La nuit avait été courte. Il s'était vu prêter un lit dans la même chambre que Rory, pourtant, ils n'avaient pas vraiment eu le temps de discuter. Tout ce que Zen'kan savait de la soirée de son ami, c'était qu'il l'avait passée à visiter la ville en compagnie de Selk'ym et de Drysse.
Zen dormait profondément, enfoncé avec délices dans le moelleux édredon, lorsque des coups frappés à la porte le tirèrent de ses songes.
« Ouais, quoi ? » beugla-t-il, après avoir échangé un regard perplexe avec son ami aussi peu réveillé que lui.
« Debout larve ! » répliqua en wraith une voix à double timbre de l'autre côté du panneau.
« Vous êtes qui ? » s'enquit-il en anglais, pas ravi d'être ainsi tiré des plumes par un inconnu.
« Je suis envoyé par la grande régente Delleb pour pourvoir à votre éducation, sale petit insolent ! Vous avez deux minutes pour sortir ou je viens vous chercher par la peau du dos ! » siffla l'inconnu, toujours en wraith.
Zen'kan reconnut la voix étouffée et outrée de sa mère de l'autre côté du couloir.
« M'man, c'est qui ce sale con ?! » hurla-t-il à plein poumons.
« Z'êtes content?! Désolée du réveil en fanfare, Zen. Mais dépêche-toi, s'il te plaît. » lança sa mère, qui avait rejoint l'inconnu devant la porte, derrière laquelle il devina un nouvel échange inaudible.
Avec un soupir, Rory rejeta ses couvertures et commença à s'habiller.
Une part de lui voulait continuer à argumenter et retourner dormir, mais il sentait confusément que ce n'était pas exactement envisageable comme solution.
Il l'imita donc et, moins de cinq minutes plus tard, ils ouvraient la porte sur un wraith tout en nerfs, qui les dévisagea de haut en bas avec une mine dégoûtée et un sifflement dédaigneux.
« Tssssh. Ridicule. Lequel est la larve qui n'a pas encore ses schiitars ouverts ? »
Rory leva une main.
« C'est moi. »
« OK, la grande perche. Quand tu t'adresses à un adulte, c'est « oui monsieur » ou « oui monseigneur ». Compris ? »
« Oui, monsieur. »
Zen'kan ne put s'empêcher de jeter un regard surpris à la docilité de son ami, qui lui répondit d'un discret équivalent d'un haussement d'épaules mental.
« Et je suppose donc que la grande gueule, c'est toi. » poursuivit le wraith en le dévisageant.
Zen'kan opina. Le mâle les détailla alternativement.
« Tu es minuscule. Comment tes schiitars peuvent-ils déjà être ouverts ? »
Pour toute réponse, Zen'kan lui tendit ses mains d'un geste défiant.
Le mâle y jeta un œil, siffla avec dédain, puis se retourna.
« Suivez-moi, larves. »
Il jeta un regard à sa mère, qui lui offrit un petit sourire contrit et un encouragement du menton.
Il obéit donc.
« A ce soir, m'man. »
« Courage mon poussin. Je t'aime et je suis fière de toi ! »
« M'man ! » protesta-t-il, vert de honte face à cette ridicule démonstration d'affection.
Dehors, Selk'ym déjà debout pour ses exercices matinaux, les salua d'un geste solennel du menton,
puis ils attendirent un peu, debout dans la cour, à fixer les premiers rayons du soleil matinal.
Dans un sifflement d'enfer, un Dart les survola, les avalant dans un rayon argenté.
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Un instant, il était dans la cour de la ferme, et l'instant d'après, il était à quatre pattes sur un sol organique qui lui évoquait un peu la coquille d'une huître.
Luttant contre la nausée, Rory se redressa, clignant des yeux pour tenter de dissiper ses vertiges, et observa ses alentours. Ils étaient dans une baie à Darts, gigantesque et caverneuse. Devant eux, lissant les pans de son manteau, le wraith qui était venu les chercher attendait qu'ils se redressent. A côté de lui, Zen'kan hoquetait, visiblement plus sensible que lui au rayon de capture.
A peu près certain de son équilibre, il aida ce dernier à se remettre sur ses pieds.
« En avant, larves. » siffla le mâle qui les accompagnait, s'engageant dans une coursive sombre au sol noyé dans la brume.
« On est où ? » s'enquit télépathiquement Zen'kan, se tordant le cou pour observer la baie à Darts.
« Sur un vaisseau wraith, je suppose. » supputa-t-il par la même voie. « Monsieur, où sommes-nous ? » demanda-t-il ensuite à leur guide.
« A bord de la ruche de Silla, pont quatre, secteur sept. » répondit laconiquement le mâle, sans même se retourner.
Là où Ilinka avait été emmenée donc !
Ils marchèrent longtemps, descendant de plusieurs étages, jusqu'à arriver face à une grande double porte gardée par un unique guerrier, qui les laissa passer sans broncher.
Derrière, ils découvrirent un vaste espace cloisonné en de nombreuses alcôves sombres, et pour la plupart inhabitées.
Ils furent conduits à une petite pièce adjacente, qui lui évoqua davantage une station de lavage automobile qu'une salle de bains, où leur guide récupéra dans un rangement dissimulé dans le mur organique deux tenues de toile sombre, qu'il leur remit.
« Enfilez-ça. Mettez vos... vêtements actuels et toutes ces breloques ridicules dans cette boîte. » leur ordonna-t-il, gesticulant en direction de ses colliers et des bracelets de Zen'kan, avant de faire demi-tour.
« Putain, c'est quoi cette merde ? » marmonna Zen'kan, dépliant ce qui s'avéra être une sorte de chemise de toile rêche et un pantalon droit assorti.
« Peut-être un genre de blouse d'hôpital ? Ils veulent sûrement nous faire passer des tests médicaux ? » suggéra-t-il, retirant ses vêtements qu'il plia soigneusement avant de les ranger dans la caisse susmentionnée.
« J'sais pas où on est, mais si c'est un putain d'hôpital ici, suis la reine d'Angleterre, moi ! » répondit son ami, jetant ses affaires en vrac par-dessus les siennes.
Une fois changés, ils attendirent quelques minutes que leur guide revienne, et leur tende à chacun une lanière de cuir et une paire de bottes.
« Attachez vos cheveux. » ordonna-t-il.
Il n'eut aucun problème à le faire, habitué à les nouer ainsi. Zen'kan en revanche galérait, les portant généralement détachés – et quand il devait les attacher, utilisant des élastiques.
Dès qu'il eut terminé sa propre queue-de-cheval, il l'aida donc, sous le regard dépité du grand mâle, qui leur fit essayer les chaussures et, constatant que celles de Zen'kan étaient trop petites, partit en chercher une autre paire.
Une fois satisfait de leurs tenues, il les ramena ensuite dans la grande pièce, les guidant jusqu'à une des rares alcôves illuminées et fermées d'une grille tendineuse.
Alors qu'ils s'approchaient, Rory sentit son ami se raidir, son esprit de plus en plus agité.
« Ça va ? » lui souffla-t-il mentalement.
« Nan. J'sais où on est... C'est la putain de pouponnière... » répondit son ami, lui transmettant involontairement les souvenirs nauséabonds que Tom lui avait tout aussi inconsciemment offert.
Rory sentit son estomac se contracter mais, inspirant à fond, il tâcha de dissiper l'odeur inexistante de cadavres qui avait soudain empli ses narines.
Tant pour se rassurer que pour apaiser son ami, il lui transmit une onde chaleureuse d'encouragement. Quelque chose comme « on est ensemble, tout va bien. »
Cela sembla calmer un peu Zen'kan, qui ne broncha presque pas lorsque leur guide leur ordonna de s'arrêter, et ouvrit l'alcôve. Derrière les barreaux, une cinquantaine de wraiths, de jeunes guerriers s'il en jugeait par leur taille et leur musculature mature – contrastant avec les tenues de toile et l'absence totale de tatouages sur leurs visages – les fixaient avec une curiosité manifeste.
« Voici vos deux nouveaux frères, larves. Celui-ci est encore immature. Ne l'abîmez pas. » gronda leur guide, le désignant d'une griffe avant de les pousser dans la cellule – dont la porte se referma derrière eux.
Ils se retrouvèrent enfermés, seuls en compagnie de beaucoup trop d'inconnus pour son goût.
« Bonjour, je suis Rorkalym Lanthian, et mon ami s'appelle Zen'kan Giacometti. » hasarda-t-il en wraith.
Les jeunes guerriers échangèrent quelques regards.
« Vous avez des noms ? »
« Oui... Pas vous ? » s'étonna Zen'kan.
Un des mâles se détacha du groupe pour venir l'examiner.
« Tu es encore immature, et tu as un nom ? » siffla-t-il en lui examinant les paumes.
« Oui. »
Un autre vint renifler Zen'kan, ses fentes respiratoires palpitant.
« J'te reconnais. T'es celui qu'on appelle le dernier fils de Silla. T'es le seul survivant des couvées cadettes ! »
Zen'kan opina, soudain timide.
« T'es un nain. Qu'est-ce que t'as bien pu faire pour mériter un nom ? T'as même pas deux décennies ! »
« C'est pas tes oignons ! » grinça Zen'kan.
Plusieurs sifflements retentirent, alors que l'Esprit crépitait de jalousie et d'animosité.
Il tenta d'enjoindre son ami à la prudence. Ils étaient prisonniers avec les guerriers. Se les mettre à dos était une très mauvaise idée.
Le mâle que Zen avait défié gronda, le dominant de toute sa hauteur.
Zen'kan grogna en retour, découvrant ses dents. Le guerrier faisait une bonne tête et demi de plus que lui, mais il avait grandi avec Markus, plus grand encore. Son aîné ne l'impressionnait malheureusement pas.
L'agressivité monta d'un cran. De plus en plus paniqué, Rory enjoignit son ami au calme. En vain.
Le grand guerrier empoigna Zen'kan par le col et le souleva de terre. Ce dernier se défendit aussitôt en lui ruant dans le ventre, lui faisant lâcher prise et l'envoyant bouler au milieu de ses camarades – qui le remirent bien vite sur pieds.
Les deux belligérants se jetèrent l'un sur l'autre en rugissant, alors que, terrifié, il tâchait de trouver une conscience qui veuille bien s'intéresser à leur sort et les aider, hors des barreaux de leur prison. En vain. Il n'était qu'une larve sans intérêt ni importance.
A sa plus grande horreur, deux jeunes mâles – qui visiblement faisaient le guet télépathiquement – remarquèrent son manège et, se détachant du groupe, s'approchèrent de lui.
« Je ne veux pas me battre. » bafouilla-t-il, levant les mains en signe de paix.
« Alors pourquoi tu ne la ferme pas, la larve ? » répliqua le plus grand des deux.
« OK. OK, je m'excuse. »
« Mais c'est qu'il demande pardon ! Quel gentil petit esclave ! Si je te l'ordonne, tu vas aussi me baiser les bottes ? »
« Je veux juste pas d'ennuis. »
« Alors à genoux, esclave ! »
Les deux guerriers étaient plus grands, plus forts, et sans aucun doute plus entraînés que lui. Mais se soumettre sans résister n'était en aucun cas la bonne solution.
Rajustant subtilement sa position, il se prépara à se défendre.
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L'onde de panique la réveilla en sursaut. Pendant quelques instants, Ilinka crut à un mauvais rêve, puis elle réalisa. L'émotion était bien réelle. Ce n'était juste pas la sienne, mais celle de Rorkalym.
« Rory ! Qu'est-ce qui se passe ? »
Une bouillie incohérente d'émotions et de sensations lui répondit. Peur, colère, douleur, indignation. Quelques images. Trop confuses pour qu'elle comprenne vraiment ce qu'il se passait.
Instinctivement, elle chercha l'esprit de Zen'kan. Rage, violence, agressivité et douleur.
Ils étaient prisonniers quelque part, en train de se faire passer à tabac.
Paniquée, elle sauta à bas de son lit et, pieds nus sur le glacial sol organique, courut à la chambre voisine, occupée par ses parents – et présentement déserte.
Passant de pièce en pièce, elle parcourut tous les appartements qui leur avaient été attribué, sans croiser personne.
Ouvrant la porte, elle trouva deux gardes marmoréens dans le couloir.
« Où sont mes parents ? »
Aucune réponse.
Paniquée, elle se mit à sonder l'Esprit à la recherche de son père, de Tom, de Rel'kym, de n'importe qui qui voudrait bien lui prêter attention. Il lui fallut longtemps pour trouver une âme disposée à l'écouter, en la personne d'un des officiers de pont de l'Utopia, occupé à attendre son capitaine – en plein rapport avec la grande régente.
« Il apparaît que vos... amis sont à la pouponnière. Je ne doute pas que l'instant leur soit fort désagréable, mais soyez rassurée : les maîtres de la pouponnière savent parfaitement s'occuper des larves. Ils ne laisseront pas les autres jeunes trop les abîmer. »
« Ils sont en train de se faire tabasser ! Il faut les aider ! »
« Je suis désolé. Je ne peux rien faire. Un officier de la ruche pourrait peut-être intercéder... »
« OK. Merci. »
Folle d'inquiétude, toujours en pyjama, elle se rua dehors, ignorant les molles protestations des gardes.
Avisant un homme vêtu d'un uniforme de cuir aux triangles bruns, elle l'arrêta d'un geste de la main.
« S'il vous plaît, où puis-je trouver un officier de commandement ? »
« Il y a une salle de commandement auxiliaire dans cette direction, mais pardonnez-moi, votre noble seigneurie, je ne peux vous garantir que vous y trouverez un officier. »
« OK. Merci ! Merci ! » hurla-t-elle en reprenant sa course.
« Mademoiselle, je ne suis qu'un serviteur ! » protesta l'homme, qu'elle ignora, déjà presque hors de portée d'ouïe.
Arrivée à un carrefour, il lui fallut attendre de longues et terribles secondes avant qu'elle n'avise un scientifique qui, bien que perplexe, lui indiqua la direction de la salle qu'elle cherchait.
Avec terreur, elle sentit l'esprit de Rorkalym papillonner puis disparaître, alors qu'il était assommé d'un pluie de coups de pieds en pleine tête.
Zen'kan encaissait mieux, mais plus – leurs bourreaux ne retenant pas leurs coups, certains qu'il les régénérerait.
A bout de souffle, elle arriva enfin devant une porte gardée par un guerrier qui la détailla d'un air surpris.
« J'ai besoin d'un officier de commandement ! Tout de suite ! »
« C'est à quel propos ? Je ne peux pas déranger Gel'mar sans une bonne raison. »
« C'est une urgence ! Mes amis sont en train de se faire tabasser dans la pouponnière ! Ils vont se faire tuer ! »
Le guerrier eut un demi-sourire.
« S'ils sont dans la pouponnière, tout va bien. Ne vous inquiétez pas, princesse. »
« Quoi ? Non ! Non, tout ne va pas bien ! Laissez-moi entrer ! »
« Navré, mademoiselle, mais j'ai mes ordres. » répliqua-t-il d'un ton mou.
Ilinka vit rouge. Ses amis étaient en danger de mort et tout le monde s'en foutait !
« LAISSEZ-MOI PASSER ! »
L'ordre prit le guerrier par surprise et, s'écartant d'un pas, il lui ouvrit la porte.
Elle se jeta dans l'ouverture sans hésiter, alors que, secouant la tête, il réalisait son erreur et se jetait à sa suite.
« Qu'est-ce... ?! »
Un grand mâle aux longs cheveux tressés leva le nez de la console qu'il consultait, les arcades sourcilières écarquillées.
« Pardon, capitaine ! Elle... » s'excusa le guerrier.
« J'ai besoin d'aide ! Tout de suite ! » beugla-t-elle en retour.
L'officier se retourna, faisant signe au guerrier qui l'avait saisie de la lâcher.
« Que se passe-t-il, princesse ? »
« Mes amis sont en train de se faire tuer ! Faut que vous envoyiez de l'aide ! Tout de suite ! »
« Pour que je puisse vous aider, il faut que vous soyez plus claire, mademoiselle. »
« Dans la pouponnière ! Rorkalym et Zen'kan ! Vont se faire tuer ! Faut les aider ! Tout de suite ! Rory est plus là ! Il est déjà plus là ! Vite ! Vite ! » paniqua-t-elle.
L'officier lui fit un signe apaisant, alors que son regard se faisait flou.
Quelques instants plus tard, il lui offrit un sourire qui se voulait apaisant.
« Les maîtres de la pouponnière ont été prévenus. Ils vont s'en charger. Vous pouvez être rassurée, mademoiselle. Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour votre service ? » s'enquit-il, obséquieux.
« Ils vont s'en sortir ? » hoqueta-t-elle, sentant, loin, si loin Zen'kan être ceinturé et emmené, hors de la cellule, loin de ses bourreaux.
« Bien sûr, princesse. Bien sûr. »
Essoufflée, vidée, elle se sentit vaciller.
L'officier eut un geste pour le guerrier, qui posa une main douce mais ferme sur son épaule.
« Je vais vous raccompagner à vos quartiers, princesse. » offrit-il.
« La situation est sous contrôle, mademoiselle. Reposez-vous. Il est encore tôt, mais votre journée ne va pas tarder à commencer. » approuva l'officier.
Hébétée et perdue, elle opina, le remerciant confusément, alors que le guerrier la ramenait à sa chambre.
Là, une femme à l'air doux l'escorta jusqu'à son lit et l'y borda serrée, ignorant ses protestations molles, et lui promettant une infusion chaude.
Ilinka ne vit pas l'infusion venir, rendormie sans s'en rendre compte.
