus. Sa carnation très claire marquait facilement. On pourrait bientôt distinguer la trace des doigts de John sur son bras, et il s'en voulait.
— Je suis vraiment désolé... Je n'ai pas réalisé ce qui se passait. Je suis revenu à moi quand j'ai entendu ta voix me disant d'arrêter. Tu as mal autre part ?
Il avait bloqué Sherlock au sol, un genou sur son dos, pour l'empêcher de bouger. Heureusement pour eux, c'était sur le matelas qu'il l'avait plaqué, pas le plancher, qui aurait été nettement plus douloureux.
— Non, affirma le détective. Je vais bien, et ce n'était rien. Viens, j'ai résolu l'enquête !
Il était trop tôt pour aller à Scotland Yard, et John allait sans doute devoir batailler pour le faire patienter pendant des heures. Mais John n'hésita pas, et accepta de le suivre au salon, dès qu'il se serait changé. Ce n'était pas comme s'il pouvait espérer se rendormir, de toute manière.
Prochain chapitre le Me 11/10 !
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