Note : J'avais envisagé de rassembler mes deux fics Underworld dans le même univers mais cette idée est désormais révolue. Il aurait fallu que je réécrive Lupa et, même si la version actuelle a des défauts, je n'ai pas envie de me lancer dans une V2. Mes deux fics sont donc indépendantes.
Chapitre 7 - Cendres
1210
Accrochés aux fenêtres, les sachets d'herbes séchées ne parviennent pas à masquer la puanteur des lieux. L'odeur du sang et de la décomposition, déjà perceptible à l'extérieur du village, se renforce à chaque pas, agitant les chevaux ainsi que leurs maîtres. Elvira tente de calmer sa monture malgré sa propre répulsion, sidérée de constater que les humains puissent être à l'origine d'un tel charnier. Ses yeux parcourent les corps encore pendus, les mottes de terre retournée qui témoignent de l'endroit où se trouvent certaines des sépultures, et le sang séché qui constelle certains outils oubliés à côté des tombes fraîches. À cela s'ajoute la méfiance dans les regards tandis que le cortège s'avance, majestueux et irréel dans la lumière des torches. Si les humains ignorent la nature véritable du seigneur qui leur fait l'honneur d'être présent, ils sentent cependant qu'une aura mystérieuse l'entoure, agrémentée par les rumeurs qui ne cessent de circuler au sujet des habitants du château de Markus.
Nerveux, le chef du village les accueille, un faux sourire plaqué sur les lèvres alors que son regard déborde de terreur. Le premier des vampires met pied à terre et fait signe à ses gardes de l'imiter sous les yeux des plus curieux qui observent la scène depuis leurs fenêtres et, pour les plus courageux, depuis la place principale du village. Elvira est la dernière à descendre de sa monture, d'un mouvement lent qui ne trahit en rien sa nature et qui lui permet d'un seul coup d'œil de dénombrer les mortels présents. Elle sait quelle raison pousse son amant à se rendre en personne dans cet endroit, une lettre est parvenue au château quelques jours plus tôt pour demander de l'aide, sous prétexte que plusieurs villageois ont usé de sorcellerie contre leurs voisins. Si Markus n'a pas cru un traître mot de la missive, il a cependant suggéré de venir voir de ses propres yeux les accusés, pour mieux comprendre les motivations qui animent le cœur des humains.
« Où sont vos sorciers ? s'enquiert le fils d'Alexander sur un ton neutre, presque ennuyé. »
Aussitôt, le chef du village se tord les mains, semblant mal à l'aise face à la question de son seigneur. C'est un autre villageois, âgé tout au plus d'une quinzaine d'années, qui intervient en montrant les corps pendus tout en déclarant que justice a enfin été rendue et que le diable ne passera plus les portes des humbles demeures des paysans. Aucune émotion ne traverse le visage de Markus, il reste stoïque tandis que sa compagne s'approche de la potence d'un pas mesuré. Sur son passage, les mortels reculent, s'écartent, et tracent un chemin involontaire vers les cadavres, échangeant des murmures sans se rendre compte qu'elle peut les entendre. Elvira fait toutefois la sourde oreille, elle fixe les corps qui ont déjà connu l'appétit des bêtes et sort son épée. Le bruit de la lame qui quitte le fourreau ravive la peur des villageois, ils font un autre pas en arrière et se serrent les uns contre les autres comme si ce simple geste allait les protéger.
D'un bref coup de main, la guerrière tranche les cordes qui suspendaient les corps et libère ainsi les cadavres qui s'écroulent à ses pieds, poupées de chiffon désarticulées qui n'ont commis aucun crime. Markus demande qu'une charrette lui soit apportée et deux humains s'exécutent en vitesse, laissant ensuite les gardes s'affairer pour accrocher les chevaux au timon. Quelques-uns des vampires vont ensuite récupérer les corps pour les entasser sur la charrette, sous l'œil horrifié des humains. Dans la foule, une femme prie en tenant contre elle son enfant, le bras passé autour de ses épaules pour le coincer contre ses jupes. L'adolescent qui a désigné les cadavres brave sa crainte et se poste à trois pas d'Elvira, la tête haute.
« Ils étaient des serviteurs du diable, annonce-t-il. L'un d'eux cachait des dents humaines chez lui. »
Elvira ignore de quelle manière réagir face à cet aveu plutôt surprenant. Markus lui vient en aide en s'adressant au chef du village pour lui demander la permission d'accéder à la maison du condamné. L'une des villageoises sort de la foule, pâle comme un linge, et se propose de les y conduire. Le premier des immortels la suit entre les différentes demeures, sa compagne à quelques pas derrière lui, les autres soldats vampires à l'affût sur la place. Une intense odeur de fleurs envahit leurs sens, puissante, bien plus qu'à l'extérieur de la maison. Les quelques meubles sont envahis de végétaux, des bocaux remplissent les lieux, garnis de pétales pour certains, et de curiosités pour d'autres, allant de quelques cailloux à des os aux dimensions variées, aussi bien des rongeurs que des espèces bien plus imposantes.
« Mon mari n'était pas un monstre, remarque la villageoise. Il essayait juste de comprendre le monde qui nous entoure. Il m'a même appris à lire. C'était un érudit, il ne faisait rien de mal.
— C'est en effet ce que je vois, réplique Markus en tournant la page d'un livre. »
Sans qu'il ait besoin de parler, sa compagne devine l'ordre muet et elle vient feuilleter l'ouvrage, s'étonnant de la précision des tracés qui s'étalent sur le papier. Au détour d'une page, elle a la surprise de découvrir des questions que l'humain se posait sur les loups-garous et il lui semble alors que les pièces du problème s'assemblent dans son esprit. Ce ne sont pas des dents humaines qui reposent dans les bocaux mais des crocs provenant des créatures de William ; après la mort, chaque élément redevient humain et ces parties-là ne font pas exception. Au regard de Markus, Elvira suppose qu'il est parvenu à la même conclusion qu'elle, ce qui renforce son sentiment d'horreur. Une fois de plus, les mortels ont condamné un innocent à la potence pour une raison des plus banales.
Ignorant délibérément la présence de l'humaine, le premier des vampires récupère les carnets du défunt puis indique qu'il faudra brûler le contenu des bocaux pour éviter que d'autres mortels ne se mêlent de tout cela. Elvira devine qu'il craint d'autres interrogations, de celles qui risqueraient de mener les humains sur leur piste. La villageoise tente de protester en évoquant le travail que cela a représenté pour son mari mais Markus reste sourd à ses supplications, dardant sur elle un regard face auquel elle se tait, bien qu'elle soit heurtée par ce manque d'empathie. Elvira sort de la maison en observant les autres villageois qui n'ont pas regagné leurs demeures, tels des vautours guettant l'arrivée prochaine des charognes. Elle entend les pas de son compagnon derrière elle ainsi que les sanglots de la mortelle lorsqu'il donne ses ordres à ses soldats. Plusieurs d'entre eux vont chercher les bocaux puis les entassent à l'extérieur afin d'y mettre le feu, un par un, comme autant de lanternes dispersées là.
Dans l'ombre, éloigné des villageois et de leur curiosité macabre, la guerrière note la présence d'un homme, le visage grave. En un coup d'œil, elle sait qu'il est un troubadour, ils se reconnaissent par leur tenue, par les parchemins qui dépassent sans cesse de leurs sacs, par ce regard à l'affût de la moindre information. Elle a déjà tenu entre ses mains des poèmes écrits par ces gens qui passent leur temps sur les routes, elle n'ignore pas que derrière leur apparence d'artiste se cachent des hommes et des femmes attentifs qui connaissent bien plus de détails politiques que certains dirigeants des royaumes. Peut-être cet individu rapportera-t-il ce qu'il a vu dans ce village lors d'une flambée nocturne, pour apeurer d'autres villageois ou transmettre les horreurs qui parsèment désormais l'existence des humains. Elvira s'en détourne, non par manque d'intérêt mais plutôt pour éviter d'éveiller celui du troubadour. Les vampires et les loups-garous ont bien trop de différences avec l'espèce humaine et elle a conscience qu'un œil aussi affûté que celui d'un poète peut voir à travers leur semblant d'humanité.
Pendant un instant, ne règnent que le bruit des flammes et les pleurs de la mortelle, puis un cri s'élève, un cri de rage, un cri de désespoir, un cri qui marquera les cauchemars des mortels jusqu'à la fin de leur existence. Un villageois, une épée à la main, s'élance vers Markus, proférant mille menaces et malédictions. Les soldats se mettent en position de défense mais l'Aîné les arrête d'un geste, brandissant sa propre arme avant de trancher le bras qui l'assaille. D'un second geste, il décapite l'homme d'un coup ferme. La tête roule sur le sol, jusqu'aux pieds du chef du village qui, épouvanté, adresse à Markus un regard chargé de terreur et de colère mêlées. Les seigneurs ont tous les droits sur leurs vassaux mais prendre une vie n'est pas un acte anodin.
Elvira sait ce qui va suivre, ce n'est pas la première fois que cela se produit depuis qu'elle accompagne l'un ou l'autre des Aînés. Markus s'avance jusqu'au chef du village, ramasse la tête tranchée et la brandit devant les villageois tandis que les autres vampires remontent sur leurs chevaux.
« Ne comptez plus sur la protection de vos seigneurs, déclare le premier des vampires avec mépris. Vous nous devez le respect, le geste de cet homme a rompu nos liens. La prochaine fois que des loups-garous viendront, vous vous rappellerez ce jour. »
L'affolement gagne les mortels, ils se reculent, protestent sans ardeur, conscients que des mots prononcés trop hauts les condamneraient à un sort bien pire que celui de l'humain décapité. Elvira aimerait les défendre parce que les actes d'un homme isolé ne sont pas à l'image de ceux des autres mais elle choisit le silence, une fois de plus. Il s'agit du quatrième village dont au moins l'un des habitants tente une attaque contre Markus depuis qu'il a été réveillé, attisant la colère de l'Aîné. Sa compagne comprend son besoin de rappeler qui règne sur ces terres, d'autant plus que les vampires sont là pour garantir un semblant de protection contre les créatures de William, mais elle considère qu'imposer la terreur ne poussera pas les mortels à être plus dociles, bien au contraire.
Markus rejette la tête tranchée vers les villageois puis retourne à sa monture. D'un même mouvement, les vampires font effectuer un demi-tour à leurs chevaux avant de quitter les lieux, entraînant la charrette dans leur sillage. Ils s'éloignent du village sans un regard en arrière, sans redouter un coup d'éclat supplémentaire, sans se soucier des pleurs et des cris qui viennent jusqu'à leurs oreilles. Elvira serre les rênes de son cheval entre ses doigts, elle ne dit rien parce qu'elle n'a aucune autorité sur tous ces soldats, parce qu'elle n'est pas une Aînée, parce qu'elle n'est pas de ceux à qui il faut prêter une oreille attentive mais son esprit est agité. Si Ilona était encore en vie, elle plaiderait longuement la cause des humains en assurant qu'ils sont leur avenir, mais Elvira n'a pas la force de discuter à ce sujet. En cet instant, l'acte de Markus est nécessaire pour raffermir leur pouvoir sur les mortels, bien que rien ne leur garantisse qu'il n'y aura aucune répercussion plus tard.
« Je sais que tu n'approuves pas ma méthode, remarque Markus en ralentissant sa monture afin qu'ils soient l'un à côté de l'autre.
— J'essaye d'évaluer les risques sur le long terme, répond la guerrière après une courte hésitation parce qu'elle est consciente de la présence des autres vampires derrière eux et qu'elle n'ignore pas qu'ils ne manqueront pas d'écouter leur conversation. Le passé a prouvé bien souvent qu'une décision ne doit pas être prise à la légère.
— Je crois entendre Tanis à travers toi, se moque le premier des vampires. »
Un sourire discret étire les lèvres d'Elvira tandis qu'elle songe au fait qu'elle a sans doute fini par accepter certains points de vue de l'historien, ceux qui correspondent assez à sa propre vision du monde. Avec leur longévité, les vampires ont tendance à dénigrer l'histoire de leurs ancêtres et de leur espèce, à prendre leur immortalité pour acquise et à ne plus se soucier d'autrui. Ce n'est pas sans raison s'ils ont été surpris par les rebelles lorsque plusieurs des leurs ont décidé de mener l'assaut contre le château de Markus. À force d'imaginer que ce monde leur appartient, les vampires ont oublié qu'ils sont aussi belliqueux que les humains et qu'ils partagent avec eux de nombreux défauts.
Comme pour donner du corps aux craintes d'Elvira, un bruit lointain de cavalcade se fait entendre derrière eux, perceptible par les vampires malgré la neige qui recouvre le sol. Surgissant sur des montures fatiguées mais poussées au galop, quelques villageois approchent, l'arme au poing. L'un d'eux lâche les rênes de son cheval, s'empare de son arc et tire une flèche en direction des vampires. Le soldat visé par le projectile s'en empare au vol, sans sourciller, alertant alors les humains qui murmurent que le diable protège leurs ennemis. Ils ne s'arrêtent cependant pas et brandissent des épées, des haches rudimentaires et des couteaux de chasse avec des cris féroces. Un rire amusé s'échappe de l'un des vampires, il sort lentement son épée de son fourreau puis se positionne de manière à parer les premières attaques. Terrifiés, les humains ralentissent leurs chevaux, perdant un temps précieux qui signe leur mort.
En un mot, Markus lance l'assaut, sans y participer. Le combat est inégal, les mortels ne sont pas formés aux arts militaires, ils manient maladroitement leurs armes, hurlent de peur à l'instant où l'un des immortels retire son casque et révèle son regard bleu inhumain ainsi que ses crocs. Elvira reste en retrait, peu pressée d'affronter des êtres qui ne sont pas tout à fait une menace, pas encore. Il ne faut que quelques minutes pour que la lutte cesse, des cadavres humains gisent au sol, imprégnant la terre de leur sang. Aucun vampire n'a été blessé, ils auraient tout aussi bien pu se battre sans armure.
Seul l'un des humains est encore debout, tremblant, son épée au bout des doigts, de l'horreur dans les yeux alors qu'il tente de ne pas regarder les corps de ses semblables, si familiers, immobiles à ses pieds, pétales rouges qui obscurcissent la neige.
« De grâce, ne me faites pas de mal, supplie-t-il en jetant son arme et en tombant à genoux. Je ne suis qu'un homme de foi, un serviteur de Dieu. »
D'un geste rendu maladroit par sa peur, il glisse une main dans le col de son manteau et en sort une croix en bois, comme pour justifier ses paroles. Un rictus mauvais s'étire sur le visage de Markus qui descend de sa monture et vient surplomber l'homme d'église. Ce dernier, effrayé, cherche du regard une aide quelconque et ses yeux accrochent ceux d'Elvira. La femme n'intervient pas, elle se contente d'attendre malgré la voix qui lui souffle que le calvaire de ce mortel ne fait que commencer. Elle connaît l'opinion de son compagnon sur les croyances humaines, elle sait qu'il dédaigne toute forme de religion depuis qu'il a perdu son frère, délaissant dans un même temps tout espoir d'avoir sa famille unie. Ses prières n'ont trouvé que l'écho du vide, jusqu'à emplir son cœur d'une colère profonde qui n'a cessé de croître.
« Un serviteur de Dieu, répète Markus en toisant le mortel. Ton maître va te mettre à l'épreuve dès maintenant. »
Se tournant vers ses soldats, il leur ordonne de ramasser les cadavres et de les ramener avec les autres au château, là où ils seront brûlés. Il indique ensuite qu'il a encore quelque chose à accomplir avant de rentrer, déchaînant un vent de panique parmi les vampires.
« Si le seigneur Viktor apprend que nous vous avons laissé seul, bredouille l'un d'eux, il …
— Je ne suis pas seul, interrompt Markus avec brusquerie. Elvira sera avec moi, c'est suffisant. Viktor sait qu'elle vaut autant qu'une garde rapprochée. »
Elvira n'est pas certaine que cet argument soit le plus favorable. Connaissant son beau-frère, il reprochera à Markus de l'avoir choisie comme unique protection et lui fera un sermon sur les risques qu'il prend à confier sa vie à une seule personne alors qu'il est l'un des trois Aînés. Le soldat tente une nouvelle protestation mais le regard du premier des vampires le dissuade d'insister. Markus attrape l'humain par le bras et l'oblige à monter sur son cheval, s'installant derrière lui pour ne lui laisser aucune chance de s'échapper. Selon ses ordres, les autres vampires récupèrent les cadavres qu'ils mêlent dans la charrette à ceux déjà pris au village, ajoutant ensuite les chevaux non blessés à leurs propres montures. D'un côté, les soldats s'en vont vers le château tandis que de l'autre, Markus et Elvira se dirigent vers un autre chemin, la guerrière suivant son compagnon.
Derrière eux, le bruit des sabots des chevaux des soldats s'éloigne, couvert par la neige. Elvira demande à l'Aîné où il compte se rendre, consciente que la nuit n'est pas éternelle, peu rassurée de ne pas trouver d'endroit où s'abriter avant le lever du jour. Markus l'apaise en lui indiquant un clocher, visible de leur position, dernier bâtiment encore debout dans un village abandonné où les maisons ont toutes subi les effets dévastateurs d'un incendie. Lorsqu'ils traversent la place principale, Elvira voit des animaux se réfugier entre les quelques pierres encore présentes, effrayés par leur odeur inhumaine et par la peur qui se dégage du mortel. Comme l'a annoncé Markus, nulle âme ne vit là, aucun son ne résonne, tout a été vidé et laissé aux flammes. L'église elle-même arbore des cendres, son toit n'est plus tout à fait entier, quelques-uns de ses vitraux sont cassés.
« Il y a une crypte au sous-sol, lui apprend son compagnon qui devance sa question. Nous n'aurons rien à craindre à l'intérieur.
— Qu'as-tu à l'esprit ? demande-t-elle toutefois en désignant d'un coup de tête le prêtre qui murmure de vaines prières.
— Je vais lui montrer ce que je réserve à ceux qui se dressent contre moi. »
Non loin de l'église, ils aperçoivent les vestiges d'une écurie. Si les lieux ont été brûlés, quelques anneaux de fer demeurent encore pour accrocher les chevaux, assez proches d'un abreuvoir. Ils descendent de leurs montures, s'empressent de les nouer aux attaches puis entrent dans l'église. Elvira doit bien reconnaître que le bâtiment, bien qu'il soit abandonné, présente de magnifiques vitraux. Certains sont brisés, des morceaux de verre gisent sur le sol, mais les scènes religieuses qui les parent sont encore visibles, accompagnées de quelques-uns plus militaires montrant des victoires, en honneur à un chef de guerre qui semble familier. Markus les contemple lui-aussi mais il s'en détourne ensuite pour emmener l'humain devant l'autel, dans un état de conservation acceptable, malgré sa pierre fêlée. Le prêtre s'agenouille sans se soucier des vampires, dressant son regard vers le vitrail central où est représenté un Christ en croix.
Laissant le mortel à ses prières, le premier des vampires parcourt la nef, trouve des chaînes en fer, rouillées et enroulées autour d'une ancienne croix qui devait être suspendue auparavant et s'en empare. Sans un bruit, il rejoint le prêtre et lui passe les chaînes autour du corps avant de l'entraîner vers l'un des piliers où il l'attache, jetant la chaîne sur le support d'une torche. Elvira se demande un instant si son compagnon l'entrave uniquement pour le jour afin de le récupérer à la tombée de la nuit mais l'évidence lui apparaît au moment où Markus se penche vers l'homme ; il lui réserve un sort terrible. Elle se retient de regarder ailleurs lorsque l'Aîné perce la chair de l'humain du bout de ses crocs, transmettant son venin à l'homme qui hurle de douleur.
Enfin, Markus se redresse, essuyant le coin de ses lèvres d'un geste de la main. L'odeur de sang parvient à Elvira qui recule d'un pas sans s'en rendre compte, sentant sa faim s'éveiller. Elle se reproche l'idée d'un festin et croise les bras, jetant un coup d'œil au ciel visible à travers les bris des vitraux.
« Le jour n'est pas loin, déclare-t-elle.
— Alors il est temps de laisser ce serviteur de Dieu avec son maître, ironise Markus. Mon venin est rapide, ton organisme est déjà en train de se transformer, ce qui rend le jour mortel pour toi. Dès que la lumière inondera l'église, tu brûleras, humain. À toi de choisir si tu décides de t'enfuir ou si tu remets ton sort entre les mains de celui que tu sers.
— Sois maudit, éructe le prêtre en colère. Toi et ta descendance ne trouverez jamais le repos, Dieu y veillera ! Et un jour il fera de toi le monstre que tu es. »
Markus rit de ces imprécations qui ne le touchent pas. Il rejoint sa compagne et lui indique la porte menant à la crypte, tournant le dos à l'humain. Les marches qui mènent au sous-sol brillent à cause de l'humidité et du froid, formant une légère couche de glace qui ne déséquilibre en rien les deux vampires. Elvira suit les indications de son compagnon, pousse une seconde porte puis une troisième, découvrant une pièce sombre. Sa vision s'adapte rapidement et elle s'avance vers le centre où trône un gisant en pierre. Poussée par la curiosité, la guerrière détaille la sculpture, s'intéressant tout d'abord à la posture avant de se figer en reconnaissant les traits.
« Viktor, souffle-t-elle en se tournant vers Markus. Est-ce vraiment lui ?
— Que sais-tu de son passé ? demande-t-il. »
Elle n'a pas plus de connaissances que les autres vampires au sujet de son beau-frère. De ce qu'elle a retenu, avant d'être choisi par Markus pour devenir l'un des Ainés, Viktor était un guerrier humain redoutable, un chef d'armée bien souvent victorieux – son nom est un signe de sa réussite – et un stratège hors pair. Le premier des vampires acquiesce puis ajoute qu'ils ont dû simuler la mort de Viktor auprès du plus grand nombre, auprès de sa famille. Ils ont ainsi mis en scène ses funérailles, en grande pompe, avant de faire bâtir cette tombe, dans le village qui a vu naître et grandir l'Aîné, en un dernier lien avec son passé mortel.
Elvira songe que cette mise en scène n'est pas habituelle chez son beau-frère, il a sans doute accepté à contrecoeur. Entre les mains du gisant repose une épée en pierre sur laquelle la guerrière note la présence d'une inscription en latin.
« Et lux in tenebris lucet, murmure-t-elle. Et la lumière brille dans les ténèbres. Ironique pour un homme qui ne verra plus jamais la lumière du jour. »
Markus s'apprête à lui répondre lorsqu'un bref hurlement leur parvient d'en haut. Le prêtre a préféré rester attaché devant le vitrail et attendre la mort plutôt que de passer l'éternité à n'être qu'une créature de la nuit. Elvira sent un frisson la parcourir, comme un mauvais pressentiment. Tuer un homme de foi dans une église n'est pas un acte anodin, même pour des vampires qui se détachent peu à peu des croyances des mortels. Les mots de l'humain tournent en boucle dans sa tête, malédiction qui n'est qu'un ensemble de paroles et qui ne vaut rien pour eux, bien qu'une curieuse crainte agite l'âme de la guerrière. Elle n'a jamais cru en la magie et aux forces surnaturelles malgré sa propre nature vampirique et son pouvoir de guérison mais certains événements font pencher la balance de ses certitudes.
Songeuse, elle effleure du bout des doigts l'inscription du gisant. Elle se demande un instant si Viktor lui-même a ordonné que soit gravée cette phrase, peut-être pour se souvenir qu'il a été humain dans un passé lointain, ou si ce n'est qu'une étonnante coïncidence. Les humains ont parfois des capacités surprenantes, des intuitions à suivre, des dons cachés perçus comme de la magie, ils ne sont pas seulement des êtres dont la vie s'écoule si vite. Elle répète la phrase dans sa tête, mêle les sons, les mots, les images qu'ils forment jusqu'à ce qu'un souvenir lui revienne du fond de sa mémoire, auréolé de douceur, semblant dater d'une époque à jamais révolue où tout paraissait magnifique. Ilona lui a dit que leur existence ne serait pas pavée d'ombres, qu'un jour une lumière brillerait pour eux, métaphore délicate qui n'évoquait pas le soleil et ses effets néfastes mais plutôt l'esquisse d'un bonheur certain.
Aussitôt, Elvira sent les larmes couler sur ses joues tandis qu'elle devine que c'est sa sœur qui a participé à l'inscription. Ilona est venue là, sans doute pour voir de ses propres yeux l'endroit qui rend un dernier hommage à celui qu'elle a tant aimé. La guerrière est mélancolique, un immense chagrin pèse sur son cœur, accentué par tous ces mensonges qu'elle transporte depuis la mort de son aînée. Elle réagit à peine lorsque les bras de Markus viennent l'enlacer, la serrant contre lui. Elle pleure sur son épaule, déversant sa peine, déversant une partie de sa colère, déversant mille illusions à jamais éteintes.
« Ilona a gravé ces mots, pour les rendre plus concrets, souffle Elvira entre deux sanglots. Elle rêvait de faire entrer la lumière dans nos vies, Láni lui a tout pris.
— Láni ? »
En entendant la question de son compagnon, elle se rappelle qu'il ignore tout de la vérité. Elle se fige contre lui puis décide de lui révéler ce secret qu'elle partage avec Viktor. Son beau-frère ne le lui pardonnera pas mais elle refuse de dissimuler à Markus un événement aussi douloureux que celui qui lui a ôté sa sœur. Le premier des vampires ne la presse pas, il la garde contre lui le temps qu'elle se calme, caressant doucement sa nuque pour la rassurer, peu enclin à parler alors qu'elle remet difficilement de l'ordre dans ses pensées et dans son cœur. Puis la rage domine toutes ses émotions, le visage satisfait de Láni s'impose à elle, accompagné du cri des loups-garous dans sa prison.
Une fois ses larmes taries, Elvira recule d'un pas et raconte à Markus ce qui s'est produit au château pendant son sommeil, ce drame qui s'est joué dans la chambre d'Ilona, le meurtre qui a soufflé la vie de son aînée et failli lui prendre celle de sa nièce. Elle lit des interrogations dans les yeux de son compagnon mais il ne dit rien, attendant qu'elle finisse son récit. Elle est étonnée de savoir que son beau-frère n'a rien révélé aux deux autres Aînés, il aurait pu leur en toucher quelques mots ou partager ses souvenirs avec eux pour leur réveil ; ce ne serait pas leur premier secret et il resterait bien gardé dans le cercle restreint des trois dirigeants. Markus lui confirme que Viktor leur a livré un mensonge et il fronce les sourcils en marmonnant que la vérité nue aurait été bénéfique pour chacun.
« Il craignait une sentence extrême pour Láni, déclare enfin Elvira. Assassiner un proche d'un Aîné entraîne inévitablement la mort.
— S'il avait pensé à nous éveiller pour ce jugement, nous en aurions discuté, réplique Markus avec un certain agacement. Nous avons un accord à ce sujet, l'Aîné en éveil peut rappeler les deux autres auprès de lui s'il se passe quelque chose d'important. Viktor a dissimulé une information importante et il t'a fait porter le poids de son inconscience. »
Une envie de tout nier en bloc étreint Elvira avant qu'elle ne comprenne à quel point son compagnon a raison. Depuis la naissance de Sonja, elle ment à tout son entourage, répétant en boucle que sa sœur est morte en donnant le jour à sa fille, ignorant bien souvent la peine qui s'abat sur elle. Markus note le trouble dans ses yeux, il lui murmure qu'il aura une conversation sérieuse avec Viktor, pour éviter qu'une telle situation ne se reproduise à l'avenir. Sur un ton plus doux, il ajoute qu'elle devrait dormir, ce qui la surprend. Elle pensait avoir réussi à cacher sa fatigue mais rien ne semble échapper à l'œil aiguisé de son amant. Bien que la crypte ne soit pas l'endroit le plus agréable où se reposer, Elvira ne rechigne pas à trouver un coin où se coucher.
Le sommeil peine à la gagner, elle sombre dans des cauchemars à plusieurs reprises et sursaute à l'instant où Markus lui indique que la nuit vient de se lever. Ils remontent les marches et découvrent le corps calciné du prêtre, la tête orientée vers la porte qu'ils viennent d'emprunter. Elvira s'en détourne, quitte l'église et savoure le vent sur son visage, inspirant longuement pour se défaire de la poussière de la crypte et de ses propres regrets. Markus et elle récupèrent leurs chevaux, s'assurent qu'ils seront assez forts pour les mener jusqu'au château et se mettent enfin en route, sans perdre de temps.
Seul le silence les accompagne, en premier lieu, suspendu au-dessus d'eux comme un œil curieux. Elvira se demande si ce détour à l'église était nécessaire, si cette cruauté ne révèle pas les ombres tapies au fond d'eux, aussi cruelles que celles qui poussent les loups-garous à attaquer des villages entiers. Ils auraient dû tuer le prêtre avec les autres assaillants humains, pour lui offrir un trépas plus court et s'en débarrasser sans avoir à l'esprit la souffrance d'un homme de foi. Peut-être cela n'a-t-il aucune importance pour Markus mais la guerrière, elle, ne peut s'empêcher d'y lire un mauvais présage.
« Tu es bien soucieuse, remarque son compagnon. À quoi penses-tu ?
— Que t'arrive-t-il ? demande-t-elle. »
Devant l'air interrogateur de l'Aîné, Elvira ajoute qu'il a une certaine colère en lui, de celles qui créent des situations risquées, de celles qui l'amènent à tuer là où, auparavant, il aurait gratifié les humains d'un simple mépris avant de leur tourner le dos. Markus ne lui répond pas immédiatement, il laisse s'écouler le temps, si bien que la guerrière songe qu'ils parviendront au château avant qu'il n'ait prononcé la moindre explication. Ils franchissent ainsi un pont où ne résonnent que les pas de leurs montures, troublant le silence par le bruit des sabots.
« J'ai envoyé Katherine à la recherche de mon père, se décide enfin Markus.
— Je croyais que tu ne voulais plus avoir de contact avec lui, s'étonne la femme.
— Il parlera à sa petite-fille, pas à son fils. Je ne tiens plus, en effet, à me retrouver face à lui. »
Enrobant les propos de Markus, l'amertume est là, puissante, tirée d'un passé qui, s'il s'éloigne chaque jour, n'en est que plus pesant. Elvira n'a jamais rencontré le premier des immortels, Markus haïssait déjà Alexander Corvinus lorsque leurs sentiments se sont développés, et elle n'a pas demandé à le voir, consciente du feu qui brûle l'esprit de son compagnon dès qu'il est question de son père. Alexander a abandonné ses fils à leur monstruosité, il les a regardés agir, détruire des vies et des familles, ravager ce pays en répandant le sang de milliers d'innocents. Ce conflit entre vampires et loups-garous aurait pu être évité ou, tout du moins, être tempéré par la présence du père des deux espèces. En se déclarant spectateur et non acteur de cette terrible tragédie, Alexander a provoqué la ruine autour de lui et a permis à la folie de s'installer dans le cœur de ses enfants.
Il y a une véritable curiosité dans la voix d'Elvira lorsqu'elle s'enquiert de la volonté de son amant, lui rappelant qu'Alexander n'interviendra pas auprès des créatures de William puisqu'il n'a que faire de leurs espèces, ni de la sienne. Markus la détrompe puis soupire en lui jetant un regard en biais, lui assurant ensuite que son père n'est pas si neutre dans ce conflit et qu'il a accepté que Tóbiás parte en guerre contre les loups-garous.
« Mais ce n'est pas pour cette raison que j'ai demandé à Katherine de lui rendre visite. Je pense qu'Alexander n'est pas le seul immortel, je doute qu'il soit l'unique personne à avoir résisté à l'épidémie.
— Pourquoi cette certitude ? Est-ce qu'il y a d'autres gens … d'autres gens comme nous ? Qui n'auraient eu aucun contact avec le château et ses habitants ? »
De l'amusement se lit dans les yeux de Markus tandis qu'il esquisse un sourire. Il lui indique que leur nature de vampire provient du curieux hasard qui a mené la chauve-souris à le mordre lui, et qu'il faudrait une certaine coïncidence pour que cet événement se reproduise. Il reprend cependant son sérieux en lui avouant qu'il a passé des heures sur différents rapports de patrouille, à éplucher chaque mot, à réclamer ensuite des archives de plusieurs villages, tout en sachant que la plupart ont disparu. Elvira apprend ainsi que Markus a retrouvé des lignées bien trop résistantes à la maladie, au froid, à la vieillesse, à tous ces fléaux qui déciment l'humanité et auxquels ses frères et lui sont insensibles.
Ces paroles ne quittent pas l'esprit de la guerrière alors qu'ils traversent les bois qui bordent le château. Elle doit cependant les mettre de côté à l'instant où sa monture relève la tête et tire sur les rênes, piaffant en secouant sa crinière. Elvira dégaine son épée, alerte, et perçoit enfin ce qui dérange tant son cheval. À quelques pas de là, un loup-garou surgit, son regard d'animal braqué sur Markus. La créature pousse un long hurlement, repris par d'autres de ses semblables, dissimulés entre les arbres. Ils s'avancent tous pour encercler l'Aîné et sa compagne, les crocs luisant sous la lune, une lueur de folie dans leurs yeux.
« Je vais faire diversion, annonce Elvira avec détermination. Tu partiras au château et …
— Ne compte pas sur moi pour t'abandonner à ces créatures. »
À son tour, Markus tire son épée de son fourreau, faisant effectuer un demi-cercle à sa monture afin d'évaluer leurs ennemis. Les loups-garous sont plus nombreux que lors des dernières missions de reconnaissance d'Elvira, elle s'inquiète de remarquer à quel point ils envahissent peu à peu le territoire des vampires, sans craindre d'être traqués et abattus. L'une des bêtes s'approche plus que les autres, son museau se dresse et renifle lentement puis ses yeux se braquent sur l'Aîné, comme s'il était le seul à l'intéresser.
« C'est moi qu'ils veulent, comprend Markus en même temps que sa compagne. »
La guerrière se souvient des propos de Viktor concernant les loups-garous, cette haine qui coule dans leurs veines, cette colère qui leur vient de William, leur premier créateur. Son beau-frère lui a dit que les loups-garous sont sous l'emprise du frère de Markus et qu'ils agissent selon ses ordres, dirigés par l'envie de vengeance qui doit encore subsister chez William. Mais cela n'explique pas pour quelle raison ils ont tant d'attention envers Markus.
D'un geste rapide, Markus décapite l'une des bêtes, sans laisser le temps aux autres de réagir, profitant de l'effet de surprise pour briser le cercle des créatures et ainsi offrir à Elvira une porte de sortie. Les deux vampires poussent leurs chevaux au galop et perçoivent derrière eux la cavalcade des loups-garous. Sans un regard pour son compagnon, Elvira s'éloigne à travers les arbres, suivant un autre chemin pour diviser la meute à leurs trousses. Contrairement à ce qu'elle aurait espéré, seul un petit nombre la poursuit, fonçant entre les troncs bien plus vite qu'elle ne le peut avec sa monture. Ses doigts serrés autour du pommeau de son épée, elle se sert de son arme à la manière d'une hache, taillant les branches qui l'empêchent de passer, poussant plus en avant son cheval malgré l'épuisement qui tiraille les muscles de l'animal. Elvira n'a qu'une idée en tête en cet instant : permettre à Markus de rentrer au château sain et sauf.
Son épée se teinte de sang tandis qu'elle élimine ses poursuivants un à un. Elle tente de ne pas regarder en arrière, de ne pas voir les corps qui se métamorphosent pour redevenir humains, de ne pas songer au fait qu'elle a peut-être croisé l'un d'eux dans l'un des villages alentours. Elvira se contente de tuer pour protéger sa vie et celle de son compagnon, comme devrait le faire les autres vampires pour défendre leur Aîné. Des crocs claquent sur son bras désarmé lorsque son attention faiblit, tintant sur son armure qui se déforme sous la puissance de la créature. Avec un juron, la guerrière ramène son bras vers elle et range son épée pour récupérer l'usage de sa deuxième main. Elle guide son cheval vers un autre chemin en sachant qu'il la mènera au château, espérant croiser à nouveau la route de Markus.
Derrière elle, le silence s'impose et, d'un coup d'œil, elle constate qu'elle est désormais seule. Les quelques loups-garous qu'elle n'a pas tués se sont enfuis dans le cœur de la forêt et un mauvais pressentiment l'étreint. Elle presse son cheval, tente d'ignorer la douleur dans son bras et se précipite sur la route qui serpente à découvert vers le château. Quelques mètres devant elle, Markus galope, poursuivi par les créatures qui ne cessent de le prendre en chasse. Les loups-garous ne prêtent aucune attention à Elvira lorsqu'elle parvient à leur hauteur et elle décide de n'en épargner aucun, consciente que ce sera leur vie ou celle de son compagnon.
Une fois les deux vampires arrivés à destination, les montures s'arrêtent, épuisées. Le sang macule les armures, les armes et les chevaux, leur route est parsemée de cadavres qui, dès le lendemain, porteront à croire qu'un massacre a eu lieu.
« Je vais envoyer des soldats récupérer les corps, lui souffle Markus. Es-tu blessée ?
— Non, mais mon armure va devoir être remise en état. »
Un palefrenier les accueille dans la précipitation, récupère les rênes de leurs chevaux et leur murmure, les yeux baissés, que Viktor attend Markus dans les plus brefs délais. Un éclat d'irritation brille dans le regard du premier des vampires qui n'accepte pas de recevoir des ordres comme s'il n'était qu'un valet. Il annonce que l'autre Aîné patientera, le temps pour lui de se changer et de se rendre bien plus présentable qu'il ne l'est. Elvira en profite elle-aussi pour se débarrasser de son armure, de la poussière et de la cendre une fois arrivée dans sa chambre, peu lui importe que l'eau soit froide.
Tandis que son compagnon rejoint Viktor pour une discussion qui sera sans doute houleuse, la guerrière tente de ne pas penser aux événements les plus récents. Elle en est à faire les cent pas près de son lit lorsque l'idée lui vient d'aller rendre une visite à Tanis, sûrement plongé dans ses habituels rouleaux de parchemin. Une conversation avec lui vaut mieux que les questions qui tournent dans son esprit et qui prennent des formes dérangeantes. Le silence du château ne l'aide pas à s'apaiser, tout semble bien trop calme, aucune patrouille ne rentre, aucune ne part, aucune lame n'en heurte une autre dans la grande cour. S'il n'y avait pas les feux de la forge, Elvira pourrait croire que tout le monde dort, ce qui est risible dans un tel lieu.
Entouré par un nombre impressionnant de parchemins, Tanis relève les yeux à son approche avant de baisser aussitôt le regard vers les feuilles qu'il tient entre les mains. La guerrière ne peut lui reprocher d'être aussi distant depuis qu'ils ont rendu visite à Láni, elle comprend son hésitation, sachant pertinemment que son ami, peu à l'aise dans les combats, ne compte pas revivre l'angoisse qu'ils ont traversée. Elle referme la porte derrière elle et patiente un peu, respectant le silence de l'historien alors qu'il poursuit sa lecture comme si elle n'était pas là. Elle s'installe dans un coin des archives, sans déranger les tas de parchemins désordonnés qui gisent çà et là suivant une logique qui n'appartient qu'à son ami. Elle récupère une feuille au hasard à laquelle elle jette un rapide coup d'œil, grimaçant en constatant qu'elle a saisi le compte-rendu du dernier Conseil.
« Tu aurais dû prendre l'autre parchemin, se moque Tanis en semblant enfin prendre conscience de sa présence. C'est la liste des dettes du fief le plus proche.
— Tu te décides enfin à me parler, remarque-t-elle avant de reposer la feuille pour ensuite le rejoindre. »
Elle prend place sur la chaise placée à côté de lui, détaillant les multiples parchemins étalés sur la table, sur lesquels sont inscrites des légendes qui intriguent la guerrière. Tanis surprend son regard et marmonne qu'il a passé l'essentiel de son temps à compulser les archives pour trouver des réponses à ses questions sur l'origine de cette nature qui est la leur. Elvira fronce les sourcils en se demandant ce qui a bien pu traverser l'esprit de son ami pour qu'il soit ainsi la cible de tant d'interrogations. L'historien a toujours été le plus curieux des vampires, il ne se contente pas de vagues explications et creuse autant qu'il lui est possible pour obtenir des informations, mais d'aussi loin qu'elle se souvienne, elle ne l'a jamais entendu être aussi incertain quant à ce qu'ils sont. Cette espèce remonte à bien trop longtemps, à la morsure dont Markus a été victime, à un concours de circonstances, sans aucune explication qu'ils pourraient découvrir dans des parchemins.
Il lui montre plusieurs manuscrits illustrés à l'encre rouge, avec des esquisses de coupes remplies de liquide, de lames aiguisées, de loups hurlant à la lune, de métamorphoses effrayantes. Elvira effleure le dessin d'une fontaine, pensive, alors que Tanis évoque un autre mythe lointain, sans remarquer qu'elle ne l'écoute plus que d'une oreille. Elle reprend pied dans la discussion en l'entendant parler des Corvinus, songeant à sa conversation avec Markus et à ce qu'il lui a appris sur la possible existence d'autres immortels. Puis, pour la première fois depuis qu'ils se connaissent, son ami met sur la table ce sujet discret qu'ils évitent lorsque les autres sont à portée de voix.
« Ton don doit avoir une origine semblable à celle de nos espèces, souffle-t-il. Notre organisme a évolué d'une certaine manière pour s'adapter au venin des vampires, le tien aussi.
— Ne compare pas nos natures à ce … pouvoir. Peut-être l'aurais-je aussi eu si j'avais été humaine.
— Je pense plutôt que tu aurais été plus faible. Ne me regarde pas comme ça Elvira, j'ai une piste qui explique assez bien ce que j'avance. »
Il lui tend une autre feuille, une de plus, où sont recensées des expériences qu'elle n'imaginait pas voir un jour. Une partie d'elle est intéressée par les résultats, parce qu'elle aimerait vraiment savoir d'où provient cet étrange don qu'elle estime ne pas mériter mais l'autre partie, plus empathique, presque plus humaine, frissonne en découvrant des dessins anatomiques bien trop précis. Elle repousse le parchemin sous le regard de Tanis qui la dévisage sans un mot, paraissant attendre une réaction de sa part. Elvira murmure qu'elle n'est plus certaine de vouloir en apprendre plus, consciente que tous ces cobayes ont dû souffrir. Ses pensées s'échappent malgré elle vers les cellules du sous-sol, vers leur prisonnière blonde en si bonne santé alors qu'elle a des conditions de rétention déplorables, vers Lucian dont les pleurs hantent les couloirs et irritent les vampires.
Elle n'ignore pas que l'enfant deviendra vite une curiosité pour les siens – il l'est déjà, d'une certaine façon, que ce soit pour les Conseillers ou pour les personnes les plus attentives au sein du château. Bien qu'elle préfèrerait ne pas s'attacher à lui, Elvira a l'impression d'être responsable de sa survie, en l'honneur d'Ilona qui a demandé qu'il ne soit pas mis à mort. Elle le voit comme Sonja, un innocent projeté dans un monde de noirceur qui risque d'être la proie de ténèbres étouffantes au fil des années. La guerrière peine déjà à maintenir sa sœur cadette en dehors de cette obscurité grandissante, elle n'a pas les capacités d'aider de si jeunes gens. Les Conseillers ont réclamé une cage d'argent pour garder Lucian éloigné des vampires, craignant que son ascendance ne fasse de lui un monstre destructeur, et Elvira a bataillé pour lui éviter ce supplice qu'elle juge inadapté à un si petit être.
« Oublie un peu ma différence, Tanis. Je ne crois pas que ce soit une si bonne chose de s'attarder sur … sur toutes ces expériences qui n'auraient jamais dû avoir lieu.
— Markus les a toutes approuvées, remarque son ami sur un ton légèrement hésitant. Il se pose lui-aussi des questions sur sa nature, sur celle de son frère, sur ce que nous sommes tous voués à devenir.
— Je le sais très bien, nous en avons déjà parlé lui et moi. Mais je ne partage pas sa soif de connaissance sur tous ces détails.
— Tu n'es pas curieuse de comprendre ce qui nous arrive ?
— Tanis, je suis née vampire, comme tant d'autres, et je donnerai sans doute un jour ou l'autre naissance à des enfants qui seront eux-aussi vampires. Que suis-je censée vouloir de plus ? Je m'intéresse bien plus aux loups-garous qu'à notre espèce, car ce sont eux qui se comportent différemment qu'ils ne devraient le faire. »
Elle ne manque pas l'étonnement dans les yeux de son ami ni son air grognon quand il marmonne que les loups-garous sont des animaux guidés par leurs instincts et qu'il n'y a rien d'anormal dans leurs agissements.
« Rien d'anormal ? répète Elvira avec agacement. Parce que tu trouves cela normal qu'ils attaquent selon une certaine logique alors que tout le monde répète jour après jour que ce ne sont que des créatures sans capacité de réflexion ? Tu as bien vu ce qui s'est passé dans la prison de Láni, Tanis.
— Je pense que c'était un acte isolé, rien de plus. Et ne me dis pas que tu es sûre qu'il y a un lien entre les créatures de William et Láni, je sais que tu as des griefs contre elle et …
— Arrête tout de suite tes insinuations ! Je n'affabule pas, j'ai entendu son rire pendant que les loups-garous nous pourchassaient.
— Elle a pu simplement rire de notre situation.
— Pourquoi restes-tu aussi rationnel ? Ce qui s'est passé …
— Tu compliques tout, Elvira. Láni a assassiné ta sœur et depuis, tu tentes de lui faire porter tous les maux qui s'abattent sur nous. Les loups-garous sont comme des animaux, ils évoluent en meute, ont un chef qui les dirige et peuvent s'assembler pour traquer une proie. »
Elvira s'apprête à rétorquer pour exposer son point de vue mais décide d'abandonner la bataille, sachant que son ami trouvera encore un moyen de lui prouver qu'elle a tort, bien qu'elle soit persuadée que la raison se dissimule dans la prison où est enfermée Láni. Elle préfère changer de sujet, d'autant plus que Tanis lui demande comment s'est déroulée leur expédition dans le village, ajoutant qu'il a vu revenir les soldats avec une charrette chargée de cadavres mais sans la guerrière et l'Aîné à leur tête.
« Nous avons été attaqués par les villageois, déclare Elvira en fixant l'un des parchemins. »
Elle raconte à Tanis les événements de la veille, non sans réfléchir à ces nombreux soulèvements chez les humains. Elle termine par le récit de la mort du prêtre, guettant les réactions de son ami qui ne semble pas surpris par les agissements de Markus.
« Cet homme a participé à l'attaque, il a mérité son sort, remarque l'historien. Markus lui a offert l'immortalité.
— Tout en sachant que cet humain choisirait de brûler au lever du jour, réplique Elvira sur un ton acerbe. Je ne suis pas une enfant, Tanis, je connais les croyances des mortels, tout autant que Markus. Aucun homme d'église n'accepterait de devenir une créature de la nuit et de renier sa foi. »
Elle se retient de dire qu'aucun humain ne le ferait vraiment sinon les plus belliqueux, ceux pour qui l'éternité serait synonyme de renommée et d'une grandeur à jamais égalée. Elle se demande de quelle manière Alexander parvient à traverser les siècles sans sombrer dans les affres de la folie, lui qui n'est qu'un homme, lui qui a vu ses fils se changer en monstres, lui qui a semé les graines de la discorde sans pouvoir la contrôler. Peut-être Markus a-t-il raison en déclarant que son père n'est pas une victime du destin mais en est plutôt un protagoniste dont les choix auraient sauvé bien des vies s'il avait agi quand il en avait encore l'occasion. Le nom des Corvinus ne resplendit en rien, il est gravé dans une pierre rougie de sang, loin de la gloire et des ovations.
Sur un ton où l'humour perce un peu, Tanis tente de la dérider en lui disant que tout cela remplira les pages de l'oubli, indiquant que lorsque plusieurs siècles se seront écoulés en égrenant les guerres et la paix, plus personne ne se souviendra des massacres des villageois. Les humains auront légué d'autres histoires à leurs descendants et les vampires n'auront que faire des larmes de mortels morts depuis bien longtemps. Cette indifférence glaçante saisit Elvira, elle sent son estomac se nouer avec violence, comme si sa vision du monde n'était plus en phase avec celle de ses semblables. Elle sait qu'elle n'a jamais tout à fait regardé vers le même horizon que les autres vampires mais ce jour, plus que jamais, elle prend conscience de ne pas être aussi insensible au sort de l'humanité.
Dans la précipitation, elle quitte les archives, ignorant délibérément les appels de Tanis. Elvira se glisse derrière une tapisserie, longe un passage familier, puis s'arrête à quelques pas de la pièce qui sert de bureau à Amélia. Elle est en train d'hésiter sur la marche à suivre lorsque la porte s'ouvre en révélant l'Aînée dont le regard inquisiteur la détaille de la tête aux pieds.
« Il me semblait bien avoir entendu du bruit. Entre Elvira, tu sais que ma porte est toujours ouverte aux membres de ma famille. »
Un rictus fleurit sur les lèvres de la guerrière. Sa famille et les Aînés, un lien qui paraît indestructible tout autant qu'il est maudit ; Viktor, son beau-frère, Markus, son compagnon, et enfin Amélia, sa tante, la sœur de sa mère. Et malgré ces attaches aux trois grands chefs des vampires, Elvira considère qu'elle n'a jamais cherché à en profiter, veillant au contraire à s'en défaire, bien que son amour pour Markus la ramène inévitablement auprès des Aînés.
L'expression d'Amélia est douce lorsqu'elle la laisse entrer dans son bureau. Elles n'ont pas échangé le moindre mot depuis l'éveil de l'Aînée, et Elvira ressent à nouveau ce poids au fond de son ventre, comme si toute sa tristesse s'était matérialisée dans son corps, lui rappelant à quel point elle est seule.
« Je suis navrée pour Ilona, murmure Amélia. Ta sœur manquera à bon nombre d'entre nous.
— Croyez en ce mensonge si c'est là votre désir mais soyez honnête avec moi. Je n'ai vu personne la pleurer si ce ne sont les membres de notre famille. Notre propre père est arrivé en retard pour ses funérailles, et il a déserté le château dans les jours qui ont suivi. »
Aucune surprise ne vient se peindre dans le regard d'Amélia. Le père d'Elvira est connu pour ses errements à travers le pays, il n'a jamais eu une place de choix au sein de leur communauté et ses interactions avec les différents Aînés ont toujours été teintées d'un certain mépris dissimulé sous une fausse cordialité. Il a accepté le mariage d'Ilona et Viktor pour ne pas se mettre à dos ses enfants mais Elvira n'a jamais été dupe – ce qui renforce sa conviction que son père porte un masque en permanence en s'inclinant bien bas devant les Aînés malgré la répulsion qu'il éprouve pour eux.
« Qu'en est-il de l'enfant ? s'enquiert Amélia.
— Lucian ? Il a été confié à une prisonnière humaine pour qu'elle puisse s'occuper de lui sans que l'une des vampires ne soit forcée de l'approcher. »
Elle tait le fait qu'elle aurait pu s'en charger, non seulement parce qu'elle ne ressent aucun dégoût en la présence de ce petit être mais aussi parce que cela lui permet d'être utile d'une manière ou d'une autre. Elvira ignore ce qui adviendra de l'enfant, le sang qui coule dans ses veines n'est pas tout à fait humain, sa mère était sous sa forme de loup-garou lorsqu'elle lui a donné naissance. Markus et elle ont discuté longuement à ce sujet, elle n'a pas manqué de remarquer la curiosité dans les yeux de son compagnon ni son expression songeuse par rapport à cette étrange évolution. Il a émis l'hypothèse que Lucian pourrait être une clef afin de libérer William de son enveloppe bestiale, ce qui a confirmé à Elvira sa crainte la plus terrible : l'Aîné ne compte pas abandonner ses recherches afin d'aider son frère.
« Chaque jour t'éloigne un peu plus des tiens, remarque Amélia en interrompant le fil de ses pensées. Quand Viktor nous a éveillés, Markus et moi, il a laissé s'échapper des informations à ton sujet. »
Il a laissé s'échapper. Elvira sait que son beau-frère maîtrise à la perfection le processus d'éveil et le flot des souvenirs qui y est lié. Jamais Viktor ne partagerait avec les Aînés des moments de sa vie sans vraiment le désirer. Amélia poursuit en lui apprenant que Viktor a transmis les différents Conseils, ainsi que le déroulement de la bataille entre les rebelles et les membres du château. Pendant tous ces instants, Elvira s'est dressée pour la défense des siens, bien qu'elle ait fait comprendre son point de vue sur ses semblables. Viktor a dû considérer que sa colère vis-à-vis des vampires n'était pas anodine ni sans risque pour l'ensemble de leur communauté, ou sans doute a-t-il voulu rappeler Markus à l'ordre pour qu'elle soit bien plus fidèle qu'elle ne l'est au Conseil.
Par chance, le premier des vampires n'a jamais cru bon de la museler. Il écoute ses avis sur de nombreux points, discute avec elle comme si elle était son égale, et n'hésite pas à approuver ses actes. Contrairement à Viktor qui estime qu'elle est parfois trop véhémente, Markus l'accepte dans sa totalité, parce qu'ils partagent certaines opinions sur leurs pairs, parce qu'ils ont tous les deux l'impression que ce monde n'est pas à eux, parce qu'ils ne trouvent pas tout à fait leur place chez les vampires. Si Amélia et Viktor ont embrassé leur nouvelle nature sans trop de difficultés et ont su s'ériger en figures autoritaires, Markus, lui, a peu à peu sombré dans le silence, avec pour seule obsession la libération de son jumeau et la réunion de sa famille.
Dans le couloir, des bruits de pas se font entendre, interrompant la discussion entre les deux femmes. La porte s'ouvre sur les deux autres Aînés qui semblent surpris par la présence d'Elvira. Cette dernière murmure qu'elle reviendra plus tard et se dirige vers la sortie de la pièce mais Markus l'attrape doucement par le poignet, lui assurant qu'il n'a rien à lui cacher et qu'elle est en quelque sorte concernée par l'information qu'ils viennent délivrer à Amélia. Elle remarque que le regard de Viktor s'est posé sur son bras, là où le loup-garou a enfoncé ses crocs, et elle se demande ce que Markus a bien pu lui dire à ce sujet.
Le premier des vampires annonce à Amélia qu'ils ont une prisonnière particulière dans leurs geôles, s'enquérant ensuite de savoir si l'Aînée a eu le temps ou non d'aller la voir. Avec une expression remplie d'ironie, la dirigeante déclare qu'elle ne se rend jamais près de leurs cellules, l'endroit lui est désagréable, mélange de sang, de moisissures et de râles qu'il ne lui plaît guère d'entendre ; bien souvent, c'est Vølk, son fils, qui la remplace si elle doit obtenir des informations sur tel ou tel prisonnier. Elle questionne ensuite Markus sur ce que cette femme peut bien avoir d'intéressant.
Sans surprise pour Elvira, Markus explique que leur prisonnière déborde de vie et de santé, ce qui ne se produit jamais pour les captifs qu'ils gardent dans l'humidité des geôles. Cette humaine n'aurait pas dû survivre alors qu'elle était blessée, ni guérir aussi rapidement. La lueur qui brille dans les yeux du premier des Aînés laisse entendre à sa compagne que la découverte est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.
« Il s'agit d'Hadia, ma nièce, déclare-t-il avec un rictus agacé. Elle n'a pas cru bon préciser que son oncle dirige ce château. »
Une fille de Tóbiás. Les liens entre Markus et son frère cadet se sont détériorés au fil du temps, jusqu'à les rendre comme des inconnus l'un pour l'autre. Elvira sait que son compagnon a eu vent des naissances dans cette partie de sa famille, ainsi que des décès qui ont pavé le chemin de Tóbiás mais peu de rencontres ont eu lieu entre eux. Markus ajoute qu'il a ordonné que leur prisonnière soit menée dans une chambre digne de son sang.
« Elle pourra plus facilement s'occuper de Lucian, songe Elvira à voix haute. »
Un reniflement méprisant provient de Viktor dont l'expression lui rappelle à quel point il déteste cet enfant. Le visage d'Amélia ne renvoie aucune émotion mais les traits de Markus se sont fermés alors qu'il murmure que le petit garçon est désormais confié à quelqu'un d'autre. Elvira bout intérieurement, elle voudrait imposer son opinion et leur faire entendre raison, toutefois elle choisit le silence parce qu'elle n'est pas seule avec Markus. Elle se contente de serrer les poings en maudissant mentalement tous ces obstacles qui se dressent sur la route de Lucian, toutes ces attaches qu'il n'aura jamais. Le premier des vampires s'adoucit en lui apprenant que le forgeron a accepté de veiller sur l'enfant, le temps pour ce dernier de grandir à son rythme pour plus tard aider à la forge.
Son cœur se serre à la pensée que Lucian n'aura qu'une vie de servitude. L'enfant n'a que deux ans mais déjà, les vampires lui dessinent un avenir de flammes et de fer, sans imaginer qu'il puisse rêver d'un autre futur. Puisqu'ils ignorent tout sur sa nature, rien ne leur garantit qu'il sera capable de manier les outils comme le fait le forgeron. Lorsqu'elle croise le regard de Markus, Elvira comprend que la décision n'est pas la sienne et elle se tourne vers son beau-frère en essayant de ne pas perdre son sang-froid.
« Vous auriez préféré le laisser mourir à la naissance, persifle-t-elle. Mais comme vous avez consenti à la demande d'Ilona, vous voulez lui faire payer votre clémence.
— Cette … chose, riposte Viktor, est la progéniture d'un loup-garou. Son corps supporte bien plus qu'il ne le devrait, il n'est pas humain. Sa mère était sans aucun doute enceinte au moment où elle a été mordue, l'enfant a pris le venin en même temps qu'elle.
— Mais il est encore humain, en apparence. Et s'il ne l'était pas, quelle importance ? N'est-ce pas ce qui s'est produit avec Katherine ? »
Elle se permet d'évoquer la situation de la fille de Markus parce que les trois Aînés en connaissent tous les détails. À l'époque où la mère de Katherine était enceinte, son corps a commencé à se flétrir et à perdre des forces mais elle a refusé la morsure que Markus lui proposait, consciente qu'elle risquait de faire une fausse couche. Katherine est née en étant à la fois humaine et vampire, et il a fallu l'intervention de son père pour la sauver. Rares sont les vampires du château à avoir eu vent de cette particularité mais Elvira compte sur ce souvenir pour plaider la cause de Lucian. Cependant, en avisant les traits de Viktor, elle sait qu'elle n'aura pas le dessus.
Mue par l'envie de ne pas déclencher une dispute, Elvira salue Amélia puis quitte son bureau, sans se soucier des pas dans son dos. Les doigts de Markus viennent enserrer les siens et il la rapproche de lui en lui soufflant qu'il aurait voulu offrir bien plus à Lucian que cet avenir qui s'écrit pour lui. La guerrière lui sourit, apaisée par sa simple présence, se glissant dans ses bras en retenant ses larmes. Évoquer Lucian la ramène inévitablement à sa nièce, endormie dans une chambre, seule dans un monde qui n'aura rien pour elle, seule dans une communauté qui ne cessera de la juger comme ils l'ont fait avec Katherine et avec Vølk.
« Tout ira bien, murmure Markus en relevant délicatement son visage du bout des doigts.
— Bien sûr, se moque Elvira. Un prêtre t'a maudit, des cadavres ont été transportés jusqu'au château et nous avons affronté des loups-garous. Est-ce vraiment ce que tu appelles aller bien ?
— Je suis en vie et toi aussi, c'est suffisant pour moi. »
Touchée par ses paroles, elle l'attire à elle pour un baiser. Elle se convainc qu'elle pourra oublier les cris des villageois, oublier les corps entassés, oublier la peur dans les regards, oublier les odeurs de mort. Elle a l'éternité devant elle, ces instants si fugaces ne doivent pas enserrer son cœur avec autant de force, c'est à elle de s'en défaire. Mais malgré les sentiments de Markus, malgré sa propre détermination, elle redoute l'avenir qui s'écrira en lettres de sang et dans la ruine de tant de gens qu'elle aura aimés.
