Eli se laissa mollement glisser contre la porte de sa chambre. Dire qu'il angoissait était un euphémisme. Il n'était qu'angoisse. Pas un jour ne passait sans qu'il ne stresse, sans qu'il ne se pose de questions. A vrai dire, ça n'allait pas. Ça n'allait jamais. Parfois, il aimerait être comme son père humain. Ne posséder aucun pouvoir surnaturel. Ne pas être un loup-garou. Être simple. Ne pas tout entendre. S'il pouvait esquiver la séance du matin, Eli ne pouvait pas couper à celle du soir.

Il percevait toujours tout en ce qui concernait son ouïe. Les mots. Les souffles. Les battements de cœur. Les frottements. Techniquement, il pouvait se brider et la plupart du temps, il y arrivait, mais… Jamais quand l'humain amenait le loup dans la salle de bain pour s'occuper de lui. Dans ces moments-là, Eli déployait son ouïe malgré lui. Comme s'il devait tout entendre… Sans vraiment le vouloir. En fait, c'était quelque chose qu'il peinait à contrôler car, bien sûr, il y avait des fois où il arrivait à se couper du monde, à ne rien écouter. Ecouter de la musique ne fonctionnait même pas ! Car Eli, trop angoissé, n'était pas capable de rester trop longtemps isolé de ce qu'il pouvait entendre. Dans un sens, il avait besoin de savoir si tout allait bien. Et si son père-loup faisait un malaise ? Et si son père-humain paniquait ? Alors, il faudrait qu'Eli prenne le relais. Le jeune homme se tenait prêt… Tout en sachant qu'il serait tétanisé si la chose arrivait et que Stiles gèrerait la situation d'une main de maître. C'était ce qu'il faisait toujours. Avec les années, l'hyperactif avait acquis un sang-froid incroyable et si Eli arrivait parfois à percevoir quelques bribes d'émotions, Stiles faisait en sorte de se contrôler. Il mettait certains ressentis de côté pendant une période de temps donnée. Eli le sentait. Eli le savait.

Mais il n'allait jamais lui faire la remarque. Non, il n'allait jamais lui dire que, parfois, il sentait son masque se briser. Qu'il lui arrivait de se retrouver assailli par une douleur qui n'était qu'un reflet de la sienne… Un reflet peut-être plus puissant encore.

Et ça, ça le terrifiait.

Eli n'était pas bête : il savait que l'incroyable résistance de Stiles n'était pas éternelle. Elle durait et durerait un temps, jusqu'à ce qu'elle se brise en mille morceaux. Le jeune loup entrevoyait déjà les premières fêlures de cette catastrophe. Le pire dans tout cela ? C'est qu'il se pensait incapable d'aider, incapable d'arranger la situation. Que se passerait-il lorsque le bouclier qu'était son père humain tomberait ? Toute leur famille s'effondrerait. Car Eli n'était… Pas fort, pas comme l'était Stiles. Il ne saurait pas assurer auprès de Derek. Il serait juste… Là, à contempler la fin de sa déchéance. Cette déchéance qu'il ne méritait absolument pas. Car son père loup n'aurait jamais dû se retrouver dans une telle situation. Alors lorsqu'il sentait parfois la colère dans l'odeur de Stiles, il la comprenait. Car lui aussi en voulait à la terre entière de lui avoir arraché l'un des deux êtres qui l'avait mis au monde. Derek était encore vivant physiquement, mais… Une partie de son âme avait été consumée. Elle ne se régénèrerait jamais.

Et le problème avec ça, c'était qu'Eli avait l'impression de ne plus le reconnaître. En fait, pour lui… Derek était devenu comme un étranger, un homme qu'il connaissait à peine, tout simplement parce qu'il n'était plus que l'ombre de celui qu'il avait été. Cette force de la nature… Dont l'écorce protectrice avait été durement arrachée, laissant la chair à vif, à la merci de tout. Et doucement, elle nécrosait. Eli était en train de lentement perdre son père et il n'arrivait pas à l'aider. S'approcher de lui ? C'était difficile. A vrai dire, le jeune loup ne supportait plus cette souffrance qui ne quittait plus son regard, et ces absences récurrentes qui l'éloignaient davantage de lui. Parce qu'Eli y était vraiment sensible et que… Réaliser qu'il le perdait était suffisamment difficile comme cela. A sa manière, il se protégeait… Comme il le pouvait. En lui faisant du mal malgré lui. D'un autre côté, Eli se voyait mal lui imposer sa présence et son propre mal-être. Derek souffrait assez comme cela. Pas besoin qu'un fardeau supplémentaire ne vienne l'alourdir.

Eli se prit la tête dans ses mains. Un jour, ce cauchemar aurait une fin, mais il n'imaginait pas celle-ci heureuse. Elle ne pouvait pas l'être.

La seule lumière dans tout cela, le seul élément qui l'aidait à garder la tête hors de l'eau, c'était cet amour pur qui continuait d'animer ses deux parents. Qui perdurait malgré l'horreur, la douleur et la peur. Il s'agissait d'une véritable force qui, il le savait, permettait à Derek de ne pas complètement sombrer. Une chose était certaine : son père-loup avait besoin de tout l'amour qu'on pouvait lui offrir. De toute l'affection qu'on avait à lui donner.

Et Eli en avait à revendre.

Simplement, il n'arrivait pas à se rapprocher de lui, à se mettre en danger pour l'aider. C'était peut-être égoïste, mais c'était ainsi. Eli était incapable de faire le premier pas. Et si son père lâchait tout une fois qu'il se décidait à l'approcher ? D'un autre côté, le jeune loup-garou avait peur, si peur d'être jugé… Parce que son père-loup était un battant, une force de la nature qui avait tout affronté dans sa vie. La torture, la trahison, la mort de la quasi-intégralité de sa famille durant son adolescence. Et il avait survécu à toutes ces horreurs.

Alors à côté de cela, Eli se sentait complètement désemparé. Illégitime dans ses ressentis. Et si Derek sentait ses émotions ? Et si savoir que son fils se mettait dans des états pareils et s'empêchait d'aller le voir pour ces raisons-là le décevait ? Non, Eli ne voulait pas être une source de déception. Il ne le pouvait pas.

Ainsi, il s'isolait de lui.

Son ouïe était sacrément agaçante, aujourd'hui… Car très efficace. Eli entendait littéralement tout, des battements de cœur de ses parents, au bruit que firent les ciseaux en coupant les bandes prêtes à recouvrir les brûlures de son père-loup. Brûlures qu'il n'avait jamais réellement vues, mais qu'il imaginait fort bien malgré lui.

Et la simple idée qu'elles existent le terrifiaient… Parce qu'elles ne faisaient que montrer, de manière on ne peut plus concrète, l'état mental réel de Derek.

Eli se demanda combien de temps il tiendrait avant de sombrer. Sa réflexion fut telle qu'il commença à envisager le fait de commencer à s'absenter le soir. A trouver des amis qui accepteraient sa présence chez eux de temps en temps. Le hic ? Il n'en avait pas vraiment. Tout juste quelques connaissances avec qui il jouait parfois en ligne, qu'il croisait au lycée… Rien de plus profond. Disons qu'Eli, de par l'histoire et les spécificités de sa famille, n'était pas très ouvert. Sociabiliser, ce n'était pas son fort. Il avait le charisme et le bagout pour avoir n'importe qui dans sa poche, mais sans l'envie qui allait avec. Il était arrivé qu'il aille à des soirées organisées par sa classe, qu'il passe la journée avec certains de ses camardes… Sauf que de son côté, il n'y avait pas réellement d'attaches. Peut-être l'aimait-on, lui. Simplement, il n'avait jamais cherché à le savoir tant il n'allait pas vers les gens. Etonnamment, on lui parlait toujours.

Eli avait un peu de mal à comprendre les humains, parfois, mais il ne disait rien. Pas même à ses pères, à qui il faisait croire sans trop faire d'efforts que tout allait bien de ce côté-là de sa vie.

Quoique le jeune homme eut soudainement une idée pour se distraire, concentrer son attention sur autre chose que la séance de soin dans la salle de bain. Il se saisit de son téléphone. Il y avait bien des gens auxquels il tenait réellement… Mais aucun n'avait son âge. Aucun n'était humain non plus.

Le seul à qui il pensait actuellement n'était pas des plus respectables… Mais c'était son grand-oncle.

Et son confident.

xxx

Eli était un jeune homme aussi intéressant qu'intelligent, la véritable relève de la famille Hale. Peter l'avait adoré dès sa naissance et tout fait pour pouvoir le voir, quitte à faire une chose qu'il détestait au plus haut point : travailler sur lui. Sur ses défauts. Sa personnalité. Pour être quelqu'un de bien, d'un peu moins… Psychopathique. Ça avait d'ailleurs payé. Le couple Hale-Stilinski ne lui avait jamais empêché de voir Eli. Alors, Peter continuait de persévérer dans ses efforts, parce que c'était quelque chose de constant, qui continuait sur la durée. Oui, il aspirait à devenir un homme meilleur et le fils de son neveu était sa plus grande source de motivation. Disons que l'idée d'avoir de nouveau une famille… L'aidait également beaucoup.

Ainsi, Peter répondait toujours présent lorsque son petit neveu lui envoyait quelque chose. Que ce soit un appel, un message écrit, vocal… Et cette fois-ci ne fit pas exception. Eli ne lui écrivait pas grand-chose, juste qu'il avait besoin de changer d'air… Un peu. Peter, qui était de passage dans une ville voisine, lui répondit qu'il pouvait se débrouiller pour passer le lendemain. Eli le remercia et la conversation se termina là. Peter se mordit la lèvre alors qu'il venait de rejoindre sa chambre d'hôtel. Les discussions comme celles-là devenaient de plus en plus récurrentes, tout comme les appels à l'aide d'Eli, ce qui ne pouvait signifier qu'une chose : la situation de son neveu continuait de se dégrader. Peter poussa un profond soupir. Il n'était plus très à l'aise avec Derek à cause de ce qu'il s'était passé, à cause de cette culpabilité de n'avoir rien fait et qui ne cessait de lui faire passer de mauvaises nuits. Mais à sa manière, il essayait d'assumer, de se racheter. D'effacer ce que le choc traumatique l'avait poussé à faire : ne pas bouger et regarder son propre neveu se sacrifier sous ses yeux, son corps se faire lécher par des flammes voraces. Il entendait encore parfois ses cris, ses hurlements d'agonie. Peter ferma fortement les yeux, se pinça l'arête du nez et prit une décision qui, assurément, le sortirait de sa zone de confort.

Il n'irait pas juste voir Eli le lendemain.

Il irait aussi parler à Stiles.