Bonjour / Bonsoir !
Avant de commencer, j'aimerais parler de quelque chose :
Un petit message pour ceux qui connaîtraient ma fanfiction « Le plus beau son du monde » : cette histoire est en pause (depuis très longtemps, certes) mais je ne compte toujours pas la laisser tomber. Il s'avère juste que je n'arrivais plus à écrire comme je le voulais et il m'a semblé préférable d'arrêter un moment. Par la suite... le jeu vidéo que j'attendais depuis longtemps est sorti et je ne l'ai juste pas lâché ! Il s'agit d'Oddworld Soulstorm, que personnellement j'ai beaucoup aimé. Je suis fan absolue de la franchise !
VOILA !
J'ai eu donc envie de créer une histoire dans cet univers ! L'immense majorité des personnages sont des OC, et le scénario va plutôt tourner autour d'un Slig (pour ceux qui connaissent pas, les Sligs sont les antagonistes standards. Ils sont cruels, parfois drôles et surtout fun à tuer XD). Je considère qu'ils ont un côté tragique à peine survolé dans les jeux que j'aimerais tenter d'approfondir ici. Je me suis inspirée le plus possible de l'œuvre originale, tout en prenant certaines libertés de mon côté (le pouvoir des fanfics!)
Quand à l'histoire en elle-même... vous serez les seuls juges !
Si vous êtes toujours là, bonne lecture ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, merci beaucoup!
^w^Y
ooOoo
Nolybab.
Même plongée au cœur de la nuit la plus épaisse, la cité rayonnait par ses mers de lumières aveuglantes. Les ruelles grouillaient de monde, les innombrables individus parés de luxueux costumes à paillettes projetaient sur les murs une rivière scintillante, créant un mouvement continu au rythme des attractions et du quotidien. Comment pouvait-on en espérer autrement de l'un des quartiers les plus chics de la Capitale? On y retrouvait la crème de la crème, les plus grands experts à la tête des plus grosses corporations du continent de Mudos. Peut-être même d'Oddworld. Les plus grands noms se côtoyaient ici, dépensant sans compter ou menant des affaires capitales, aux conséquences à la fois progressives et terribles.
Les grands noms. Tout ce que lui n'était pas.
Comment aurait-il pu, alors qu'il n'était pas de leur espèce? Naître pour être sous leurs ordres, les ordres des Glukkons. Une chaîne innée qui ne lui permettrait jamais de rentrer dans leur cercle.
Et puis, ce n'était pas comme s'il avait un nom à la base de toutes façons.
- Hey! hurla une voix tonitruante sans retenue au milieu de la rue. Arrête de traîner, tu vas me mettre en retard!
Monsieur Gottlieb, le Glukkon qui l'avait recueilli, ne dénotait pas face à ses congénères. Des chaussures tellement cirées qu'un miroir ne saurait soutenir la comparaison. Un costume qui épousait un corps que personne n'avait jamais vraiment vu, lui donnant seulement la forme mouvante d'un long triangle isocèle souple, dont la base se situait au niveau de supposées épaules. Pas de bras, du moins visibles – mais à quoi bon cacher ses bras si on en avait? Et enfin un faciès qui ressemblait au produit improbable entre une tête de calmar et une grosse patate fripée. Vraiment. Dans cette société, ce genre de visage était considéré comme plaisant, la beauté étant proportionnelle à la fortune.
- Hey! Au pied j'ai dit! tonna de nouveau Gottlieb en manquant de postillonner sur un passant indigné.
En réponse à ce ton rauque et autoritaire, un caquètement aigre et nasillard se fit entendre au milieu du bain de foule. Avec difficulté, une main à quatre doigts pourvus d'ongles noirs, tranchant sur une peau rugueuse et verte kaki, émergea entre deux costumes colorés. Un bras disproportionné suivit de très près, révélant les muscles saillants qui ne s'étaient développé que dans la partie antérieure du membre, pratiquement absent dans la ligne de chair entre le coude et l'épaule. Il fallut plusieurs cris dissonants, plaintifs et incompréhensibles pour que sa tête, trop grosse par rapport à son corps frêle, apparaisse enfin.
En réalité, plus qu'un visage, c'était un masque respiratoire noir en cuir qui recouvrait ses traits jugés trop disgracieux. Les Glukkons avaient depuis longtemps décrété que ceux de sa race étaient trop laids pour être côtoyés au naturel, aussi il portait cette «protection» contre les gaz et les regards depuis toujours, au point d'en avoir oublié s'il avait déjà vu son propre visage. De ce fait, seul son museau, constitué de cinq longs appendices évoquant des doigts, bénéficiaient du privilège d'être tolérés par les yeux des décisionnaires. Même si, parfois, on n'hésitait pas à les leur couper.
Enfin, il parvint à s'extirper totalement de cet amas de corps camouflés qui n'avaient pas daigné se décaler d'un centimètre. Sur ses prothèses mécaniques noires, qui remplaçaient les jambes qu'il n'avait jamais eu, luisait discrètement un numéro de série.
583.
Ce nombre déterminait sa seule identité, le seul moyen de le distinguer de ses innombrables congénères. Quelques chiffres à défaut d'un nom, tel était le lot de la plupart des Sligs. Enfin, à la vérité, lui possédait bien un autre signe distinctif, mais personne n'avait jamais daigné lui reconnaître une quelconque différence avec les siens.
- Hey! aboya son Maître colérique pour la troisième fois.
583 fit de son mieux pour agiter sa queue minuscule dissimulée au milieu des commandes de ses prothèses pour avancer encore. Il peina à reprendre son souffle et serra brièvement les dents sous son masque qui permettait à ses faibles poumons rachitiques de tenir le coup.
- Oui monsieur, désolé monsieur, grommela-t-il de sa voix nasillarde.
Son patron, avec toute sa nature de Glukkon qui le caractérisait, avait mis une grande partie de sa fortune dans un costume hors de prix et avait sommé 583 d'en faire de même avec ses pauvres moyens. Non seulement le Slig n'avait plus que de maigres Moolah qui ne lui permettraient même pas de s'acheter un sandwich aux Meeches, débilement cher ici, mais en plus son costume «sophistiqué» n'était même pas à sa taille! Il étouffait dans son veston trop serré, s'étranglait sous la pression de l'élastique de son nœud papillon, le haut-de-forme m'as-tu-vu à souhaits lui compressait le crâne. Jamais il n'aurait pensé que porter des vêtements serait aussi désagréable, c'était une première qu'il ne comptait pas renouveler. D'ordinaire, au sein de Gottlieb Industriz, les gardes de sécurité Sligs se passaient très bien du moindre vêtement et se sentaient parfaitement à l'aise au naturel. Du moins tant qu'ils portaient leur pantalon de métal et de boulons sur eux, Gottlieb ne faisait pas trop de commentaires désobligeants à leur sujet.
Mais pour une expédition à Nolybab, il fallait se montrer présentable, au grand dam de 583.
Et dire que, quelques heures auparavant, il exultait en sachant qu'il avait été choisi pour ce voyage à la Capitale, rêve de tout industriel qui se respecte, attisant la jalousie de ses vieux potes qui l'avaient dardé de regards meurtriers à travers les verres rouges de leur visière. Ah, s'ils savaient!
Pourquoi lui? Mais pourquoi lui?!
Et tout ça pour que son arrogant de débile de patron puisse se pavaner aux yeux des grands noms, montrer qu'il était de la même trempe qu'eux, qu'il avait lui aussi un pied dans leur territoire. Alors que le glorieux et tout-puissant Cartel de Magog, dont l'emblème trônait sur les innombrables drapeaux, dirigeables et enseignes, n'avait probablement que faire d'un petit patron d'entreprise spécialisé dans la vente de l'eau. Sérieusement, une boisson fade, sans couleur et entièrement naturelle? Mais qui aurait envie de boire ça, franchement?
Tout en maronnant, le Slig tenta d'accélérer encore, d'ignorer le vertige qui lui embrumait le cerveau. Mais il s'emmêla les jambes et, dans un fracas de céramique brisée et de bruits robotiques paniqués, il finit la tête la première dans un énorme service de vaisselle exposé à l'extérieur d'une boutique de marque.
- Argh! Bordel! Sal'té de...!
- Hé! Où est-ce que tu te crois?!
583 tenta de reprendre ses esprits et interrompit sa série d'insultes. À travers les verres qui coloraient le monde en rouge, il réalisa qu'il s'était fait encercler par des gardes Sligs inconnus. Et armés. Bien mieux équipés que lui, bien mieux soignés, et sans doute bien plus payés. Il déglutit distinctement, la couardise reprenant facilement le dessus sur la jalousie.
- Tu sais c'que tu viens de faire? Tu viens de fracasser la pièce maîtresse de notre boss!
- Ça va t'coûter cher, très cher!
- Et encore plus si tu peux pas payer!
583 n'était pas le plus intelligent de tous, mais il se doutait bien qu'une vaisselle aussi laide ne pouvait pas être une pièce maîtresse. Pour attirer les clients, on présentait un amuse-bouche et on réservait le plat de résistance à l'intérieur. Ou alors le gérant de ce magasin était complètement stupide. Mais cela n'allait pas le sortir d'affaire.
Il tira nerveusement sur l'élastique de son nœud pour mieux respirer. Il lui glissa du doigt et claqua sèchement contre son cou épais. Il jeta précipitamment des coups d'œil autour de lui en sachant que ce serait inutile. Personne ne lui viendrait en aide ici, pas même son Maître dont il croisa brièvement le regard fulminant au loin. La bouche de Gottlieb se contorsionna en un rictus méprisant puis il fit volte-face avant de poursuivre sa route, laissant son escorte paniquée derrière lui.
- Oh merde merde merdemerdemerde, se lamenta le Slig. Heu... les gars? On pourrait pas s'arranger? Vous n'allez pas en faire tout une histoire, hein? J'veux dire... hé hé... en plus il était moche, ce service, non? Franchement, des Fuzzles pour motifs? Allez quoi! Des Slogs ça aurait été bien mieux! C'est les meilleurs les Slogs! Ah ah!
C'était évident, quand un Slig désirait se payer un animal, un Slog était ce qui leur convenait le mieux. Des chiens rouges, féroces et terrifiants, qui leur obéissaient au doigt et à l'œil, c'était juste parfait. En comparaison, les Fuzzles, petites boules de poils marron aux grands yeux luisants, faisaient vraiment pitié.
583 put voir qu'il avait réussi à en faire ricaner certains, aussi se dit-il qu'il était en bonne voie. Surtout lorsque l'un d'eux, le plus lourdement équipé qui semblait être le chef, fit mine de réfléchir.
- Mmmm... c'est un bon argument. Vous en pensez quoi les gars? Alors?
La cacophonie qui s'ensuivit ressemblait plus à de la moquerie qu'à de l'approbation.
- Bon écoute mon pote, reprit le chef en posant une main trop amicale pour être honnête sur l'épaule frêle de 583, c'est vrai les Slogs c'est les meilleurs, tu marques un sacré point dis donc! Je pense qu'effectivement on va pouvoir s'arranger.
Le cercle se resserra autour de lui.
- File-nous tout ce que tu as.
- Heu... quoi?
Les doigts commençaient à écraser ses os. Le chef avait encore plus de force que ce qu'il aurait pensé.
- Fais pas ta sourde, nullos. File-nous tous tes Moolah, ou tu finis à poil et on te casse les bras.
Le rythme cardiaque de 583 s'accéléra davantage. Il savait comment ça allait finir. Malgré tout, il sortit tout ce qui lui restait – presque rien – et enleva son veston, son chapeau et son nœud papillon.
- Ah ah ah! Il a quand même fini à poil le nullos!
- Hé vous avez vu? Pas moyen qu'on lui casse les bras!
- T'as raison vieux! Regarde-moi ça!
- Hé! T'as toujours été manchot, loser?
- Tu es chanceux, ta prothèse est belle ! On pourrait en tirer une coquette somme! Et il te reste l'autre bras pour rembourser ta dette!
583 avait appris, au cours de son entraînement intensif à Slig Barracks puis dans l'usine où il avait été affecté, que les Sligs pouvaient se montrer sociables et bonnards entre eux, mais aussi très jaloux envers les supérieurs, et très sadiques envers les moins hauts gradés. Il avait espéré que les choses seraient différentes à Nolybab, à cet instant précis. Bon sang, il détestait cette foutue cité! L'usine envahie de fumée noire lui manquait terriblement. Pourquoi lui?
- Allez vous faire foutre! grinça-t-il avec hargne en se préparant au pire.
Ce fut à cet instant précis que la porte de la boutique s'ouvrit à la volée et que le patron apparut brusquement, un cigare aux lèvres, écumant de rage devant le massacre de sa marchandise.
- HEY! rugit-il. QU'EST-CE QUE C'EST QUE ÇA?
D'instinct, la troupe entière à son service sursauta comme une seule entité, terrorisée. La survie primant sur la peur que lui inspirait le Glukkon, 583 saisit l'opportunité et bouscula le garde le plus fragile, brisant le cercle oppressant. Libéré de ses tourmenteurs et de son costume infernal, il activa ses jambes mécaniques, poussa dessus comme il n'avait jamais fait, se fondit dans la foule sans se retourner tandis qu'un concert de bruits robotiques se lançait à sa poursuite.
ooOoo
Il se passa un long moment avant que 583 ne se décide à ouvrir le couvercle de la benne à ordure dans laquelle il s'était réfugié. Il passa longuement son unique main sur son corps organique puis sur ses jambes métalliques pour se nettoyer au mieux, et en profita pour sortir tout son répertoire personnel d'insultes. La nuit n'était pas encore terminée, il devait retrouver son imbécile de boss et s'attendre à se faire passer un savon monumental.
- Pff! Vivement qu'on rentre à l'usine! J'me passerais bien les nerfs sur ces bons à rien de Mudokons!
L'avantage avec les esclaves, c'était surtout qu'on pouvait les tabasser sans trop de problèmes, du moins tant qu'on n'allait pas jusqu'à les tuer. Ils restaient tout de même la main d'œuvre principale des usines.
- Ah! Enfin te voilà!
Aucune inquiétude dans la voix de Gottlieb. Seulement une œillade mauvaise et dégoûtée.
- Comment oses-tu te présenter ainsi devant moi? Où est ton costume? Si tu crois que je vais tolérer un tel affront!
Le Slig renonça à s'expliquer, il savait qu'il n'aurait pas l'opportunité de se défendre.
- Désolé boss...
- Je n'ai pas besoin d'excuses! J'ai besoin d'être parfait, d'avoir des éléments parfaits à mes côtés! Parce que JE suis parfait! Compris?
- Oui boss. Vous avez mille fois raison, boss.
Le Glukkon s'avança lentement vers lui. Dans la pénombre de cette ruelle, seuls ses yeux vibrants de lumière occulte transparaissaient sur son visage contrit. Il semblait plus grand et plus menaçant que jamais. 583 ne put s'empêcher de faire un pas en arrière et de lever craintivement un bras devant lui, submergé par l'angoisse.
- C'est donc ainsi que tu me remercies? Je t'ai engagé alors que tu étais fortement diminué. Je t'ai offert une prothèse pour reconstituer ton bras manquant. Je t'ai accordé le même salaire que tes congénères. Je t'offre tout ce dont tu as besoin, et grâce à moi tu as le même rôle dans notre glorieuse société que tous les autres. Tu réfutes cette vérité?
Il n'y avait qu'une réponse possible.
- Non, monsieur. Vous êtes très charitable.
Tout était vrai. Oui. Que les intentions concordent ou non avec cette vérité ne la diminuait pas pour autant. 583, plus que tout autre Slig, avait besoin d'un Maître, besoin de ce qu'il pouvait lui offrir. Sans ça il n'était rien. Son complexe d'infériorité lui grignotait plus que jamais les entrailles alors que Gottlieb lui communiquait toute sa charité gorgée de mépris.
- Et bien en ce cas, j'attends de toi plus que quiconque un comportement irréprochable. Tout le contraire de ce que tu as démontré ce soir!
Le Slig ne put que baisser la tête. La honte, la colère et la peur le tiraillait à chaque remontrance. Avec un grimace hautaine, le Glukkon tourna le dos à son sous-fifre.
- Nous allons à mon rendez-vous. Mais dès l'instant où nous rentrerons à l'usine, tu seras rétrogradé! Estime-toi heureux que je ne te renvoie pas!
- Oui monsieur.
Le Slig s'assura que son Maître ne pouvait plus le voir avant de lever son majeur plus petit que tous les autres doigts vers lui. Si seulement il avait pu garder son horrible costume pailleté! Il s'était promis de le revendre au prix fort mais en cet instant, il fantasmait sur l'idée terriblement tentante de le fourrer dans le derrière de son patron.
La façade du lieu où ils se rendaient n'avait rien à envier aux autres. Les couleurs pétantes, les lumières vives, les diamants et les paillettes – encore... – tout était rassemblé dans le but d'attirer les regards. Il y avait une telle concentration de fioritures et de joujoux brillants inutiles que c'en était en réalité ridicule. 583 dut se retenir pour ne pas lâcher un «beurk!» dégoûté.
Malgré tout, l'établissement avait une excellente réputation, sinon il ne serait pas là. Sinon ils ne seraient pas là.
En silence, le Slig dépassa Gottlieb et écarta le rideau écarlate qui servait d'entrée. Sa frustration et son impuissance resta invisible sous son masque à oxygène. Même si a priori les Glukkons ne possédaient pas de bras, rien ne l'empêchait de passer un simple rideau. Mais non, bien sûr! Ça aussi, ça restait le travail des larbins!
- Nullos, chuchota-t-il tout bas.
Heureusement pour lui, à ce volume, seul un grésillement parasitaire s'échappa de l'appareil respiratoire.
Lorsqu'il pénétra à son tour à l'intérieur, il manqua d'avoir un haut-le-cœur. L'entrée n'était en fait qu'un prélude particulièrement subtil comparé à ce qui se trouvait dans son champ de vision dès à présent. Les murs étaient entièrement tapissés de rideaux de perles, projetant des étoiles de lumières qui auraient fait pâlir même la plus exagérée des parodies du romantisme. Les canapés étaient ensevelis sous des coussins si luisants qu'ils semblaient avoir été badigeonnés d'huile. Des dizaines de bougies parfumées répandaient chacune une odeur différente et ultra concentrée, accompagnée d'une fumée dense envahissant les moindres recoins de la salle. Malgré son masque respiratoire, le Slig eut l'impression d'étouffer.
C'était tout bonnement affreux!
- Bien le bonsoir, cher Monsieur, uh uh! chantonna une voix masculine au ton particulièrement coquin et efféminé.
Un ombre émergea de la fumée d'un petit pas sautillant pour se révéler à eux et 583 crut réellement qu'il allait prendre ses jambes à son cou. Le visage de leur hôte dégoulinait littéralement de maquillage et d'artifices. De longs faux-cils papillonnaient exagérément sur les yeux les plus larmoyants qu'on ait jamais vu. Une épaisse couche de poudre blanche collait à sa peau fripée par-dessus laquelle surgissaient deux gros ronds rouges au niveau des joues. Ses lèvres pincées langoureusement vers l'avant étaient recouvertes d'une substance sombre et grasse.
Non, définitivement non. Cet individu n'avait aucun sens de l'esthétisme. Qu'il soit plein aux as ou pas.
- Vous venez rencontrer la Grande Prêtresse, je présume? Uh uh!
Le Slig risqua un coup d'œil en direction de son patron et constata avec une intense satisfaction qu'il avait l'air de se demander ce qu'il fabriquait là. Cependant Gottlieb reprit contenance et inspira profondément.
- C'est exact.
- Uh uh! Bien bien bien, parfait parfait!
À travers la fumée, le gérant trottina gaiement jusqu'au fond de la pièce où se devinaient les contours d'un autre rideau, lourd et épais, parsemé de symboles aux allures mystiques.
- Mon chou! gazouilla-t-il. Nos très chers et estimés clients sont là.
Il n'y eut aucune réponse. Néanmoins le Glukkon se retourna avec un grand sourire.
- Elle vous attend.
Une fois encore 583 dut se déplacer lui-même pour écarter le lourd tissu et laisser son Maître pénétrer seul dans l'antichambre de la Prêtresse.
- Attends ici! ordonna-t-il sèchement.
- Oui monsieur, maugréa le Slig qui aurait préféré retourner à l'extérieur, loin de ce parfum capiteux.
Par la suite, il essaya tant bien que mal d'ignorer le fredonnement irritant du gérant tout en évitant de le regarder. Il choisit de poser les yeux sur le slogan affiché au mur entre deux cascades de perles.
- «Le Savoir c'est le Pouvoir».
583 tourna la tête vers le pot de peinture qui s'était dangereusement (trop) rapproché de lui avec un sourire mielleux. Le Slig était plus habitué à voir les Glukkons hurler des ordres de façon extrêmement mécontente que de sourire, et quand ça leur arrivait, ils avaient surtout une expression diabolique. Mais ce sourire-là lui fit particulièrement froid dans le dos.
- C'est ce qu'il y est écrit, insista le gérant. Tu avais plutôt l'air intéressé.
- Ah... heu... ouais... je sais lire en fait...
Le sourire doucereux s'accentua et ses yeux se plissèrent.
- Oh! J'ignorais que les Sligs avaient de telles capacités intellectuelles! Comprends-moi, avec les masques que vous portez tous...
583 ne comprit pas ce qu'il voulait dire.
- Uh uh! Parfait parfait.
En tout cas, il n'aimait pas ça. Il s'apprêtait à lui dévoiler un doigt d'honneur dans un accès insensé de témérité quand la voix rauque de Gottlieb se fit entendre.
- Hey! Au pied!
Le Slig lâcha un juron dans sa langue d'origine avant de s'engouffrer à l'intérieur de la chambre de la Prêtresse.
À son grand soulagement, l'atmosphère y était plus respirable malgré la taille réduite de l'espace. Les murs étaient nus et simples, parcourus occasionnellement de symboles anciens et incompréhensibles gravés dans la pierre. On se serait cru dans une caverne. Au centre se tenait le décor du rituel: un tapis stylisé pour les visiteurs sur lequel se tenait fièrement Gottlieb, puis un support en pierres assemblées qui faisait apparemment office d'autel, sur lequel crépitait le foyer d'un feu. Les flammes suffisaient à éclairer la pièce.
Et derrière, la Grande Prêtresse.
Là encore, 583 faillit cracher son aversion devant cet être insignifiant. Les femelles, quelle que soit la race, étaient extrêmement rares. Pour autant cela n'enlevait rien au fait qu'elle restait un Mudokon, à l'image des esclaves qui grouillaient dans les usines. De son point de vue, les Mudokons comptaient parmi les habitants les plus anormaux de la planète, car tandis que chaque créature de ce monde paraissait étrange et difforme, eux étaient extrêmement bien proportionnés, presque lisses. Deux bras, deux jambes, un corps plutôt maigre mais qui laissait deviner un semblant de muscle sous leur peau verte. Leur visage était dépourvu de nez mais possédait des globes oculaires jaunes très importants. Un détail interpella cependant 583: au sommet du crâne de la Prêtresse jaillissaient des plumes rouges en abondance. Ce n'était pas commun, au contraire. Il avait croisé un certain nombre d'esclaves dans sa vie, et tous avaient le crâne chauve. Peut-être était-ce un trait réservé aux femelles?
Après tout, il n'en avait jamais rencontré.
Elle remua légèrement à son apparition et lui fit signe d'approcher. Le geste n'avait rien d'impérieux, mais il se sentit comme personnellement insulté. Les esclaves restaient inférieurs aux gardes et n'avaient pas le droit de formuler des demandes même muettes, et encore moins des ordres. Le Slig risqua un coup d'œil vers son patron. En surprenant son aura d'impatience, il comprit qu'il valait mieux obtempérer malgré tout.
Tout en avançant à contre-cœur, il continua son examen rapide. Le reste de son anatomie ressemblait plus à ce qu'il connaissait des Mudokons. Les mains et pieds nus à quatre doigts restaient assez gros pour le reste du corps, et ce fut en les regardant que 583 les vit enfin. Il les avait d'abord entendu, le léger bruit de métal l'avait averti lorsqu'elle avait bougé. Des chaînes entravaient les poignets et chevilles de la supposée Prêtresse, aussi le Slig laissa des pensées moqueuses et vengeresses vagabonder dans son esprit.
Quelle vaste blague! Ce n'était qu'une esclave de plus et rien d'autre! Et si vieille par-dessus le marché! En plus, si elle se trouvait là plutôt que dans une couveuse, cela signifiait qu'elle était stérile. Un argument de plus pour pointer du doigt son inutilité. 583 se sentait grandi devant un être pareil.
Et alors, elle parla.
- Sois la main de ton Maître, dit-elle lentement en fermant ses gros yeux. Lance les dès de La Destinée dans le feu.
Elle leva ses mains de chaînes et de plomb vers lui en un geste si mystérieux qu'il hésita entre ricaner et se prêter au jeu.
- Lance les dés... et éclaire ma vue.
583 doutait fortement qu'un regard aussi vitreux puisse distinguer quoi que ce soit. Cependant il s'exécuta, convaincu par l'œillade pesante de son patron. Perturbées par la soudaine présence des dès, les flammes grandirent d'un coup et s'agitèrent, se teintant momentanément de bleu et débordant d'énergie surnaturelle. Le Slig sursauta face à ce spectacle et ne put s'empêcher de reculer. Il détestait le feu. Malgré tout, même s'il ne croyait pas à ces balivernes, il se sentit captivé par les artifices de cette mise en scène.
Les mains ridées de la vieille femelle voletèrent au travers du feu alors qu'elle récitait une incantation silencieuse. Soudain ses paupières se soulevèrent d'un coup et ses pupilles exorbitées transpercèrent 583 durant trois interminables secondes. Elle tenta de parler, sa voix noyée dans son bouleversement, avant de baisser les yeux et de secouer la tête, ses cheveux de plumes se balançant autour.
- Alors? s'impatienta le Glukkon sans tenir compte de son trouble.
La voyante secoua de nouveau la tête, sa grosse main massant son crâne dans un cliquetis de maillons.
- Le messiah... murmura-t-elle.
- Quoi? Parle plus fort! somma son client.
Encore secouée, la femelle tâcha de se redresser et adopta une attitude plus calme, le regard vide braqué sur le foyer redevenu sage.
- Bientôt... bientôt un monde entier s'ouvrira à toi. Des horizons dont tu ne soupçonnais même pas l'existence se présenteront à tes yeux. Tu seras tenté... tenté de les repousser, tenté de les parcourir. Le choix... ton choix sera déterminant. Un monde entier sera suspendu à ta décision. Tu deviendras l'une des pièces maîtresses d'un événement d'une importance cruciale...
- Ah! Je le savais! triompha le Glukkon en bombant le torse avec ce fameux sourire machiavélique. Je savais que j'étais spécial! Dis m'en plus!
- Héroïque est celui qui agit sans tenir compte des croyances de ses pairs. Élève-toi au-dessus de ces vieilles idées qui t'enchaînent à ta condition. Élève-toi et, au moment venu, agis.
- Ha ha ha! Bien sûr que je vais m'élever! J'y suis prédestiné! Ils disent tous que je me fais des illusions! Bien sûr que je ne tiens pas compte de ces absurdités! Alors quand? Quand viendra mon moment? Parle maintenant!
La Prêtresse prit son temps pour donner sa réponse. Elle leva pour la dernière fois son regard sphérique et s'arrêta sur le Slig comme si elle ne pouvait pas les amener plus haut.
- Tu le sauras.
ooOoo
Après le départ des derniers clients, l'infertile se mura dans sa méditation profonde. Elle écouta sa propre voix réciter un mantra appartenant aux temps anciens. Un temps où ses semblables entamaient tous ce chant guttural dans un esprit de liberté et de respect de la nature. Elle pouvait presque les entendre, eux et les bruits des terres d'autrefois, des terres intouchées et vivantes, les terres avant l'industrialisation. Avant l'esclavage.
Un paysage qu'elle ne pourrait plus jamais retrouver ailleurs que dans ses souvenirs les plus lointains. Mais dans un futur qu'elle n'aurait jamais cru voir, d'autres qu'elle pourront le contempler.
Cette possibilité existait réellement.
Le rideau s'écarta et le gérant entra dans la cave, pleinement satisfait.
- Encore une journée bien remplie, mon chou! Je suis é-pou-stou-flé à chaque fois de voir le contentement de nos clients lorsqu'ils quittent la boutique. En plus, ils ne reviennent jamais faire de réclamation, pas une fois ils ne se rendent compte de la supercherie.
Le Mudokon inspira longuement avant de soupirer.
- Peut-être parce que mes prédictions sont vraies? supposa-t-elle avec lassitude.
Le Glukkon amusé laissa échapper un gloussement.
- Allons allons trésor. Tu sais très bien que votre magie shamanique s'est tarie il y a des décennies – peut-être même des siècles – de çà. Tout ce que tu es capable de faire, c'est de maintenir les apparences, rester assez floue et convaincante à la fois et trouver le bon moment où t'arrêter. Ainsi ils repartent confiants, s'acharnent à monter en puissance pour étendre leur influence, et leurs efforts payent, confirmant ta prophétie. C'est ainsi que ça marche, et c'est pourquoi notre business est approuvé par le Cartel.
La femelle l'écoutait d'une oreille distraite et se contenta de manifester sa morne approbation par un «mmm-mm» ennuyé. Son Maître ne lui en tint pas rigueur, comblé par sa bonne humeur.
- Mais ne t'inquiète pas, mon chou. Tant que tu continues comme ça, tu n'auras rien à craindre. Par contre je m'étonne que tu aies «prédit» un aussi grand «destin» à ce vendeur de liquide insipide. C'était dangereux à mon avis, ça me surprendrait qu'il perce celui-là. Ce serait fâcheux que notre blason soit souillé par une première plainte. Très fâcheux. Fais attention la prochaine fois, d'accord trésor?
Lorsque le rideau se referma derrière le pot de peinture sautillant, la voyante autorisa un sourire à peine perceptible prendre les commissures de ses lèvres asséchées.
- Il risque de revenir demander réparation en effet. Car à aucun moment je n'ai précisé qu'il était celui concerné par mes visions.
